Introduction
Le milieu des années 1960 marque un tournant radical dans les stratégies de lutte et les formes d’organisation des Noirs aux États-Unis. Ce contexte politique particulier avait stimulé une mobilisation de jeunes étudiants noirs qui, ayant tourné le dos au mouvement des droits civiques, ont commencé à considérer l’Université non plus comme un instrument de promotion sociale mais comme un « appareil idéologique d’État », au sens althussérien du terme (Althusser 1976). Du fait de son indifférence face au racisme et à l’exclusion des Noirs des sphères politique, économique et académique, l’Université était devenue, pour les étudiants noirs, le symbole de la contestation politique et sociale, agitation qui a culminé avec la création d’unités académiques connues aujourd’hui sous les noms variés de Black Studies, African American Studies, Africana Studies, etc. Les préoccupations majeures des militants étudiants au cours de ces années ont mis en évidence plusieurs revendications : d’abord, le nombre proportionnellement faible d’étudiants et d’enseignants noirs sur les campus américains, perçu comme une politique d’exclusion pour maintenir l’hégémonie blanche dans le domaine intellectuel et contrecarrer l’émergence d’une intelligentsia noire capable d’influencer la pensée et les aspirations des Noirs ; ensuite, le traitement inégal des étudiants noirs, fondé sur des motifs de discrimination – aux niveaux de l’orientation, de l’enseignement et de la représentation au sein des organes de décision ; et enfin, les problèmes sociaux de la communauté noire, et la manière dont les Black Studies pouvaient y répondre.
Depuis cette période, plusieurs mouvements portés par des universitaires, militants et étudiants noirs, se sont succédé, variant entre une volonté de transformation radicale des structures et institutions dominantes et une attitude de dialogue et d’accommodement à ces dernières. En outre, les Black Studies se sont développées comme un nouveau champ académique interdisciplinaire, et l’avènement des études diasporiques dans les universités américaines a permis d’étendre ses ramifications et de favoriser la création de réseaux scientifiques transnationaux. Aujourd’hui, lorsque l’on constate que le mouvement, même rebaptisé ou transformé, fait encore écho aux États-Unis et au-delà, force est de souligner que les unités académiques mises en place au cours des années 1960 ont relativement diminué, sous l’effet conjugué de divers facteurs internes et externes.
Alors que le processus de disciplinarisation des Black Studies n’en est qu’à ses balbutiements en Europe – lancement de l’école d’été Black Europe Summer School à Amsterdam en 20081, ouverture du premier programme Black Studies à l’université de Birmingham en 2016 –, il parait opportun de revisiter l’évolution des Black Studies aux États-Unis, en s’intéressant tant aux aspects historiques qu’intellectuels, et de mettre en évidence les lignes de continuité et de rupture dans la tradition intellectuelle noire. La perte de vitesse des Black Studies et la montée d’une nouvelle mouvance appelée Africana Studies, invite aussi à s’interroger sur les changements fondamentaux qui se sont opérés entre le début des années 1960 et les années 2000. Outre les conditions socio-historiques de leur émergence, les Black Studies américaines représentent un espace contradictoire au sein duquel s’affrontent, depuis les années 1980, deux tendances intellectuelles irréconciliables qu’il convient également de prendre en compte. Il n’est pas question ici de mener une étude exhaustive sur l’histoire et la structuration actuelle du champ des Black Studies, caractérisé par autant d’enjeux politiques qu’épistémologiques.
Le terme Black Studies est employé dans son acception la plus large tout au long de cet article. Toutefois, nous sommes conscients de la distinction entre le champ des études afro-américaines, qui fait converger les études historiques, anthropologiques, politiques, sociologiques, géographiques, littéraires, artistiques et psychologiques pour une meilleure connaissance de l’expérience afro-américaine, et celui des études africaines (African Studies), qui renvoie à une notion géographique, l’étude des sociétés africaines coloniales et postcoloniales.
1. Aux origines intellectuelles du mouvement Black Studies
1.1. Les travaux fondateurs de Carter G. Woodson et W. E. B. Du Bois
Aux États-Unis, où l’étude de la question raciale semble avoir débuté, les historiens ont pendant longtemps manifesté un désintérêt à l’égard de la contribution des Afro-Américains et de l’impact qu’ils ont eu sur le développement des structures sociales, politiques et économiques américaines. La nécessité de conforter le système esclavagiste à la vague abolitionniste dans le Nord, avait, au cours du XIXe siècle, abouti à l’élaboration de théories raciales structurées. La conception sudiste était fondée sur la croyance en l’infériorité biologique et intellectuelle des peuples non blancs et la conviction que ni l’environnement ni l’éducation ne pouvaient aplanir les différences entre Noirs et Blancs. Ainsi, du début du XIXe siècle à la fin des années 1950, les sciences sociales américaines sont dominées par les approches classiques. Les récits mythologiques sur l’esclavage d’historiens blancs tels que Ulrich Bonnel Phillips et Edward Channing, furent en vogue jusqu’aux premières décennies du XXe siècle (Wilson 1996). Les années qui suivirent la Première Guerre mondiale – lorsque les courants panafricanistes, nationalistes et culturels (Harlem Renaissance) virent le jour – inaugurent le courant d’étude de l’histoire afro-américaine. L’historiographie de cette période est dominée par des travaux en histoire. Le modèle idéologique qui fondait l’importance de la nation américaine sur les récits historiques de ses origines (symbolisées par l’épopée du Mayflower) et les contradictions inhérentes à une société dont le système social reposait encore sur des rapports issus de l’institution esclavagiste, incitaient un certain nombre d’historiens afro-américains à développer le récit de leur propre histoire (symbolisé par l’esclavage) et à exposer le caractère structurel des conditions socio-économiques qui ont donné naissance à la ségrégation raciale et aux disparités de classes.
