Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge !
(Fanon 1952 : 208)
Qui sommes-nous ? […] Une nouvelle humanité s’est bâtie ici. Nous avons investi l’espace et ouvert l’horizon, enjambé la mer et mêlé les mondes en présence.
(Pineau 1995 : 294)
Introduction
Dans les Amériques, la notion de « métissage » tend souvent à être suspectée de voiler une idéologie élitiste visant à diluer l’ethnique ou le racial dans un magma national plus indifférencié, où continue malgré tout de primer la clarté de la peau. Pour plusieurs, elle est, pour ainsi dire, synonyme de blanchiment au sens ethnique et culturel, soit en réalité la continuation, sous d’autres termes, de la marginalisation des populations de « couleur » d’extraction autochtone, africaine et autres, et l’incitation à se fondre dans la mêlée nationale dite métisse plutôt que de persister dans quelque différence que ce soit (Cornejo-Polar 1995, Martinez-Echazabal 1998, Toumson 1998, Wade 2005). Mais la critique, désormais classique pour tout interaméricaniste, n’est en réalité pas entièrement recevable. Car d’un côté, il y a critique du métissage comme idéologie marginalisante, où le noir ou l’autochtone sont invisibilisés dans les représentations de ce qui constitue la nation, mais de l’autre, il y a aussi le fait qu’une telle perspective soit survenue en importante réaction au racisme scientifique prévalant dans le monde d’alors (lire pour illustration les thèses fort en vogue des Gobineau 1853 ou Agassiz et Agassiz 1868), et posant depuis au moins l’expansion coloniale européenne le type caucasien ou euro-descendant comme norme esthétique et sociopolitique dominante. Avec l’émergence de discours sur le métissage entre le tournant de la fin du XIXe siècle et les années 30, on a donc malgré tout l’affirmation d’une vision du monde ou le pluriel et le divers ont semblé tout à fait nouvellement valorisés. Elle n’est peut-être pas parfaite, mais elle constitue une amélioration notoire du modèle précédent, pour lequel hybridité ethno-raciale et bâtardise débilitante étaient pratiquement synonymes. Ainsi, les alternatives au métissage sont au final fort réduites : c’est soit revenir au mode éthiquement inadmissible de la pureté, de son contraire la miscégénation, avec la supériorité présumée des uns sur les autres, ou bien encore reprocher au métis de ne pas être suffisamment racisé (parce que par définition mixte), et donc de constituer un affront pour ceux qui le sont davantage. Les deux postures, qu’elles soient issues du racisme scientifique ou de la critique de l’idéologie nationale, sont donc infructueuses : la figure du métis y demeure malmenée ou du moins problématique.
Comment envisage-t-on le métissage dans la Caraïbe ? Les mêmes réserves, les mêmes critiques, s’y rencontrent-elles ? Car ce fragment des Amériques concentre en effet à lui seul un peu de tous les brassages et juxtapositions diverses qui tendent à caractériser l’identité culturelle dans le Nouveau monde. C’est là, dans ces micro-sociétés insulaires, qu’aucune échappatoire possible au métissage n’a été le plus souvent envisageable. De gré ou de force, s’y sont mêlés esclaves africains de toutes origines, maitres européens, et habitants caraïbes, et puis travailleurs sous contrat chinois, indiens et commerçants du Levant y prenant pays, et puis leurs descendants bien sûr, qui de leurs différences ont peu à peu construit des sociétés profondément mixtes. Dans cette région du monde, à première vue, l’idée de pureté raciale ou d’homogénéité du peuple national devrait être pratiquement inconcevable. Par conséquent, on s’attendrait à ce que la notion de mélange y prédomine sous tous les termes possibles, à commencer par être aux fondements de l’identité culturelle, ici enfin appréciée dans sa pleine hétérogénéité.
