Introduction
L’histoire des relations entre l’Europe et les Amériques convoque le thème de la rencontre. La succession de nouvelles confrontations entre peuples et cultures différents qui s’ensuit sur le continent américain jusqu’à nos jours – les colonisations, l’esclavage, puis la mondialisation – marque fortement l’identité culturelle, et se répercute également dans les préoccupations artistiques, intellectuelles et littéraires du continent. Des écrivains américano-caribéens appartenant à la communauté colonisée cherchent à déclencher une réelle prise de conscience, issue de la pensée moderniste anthropophage brésilienne, à partir de laquelle l’Homme serait amené à réfléchir sur la complexité, la pluralité des appartenances. Cette pensée se veut réactualiser les nouveaux discours littéraires et les rapports identitaires et culturels en devenir sur fond de reconsidération de l’Être et de l’écriture. Ainsi, dans quelle mesure peut-on relever la part anthropophage dans le discours identitaire du métissage ? La langue et le langage sont-ils réinvestis dans cette perspective nouvelle de la multiplicité ? L’analyse du discours identitaire des protagonistes de Mário de Andrade dans Macunaïma (1928) et de Patrick Chamoiseau dans L’Empreinte à Crusoé (2012) semble révélatrice de cette perspective cannibale, qu’il soit exprimé sous forme dialogique ou à un niveau métadiégétique. Sachant que ces personnages, brésilien pour l’un et africain pour l’autre, sont des archétypes de la créolisation, sujets à des expériences surnaturelles, imprévisibles et transformatrices sur fond d’anthropophagie, de réappropriations culturelles et symboliques. Observer ces discours et ces stratégies langagières permettrait donc de cerner les diverses réflexions sur l’Homme aspirant à vivre le monde dans une plénitude personnelle qui ouvre à Relation.
1. Dire le métissage identitaire selon une perspective anthropophage
1.1. Du discours d’Oswald de Andrade à celui de Suzanne Césaire
Oswald de Andrade, écrivain et principal instigateur du mouvement anthropophage brésilien des années 1920, entreprend, dans son Manifeste anthropophage, un retour au cru et à la sauvagerie comme moyen de contester l’ethnocentrisme et de prôner une nouvelle identité culturelle. Oswald de Andrade est motivé par la quête d’une issue à un certain malaise postcolonial, issue qu’il trouvera dans la symbolique du cannibalisme lorsqu’il dit : « Seul m’intéresse ce qui n’est pas mien. Loi de l’homme. Loi de l’anthropophage » (de Andrade 2011 : 8). Cette démarche cannibale est l’expérience qui se définit par la sortie de soi-même, par le rejet de toute forme d’assujettissement intellectuel et par l’expérience de l’altérité. Pour ce faire, l’écrivain propose de nous référer au rituel cannibale des Indiens Tupi de la côte : « Tupi or not Tupi, that is the question » (de Andrade 2011 : 9). À travers cette phrase symbolique, qui parodie l’interrogation shakespearienne, Oswald de Andrade remet en question l’identité du Brésil : est-ce celle des envahisseurs européens ou celle des autochtones dont les Tupi anthropophages sont les plus célèbres représentants ? Le cannibalisme des Tupinambas, peuple primitif du Brésil, est pratiqué par vengeance. Ils sont connus pour leur rébellion à l’installation des premiers colons européens. Le mouvement anthropophage se propose de retrouver l’esprit indien qui permettrait à l’Homme du xxème et du xxième siècle de gagner sa liberté. Le colonisé peut s’approprier la culture coloniale, sans pour autant renoncer à sa singularité. La vie étant perçue comme une dévoration, il s’agit de s’approprier ce qui fait la force et les qualités des autres. L’anthropophagie y est donc analysée comme un mode de penser et de se situer dans le monde : une absorption-transformation c’est-à-dire une opération ayant pour fin de prendre les idées qui intéressent chez autrui et de se les approprier de manière subversive.
Les écrivains modernistes brésiliens, représentant une force intellectuelle importante, contribuent à l’élaboration d’un discours identitaire révolutionnaire et abordent la question du dialogue des cultures qui font la multiplicité des réalités brésiliennes. Il ne s’agit plus de concevoir une identité totalisatrice, mais de préconiser une conception composite qui subvertirait les présupposés du concept d’identité lui-même ; la valorisation de l’Indien n’impliquant pas la problématisation de la conception culturelle hégémonique. La littérature cannibale et la pensée anthropophage tendent à renforcer la brésilianité, c’est-à-dire une identité non seulement fondée sur la culture ancestrale du Brésil, mais aussi plurielle et ouverte au monde. Pour s’émanciper et s’épanouir dans le monde, le Brésilien ne doit pas s’enfermer dans la quête des sources ancestrales indigènes, il doit aussi prendre conscience que son identité réside essentiellement dans la diversité culturelle spécifique à son pays. D’un point de vue identitaire, le mouvement anthropophage rend compte pleinement de cette diversité puisqu’il s’agit de se nourrir d’apports culturels et idéologiques européens, occidentaux, indigènes et noirs, la brésilianité brassant l’ensemble de ces apports en perpétuelle connexion. Oswald de Andrade se dit : « en faveur du métis, de l’européen mécontent, du bon aventurier absorbé par l’indien, car cette anthropophagie est née davantage des besoins d’un peuple que des raffinements de l’intelligence d’un homme ! Elle n’a pas été inventée. Ni importée » (de Andrade 1982 : 288). Le cannibalisme littéraire et culturel rejette l’ethnocentrisme et amène à reconnaître que l’Homme moderne est un individu multiple qui ne peut s’enrichir et être en phase avec le monde que par absorption des cultures qui l’entourent sinon il évoluerait dans un carcan intellectuel et culturel et serait, de ce fait, en marge de toute société.