Vers la fin du XIXe siècle, plusieurs mouvements intellectuels révolutionnaires apparaissent, en réaction aux idéologies racistes quant au statut, au rôle et la place des Noirs dans la société américaine post-esclavagiste. À la suite de l’arrêt Plessy vs. Ferguson (1896) à l’origine de la doctrine Separate but equal, de nombreux intellectuels militants commencèrent à articuler leur pensée et leur engagement en faveur de l’émancipation, grâce à un réseau national d’organisations sociales et culturelles telles que l’American Negro Academy (1897), fondée par le révérend Alexander Crummell (1819-1898), la Negro Society for Historical Research (1911), fondée par les historiens et militants panafricains John E. Bruce (1856-1924) et Arthur A. Schomburg (1874-1938) et l’Association for the Study of Negro Life and History (1915), lancée par Carter G. Woodson (1875-1950), surnommé aujourd’hui le « père de l’histoire noire ». Un rapport produit par ce dernier, énumère un certain nombre d’universités situées au Nord (Chicago, Harvard, Missouri, Minnesota, etc.), qui ont introduit dès 1919 des programmes d’études sur la question noire en Amérique, le problème racial et l’immigration (Crouchett 1971). Woodson introduit l’enseignement de l’histoire des peuples noirs à l’université Howard, de 1919 à 1920. Mais ces premières initiatives n’avaient pas produit les résultats escomptés, car au lieu de chercher à comprendre comment on pourrait améliorer la situation des Noirs dans l’Amérique post-esclavagiste, les enseignements suscitaient souvent de vives polémiques autour de la « race » comme menace, et la justification des lois Jim Crow, promulguées généralement dans les États sécessionnistes (Woodson 1919).
À cela s’ajoutent les études initiées par W. E. B. Du Bois (1868-1963), lesquelles ont non seulement contribué à l’évolution de l’historiographie afro-américaine, mais aussi favorisée l’introduction des études noires au sein des universités historiquement réservées à l’élite blanche. Convaincu que les sciences sociales pouvaient alors permettre de résoudre la question raciale, il a cherché à inscrire l’histoire des Noirs américains dans les annales de l’histoire américaine et à élaborer une interprétation du phénomène racial toute autre que celle qui dominait la pensée savante anglo-américaine (Du Bois 1903 ; 1920). Au cours de son mandat à l’université d’Atlanta (1897-1910), W. E. B. Du Bois fit des Afro-Américains le centre de sa production universitaire, en consacrant de nombreuses recherches et publications – The Philadelphia Negro : A social Study (1899), The Souls of Black Folks, 1903) – sur la famille noire, le racisme, la démocratie, l’éducation et le capitalisme. Qui plus est, Du Bois invitait les Collèges et Universités Historiquement Noirs2 à unir leurs efforts afin de développer des programmes d’études en sciences sociales relatifs aux besoins particuliers des Afro-Américains, mais son projet n’a pu se réaliser du fait de sa retraite forcée en 1944 (Rampersad 1976 : 221-222). De même, son projet d’édition d’une encyclopédie sur l’histoire et la culture africaines et afro-américaines, s’est heurté à l’opposition des organisations philanthropiques qui, au début du XXe siècle, ont utilisé leur argent et leur pouvoir pour disqualifier les épistémologies autres et empêcher le développement d’une perspective révolutionnaire dans le domaine des études noires (Anderson 1980).
La principale préoccupation des précurseurs susmentionnés était de renforcer la participation de la communauté noire à la vie intellectuelle et culturelle, d’améliorer la qualité du leadership noir et surtout, de réfuter les idées reçues sur les différences raciales, celles avancées par l’école de William A. Dunning (1857-1922). Dans ce contexte de grande effervescence littéraire et intellectuelle, plusieurs monographies et un corpus impressionnant de littérature ont été produits afin de rectifier les falsifications concernant l’histoire des Noirs en vogue parmi les universitaires blancs et l’opinion publique américaine, et d’identifier les problèmes sociaux au sein de la communauté noire.
1.2. Melville Herskovits et la tradition des études africaines
La fin de la Deuxième Guerre mondiale ouvrit la voie à une nouvelle étape des Black Studies, une autre façon d’aborder la question noire qui intègre à la fois les rétentions culturelles africaines et les conséquences psychologiques, économiques et sociales de l’esclavage et de la ségrégation raciale. Au cours de cette période, les études sur les Noirs étaient particulièrement marquées par ce que l’anthropologue jamaïquain, David Scott appelle « l’épistémologie vérificationniste » (verificationist epistemology) (Scott 1991), dont le principal objectif est de déterminer dans quelle mesure les cultures caribéennes ou africaine-américaines sont ou non authentiquement africaines et si les peuples des Caraïbes ont réussi à conserver une mémoire collective authentique de leur passé, en particulier celle de l’esclavage. Parmi les études pionnières, figurent celles de Melville Herskovits et Franklin Frazier, qui ont interprété les spécificités de l’Amérique noire en termes de survivances (retentions) et d’héritages africains (africanisms), la proximité, réelle ou imaginaire, avec l’Afrique, ou la « déstructuration », l’absence d’éléments culturels africains.
Au cours des années 1950, le développement des études sur l’Afrique suscita un intérêt croissant pour les thématiques initiées par Herskovits et Frazier, s’inscrivant plus ou moins dans la tradition naissante de l’africanisme français. Un développement non négligeable durant cette période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, a été la création de l’Association d’études africaines (African Studies Association) en 19573, sans lien véritable avec l’étude de l’expérience noire dans le contexte culturel et historique des États-Unis. Herskovits exerçait une influence significative sur le fonctionnement de l’association d’études africaines et cherchait délibérément à exclure les principaux militants universitaires afro-américains de l’époque, notamment W. E. B Du Bois. Ce conflit devint de plus en plus intenable, à mesure que le mouvement des droits civiques prenait de l’ampleur dans l’après-guerre. Ce qui d’ailleurs avait poussé Herskovits à réorienter ses intérêts de recherche vers l’Afrique. En 1948, il intègre un programme d’études africaines dans le département d’anthropologie de l’université Northwestern, situé à Evanston, au nord de Chicago. Bien que Herskovits ait tenté de relier l’étude de l’Afrique à celle de la diaspora noire dans le Nouveau Monde, les études africaines se conjuguèrent avec la théorie de la modernisation, une théorie du champ des sciences sociales largement acceptée à l’époque, qui concevait les sociétés africaines selon les paradigmes de la pensée occidentale. L’histoire, la culture et la politique africaines, dans un contexte de domination coloniale, étaient davantage explorées plutôt que la question des rétentions culturelles africaines dans le monde occidental.