Voilà donc un lieu où on ne devrait pas pouvoir envisager a priori que nommer le mixte et le pluriel soit une stratégie particulièrement marginalisante, comme ce peut être davantage le cas ailleurs dans les Amériques continentales, puisqu’une grande partie de ses populations en sont caractérisées (comme le soulignent Cohen 2018, Mintz 1974, Palmié 2013, Price et Price 1997, Smith 1991). Comment l’idée de métissage ethnoculturel est-elle appréhendée, ou comment se dit-elle dans l’aire caraïbe ? Rencontre-t-elle également des critiques et de quelle nature ? Comment tend-t-on à y définir l’identité culturelle ? Ces questions sont d’autant plus importantes à poser que le contexte international actuel semble plutôt pointer vers le rejet de plus en plus affirmé de la diversité et du multiculturalisme, pour leur préférer la célébration d’identités nationales historiquement prévalentes, et où, surtout, les figures de l’étranger, du migrant, et du métis, sont sollicitées avec une hospitalité pour le moins vacillante.
Nous allons dans ce qui suit, explorer une infime portion de la Caraïbe, depuis la Martinique, pour tenter de décoder ce qui se dit sur la mixité ethnoculturelle dans un de ces lieux du monde qui en est des plus caractérisés. La Martinique a été choisie à l’origine pour sa production littéraire et théorique plus que notable dans la région, en sont issus nombre d’auteurs de renommée mondiale – tels Franz Fanon, Aimé Césaire, Édouard Glissant ou Patrick Chamoiseau – qui se sont tous inscrits dans une réflexion sur l’identité culturelle, depuis les courants de la Négritude jusqu’à ceux, plus récents, de la Créolité. L’île, une ancienne colonie devenue département français d’outre-mer en 1946, dispose par ailleurs d’une scène culturelle locale fort active, souvent volontairement autonome de la métropole, et depuis laquelle les discours sur ce que constitue l’identité ou la « spécificité » martiniquaise tendent à abonder. Suite à plusieurs terrains d’immersion quotidienne allant de quelques semaines à deux mois par séjour (2016-2019), doublés de formations intensives en créole, nos travaux récents se sont donc circonscrits au milieu littéraire, dans lequel une trentaine d’auteurs, libraires, bibliothécaires, animateurs culturels, enseignants et critiques littéraires ont été rencontrés pour des entretiens en profondeur parfois répétés portant sur leurs productions et occupations respectives. Les entretiens étaient pour la plupart enregistrés et intégralement retranscrits, ce à quoi s’ajoute nombre de rencontres plus informelles avec une variété d’acteurs producteurs de culture, à l’issue desquelles les échanges ont été plus succinctement annotés1. Suivant une logique interprétative inspirée de la théorisation ancrée (Charmaz 2014, Glaser et Strauss 1999), c’est des transcriptions d’entretiens et de rencontres plus informelles, ainsi que des notes régulières de terrain, que surgissent les principales catégories thématiques ou discursives qui ont été identifiées par la suite. Dans ce procédé, les « données » (notes et transcriptions) sont donc surtout travaillés par codage ouvert, dans le but d’extraire les récurrences et occurrences thématiques signifiantes, soit ce qui est dit de manière répétée (et parfois moins répétée). Il s’inscrit dans une démarche ou le dialogue entre terrain et théorie est continuellement mis à jour, les deux volets se constituant mutuellement dans un processus dynamique. C’est donc un procédé par lequel on peut certes appréhender un terrain donné avec des a priori théoriques déjà posés, mais ceux-ci seront reformulés au fur et à mesure des avancées du premier. En conséquence, la théorisation surgit principalement des données de terrain, c’est du moins ce qui est recherché. Le procédé est particulièrement utile pour une démarche qui souhaite essentiellement mettre de l’avant le point de vue des acteurs, voire mieux rendre la multiplicité souvent peu généralisable de leurs points de vue, un angle particulièrement privilégié en recherche qualitative.