Les intellectuels modernistes développent, en effet, leur conception de l’identité brésilienne dans la Revista de Antropofagía à partir de la métaphore anthropophagique : la déglutition des autres cultures amène toujours à la formation et à l’enrichissement de l’identité culturelle brésilienne. Ce courant anthropophage marquerait alors le caractère national :
« Aujourd’hui nous découvrons que nous n’avions jamais été autre chose. La génération actuelle est usée : apparait l’anthropophage. L’anthropophage : notre père, au centre de tout. […]
Ainsi l’expérience moderne (avant : contre les autres ; puis : contre les autres et contre nous-mêmes) a levé chez chaque convive cet appétit de mettre la fourchette chez le voisin. Commence alors la cordiale mastication.
[…] Aujourd’hui les ennemis sont des alliés. La différence est énorme. C’est le miracle du cannibalisme » (Alcântara de Machado : 1928).
Il n’en demeure pas moins que la littérature nationaliste et patriotique des modernistes, s’adonnant à l’exploration du pays et de ses richesses, est fondée sur la vision d’un Brésil mythique et unifié. La quête de la modernité est envisagée sous l’angle de la découverte des racines qui font l’originalité de la culture et de la nation brésiliennes. L’objectif étant de réhabiliter l’extrême richesse des cultures régionales et indiennes, ainsi que la nature grandiose, lesquelles serviront de repères identitaires, afin de s’émanciper dans le monde et de pouvoir échanger avec l’Autre sans tomber dans l’assimilation, et encore moins dans l’aliénation. Cette volonté d’explorer le Brésil se caractérise surtout par un regain d’intérêt pour les cultures populaires et régionales : déglutir la critique des avant-gardes et la culture européennes et les refonder, en vue de la redécouverte du Brésil dans son authenticité.
S’agissant du discours identitaire du métissage aux Antilles françaises, même si l’anthropophagie comme courant de pensée n’y est pas revendiquée avec autant de déterminisme et de résonnance qu’au Brésil, nous pouvons néanmoins relever une forme d’appel politique à dévorer le génie de l’Autre dans la provocation, témoignant d’une prise de position contre le système d’assimilation aliénante et pour la reconstruction identitaire. Déplorant le vide culturel dans la zone Caraïbe, des écrivains franco-caribéens créent une poétique capable de transmettre la souffrance nègre en entamant d’abord une démarche de rupture avec le classicisme français et l’exotisme facile. Ils appellent à la révolte et à l’exaltation triomphaliste de l’Afrique en vue d’éveiller les consciences opprimées et de leur donner les outils indispensables à la quête identitaire collective par le biais d’une poésie non pas mimétique, mais provocatrice et révolutionnaire. En effet, Suzanne Césaire dans la revue Tropiques publiée en 1941, proclamait déjà le refus de l’exotisme littéraire et la reconnaissance des relations dynamiques et interculturelles aux Antilles françaises dans ce discours célébrant le cannibalisme symbolique :
« Allons, la vraie poésie est ailleurs. Loin des rimes, des complaintes, des alizés, des perroquets. Bambous, nous décrétons la mort de la littérature doudou. Et zut à l’hibiscus, à la frangipane, aux bougainvilliers.
La poésie martiniquaise sera cannibale ou ne sera pas » (Césaire 1978 : 50).
Suzanne Césaire incite l’écrivain antillais, porte-parole de l’émancipation, à créer une littérature qui n’est plus l’écho de la culture de la métropole. Grande lectrice d’André Breton, elle semble d’ailleurs procéder à un mécanisme anthropophage en reprenant puis en détournant stratégiquement la dernière phrase de Nadja de l’écrivain français : « La beauté sera convulsive ou ne sera pas » (Breton 1988 : 753). Le message qui ressort des propos de Suzanne Césaire renferme un appel à construire un discours littéraire offensif qui doit désormais tenir compte de la pluralité et de la diversité socioculturelle des Antilles. Il n’est plus question d’imiter, de considérer la culture de l’Autre comme modèle, mais de se découvrir soi-même et d’affirmer sa propre originalité, de s’extirper de clichés obsolètes, de retrouver un centre de gravité en luttant contre un processus d’assimilation insidieux. Dévorer plutôt que d’être dévoré, tout en opérant un choix préalable est le principe même du cannibalisme symbolique préconisé ici. Le mouvement anthropophage brésilien pourrait ainsi être associé au détournement des modèles et à la constitution de nouveaux textes de référence que pratiquent notamment des auteurs francophones de la Caraïbe. À la niaiserie des clichés aliénants, qu’elle dénonce et ridiculise, il faut considérer les traditions ancestrales, consubstantielles à l’apport de la métropole, comme constituant les fondements de l’identité créole du Martiniquais.
Il s’agit, au-delà du cadre de la négritude, d’opposer au rejet de l’autre, du Blanc, la reconnaissance du rapport complémentaire à l’autre suscité dans un discours poétique représentatif de la diversité culturelle martiniquaise. Le processus consistant à se nourrir stratégiquement des apports littéraires, culturels et idéologiques de l’Autre afin de donner naissance à une écriture porteuse du métissage caribéen et ouverte au monde extérieur. Le cannibalisme défendu est une opération d’ingurgitation du génie du pays souverain pour surmonter justement cette dominance au moyen même du génie approprié. D’ailleurs, ce mécanisme est d’autant plus fondamental dans les Antilles françaises du fait de son insularité. En effet, d’après les conceptions anciennes coloniales, les petites îles sont vues comme des endroits où une partie de l’humanité est reléguée dans un hors-monde qui est aussi hors du temps, étant coupée des flux mondiaux et mise dans l’incapacité de saisir les possibilités de développements offertes aux continentaux. Les modes de vie insulaires, ayant une temporalité propre, seraient synonymes de stagnation. La vie insulaire se trouve assimilée à un manque de dynamisme, voire perçue comme régressive. Par conséquent, le processus anthropophagique est fondamental dans la lutte contre le repli sur soi, l’isolement puisqu’il suppose un nouveau rapport dynamique à l’Autre, au monde.