Le projet de Herskovits annonçait dès lors une scission entre les études axées sur les sociétés africaines et celles portant sur l’expérience afro-américaine, une rupture avec la tradition intellectuelle instaurée par W. E. B. Du Bois et Woodson au cours de la première phase du développement des Black Studies. Les initiatives de Woodson et W. E. B. Du Bois, s’inscrivant dans une période où la prise de conscience du problème racial dans la société américaine n’en était qu’à ses premiers pas, n’aboutirent pas à l’intégration des études noires dans le système universitaire américain. Toutefois, elles ont servi de sources intellectuelles intarissables aux générations d’universitaires et d’étudiants afro-américains qui se mobilisèrent à partir des années 1960 pour revendiquer la justice sociale dans toutes les sphères de la société américaine, y compris l’Université, et à remettre en question les perspectives issues de la tradition culturaliste américaine.
2. La glorieuse décennie des Black Studies
2.1 Naissance des premiers départements d’études noires
Le développement des Black Studies n’est pas sans rapport avec le contexte international des années 1950, alors marqué par la concurrence entre puissances coloniales, la montée des mouvements anticolonialistes, l’aspiration des peuples opprimés à l’autodétermination. Si la décision rendue en 1954 par la Cour suprême américaine dans l’affaire Brown contre le Board of Education signalait l’avènement d’une révolte populaire, la Conférence afro-asiatique de Bandung, en 1955, représentait son pendant international. Point de départ d’une solidarité entre les États du Tiers-Monde qui remettaient en question la domination occidentale sur l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine, Bandung ainsi que les deux congrès des écrivains et artistes noirs (Paris 1956 et Rome 1959), avaient inculqué un profond sentiment de conscience raciale et de classe chez les militants politiques et étudiants afro-américains.
Plus significative fut l’effervescence des idéaux de libération au cours des années 1960, période durant laquelle la majorité des jeunes afro-américains firent une expérience résolument nouvelle du rapport à la politique et au nationalisme noir (Rolland-Diamond 2012). Lorsque que le Black Power4 connut, vers la fin des années 1960, un reflux sous l’effet de la répression politique du gouvernement américain, l’Université, lieu par essence de la production des connaissances et de leur transmission, devint l’un de ses derniers bastions. Le mouvement s’efforçait de répondre aux principales préoccupations engendrées par les inégalités structurelles prégnantes dans les domaines économique, politique ou social ; coïncidant avec le mouvement des arts noirs, dont la poésie, la peinture et les représentations théâtrales avaient profondément agité les étudiants, une prolifération de nouvelles revues, de journaux, de magazines virent le jour, exposant les idées véhiculées par le mouvement Black Power et la façon de les mettre davantage en œuvre. Les étudiants afro-américains qui avaient tourné le dos aux mouvements des droits civiques dont la démarche reposait sur la recherche d’accommodements à la structure en place et aux organisations libérales américaines qui les soutenaient, s’engouffrèrent dans la brèche ouverte par les leaders du Black Power. La parution de l’autobiographie de Malcolm X (Haley 1965), ainsi que l’ouvrage d’Harold Cruse (1967) sur la faillite des intellectuels noirs intégrationnistes, eurent également des influences profondes sur des milliers d’étudiants afro-américains alors admis dans les universités majoritairement blanches où existaient de nombreuses fraternités d’étudiants.
Il s’agissait désormais de s’attaquer aux instances universitaires en remettant en cause à la fois leur fonctionnement interne et leur fonction sociale. Les revendications des mouvements d’étudiants impliquaient l’éradication du racisme systémique au sein des universités, l’élaboration de programmes d’études noires au sein d’instances contrôlées par des membres de leur communauté, l’augmentation du nombre d’étudiants noirs, d’enseignants et d’administrateurs dans l’ensemble des départements universitaires. Ainsi dès 1968, de nombreuses universités américaines, notamment l’université d’État de San Francisco, furent touchées par ce mouvement de contestation estudiantine qui se traduit alors par des grèves et occupation de bâtiments administratifs (Peniel 2003).
En réponse aux revendications estudiantines, les autorités universitaires déléguèrent le sociologue et militant afro-américain Nathan Hare pour élaborer une proposition pour la création d’un département universitaire exclusivement consacré aux études africaines-américaines. La très grande couverture médiatique consacrée à ce mouvement de contestation alerta l’université de Californie à Los Angeles et l’université Howard, qui approuvent respectivement, en 1969, la création d’un centre et d’un département d’études africaines-américaines. Vers la fin des années 1960, les Black Studies commencèrent à acquérir une certaine légitimité au sein de plusieurs universités, se formalisent et s’institutionnalisent : création de départements universitaires plus ou moins autonomes, de chaires de recherche, de revues académiques et d’associations professionnelles nationales. Dès le départ, l’objectif du mouvement Black Studies était de transformer le monde universitaire américain en s’attaquant au manque de diversité au sein du corps enseignant et du personnel administratif, et au canon classique des arts libéraux, tout en soulevant des problématiques essentielles sur la mission de l’éducation en général (Hare 1970).