Maintenant, pourquoi appréhender l’identitaire par la littérature ou plus largement le milieu littéraire ? Tout d’abord parce que la production envisagée est dans l’ordre du dicible, et de l’accessible au plus grand nombre, ou du moins davantage que ne le sont par exemple d’autres objets culturels tels une performance en danse, une pièce musicale ou une installation sculpturale. Le littéraire s’exprime dans un langage écrit (et parlé) qui veut généralement être compris par autrui, nul besoin la plupart du temps d’être expert ou connaissant pour pouvoir aborder un texte romanesque, seul devrait suffire le simple fait de savoir lire (et entendre, dans le cas de performances littéraires publiques). Le roman se veut donc généralement accessible, et s’il peut traiter de faits sociaux complexes, il le fait le plus souvent dans un langage compréhensible au plus grand nombre, dans un effort de proximité à l’entendement commun. Ainsi, le roman peut rendre compte du plus intime ressenti individuel comme de plus vastes questions sociales, en des termes faisant le plus souvent sens avec l’expérience des uns et/ou des autres. Donc et en ce sens, le texte romanesque, ou, bien plus central à notre démarche, ce que les auteurs disent de leurs propres textes (ainsi que les acteurs du milieu), peuvent fournir un riche matériau duquel appréhender les diverses formes par lesquelles se représentent et se disent des thèmes hautement subjectifs tels que l’identité culturelle, et cela, depuis le point de vue des acteurs qui contribuent à produire ces discours. Au final, les textes romanesques nous fournissent principalement un arrière-plan thématique à partir duquel les entretiens avec auteurs et acteurs du milieu littéraire au sens plus large ont été construits puis codés, ce qui distingue notre démarche de nombreux travaux existants en sociologie du roman ou encore en analyse plus strictement littéraire, et pour lesquels le roman constitue l’objet de recherche premier (pour ces dernières approches, voir Barrère et Martucelli 2009, Coser 1972, Heinich 1998, Ledent 2015). Donc et dans ce qui suit, nous nous penchons essentiellement sur ce que les acteurs du milieu littéraire disent de l’identité culturelle.
1. Un apparent dilemme : « Le métissage part d’une base »
Tout d’abord, il est important de souligner qu’au pays de Césaire et de Glissant, la littérature est rarement considérée comme une occupation oisive. L’auteur, et plus généralement l’artiste, tend plutôt à être vu comme un acteur social clé, qui sait capter et exprimer ce que le plus grand nombre vit sans pour autant le nommer. Un auteur résumera fort judicieusement des propos régulièrement entendus : « Mais la littérature, ça part toujours du terrain. Si un auteur, si un artiste ne signifie pas son temps, il est pas reconnu par la population. On lit un auteur, parce qu’en le lisant on se dit “tiens, mais c’est vrai, quoi, il me dit sur nous-mêmes quelque chose qui est évident mais que je ne voyais pas”… Parce que les artistes ne disent pas des choses extraordinaires. Ils nomment quelquefois des évidences qu’on ne voit pas. Pour moi, c’est ça un auteur » (Entrevue 2, auteur). En effet le bon écrivain rend en ses mots ce qui se passe dans la société, il est une sorte de « buvard » ou de « récepteur » qui se nourrit du monde social pour le mettre en forme, pour le retranscrire, et pour le redonner à tous sous une forme plus synthétisée. En des termes employés par une autre auteure, il serait, ou souhaiterait être, ce qu’autrefois on appelait un « écrivain public » : « (…) c’est vraiment écrire avec les autres, avec ceux qui ne peuvent pas écrire, qui n’ont pas le temps, qui n’ont pas cette langue-là… » (Entrevue 25, auteure), c’est-à-dire qu’il est une sorte d’interprète qui sait traduire sur le papier ce que d’autres souhaitent dire, voire qui sait rendre compte de ce qui au départ se présente comme étant de l’ordre du subjectif, de l’intime, et ainsi connecter l’apparemment personnel au plus largement social. Cette fonction d’intermédiaire privilégié est d’autant plus remarquable qu’elle placerait ainsi le romancier aux premières loges pour entendre et faire sens de ce qui se dit tant personnellement que plus publiquement dans la société.