1.2. Macunaïma et Crusoé : deux archétypes du métis cannibale
La réponse que les Amériques apportent à l’aliénation culturelle consiste à creuser plus encore le métissage et l’hybridation avec les flux mondiaux. Le métissage, l’hybridation constituent une ligne de fuite menant vers la liberté. L’hybris du rapport entre l’esclave et le maître, jugée monstrueuse, n’est pas en soi libératrice et salvatrice. Au contraire, le monstre est le terrain qu’il ne faut pas refuser, il est le terrain du combat. Macunaïma et Crusoé incarnent justement cette figure du métis par laquelle les auteurs expérimentent une poétique du métissage en carnavalisant les significations et en déconstruisant les hiérarchies.
Macunaíma, a herói sem nenhum caráter de Mário de Andrade, est publié en 1928 à São Paulo et traduit par Jacques Thiériot sous le titre Macunaïma, le héros sans aucun caractère, version française publiée en 1979 et revue en 1996. Il s’agit de l’une des œuvres littéraires phares de l’esprit moderniste brésilien des années 1920 qui marque un tournant dans l’évolution du processus de création artistique, littéraire et culturelle dans un Brésil moderne en quête identitaire. Fortement préoccupé par la question de l’incertitude identitaire et du nationalisme brésiliens, l’écrivain s’engage dès 1922, année de la commémoration du centenaire de l’indépendance du Brésil, dans une réflexion prônant l’anthropophagie culturelle. Son personnage Macunaïma a la particularité d’être un héros « sans aucun caractère » incarnant « … le Brésilien qui ne possède pas de “civilisation” et donc pas de conscience traditionnelle » (Carelli et Galvão Walnice 1995 : 62). Le protagoniste fait l’expérience du transracial puisque Mário de Andrade, insistant sur la contextualisation du nationalisme culturel du Brésil, cherche avant tout à attirer l’attention sur l’absence de culture nationale. Il définit son œuvre Macunaïma comme :
« Un poème tragi-comique, qui se moque de l’être psychologique brésilien fixé dans un personnage de légende à la manière mystique des poèmes traditionnels. Le réel et le fantastique fusionnés. Absence de régionalisme par la fusion des caractères nationaux. Un seul Brésil et un seul héros » (de Andrade 1996 : 16).
Le héros incarne à lui seul les trois « races » fondatrices de l’identité brésilienne d’un point de vue physique, culturel et symbolique : Macunaïma est d’abord un Indien d’Amazone ayant des origines africaines puisqu’il est issu de la tribu légendaire « tapaniouma » constituée de Noirs africains réfugiés dans la forêt : « Il était noir renoirci et fils de la peur qu’inspire la nuit. Vint un instant où fut si grand le silence pour écouter le clapotis de l’Ouraricoera que l’Indienne tapanioumas mit bas un vilain enfant » (Ibidem 1996 : 23). Sa couleur de peau et ses origines l’inscrivent inévitablement dans la lignée des afro-descendants.
Ce personnage est aussi l’empereur de la civilisation indigène. Ses origines amérindiennes sont tout aussi marquées que celles de l’Afrique. Macunaïma est le fruit d’un métissage, étant issu de deux civilisations. Cette richesse humaine qu’est son hybridité ne lui vaut pourtant aucune considération du monde extérieur puisque sa couleur de peau renvoie à la macule servile et ses ancêtres représentent les ethnies colonisées réduites à un statut de soumission selon la mentalité ethnocentriste occidentale. Cependant, son statut d’empereur de la forêt contrebalance cette image dépréciative car il renferme des caractéristiques d’un demi-dieu respecté et vénéré par sa communauté : « Ils allèrent au vent de l’aventure par toutes ces forêts sur lesquelles Macunaïma régnait désormais. Partout on lui rendait hommage et il marchait toujours accompagné d’un arroi d’aras rouges et de perruches-soleil » (Ibid 1996 : 47).
Enfin le héros possède des traits morphologiques de la civilisation Blanche en raison d’une transformation magique. En plus du phénotype, il ingurgite et s’approprie le mode de vie, la mentalité, la langue, la culture et les valeurs morales de cette civilisation. Il accède également au monde de la modernité et y découvre certains aspects dont il reconnaît l’indispensabilité dans l’amélioration de la vie humaine : « Comme vous le voyez, nous avons tiré un fructueux profit de ce séjour en l’illustre terre des pionniers… mettre en route un train de réformes qui nous faciliteront grandement l’existence… nous prétendons en construire un semblable » (de Ibid 1996 : 111).
Incarnant simultanément l’Indien, le Noir et le Blanc, le protagoniste échappe à toutes classifications ethniques et culturelles. Macunaïma s’engage sur la voix de l’anthropophagie des identités constitutives de la brésilianité : être tout à la fois, tout en un. Ce dernier incarne le Brésilien d’origine amérindienne qui cannibalise, se réapproprie stratégiquement toutes les cultures qui dynamisent la ville cosmopolite moderne de São Paulo lui permettant ainsi de retrouver son Moi, en tant qu’américain métisse. Il déclare « Je suis Américain et ma place est en Amérique. La civilisation européenne pour tout dire pourrit l’entièreté de notre caractère ! » (Ibid 1996 : 154). Les postulats de l’Anthropophagie se présentent donc ici comme l’émergence de cette américanité, en exigeant une identification distinctive au continent américain. Macunaïma, l’Autochtone témoin du processus de renaissance, d’expansion et de réacculturation des Amériques, est symbole d’américanité et de brésilianité à travers l’expérience de l’interconnexion des trois cultures de base, l’européenne, l’amérindienne et l’africaine. L’expérience de Macunaïma est celle du Brésilien métis sujet à une lutte intérieure permanente et nécessaire contre le blanchiment, l’assimilation totale de la culture blanche. Le Brésilien est présenté tel un être composite, agglutinant des traits multiples, matrice « anthropophage » capable d’absorber, d’intégrer la diversité, et dont le caractère propre serait d’être sans caractère parce que les réunissant tous. « Macunaïma est le dedans et le dehors, partie et le tout, l’élan d’une conscience émergente et son clivage malheureux » (Ibid 1996 : 310).