Dans ce contexte d’activisme révolutionnaire marqué par des actes de défiance, des militants et intellectuels afro-américains, sous le leadership de l’historien John Henrik Clarke, invitent le comité directeur de l’Association d’études africaines (African Studies Association) à intégrer et à nommer des africanistes noirs pour diriger des projets/centres d’études sur l’Afrique qui se développaient de plus en plus aux États-Unis. Le rejet de leurs demandes de parité et d’équité stimula une certaine opposition qui aboutit à la naissance de l’Association pour l’étude de l’histoire africaine (African Heritage Studies Association) fondée à la suite du congrès annuel de l’Association d’études africaines à Montréal en octobre 1969. Ses fondateurs avancèrent leur propre calendrier et se firent les porte-paroles officiels des africanistes noirs. L’association tenait à ce que l’histoire et la culture africaines-américaines soient abordées dans une perspective dite africancentric, un nouveau paradigme qui répondait au besoin de réécriture d’une histoire africaine collective cherchant ses sources dans les civilisations d’Égypte, de la Nubie et de l’Éthiopie (Walters 1997). La posture panafricaine de ce Black Caucus n’a pas empêché la séparation entre études africaines et études afro-américaines logées dans des unités académiques distinctes, qui s’ignorent parfois ou sont totalement indépendantes les unes des autres. L’étude de l’Afrique, alors contrôlée par les africanistes européens, passe des questions de civilisation africaine aux problématiques liées à la modernisation et au développement de l’Afrique.
Les fonctions et orientations des départements d’études noires étaient alors loin de faire l’unanimité au sein de la classe intellectuelle afro-américaine, et des divergences se firent jour entre afrocentristes et américanistes/intégrationnistes. Une tendance modérée – regroupant les défenseurs d’un projet interdisciplinaire employant indistinctement les compétences de professeurs et de chercheurs blancs et noirs – considérait les Black Studies comme un domaine purement académique qui se consacrait généralement à l’étude des questions relatives à l’esclavage, l’abolition, l’intégration et ses enjeux. Du reste, le département d’études africaines-américaines de Yale constituait le modèle à suivre, complimenté par la fondation Ford, qui a cherché à miner les fondements idéologiques du mouvement Black Studies, notamment en brisant son allégeance vis-à-vis de la politique du Black Power axée sur l’autodétermination (Rooks 2006 : 166).
Une deuxième tendance, fort bien représentée par Nathan Hare, fondateur de la revue The Black Scholar, envisage les Black Studies comme un vecteur de changement social, invitant l’élite intellectuelle afro-américaine à briser la tour d’ivoire des collèges et universités américains et à développer une perspective révolutionnaire qui intègre une analyse critique des questions liées à la « race », la classe, et une étude des rapports de force asymétriques entre le groupe dominant anglo-saxon et les minorités noires victimes de la ségrégation raciale. Aux côtés du mouvement étudiant de Yale, Black Student Alliance, cette tendance s’inscrivait pleinement dans la continuité de la lutte idéologique amorcée par le Black Power, et s’opposait ainsi aux membres supposés de l’Establishment universitaire. L’intérêt croissant des fondations (dont Ford) et du gouvernement fédéral était perçu comme une menace pour l’intégrité des Black Studies. Tout comme les études slaves ont pris de l’importance après la Seconde Guerre mondiale, alors que les États-Unis cherchaient à endiguer la poussée communiste en Europe de l’Est, il est très vite apparu que les études asiatiques, les études africaines et les études noires allaient devenir de nouveaux centres d’intérêt pour le gouvernement fédéral et les fondations privées. Avec des centaines de départements en concurrence pour des fonds relativement limités, le contrôle effectif de l’avenir des Black Studies passait progressivement des chercheurs afro-américains aux administrations des collèges et universités et aux fondations.
2.2 Défis institutionnels et survie d’un champ d’étude peu unifié
En raison de l’effervescence nationaliste et de l’explosion culturelle qui marquèrent cette période, de nombreux acteurs du mouvement espéraient que l’institutionnalisation des Black Studies allait non seulement perdurer, mais aussi garantir l’accès aux ressources, à l’autonomie et au pouvoir de décision au sein des universités majoritairement blanches. En effet, au tout début, les nouveaux départements d’études noires ont eu recours au personnel en place pour élaborer des cours d’histoire, de sociologie, et de sciences politiques, disciplines auxquelles appartenaient les enseignants. Par conséquent, la plupart de ces structures supposées autonomes ne couvraient que quelques aspects des programmes d’études noires, envisagés sans véritablement développer une approche propre à ce domaine d’études. Avec le déclin progressif de la ferveur nationaliste, sous l’effet conjugué des coupes budgétaires de l’administration Nixon, les départements Black Studies ont commencé à faire l’objet d’attaques au sein de plusieurs universités, et furent parfois accusés de faire le lit du nationalisme culturel, et sur le plan pédagogique, de proposer un enseignement de moindre importance. Ce déclin est en partie lié aux politiques de reconnaissance adoptées aux niveaux national et fédéral qui ont entrainé l’intégration des études noires dans les unités académiques plus vastes (Ethnic Studies, Area Studies). Cette situation nécessitait des efforts articulés au niveau national pour assurer la pérennisation des acquis des années soixante. Il s’agissait, en outre, de développer un paradigme distinct dans le cadre et les limites de la tradition prédominante dans les sciences sociales étasuniennes (Karenga 1988).
Les efforts déployés par l’organisation nationale en faveur des études noires (National Council for Black Studies), fondée en 1975 pour renouveler et élargir le champ, s’inscrivent dans ce cadre. Il revenait à cette organisation de renforcer le champ disciplinaire, alors très fragmentaire, et surtout démontrer l’utilité pratique des Black Studies pour les étudiants qui s’attendaient à ce que l’Université leur assure une intégration réussie dans le monde du travail. Elle devait relever un vaste éventail de défis, dont, entre autres, trouver un véritable écho au sein des sciences humaines et sociales, et démontrer que les Black Studies reposent sur une approche solide et intellectuellement rigoureuse ; au même titre que les disciplines classiques. À l’heure où la révolution reaganienne était à l’œuvre, l’organisation élabore un programme d’enseignement commun (Core Curriculum), à enseigner au niveau secondaire et universitaire et devant constituer la base d’une accréditation accordée par la structure elle-même (Alkalimat 1990). En conséquence, tout au long des années quatre-vingt, des évaluations périodiques ont été effectuées afin de déterminer les différents défis à relever, et de canaliser les efforts des différents acteurs au sein des Black ou African-American Studies.