Voilà qui peut compliquer la donne en matière identitaire, puisque l’auteur parle rarement de sa seule personne, prêtant plutôt sa voix à une variété de discours possibles. Une auteure précitée suggérera par exemple « moi, je suis celle qui a plusieurs costumes » (Entrevue 25), répondant par là à la question de se définir, et à laquelle elle dira essentiellement que c’est le regard d’autrui qui définit, qui catégorise, et qu’elle-même se voyait plutôt en surplomb, voire en dehors de toute localisation identitaire plus fixe : « C’est comme si, en parlant de ta maison, on me disait bien voilà, tu es dans quelle pièce… Et puis moi je disais bien en fait, je suis dans toutes les pièces. Et puis on me dit bien non, en fait, tu es dans la cuisine ? Tu es dans la salle de bain ? Ou tu es... ? Etc. Et peut-être que je suis même pas dans la maison. Je suis sur le toit. » Cette sorte d’ubiquité résonne bien avec l’idée de l’identitaire multiple et malléable, ou dans les mots d’une autre auteure : « Je me refuse d’être quelque chose, et c’est peut-être pour ça que je me déguise chaque fois. Parce que je veux être qui je suis dans l’instant. Je veux être exactement qui je veux dans chaque situation. » (Entrevue 1, auteure). L’identité comme performance (« je suis celle qui a plusieurs costumes » ; « je me déguise ») et l’identité comme catégorie réductrice (« tu es dans quelle pièce ? » ; « je me refuse d’être quelque chose ») ressortent avec belle clarté dans ces extraits, qui évoquent ensemble ce que veut dire revêtir sciemment plusieurs identités à la fois et surtout ne pas souhaiter se départir de cette labilité.
À ce registre de la multiplicité, doivent être contrastées d’autres affirmations. En effet, jusqu’ici nos prémisses de départ pouvaient sembler fondées : dans ces terres « fondationnellement » diversifiées puis mixtes, quoi de plus prévisible que de tels discours pour reconnaître sa propre multiplicité ? Pourtant, ils ne sont guère les seuls à se faire entendre. Car simultanément aux précédentes, mais encore plus importantes, sont les affirmations posant la négritude comme premier fondement identitaire. Tout se passe comme si le métissage étant une « évidence », un fait phénotypique ou « épidermique » (Depestre 1980, Fanon 1952) plutôt banal et commun dans un lieu comme la Martinique, voire plus largement la Caraïbe, il était peu nécessaire de la mettre en surenchère. Et d’ailleurs, un tel procédé est plutôt suspect, comme nous le verrons à la prochaine section. En effet, et pratiquement quel que soit le ton de peau ou la prédominance phénotypique (allant par exemple du plus clair « chabin » aux cheveux roux crépus, au plus noir « bossale », aux yeux bridés) c’est souvent d’abord l’affirmation de son identité noire qui est mise de l’avant, parfois même indépendamment de l’apparence. Une auteure déjà citée, se définissant elle-même comme « chabine » (principalement métisse claire de noir et blanc, sans pour autant se dire « mulâtresse », qui est plutôt une classe ethno-sociale souvent considérée à part), dira par exemple : « On peut passer des heures à essayer de définir “chabin”. C’est tellement mélangé, avec un métissage tellement ancien, qu’en fait on ne peut pas s’identifier à un endroit particulier. Moi aussi je suis chabine. J’ai mis longtemps à le comprendre. J’étais persuadée que j’étais noire. Mais j’ai mis longtemps à constater que je n’étais pas si noire que ça, en fait. Je me vois beaucoup plus noire que je ne le suis ». Et plus loin : « Je ne me suis jamais sentie métisse. J’ai toujours cru que j’étais noire » (Entrevue 1, auteure). Un grand lecteur et animateur culturel abondera dans le même sens : « Je pense que nous sommes cette somme d’identités (…). [Cependant] je ne suis ni black, ni un homme de couleur, je suis un nègre » (Entrevue 3, animateur culturel) ou encore : « On me dit marron… Mais moi j’ai jamais pensé ça, j’ai toujours pensé que j’étais noire… Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs, je me suis identifiée très tôt. (…) Et je tiens à dire que je ne me suis pas sentie opprimée… Mais mise à l’écart comme un nounours, une chose exotique quoi » (Entrevue 24, animatrice culturelle).