Dans L’Empreinte à Crusoé, publié en 2012 et appartenant au sous-genre de la robinsonnade, Patrick Chamoiseau, s’il réécrit l’histoire de Robinson Crusoé, défait le mythe point par point et sa conclusion. Son but se trouve en totale opposition avec le message philosophique de Daniel Defoe qui véhicule la supériorité et la bonté généreuse de l’Européen par rapport à l’Indigène. En effet, ce récit nous offre une réflexion sur l’homme vivant le monde dans une plénitude personnelle qui ouvre à Relation, dans la continuité de la pensée d’Édouard Glissant. L’identité-rhizome traduit au mieux la complexité de l’identité antillaise selon Glissant. Elle désigne la fin de la quête d’une racine, d’une origine unique. La pensée du rhizome serait de ce fait au principe d’une poétique de la relation d’après laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’Autre. Partant de ce principe, des écrivains franco-caribéens proposent ainsi une littérature qui rend compte d’une identité au carrefour des mondes, synthèse des cultures du monde grâce au processus de créolisation. Dans ce cas, la connexion ne s’effectue pas seulement entre hétérogènes, elle produit en elle-même de l’hétérogène, en créant du nouveau, en introduisant de la différence. Cette connexion n’a donc plus pour fonction d’unifier les différences, c’est elle au contraire qui, en connectant, produit de l’hétérogène. Le sujet antillais vit par conséquent dans un « chaos-monde » c’est-à-dire :
« […] Le choc, l’intrication, les répulsions, les attirances, les connivences, les oppositions entre les cultures des peuples dans la totalité – monde contemporaine... il s’agit du mélange culturel, qui n’est pas un simple melting-pot par lequel la totalité-monde se trouve aujourd’hui réalisée » (Glissant 1996 : 82).
La créolisation donne l’exemple de la Relation, en tant qu’acte, processus continuel, ouverture de l’imprévisible du fait de l’arrivée incessante des populations sur la terre des Amériques, qui empêche l’établissement d’une identité figée et statique, puisque l’identité est à chaque moment redéfinie par de nouveaux apports. L’archipel Caraïbe, tout comme d’ailleurs le Brésil, est le lieu par excellence de la créolisation : rencontre sur un même territoire d’éléments culturels venus d’horizons divers qui, en s’imbriquant, produisent la réalité créole. Il y a créolisation dès lors que des groupes différenciés sur le plan de la culture, de la langue et de l’origine entrent en relation. C’est ce qu’expérimente Crusoé dans une île-chaos, lieu d’interconnexions imprévisibles entre différentes « présences » du paysage qui ensemble forment un Tout-Monde qui l’impressionne et le désoriente : « il n’y avait ni bons sentiments, ni bienveillance, ni amour, ni haine, ni bien, ni mal, ni démence ni logique, ni même une quelconque finalité ; juste le grandiose de connexions » (Chamoiseau 2012 : 188), et en même temps il vit en osmose avec ce paysage : « il n’y avait plus en face de moi une île menaçante, mais une étendue, sans commencement ni fin, où l’échange était possible, et où l’échange allait bon train ; on s’y constituait en présence par la densité des liaisons que l’on était capable de susciter à travers soi et de répercuter autour » (Ibidem 2012 : 187). L’île n’est plus étrange, étrangère, ennemie mais soi. Il est l’île. De ce fait, son identité est enracinée dans une plénitude avec les existences de cet autre, l’île, lui procurant une paix profonde et le désir de s’y ressourcer davantage au travers de sa nature enchanteresse et bienfaisante : « je me sentais partie prenante de ces êtres vivants ; malgré leurs étrangetés, j’étais le frère de chacune de ces existences ; j’étais en elles ; elles naviguaient en moi… » (Ibid 2012 : 136). Chamoiseau questionne donc l’identité caribéenne en démontrant que le processus de construction identitaire ne peut être abouti dans un rapport de domination, de sujétion, mais à partir d’une coexistence pacifique et d’un renouvellement de l’histoire.
Alors qu’au départ sur l’île, Crusoé entreprend sa quête identitaire par la reproduction d’un cadre de vie issu de la racine-unique, de l’Occident, qui se solde par un échec, il y parvient en se plaçant dans cette perspective de créolisation, autrement dit en établissant une filiation avec tous les êtres vivants de l’île. En construisant désormais son « arbre géographique » avec tous les lieux et toutes les présences avec lesquels il est en perpétuelle interaction, Crusoé s’assume comme modèle-type de l’être multiple, libre et donc symboliquement anthropophage car son métissage est ligne de fuite, déglutition de l’Autre et déconstruction de hiérarchies, se considérant lui-même comme un élément de l’île : « je dessinai non pas un arbre généalogique fictif comme je l’avais pratiqué bien des fois ─ je n’avais plus besoin d’une origine-bateau ! ─ mais mon “arbre géographique” ; il désignait les lieux de l’île qui m’étaient chers, ou que je préférais pour telle ou telle raison » (Ibid 2012 : 193). Crusoé incarne ainsi celui qui renaît au carrefour des échanges qui lui permettent de se retrouver pour partir à la conquête de l’univers. À partir de là, selon Chamoiseau « le “je” est un troupeau » (Ibid 2012 : 285), un concentré de cultures, d’imaginaires qui interagissent et définissent l’identité composite de l’homme. Il n’est pas Un qui se multiplie fois deux ou fois trois (ce qui reviendrait à la continuité du même Un), tous ces fragments sont différents, et connectés en un plan d’immanence.