Pour étendre son influence, l’organisation lance en 1992 sa propre revue, The Afrocentric Scholar, ce qui semble justifier ses liens avec l’afrocentrisme dans ses versions plus ou moins essentialistes. La revue est rebaptisée International Journal of Africana Studies en 1998, et se situe dès lors à la croisée des Africana et des Diaspora Studies. Même si une grande majorité des chercheurs afro-américains n’adhère pas aux thèses afrocentristes, l’organisation comptait, au début des années 1990, environ 2 000 membres individuels et 100 membres institutionnels (Marable 2000 : 27). Alors qu’elle se présente comme la plus grande organisation dans le domaine des études afro-américaines, ses membres doivent encore aujourd’hui concilier plusieurs loyautés concurrentes qui leur imposent de s’identifier soit aux Black Studies, soit aux organisations de leurs disciplines respectives, telles que l’Association des politologues afro-américains (1969) ou l’Association des sociologues afro-américains (1970). À cela s’ajoute l’Organisation pour l’étude des civilisations africaines classiques (Association for the Study of Classical African Civilizations), dont les membres adhèrent à la mouvance de l’égyptologue sénégalais Cheikh A. Diop.
La perte de vitesse des Black Studies ou la non-attractivité internationale des départements d’études afro-américaines est aussi à mettre en relation avec les interactions complexes et multidimensionnelles entre Afro-Américains, Africains et Antillais qui, en effet, ont eu des répercussions profondes au niveau des établissements d’enseignement. Le développement de l’immigration en provenance des Antilles britanniques et d’Afrique subsaharienne avait entrainé, au cours des années 1970, des tentatives de redressement conceptuel, l’abandon progressif des mesures correctives destinées, au départ, aux Afro-Américains, pour une focalisation sur la représentation de la diversité sous toutes ses formes. C’est probablement dès lors que commence à s’introduire au sein des départements Black Studies (et des universités en général), une certaine distinction entre Afro-Américains, Caribéens et Africains. Le nombre relativement élevé d’étudiants et de professeurs issus de l’immigration soulevait alors des débats au sujet des recrutements qui revêtaient désormais un caractère éminemment politique au sein des départements et aux yeux des universitaires et militants afro-américains. Par exemple, en 2003, des étudiants de l’université de Berkeley se sont insurgés contre le directeur du département d’étude afro-américaine, Percy Hintzen (d’origine antillaise), au motif qu’il avait un agenda caché qui consistait à panafricaniser l’offre d’enseignement (en accordant une attention particulière à la relation trilatérale entre les peuples d’Amérique, d’Afrique et des Antilles) pour justifier le recrutement de professeurs originaires des Antilles ou du continent africain à la place d’Afro-Américains (Brown 2007 : 32). L’on comprend également la polémique déclenchée par Henry Louis Gates et Lani Guinier en 2004, selon qui la majorité des étudiants admis dans les universités d’élite étaient d’origine antillaise ou africaine, et non Américains descendants d’esclaves (Rime & Arenson 2004). Selon les critiques, l’immigrant noir aurait remplacé l’Afro-Américain, et une telle situation est à l’encontre des intérêts des étudiants afro-américains et de la communauté afro-américaine en général, car elle ignore non seulement la longue tradition des Black Studies, mais aussi sape les efforts de lutte contre le racisme (Johnson 2005).
Au début des années 1980 – l’époque des affrontements idéologiques de l’ère Reagan –, de plus en plus de départements Black Studies ont commencé à être rattachés aux départements d’études ethniques qui se sont développés dans la foulée de la révolution multiculturelle. Dans ces unités académiques, les Black Studies prennent généralement la forme de cours optionnels ou se fondent dans des programmes interdisciplinaires qui coexistent facilement avec les filières d’enseignement général. Ainsi, les grandes divergences d’approche qui ont caractérisé les Black Studies depuis leur institutionnalisation, se sont poursuivies entre ceux qui souhaitent des réformes dans le sens de la politique identitariste du multiculturalisme et ceux qui veulent rétablir la mouvance sur des bases afro-centrées et panafricaines.
3. Les Black Studies à l’ère du multiculturalisme
3.1 Le modèle Harvard vs le modèle Temple
Les controverses académiques autour du multiculturalisme au cours des années 1980 ont en effet alimenté toute une réflexion au sein des universités américaines sur la structure hiérarchique du canon littéraire (l’ensemble des œuvres littéraires dont l’excellence et la représentativité sont jugées universelles) et la question de sa déconstruction (Bloom 1994). Le champ des Black Studies était tiraillé entre deux tendances antagonistes : « la politique identitariste » qui s’inscrit dans le cadre du multiculturalisme libéral étasunien et la « colonisation disciplinaire par les sciences humaines et sociales occidentales » de ces sphères intellectuelles (Grosfoguel 2012), ce que l’afrocentrisme prétend combattre. D’une part, les Black Studies sont envisagées comme un champ interdisciplinaire, et d’autre part, comme une discipline à part entière, avec une méthodologie, une approche et une perspective distinctes. L’opposition entre les « race-distancing elitits » et les « race-embracing elitists » (West 2017 : 42), notamment entre Henry Louis Gates et Molefi Asante, en est un exemple révélateur.