Qu’ont en commun ces trois extraits qui illustrent ensemble des propos régulièrement recueillis ? À première vue, ils expriment chacun l’idée similaire du métissage comme première couche apparente de définition identitaire (« moi aussi je suis chabine » ; « nous sommes cette somme d’identités » ; et « on me dit marron »). Toutefois celle-ci est immédiatement contrastée avec un registre plus revendicatif, qui semble suggérer que pratiquement quelle que soit son apparence physique, il y a une conviction identitaire plus profonde qui est celle d’être noir (« je me vois plus noire que je ne le suis » ; « je suis un nègre » ; « j’ai toujours pensé que j’étais noire », etc.). Cette fluctuation entre deux registres qu’on penserait à priori opposés, celui de la multiplicité ou de l’univocité, apparait ici tout à fait instructive. On peut donc être l’un et l’autre, tout en demeurant fort conscient de sa différence (« mise à l’écart comme… une chose exotique ») au regard d’autrui qui la nomme de manière parfois racisée, mais surtout trop réductrice (« je ne me suis jamais sentie métisse » ; « je ne suis ni black, ni… » ; « on me dit marron »). Ainsi donc, il s’agit de se dérober à l’étiquetage identitaire : pour affirmer simultanément son métissage et sa négritude, voire que cette dernière ne soit surtout pas silenciée. Un intervenant culturel fort impliqué dans l’enseignement des savoir-faire traditionnels ruraux, résumera ainsi bellement l’apparent dilemme : « Le métissage part d’une base. Moi, c’est cette base qui m’intéresse » (Entrevue 9, formateur), ajoutant plus loin : « …On est partis vers cette mondialisation, qui nous mêle, qui nous entrepose, et puis qui nous… fusionne. Et moi, c’est pas cette fusion que je veux. C’est me reconnaître dans cette fusion. Reconnaître qui je suis. » Or à cette question du « qui je suis », nombreux répondent « je suis noir.e », et, ajouterons-nous, et multiple.
Mais cette affirmation d’identité noire dans une enveloppe d’apparence plus mixte n’est pas pour autant si aisée à soutenir. Ainsi, comme le rappelle un auteur « Il y a le prisme monoculturel français qui est imposé au pays. C’est un pays qui se sait multiracial dans son vécu, mais qui dans les discours, dans les représentations données dans l’espace public, ne se nomme pas comme étant multiracial. » (Entrevue 2, auteur). L’extrait suggère ici que de nommer sa négritude signifie revendiquer son ethnicité ou sa différence raciale, dans un « pays » certes pluriculturel (la Martinique), toutefois soumis à un filtre républicain français plus ou moins sourd à de telles revendications. Ce qui nous amène à la prochaine section qui se penche plus spécifiquement sur l’idée du métissage comme discours dominant, tel que tout le moins perçu par grand nombre des acteurs culturels sondés.
2. La créolité : un bilan mitigé
Il convient de resituer les affirmations identitaires précédemment soulignées dans un plus vaste contexte. Car en effet, pour nombre d’acteurs culturels rencontrés, l’idée même du métissage est fortement associée à un mouvement littéraire qui commence à faire date. Aujourd’hui, peu sont en réalité ceux qui s’associent encore à ce mouvement, même si la plupart tendent à en reconnaître les acquis, à commencer par la plus grande valorisation du pluriel et de l’ethnoculturellement mixte qu’il aurait grandement facilité. Il y a plus de trente ans maintenant, l’Éloge de la créolité (Bernabé, Chamoiseau et Confiant 1989), a constitué une sorte de manifeste de toute une génération intellectuelle mobilisée par une réflexion commune sur l’identité culturelle distinctive par sa pluralité incarnée, avec la valorisation somme toute nouvelle des imaginaires et des pratiques populaires, dont surtout la réhabilitation de l’usage du créole dans l’espace public. En porte-à-faux avec le mouvement de la Négritude qui avait depuis l’Après-guerre établi la filiation africaine aux fondements de l’identité antillaise, les « Créolistes » ont objecté une esthétique de la diversité, et pour laquelle il n’était plus question de privilégier une origine plus que d’autres, mais bien la mixture sans cesse renouvelée des nombreuses origines en présence. La créolité, c’est un « kaléidoscope » d’identités, soit n’être « ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques », mais bien tout cela à la fois, et surtout bien d’ici, domicilié dans la Caraïbe, et dans l’espace des Amériques : « Nous sommes tout à la fois, l’Europe, l’Afrique, nourris d’apports asiatiques, levantins, indiens, et nous relevons aussi des survivances de l’Amérique précolombienne. » (Bernabé, Chamoiseau et Confiant 1989 : 27). Ainsi, le projet littéraire central aux Créolistes consistera principalement à faire valoir cette esthétique du métissage, tout en anoblissant la langue créole dans une quotidienneté populaire désormais recherchée.