Émerge ainsi de ces discours une logique stratégique et fondamentale dans la mise en lien des notions d’identité-rhizome, de créolisation et de cannibalisme et qui revendique la multiplicité de l’être comme base solide, condition primordiale à la refondation identitaire de l’humanité. Il s’agit de définir une modalité singulière de l’identité, de rompre avec le dispositif géopolitique qui arrime une culture, une identité à un territoire pourvu d’une identité nationale. Ce processus de connexions dynamiques met en combinaison des éléments différentiels appartenant à des ensembles distincts, qu’ils soient culturels, linguistiques, ethniques, dès lors qu’entrant en relation et/ou en collision, ils participent d’une refonte générale de l’ordre du Monde. À cet effet, la langue réinvestie devient inéluctablement un outil infaillible qui se met au service de la reconsidération du métissage identitaire.
2. Les enjeux linguistiques de l’interculturalité
2.1. Déterritorialiser la langue pour prôner le métissage
Dévorer les racines linguistiques de la langue dominante, puis les déterritorialiser, constituent l’une des stratégies fondamentales, pour transgresser le discours littéraire occidental, longtemps privilégié dans la création du continent américain. Le processus de réhabilitation culturelle et identitaire passe inexorablement par la déterritorialisation linguistique. D’un point de vue politique et philosophique, la déterritorialisation se définit comme la remise en question de toutes les structures de pouvoir et de domination imposées dans un territoire. Se déterritorialiser, c’est quitter une habitude, une sédentarité ; c’est échapper à une aliénation, à des processus de subjectivation précis. Cette façon de se jouer de la langue, de la manier à sa guise, caractérise une nouvelle poétique centrée sur le renversement tant linguistique que discursif du modèle imposé. Il s’agit de subvertir tout ce que renferme cette langue qui nie la réalité culturelle caribéenne et latino-américaine. Dans l’œuvre de Mário de Andrade, la déconstruction du portugais académique imposé est également opérée dans la traduction française proposée par Jacques Thiérot. En effet, dans la narration ainsi que dans le discours de Macunaïma se met en place une stratégie de renversement des valeurs à partir de la représentation du mauvais sauvage profanant la langue dominante et la soumettant à des variations maîtrisées. L’image du bon sauvage s’exprimant dans une langue noble est contrefaite.
Il est à noter la capacité de l’auteur et du protagoniste à pouvoir maîtriser la langue académique par l’emploi de plusieurs styles langagiers participant de cette quête de mixité et d’éclatement du discours. Le texte est jonché de termes émanant du langage soutenu ou de l’ancien français qui disparaît aujourd’hui de l’usage quotidien : « drôlesse » (p. 29), « trimardeurs » (p. 48), « morigéner » (p. 131), « donques » (p. 105). Travailler à enrichir la langue est l’objectif fixé par Mário de Andrade inspiré de la Pléiade qui travaille le vocabulaire de la langue académique français par la reprise d’antiques terminologies présentes dans les textes anciens désormais inusités. La présence de termes familiers tels que « je marchais mon petit bonhomme de chemin » (p. 55), « comme un dingue » (p. 57), « vieille fripouille, je te zigouille » (p. 66) renvoie au courant romantique européen qui se distingue par cette tendance à introduire dans le texte le parler populaire pour s’affranchir des normes académiques, et libérer l’expression. Rappelons que le romantisme prône la création d’une littérature nationale en tant qu’expression de la société et de la liberté par-delà l’acculturation gréco-latine aliénante et étrangère à la réalité nationale.
Ces techniques langagières sont réinvesties à partir d’un processus cannibale. D’une part, l’écrivain assimile et remanie les techniques issues des courants littéraires avant-gardistes européens qui travaillent à l’enrichissement et à la transformation du langage. D’autre part, les différents langages propres à la langue normative sont digérés non dans une logique d’imitation du modèle mais pour les introduire dans une écriture empreinte de l’imaginaire primitif. Les langages cohabitent, semblent faire corps pour donner naissance à un discours original et hybride doté d’une fluidité.
Dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau, le narrateur Crusoé s’exprime uniquement dans la langue française. La remise en question de l’utilisation exclusive de cette langue est une condition fondamentale pour la richesse de la francophonie littéraire de la zone caribéenne dont la prise en compte de l’imaginaire participe de cette stratégie de réhabilitation. On comprend donc cette distanciation par rapport à cette langue restrictive de l’expression d’un imaginaire dans lequel interagissent les manifestations du merveilleux, de l’oralité, de la diversité et de l’interculturalité. La langue française n’étant pas apte à pouvoir prendre part à cette nouvelle dynamique d’écriture, elle fait l’objet de variations et s’inscrit donc dans un discours qui témoigne de l’imaginaire caribéen.