Henry Louis Gates a décroché son diplôme d’histoire à l’université de Yale en 1972 et est le premier Noir américain à bénéficier d’une bourse de la fondation Andrew W. Mellon pour poursuivre son doctorat à l’université de Cambridge. Après avoir été courtisé par plusieurs grandes universités, Gates accepte un poste au département d’études afro-américaines de Harvard en 1991. Dans cette position éminente, Gates attira des intellectuels de grande renommée, dont Kwame A. Appiah, Cornel West et le sociologue William Wilson, la « black brainpower » (White 1996 : 48) à qui on attribue le mérite d’avoir hissé Harvard au rang des grands départements d’études afro-américaines. Fervent défenseur d’un multiculturalisme libéral, Gates dissocie les études noires de l’afrocentrisme et réfute donc l’idée que les Black Studies visent avant tout à renforcer l’estime de soi des Afro-Américains, ou que seuls les universitaires noirs peuvent étudier ou enseigner l’expérience africaine-américaine. Même si Gates a concrétisé le projet afrocentriste de W. E. B. Du Bois en coéditant (avec Anthony Appiah) une encyclopédie de l’expérience africaine et afro-américaine parue sous forme de CD-Rom, il rejette la part d’essentialisme racial véhiculé par l’afrocentrisme.
Les enseignements au sein du département de Harvard sont principalement axés sur les questions culturelles contemporaines et la politique raciale (plutôt que sur la civilisation de l’Afrique précoloniale), contribuant tacitement à éclairer l’opinion publique américaine sur les enjeux liés à la question raciale, et à promouvoir des valeurs de démocratie et d’égalité. Selon Gates, l’égalité d’accès aux arts et aux sciences humaines, conçu de manière à favoriser les apports variés mais complémentaires des traditions intellectuelles asiatique, africaine, latino-américaine et moyen-orientale, ainsi que des traditions gréco-romaines et judéo-chrétiennes, demeure le projet culturel le plus important dans lequel les départements Black Studies doivent s’engager en cette dernière décennie du XXe siècle, alors qu’ils cherchent à préparer les étudiants, et par conséquent la société afro-américaine, à faire partie intégrante de la culture mondiale du XXIe siècle (Gates 1991 : 3).
L’ascension de ces intellectuels publics très sollicités par les agences médiatiques, semble avoir réduit l’impact des organisations intellectuelles noires, notamment l’organisation nationale en faveur des Black Studies à l’échelle nationale et internationale, d’autant plus qu’ils ont suscité l’adhésion de plusieurs universitaires afro-américains au sein des universités de la Ivy League ainsi que de celles traditionnellement noires (HBCUs). Contrairement aux grandes figures associées au mouvement Black Studies (Nathan Hare, Malauna Karenga), Gates et West ne travaillent pas conjointement avec l’organisation nationale en faveur des Black Studies susmentionnée, ce qui entrave les efforts visant à bâtir un projet conjoint par le biais d’un réseau de coordination aux niveaux national et international. Alors qu’ils ont développé, à partir de leurs positions respectives à Harvard, toute une réflexion sur les questions raciales et politiques dépouillée de toute nostalgie du passé, Molefi Asante et ses disciples ont, eux, inauguré un changement de paradigme par opposition aux schèmes de pensée développés en Occident.
Les années 1980 marquent l’essor de l’afrocentrisme dans la sphère universitaire nord-américaine. C’est par la figure d’Asante – ancien président du comité de coordination des étudiants non-violents de l’université de Californie à Los Angles, directeur du centre d’études afro-américaines à l’UCLA en 1969, et fondateur de la revue Journal of Black Studies – que ce courant trouve ses fondements théoriques les plus populaires en Amérique du Nord. L’afrocentricité (afrocentricity), terme préféré par Asante et compagnie, a suscité au cours des années Reagan un regain de militantisme dans le monde universitaire, et la recherche dans le cadre des Black Studies a connu un foisonnement de publications qu’il serait impossible mentionner ici. À l’opposé du multiculturalisme libéral dont Gates est l’un des farouches défenseurs, l’afrocentricité place l’Afrique au centre en s’intéressant aux civilisations et cultures africaines dans leurs dimensions historiques et contemporaines, et promeut une perspective panafricaine et globale en établissant des liens entre les populations noires, de Lagos à Los Angeles, de Bedford-Stuyvesant (Brooklyn) à Brixton (Londres) (Marable 1995 : 121).
Molefi Asante poursuit son combat en faisant du département Black Studies de Temple University le bastion idéologique à partir duquel impulser une dynamique afrocentriste et panafricaine. Afin de légitimer l’heuristicité du paradigme afrocentriste dans le cadre des Black Studies, il développe en 1987 le premier programme de doctorat dans le domaine des Black Studies, et à la suite de Winston Van Horne, fondateur du département Africology à l’université de Wisconsin-Milwaukee, il convainc les administrateurs de l’université Temple de renommer le département d’études africaines-américaines (Van Horne 2005). Par ce changement de nomenclature, Molefi et Ama Mazama entendaient reconceptualiser les Black Studies en Africology, en accordant plus d’attention à l’Afrique dans sa réalité historique et sociologique singulière, paradoxalement en rupture avec la tradition inaugurée par Carter G. Woodson, W. E. B. Du Bois. Pour eux, le fait que les historiens, sociologues, anthropologues ou politologues noirs aient étudié l’expérience historique africaine et africaine-américaine, n’implique pas que leurs méthodes sont afrologiques – c’est plutôt la démarche afrocentrique qui rend une étude/recherche afrologique (Asante 2003 : 77-78). Cependant, peu de spécialistes dans le domaine des études afro-américaines ont adopté cette nouvelle nomenclature. Au contraire, l’irruption des thèses essentialistes dans l’espace universitaire américain a déclenché des réactions de rejet de la part d’autres figures phares des Black Studies tels que Manning Marable qui, par ailleurs, s’interroge sur liens qu’entretient l’organisation nationale en faveur des Black Studies avec l’afrocentrisme (Marable 2005). En outre, en cherchant à s’institutionnaliser au même titre que les Africana Studies, les tenants de l’Africology renoncent paradoxalement à leur engagement en faveur d’un changement social radical. Cette tendance s’observe déjà chez la nouvelle génération de chercheurs afro-américains qui, face à la volonté des universités de créer plus de postes conjoints, souscrivent de moins en moins aux traditions militante, réformiste et radicale noires (Patton 2012).