Il s’agissait à la base du « projet d’une génération », auquel s’étaient associés nombre d’acteurs culturels et politiques, mais qui a depuis perdu une sorte de souffle commun : « On a vécu une époque formidable, quand tu rencontres des gens de ma génération », commente un anthropologue martiniquais qui s’est impliqué à de nombreuses manifestations culturelles et communautaires dans l’esprit créoliste à une époque où ils étaient tous dans la mi-vingtaine, « … On a créé des choses qui n’avaient jamais été faites dans ce pays » (Entrevue 26, enseignant). Car au final, la Créolité, c’est en effet « la question centrale de toute une génération, la génération des années 70 et 80, c’est la génération d’après la Négritude. Donc dans cette mouvance, on retrouve des sociologues, des géographes, des plasticiens, des écrivains. On a l’Éloge de la créolité, mais ça, c’est la pointe de l’iceberg, (…) si ce mouvement littéraire a eu un tel succès, c’est parce qu’il exprimait justement les aspirations de toute une génération. » (Entrevue 2, auteur)2. Plus de trente ans après l’Éloge, voire plus ou moins quarante ans si l’on considère que le mouvement était à sa pleine effervescence dans la décennie 80, ce projet collectif se serait aujourd’hui plus ou moins distendu. En effet, selon les termes d’un politiste martiniquais : « Le mouvement de la créolité s’est fait une place au sein de la société, mais force est d’admettre qu’aujourd’hui il n’a plus la même résonnance. Nous ne sommes plus dans le contexte des années quatre-vingt, qui étaient caractérisées par une sorte de libération du champ culturel, liée à l’arrivée de la gauche au pouvoir en France, avec notamment la libération des ondes, et ça a permis l’expression de différents mouvements, dont la créolité. Cette expression entrait en résonnance avec des mouvements au sein de la population (…), qui du même coup avait le sentiment qu’on lui permettait d’assumer pleinement son identité » (Entrevue 6, politologue). Car en effet, cette génération a été centralement mobilisée par la réhabilitation de l’usage de la langue créole dans les espaces publics, laquelle jusque-là tendait encore à être considérée comme un parler minorisé, associé à la ruralité voire au manque d’éducation, face au français de tous temps considéré langue nationale supérieure aux parlers plus locaux. Or la « libération du champ culturel » à laquelle l’extrait ci-dessus fait allusion, a consisté en des changements politiques en métropole, favorables à l’émergence de radios indépendantes, de chaines télévisées, de journaux et de livres en créole, sans oublier la mise sur pied d’un programme universitaire d’études créoles à l’université des Antilles et de la Guyane en 20013. Les différents mouvements (politique, populaire et littéraire) se sont mutuellement constitués, dans une résonnance commune évoquée par l’extrait ci-haut : « Au fond, la créolité, l’émergence de la créolité, se situe dans ce contexte-là. D’une reconnaissance à la fois par le pouvoir central, mais aussi localement, de nos particularismes culturels, comme on disait à l’époque » (Entrevue 6, politologue). Ce qui au final a essentiellement permis à la population martiniquaise d’affirmer bien plus audiblement son identité culturelle à la fois distincte et multiple sur la place publique, au moins par la voix des créolistes qui ont revendiqué son expression tant orale qu’écrite.
La créolité, c’est donc un projet collectif porté par une génération, qui semble aujourd’hui avoir porté ses fruits, car plus personne au pays ne tique désormais sur la question de la légitimité du créole comme langue ou identité commune. « Mais aujourd’hui, les Martiniquais ont pleinement intégré leur identité. Les questions sont maintenant différentes. (…) On n’a plus besoin, peut-être, de se battre pour prouver qu’il existe une identité martiniquaise. Je crois que ça, tout le monde l’a compris », observe un intervenant précédemment cité (Entrevue 4, politologue). Projet qui s’est aujourd’hui largement réalisé, et qui n’est plus au-devant des préoccupations actuelles : « Pour moi, c’est un mouvement qui s’est essoufflé », acquiesce un autre acteur culturel, « Il me semble que les revendications, les sujets qu’ils [les créolistes] portaient au-devant de la société, par leurs écrits, sont de mon point de vue entrés dans les mœurs, petit à petit. De ce point de vue il semble que la créolité ait gagné une bonne part de son combat. Il ne vient plus à l’idée de personne de contester les deux cultures [note : soit la créole et la française] » (Entrevue 22, bibliothécaire). En somme, ont même conclu certains auteurs rencontrés : « la créolité, c’est terminé ». C’est-à-dire que leurs combats ne seraient plus vraiment ceux des générations actuelles.