Chamoiseau, qui nourrit cette conscience des langues du monde et de leurs situations sociopolitiques, assume son choix de maintenir la langue dominante dans son œuvre : « Tournures vieillottes de Defoe, vieux clichés de langage, les rameuter confère au texte cette coloration surannée que j’aime bien, comme un peu de vieille chair » (Chamoiseau 2012 : 284-285). Pourtant, il intègre le cercle d’écrivains franco-caribéens qui travaillent à la création d’une langue française nourrie aux sources et à l’esthétique de l’oralité, en l’occurrence de la langue créole, et qui sert à exprimer ce qui, chez l’Antillais, ne trouve point d’équivalent dans l’univers culturel, historique, géographique et politique de l’ancienne métropole. Pourquoi donc le roman est exempt de langages issus de la langue et de la culture créoles ? Non seulement nous constatons cette absence de langages, mais l’auteur privilégie également des termes français qui sortent de l’usage courant et quotidien comme « opiniâtreté » (p. 37), « m’esbaudir » (p.140), « dare-dare » (p.141), « infinitésimale » (p.169), « charivari » (p. 52). L’utilisation de la langue française est vigoureusement respectée avec un personnage qui soigne son langage. Chamoiseau sort de la représentation habituelle du héros antillais qui s’exprime en présence des deux langues française et créole pour mettre en avant cette fois-ci un personnage noir africain dont la culture et les valeurs ancestrales auraient pu participer de cette réhabilitation politico-linguistique qui nourrirait les aspirations du lecteur antillais en quête de repères ethnoculturels. Son Robinson africain est un individu qui, dans sa vie avant le naufrage, a absorbé les valeurs rationnelles et culturelles de la civilisation occidentale et cela se vérifie au début de son aventure dans cette obsession à vouloir reproduire son monde qui n’est pas celui de l’Afrique ancestrale mais celui de l’Occident. Chamoiseau nous présente un individu noir au départ profondément aliéné et dont l’imaginaire et le langage ne peuvent être que le reflet de ce monde niant toute sensibilité nègre. De ce fait, l’auteur prétend mener une politique d’appropriation et de dépassement à partir d’une des stratégies langagières. Il revendique plutôt :
« un grand mouvement de circulation, d’appropriation plus ou moins partielle, plus ou moins malade, plus ou moins imparfaite qui a produit un corpus linguistique francophone et français que nous pouvons utiliser. C’est à partir de cela qu’il nous faut travailler. Il est inutile de se dire “La langue française, je vais la subvertir, je vais la révolutionner” ».1
En référence à ces propos, nous comprenons que l’écrivain martiniquais reproduit le mode d’expression du modèle canonique, mais les idées qui ressurgissent des propos de Crusoé semblent se plier aux idéologies engagées des écrivains franco-caribéens au sujet de la quête identitaire. Il s’agit en fait d’envisager la reconstruction identitaire et culturelle du sujet insulaire en perte de mémoire et en manque de repères, mais cette fois-ci à partir de l’expérience d’un continental noir évoluant seul dans une île déserte. Autrement dit, comment un individu imprégné de la pensée occidentale, parvient-il à exprimer sa reconstruction identitaire en milieu insulaire ? La réponse qu’apporte Chamoiseau réside dans l’expérience de Crusoé en tant qu’archétype non pas de la pensée négritudienne, mais celui de la Relation dans un lieu qui, animé de « présences », est propice à l’ouverture et à la diversité. La langue française et le langage qui en découlent sont teintés de poésie et de philosophie que réinvestit l’auteur pour rendre compte de l’imaginaire merveilleux de l’île dans laquelle s’identifie le protagoniste en tant qu’insulaire multiple et en perpétuelle interconnexion avec le flux de « présences » vivantes, régénératrices, voire enchanteresses. Crusoé, qui fait corps progressivement avec les composantes de la nature à mesure qu’il se nourrit de leurs ressources existentielles, parle d’« horizontale plénitude avec les existences » (p. 132), « chaque paysage somptueux ou dérisoire constituait un hosanna de corrélations vivaces » (p. 184), « plénitude impavide » (p. 185). S’opère ainsi un réinvestissement de cette langue qui, au lieu de véhiculer une idéologie eurocentriste et purement rationnelle, tend à exprimer un état d’esprit, un postulat concordant tout à fait à la fonction de créolisation de l’île.
Les valeurs, la pensée, les émotions qui se dégagent de la langue réappropriée sont imprégnées de signifiants nouveaux issus de l’imaginaire créole, hybride. Chamoiseau établit le constat selon lequel « les langues des nations coloniales ont dérivé de leurs sources, elles ne suffisent plus à désigner une nationalité, une identité, ni même à cerner quelque justesse anthropologique. Elles ne ressemblent à rien qui ne soit réducteur. Ne soutiennent nulle communauté homogène » (Chamoiseau 1997 : 254-255). En d’autres termes, l’usage de la langue dominante dans la littérature américano-caribéenne ne correspond plus aujourd’hui à cette dimension d’universalité et d’uniformisation qu’elle avait pour fonction de véhiculer. Il s’agit aujourd’hui de lui conférer un usage inédit, spontané, sans limites en tant qu’espace de créolisation. La finalité est de faire en sorte que la sensibilité humaine aille vers des langages dépassant les langues et intégrant toutes sortes de dimensions, de formes, de silences, de représentations.
2.2. L’oralité au service de la pratique interculturelle
En tant qu’esthétique agressive, pratique provocatrice de l’attaque et de la démystification de soi et de l’Autre, l’anthropophagie suggère une écriture à travers laquelle se met en marche un processus à la fois de dépassement et de réappropriation culturels. L’objectif étant de donner naissance à une littérature qui embrasse toutes les spécificités culturelle et identitaire. L’esprit anthropophage, comme il est précisé plus haut, se distingue non seulement par le processus d’ingestion et de transformation du génie de l’Autre mais également par une certaine prise de conscience de son hybridité identitaire. En conséquence, l’intérêt pour l’oralité constitue un des principes constitutifs de cette prise de conscience. L’ancrage de l’oralité dans la littérature résulte de la volonté, chez des écrivains américano-caribéens, de redéfinir le système de rapport académique et contestable, entre l’écriture et la tradition orale. Jean-Georges Chali fait d’ailleurs allusion à ce prisme anthropophage dans le travail de renouveau esthétique fondé sur l’expérience de la créolisation et le travail de ré-appropriation :
« La langue se pose comme un miroir des temps révolus et une mémoire vivante de ce passé enfoui dans l’inconscient. Elle permet de même, d’évoquer les croyances populaires, la relation des êtres créoles avec le milieu naturel et surtout favorise la ré-appropriation des mythes et légendes, des rites et des cultes amérindiens, africains et européens ».2
Élaborer une esthétique propre à l’espace américain signifie choisir l’oralité comme référence première par l’inscription de la parole dans la littérature dans un dispositif d’ordre mémoriel et sémiotique. Fait de civilisation vital et élément fédérateur parmi les peuples noirs, l’oralité, dans le cadre spécifiquement antillais, apparaît comme un mode d’expression privilégié de la culture créole.