3.2 Les Africana Studies : extension ou dépolitisation des Black Studies ?
Depuis l’ouverture des premiers départements d’études noires, et en dépit des efforts déployés par l’organisation nationale en faveur des Black Studies, d’aucuns qualifient les Black Studies comme un champ d’étude sans frontière bien délimitée, dont la tâche principale est d’exploiter les récits du passé qui mettent en avant la victimisation au lieu de fournir aux étudiants les connaissances nécessaires à leur intégration économique et sociale (Blassingame 2001 : 23). En effet, les filières d’études en gestion, en comptabilité et en sciences commerciales, en informatique, en médecine et en droit, attirent de plus en plus d’étudiants afro-américains du fait qu’elles offrent des perspectives d’intégration professionnelle et des revenus beaucoup plus élevés. La baisse du nombre d’étudiants inscrits dans les cursus d’études afro-américaines reste donc un défi majeur qui soulève des préoccupations quant à la valeur marchande d’un diplôme ou d’une certification dans le domaine des Black ou African-American Studies sur le marché de l’emploi5.
Dans ce cadre, un passage des Black Studies aux Africana Studies, en tant que nouveau cadre disciplinaire, s’opère depuis les années 1990. Plusieurs sous-domaines – Diaspora Studies, Africana Studies, Pan-African Studies – ont émergé au sein de l’espace universitaire américain, contribuant à l’infléchissement de la trajectoire politique du mouvement Black Studies. Si la multiplication des champs d’étude autour des questions noires/africaines est susceptible d’entrainer un morcellement des grandes thématiques issues de la tradition intellectuelle noire, elle traduit une certaine pérennité des Black Studies et confère au champ une forte propension à intégrer de nouvelles approches et échelles d’analyse. Dans une étude empirique menée en 2007, Abdul Alkalimat dénombre 94 programmes d’études intitulés African/Afro American Studies, 59 Africana Studies, 30 Black Studies, ainsi que des dizaines d’autres libellés tels que Pan-African Studies ou Diaspora Studies (Alkalimat 2007).
L’usage inflationniste du terme Africana6 accolé de Studies, peut s’expliquer par diverses raisons, notamment le désir de se dissocier du mouvement Black Power à l’origine des Black Studies et une tentative de reconfiguration de la discipline. La lutte pour la survie institutionnelle, semble-t-il, incite les chercheurs et les administrateurs des départements d’études noires à changer l’intitulé de leur programme d’études noires en Africana Studies. Ce changement de libellé raye le mot politiquement chargé « Black » et son lien politique explicite avec l’idéologie du Black Power. Même si les deux termes expriment un rattachement perpétuel à une terre ancestrale, une culture et une histoire, les Africana Studies s’inscrivent résolument à contre-courant de l’essentialisme afrocentrique. L’emploi du vocable Africana à la place de Black peut être donc interprété comme une tentative de faire des départements d’études noires des espaces inclusifs et plus attrayants pour les différents universitaires et étudiants de toutes origines.
La dynamique intellectuelle qui a permis l’expansion des Africana Studies est aussi liée à l’essor des études culturelles, des études postcoloniales et des études sur la mondialisation, qui ont contribué à un réexamen d’ensemble des questions relatives à la culture, à l’identité et au transnationalisme dans de nombreux domaines des sciences humaines et sociales. À cela s’ajoute la création de revues telles que Diaspora : A Journal of Transnational Studies (1991), Contours : A journal of the African diaspora (2003), African Diaspora : A Journal of Transnational Africa in a Global World (2008), au sein desquelles les études diasporiques devenaient l’axe privilégié. Les études diasporiques invitent au dépassement de l’analyse régionale au profit d’une focalisation sur les processus hégémoniques à l’échelle internationale. Le livre très médiatisé de Paul Gilroy, The Black Atlantic, publié en 1993, a également donné une visibilité aux nouveaux cadres d’étude sur la diaspora africaine, bien que Gilroy lui-même n’ait pas revendiqué la diaspora comme projet. Gilroy a incité les chercheurs dans le champ à insister sur le fait que les études sur la diaspora africaine ne se limitaient pas au monde atlantique, mais incluaient plusieurs réseaux de la diaspora.
Selon James Stewart (2015), les hypothèses sous-jacentes aux théories post-modernistes remettent en question certaines des valeurs fondamentales et des formulations théoriques qui ont présidé au développement des Black Studies. Qui plus est, ses partisans, comme Paul Gilroy, non seulement préconisent de se concentrer moins sur les Afro-Américains, mais aussi proposent de minimiser le rôle de l’Afrique, une approche qui, à ses yeux, révèle une incompréhension fondamentale du champ des Black Studies tel qu’envisagé par ses architectes au tout début du XXe siècle. Avec ce développement des études diasporiques et des réseaux de recherches transnationaux7, trois conceptions des études noires semblent se dégager : une perspective nationale qui considère que les Black Studies doivent être exclusivement dédiées à l’étude des questions afro-américaines ; une perspective diasporique qui invite à étudier l’histoire, la culture et la situation économique et sociale des afrodescendants en Amérique du Nord, en Amérique du Sud et dans les Caraïbes ; et enfin, une perspective panafricaine qui postule l’existence d’une communauté de destin, et puise dans le répertoire transnational des leaders panafricains susceptibles de nourrir l’imaginaire d’un peuple noir/africain solidaire dans l’adversité.
Les différentes visions exprimées lors du colloque « Conversations for Sustaining Black Studies in the 21st Century » en avril 2006, illustrent toute la difficulté à définir les priorités des Africana Studies, notamment à relier les programmes de recherche aux défis contemporains qu’affrontent les Afro-Américains. Il est important de rappeler qu’au cours des années 1980-1990, on a assisté à l’émergence d’autres théories au sein même du champ des Black Studies (la Critical Race Theory, l’intersectionnalité, et les Whiteness Studies), traitant de l’analyse de la « race » et du genre. Le défi qui se posait aux spécialistes des Black Studies était dès lors de redéfinir le champ de façon à étudier la « race », le genre et la classe (sociale) en tant que formes d’oppression possédant des caractéristiques distinctes et analysables pour elles-mêmes. Ce colloque qui a porté sur dix points, dont entre autres, la redéfinition/reconfiguration du champ des Black Studies, révèle cette nécessité impérative de développer une approche plus générale qui engloberait les études afro-américaines, les études diasporiques, les études africaines, les études afro-latino-américaines et les études féministes noires.
Les promoteurs des Africana Studies cherchent à fédérer l’enseignement de l’expérience noire dans le contexte historique des États-Unis, de l’histoire de l’Afrique et de la diaspora africaine, mais la discipline ne repose pas sur des critères clairement établis. Même s’il existe des affinités importantes entre les Africana Studies et les African Studies, les tentatives de fusion des deux domaines de recherche se heurtent aux logiques internes des deux espaces et aux soucis de carrière des chercheurs. La décision de l’université de Pennsylvanie (le 30 juin 2015) de fermer son Centre d’études africaines fondé en 1941 et de créer un programme de tronc commun, avait aussitôt déclenché une protestation menée par des étudiants qui ont opté pour les African Studies en tant que domaine d’études principal. Ceux-ci estimaient que même si les deux champs sont liés, les objectifs pédagogiques sont différents – les Africana Studies étant principalement axées sur l’étude de la diaspora africaine en générale, tandis que les African Studies portent essentiellement sur l’étude de l’Afrique (Washington 2015). En outre, la démarche intellectuelle adoptée par ses tenants ne s’inscrit pas dans le cadre d’une reconceptualisation fondamentale mais d’une interdisciplinarisation qui, selon Ama Mazama, entraine une “Blackenization” des disciplines traditionnelles européennes, c’est-à-dire l’étude de l’expérience noire dans les limites des disciplines européennes (Mazama 2006 : 8).
Si les perspectives fondatrices des Black Studies reposent sur une remise en question de l’hégémonie épistémologique et des structures auxquelles elle a donné naissance, la nouvelle génération d’étudiants inscrits dans les départements désormais appelés Africana Studies accorde une plus grande importance à l’interdisciplinarité et à la pertinence sociale des programmes d’études. Contrairement à leurs prédécesseurs, la question raciale n’est pas pour elle un sujet de préoccupation aussi mobilisateur, même si l’élection de Barack Obama en 2009 et l’affaire Trayvon Martin en 2012 ont relancé les débats publics sur le racisme et un regain d’intérêt pour les questions identitaires et raciales aux États-Unis. L’un des plus grands défis à relever reste, de ce fait, le développement d’une conception pragmatique des Africana Studies afin de permettre l’articulation concrète des théories formulées en son sein sur le terrain des institutions publiques.
Conclusion
Les Black Studies sont l’aboutissement d’un long processus qui a débuté au tout début du XIXe siècle. Si elles s’inscrivent avant tout dans une longue tradition intellectuelle, elles représentent une continuation de la résistance à la domination par d’autres moyens – l’extension du domaine de la lutte politique aux terrains du savoir, du discours, en tant qu’ils comptent parmi les lieux de construction sociale de la réalité. En examinant l’évolution des Black Studies depuis leur institutionnalisation, on note un déclin systématique de la mobilisation étudiante au sein des universités américaines et le développement de pratiques militantes plus accommodantes qui mobilisent des acteurs aux préoccupations variées. Il n’est exagéré d’affirmer que les Black Studies ne sont pas pleinement reconnues ou appréciées pour leurs contributions au monde universitaire américain et occupent toujours un statut marginal dans l’enseignement universitaire. Des tensions persistent à l’intérieur du champ, et face aux filières dominantes, les Black Studies ne sont pas unanimement considérées comme une composante distincte et essentielle des diplômes de premier et deuxième cycles.
À partir des années 1980, sous l’effet des études postcoloniales et diasporiques, le champ disciplinaire subit de nouvelles transformations : du mouvement en faveur des Black Studies, on est passé aux Africana Studies. Tandis que cette dernière mouvance constitue une tentative d’extension des Black Studies afin d’assurer leur pérennisation, on constate un abandon des approches radicales qui inscrivent l’identité afro-américaine dans un processus historique au profit de perspectives plus dynamiques qui appréhendent l’identité comme un processus qui s’actualise sans cesse dans les interactions entre groupes. Si on peut y voir une certaine domestication ou dépolitisation des Black Studies, cette évolution est aussi à mettre en relation avec les injonctions à l’interdisciplinarité qui sont concomitantes des logiques institutionnelles et des restrictions budgétaires de la plupart des universités américaines.
Les points abordés dans cet article, loin d’être exhaustifs, démontrent que même si les acteurs au sein du mouvement Black Studies ont toujours manifesté une hostilité vis-à-vis des canons dominants, leurs divergences ont contribué, dans une certaine mesure et jusqu’à nos jours, à ralentir l’essor du champ d’étude au sein des sciences humaines et sociales. Néanmoins, d’ardents défenseurs des Black Studies soutiennent encore aujourd’hui que la libération, qui est le fondement essentiel des Black Studies, ne doit pas être dissociée de la discipline car les Afro-Américains n’ont pas encore atteint la pleine égalité en tant que citoyens américains reconnus à leur juste valeur pour leurs contributions culturelles, sociales et politiques à la société américaine et au monde (Boyd 2017 : 132). La vague de protestations qui traverse une grande partie des États-Unis depuis l’émergence du mouvement Black Lives Matter, semble démontrer la nécessité de généraliser les Black Studies et de pérenniser leurs vocations traditionnelles.