L’écrivain cherche à créer une langue « mêlée » à l’image de la réalité et à développer une littérature « carnavalesque » faisant écho à la culture populaire. En effet, le récit de Mário de Andrade est marqué par la présence d’expressions issues de la langue Tupi et de dialectes africains représentant plusieurs aspects de la culture ancestrale du Brésil. Par exemple, l’héritage de l’Afrique a survécu surtout dans le domaine de la religiosité avec le « Candomblé », une culture religieuse imprégnée d’oralité, qui fut implantée par les esclaves africains au départ à Bahia et qui se perpétue aujourd’hui notamment dans les rythmes et les musiques comme la capoeira et le carnaval. L’écrivain, se faisant ethnographe et placé en tant qu’observateur de la cérémonie, y consacre le chapitre au Macoumba, cérémonie fétichiste ancestrale pratiquée au rythme du candomblé envoûtant les participants en transe : « Battait battait l’atabaque, donnant d’emblée le rythme de candomblé qui ébranla toute la procession » (de Andrade 1996 : p. 84-85). Le rituel relève d’une double dimension : d’une part, unificatrice puisqu’elle rassemble des personnes de toutes classes sociales et de toutes origines confondues et se caractérise donc par un syncrétisme d’éléments africains, indiens, catholiques et spirites reflétant le métissage culturel brésilien ; d’autre part, régénératrice car les participants sentent leur force et leur pouvoir décuplés à l’issue du rituel. La macoumba se concrétise par l’expérience du candomblé qui célèbre les dieux des forces de la nature et qui prend la forme de dialogue mystique entre les participants et ces dieux qui répondent à leurs invocations. En guise d’introduction, un « prêtre » amène la foule à évoquer les dieux par des chants formulés dans une langue particulière :
La procession continuait à chanter :
- Ô Roi Nagô !
- Va-mo sa-ra-vá !
- de la même voix très douce et monotone
- Ô Barou !
- Va-mo sa-ra-vá !
- De temps à autre Tata Ciata s’arrêtait en criant avec un grand geste :
Échou, viens-t’en !
- parce que Échou est le fourchu, un esprit malin. Et c’était de nouveau la tempête de hurlements dans la salle. (Ibidem 1996 : 86)
Ensuite, une fois que les dieux se manifestent, les participants leur adressent oralement l’un après l’autre leurs requêtes :
Enfin arriva le tour de Macounaïma, le nouveau fils du malin. Et Macounaïma dit :
- Je viens supplier mon père parce que je suis bien contrarié.
- Comment t’appelles-tu ? demanda Échou
- Macounaïma, le héros
- Hum…, grommela le pontife patronyme qui commence par Ma-attire la malchance. (Ibid 1996 : 90)
À travers un discours qui met en œuvre un retour à l’originel, Mário de Andrade procède donc à un renversement des valeurs en nourrissant un rapport à l’oralité spécifique aux traditions magico-religieuses qui la rétablit au fondement de l’identité culturelle du Brésil. Le réinvestissement de l’oralité est significatif de la reconsidération de l’héritage hybride afro-amérindien, par cet attachement aux rythmes ancestraux et à leurs symboliques. De plus, apparaissent dans le récit des personnages dont les noms tirent leur origine dans la tradition orale et dans les croyances populaires : « Macunaïma » (le grand méchant), « Roudá » (dieu de l’amour dans la théologie Tupi) (p. 47), « Doucoucou » (dieu du sommeil) (p. 48). La présence de rites magico-religieux qui métamorphosent un individu, comme la « pajelança » (p. 24), ou encore de créatures maléfiques issues des croyances africaines, tels que le « Carouviana » (mari de nuit) (p. 129), le « Monstre Mapingouari » (créature mi-homme mi-singe qui abuse des pucelles) (p. 186), le « Toupan » (démon Indien) (p. 62), témoigne inéluctablement du métissage afro-amérindien.
L’oralité est utilisée dans ce cas de figure comme outil de déconstruction du discours littéraire traditionnel et révélateur du rapport interculturel au Brésil. La présence notable du parler populaire, repérée avec les expressions « vrai de vrai » (p. 27), « patatris patatras » (p. 28), participe de cette dynamique. Les normes syntaxiques ne sont pas respectées dans certaines phrases donnant l’impression d’être face à un texte à l’état brut, dépourvu de toutes formes d’assujettissement grammatical imposées par l’académisme européen : « Et Maanape et Jigué, embourbés jusqu’aux dents, de chercher et plouf ! de s’effondrer dans les fossés recouverts par la crue » (p.30). Nous relevons également des expressions populaires typiquement brésiliennes : « Va te laver ! dit-elle. Et elle s’en fut. Ainsi naquit l’expression “va te laver” que les Brésiliens emploient à propos de certains immigrants européens » (p. 96). Le narrateur intervient, bouleverse les codes de l’écriture romanesque pour partager une note explicative sur l’origine de cette expression ; procédé spécifique à cette littérature révélatrice de l’identité culturelle du Brésil à travers une langue orale, porteuse des légendes locales hybrides.
Écrire la tradition orale, en dépit des tensions et des complications que cela peut engendrer, s’avère nécessaire pour donner forme à une écriture révélant les spécificités culturelles d’un peuple victime d’acculturation. Dans ce cas l’écrivain américain, qui produit dans la pensée anthropophage, entreprend une stratégie de création d’une littérature à la fois subversive, authentique, et miroir du brassage culturel, par le biais d’une dévoration signifiante de tout ce qui compose la diversité culturelle du pays concerné, tout en réformant la mémoire collective dominante. S’intéresser à la dimension interculturelle, aux formes de créolisation ne signifie pas seulement s’intéresser à un simple fait linguistique, c’est s’intéresser aussi à une manière d’être, de penser, de se comporter et d’agir dans un lieu ; c’est-à-dire à une identité, une expression propre, après agglutination et synthétisation des données. Il s’agit donc, de retrouver cette mémoire supposant une démarche d’investigation, de réappropriation et de contestation des conceptions idéologiques occidentales, entreprise par ces écrivains qui tentent de refonder l’identité créole, espace de la Relation.
En effet, le Robinson de Chamoiseau partage avec le lecteur son expérience de la Relation, de l’interculturalité dans un paysage-chaos propice à l’ouverture au monde. Au fur et à mesure de son aventure le héros apprend à se reconstruire par l’enracinement dans l’île, mais aussi par le rapport nouveau avec le paysage qui le conduit à la découverte de l’Autre, et plus généralement du Monde. Il se redécouvre cette fois-ci en tant qu’individu en perpétuelle liaison avec le Monde dans une île déterminée par un paysage-Relation qui génère des interconnexions entre le sujet et la nature, les présences. L’hermétisme dans lequel évolue Crusoé donne l’impression en apparence d’une société en marge du reste du monde, ce qui amène à cet aspect ésotérique du conte qui enferme le narrateur-conteur dans un monde authentique, dont les traits ont été modelés par l’histoire et le paysage des lieux. Renaissant de ces relations et dont l’existence se situe dans ce rapport entre l’île et le Monde, Crusoé s’exprime ainsi :
« je comprenais ces grands éveillés qui semblaient immobiles […] ils étaient en fait plus actifs que le vent, plus voyageurs que tous les marins d’Angleterre, et mieux reliés au cœur exact des choses que ne pouvaient l’être toutes les racines du monde ; […] voilà ce que je veux nommer : une liberté sans concession qui ne m’enfermait plus dans quoi que ce soit, mais qui m’offrait sans limites à moi-même et à l’entour ; une mise en relation » (Chamoiseau 2013 : 253).
Incompris de celui qui relève de l’identité-racine, incarné ici par le Capitaine européen le jugeant fou et dangereux, il refuse catégoriquement de quitter l’île et son paysage qui font de lui un homme créole, racine démultipliée. Robinson choisit et revendique une forme d’existence relationnelle librement consentie et dépendante d’altérités : « Il déclama dans son mélange de plusieurs langues et son accent étrange que cette île était chez lui, et qu’en cet endroit il était au cœur de lui-même et du monde, et dans tous les lieux du monde à la fois » (Ibidem 2013 : 271). Alors que Defoe et Tournier ne se focalisent que sur l’image fantasmatique et la symbolique du paysage acteur des métamorphoses physiques et mentales de Robinson, Chamoiseau, lui, reprend ces éléments et y ajoute la perspective de la créolisation sur fond d’expériences merveilleuses : le paysage comme lieu de rencontres et de Création du monde. Le roman est fondé sur le mythique et l’irrationnel à l’instar du conte créole antillais qui transporte le lecteur-public dans un monde imaginé où tout est possible. Le narrateur-conteur vit dans une île vivante, humaine qui par ses « présences » le métamorphose tout en le plongeant dans une dimension utopique qu’il exprime dans un discours qui suppose un travail de fabrication conceptuelle, à travers les rythmes, les incantations et les images développées. En effet, c’est bien le conteur créole qui porte la parole subversive et qui tient au sein de la société la place du démiurge. Selon Jean-Georges Chali, « il fait et défait le monde à sa guise. Cette parole créatrice fonde des espaces nouveaux, elle entraine l’assistance dans des lieux inconnus et incommensurables, métamorphose tout le monde auquel elle réfère ainsi que les êtres vivants » (Chali 2013 : 66). C’est en interrogeant et en cultivant la particularité de son pays et de son paysage que le sujet accède à une dimension cosmique : « on voit le monde d’à partir de n’importe quel pays » (Glissant 1993 : 23) et « la plus universelle manière d’être au monde est de naître à son propre monde, d’abord » (Glissant 1969 : 147). Le paysage-Relation relève ainsi d’une dynamique créolisante qui agrandit les possibilités de l’être humain. Toutefois, cet élargissement n’est pas contraire à la nécessité d’enracinement car toute expérience doit s’enraciner dans un Lieu particulier. Ce particulier ne doit pas « tuer » ce qui existe aux alentours mais il attire et s’ouvre à d’autres lieux, d’autres cultures.
Conclusion
Le discours sur le métissage identitaire au prisme de la pensée anthropophage est stratégiquement investi dans la littérature américano-caribéenne. L’anthropophagie est significative d’une aspiration à une expansion identitaire via l’ingestion de la frontière exclusive entre soi et l’Autre mais aussi via un travail linguistique réinvesti dans un nouveau rapport interculturel. De toute évidence, l’incorporation cannibale produit une altération de l’identité qualifiant un type de métissage et un mode d’hybridité fondés sur la rencontre conflictuelle entre Européens, Africains et Amérindiens. Patrick Chamoiseau et Mário de Andrade nous proposent deux archétypes du colonisé métis dont le discours philosophique et politique vise à envisager l’hybridation non pas en tant que projet abstrait mais en tant que pratique anthropophage. Il ne s’agit plus de choisir entre le Brésil et le monde, entre les Antilles et le monde, mais de penser cette relation en d’autres rapports, selon un processus de déglutition.