En effet, et même si rares sont ceux qui se dissocient totalement du mouvement créoliste, peu sont actuellement ceux qui s’en revendiquent explicitement. Et fort nombreuses sont en réalité les critiques qui y sont désormais adressées. Cela peut surprendre, puisqu’au départ, nous pensions plutôt rencontrer l’inverse, une sorte de répertoire discursif plus ou moins commun, tout en demeurant varié, sur l’identité métisse pleinement assumée. Discours somme toute fort central à la créolité. Or la réalité est tout autre. Le mouvement créoliste dans son ensemble tend encore une fois à être vu comme le fait d’une période plus ou moins révolue, et dans laquelle ne se situent plus forcément les auteurs des générations qui suivent. Trois grandes critiques ressortent plus généralement de ce qui s’en dit : il a promu une esthétique passéiste, il s’est constitué en discours idéologique voire hégémonique, et au final, on y a accordé une importance exagérée à la question identitaire, ce qui a contribué à voiler des réalités contemporaines bien plus pressantes qui occupent d’ailleurs davantage la génération dite de la « post-créolité » (sur laquelle ce texte viendra se clore). Penchons-nous donc sur ces différentes réserves.
2.1. Une esthétique passéiste
D’abord, plusieurs soulignent le fait qu’en dépit de ses ambitions initiales, le mouvement créoliste évoque non pas l’ouverture sur le monde, mais bien l’enfermement sur le folklore local, le passé magnifié, ou encore les particularismes d’ici. Liée à ces premiers questionnements, revient l’idée que la créolité est demeurée un « projet d’intellectuels », qui s’est en réalité assez peu nourri du quotidien réel des gens communs, ou de leurs préoccupations. Un auteur et éditeur local observera dans ce sens : « C’est un travail formidable qu’elle a fait, la créolité. Ça, je n’en doute pas. Le problème, c’est qu’elle est coupée, elle passe pour un discours d’intellectuels, et les petites gens ne se retrouvent pas dans le discours de la créolité. (…) Il n’y a pas eu de passerelle entre le discours d’intellectuels et le petit peuple. La langue créole des intellectuels a été vécue comme une espèce d’agression » (Entrevue 15, auteur). Ainsi pour plusieurs, la créolité relève moins du discours ou de ses conceptualisations que des pratiques du quotidien : elle est plutôt un mode de vie qui évoque sans pour autant les saisir entièrement des saveurs, des couleurs, des senteurs, des paysages, des gestuelles, des expressions, un humour, une vestimentaire, une manière d’être en somme. Elle n’est surtout pas une grammaire fixée une fois pour toute, ni un cliché retouché des temps d’antan. « La tradition, c’est ce qui nous fonde, ce sera le bèlè, le tambour, parler créole, manger créole, boire du rhum [rires]… [Mais] c’est extrêmement gênant pour quelqu’un de ma génération qui perçoit ça, sous le prisme du folklore et de l’enfermement… créole… colonial. (…) Créole, pour moi, c’est toute cette scorie un peu coloniale. Ce discours folklorisant et colonial. La “belle créole”… Pour moi, c’est un imaginaire et une imagerie complètement coloniaux. » (Entrevue 4, directrice d’un centre culturel). Ajoutons à ces propos liant créolité à passé colonial l’observation plus que réservée d’un acteur culturel fort lié à la scène littéraire antillaise dans son ensemble, selon laquelle « la question créole pour moi n’est pas un folklore, c’est une question qui m’aide à vivre, qui pourrait m’aider à organiser cette cité créole. (…) [La créolité], donc, c’est un truc pour touristes, pour moi [rire]… » (Entrevue 19, éditeur). On a donc dans ces trois extraits des éléments divers qui se recoupent tous sur une idée partagée, celle de la créolité comme enfermement (« elle est coupée… », « …scorie un peu coloniale », « …un folklore… un truc pour touristes »), d’orientation passéiste, et non comme un plus large espace d’expressions de la vivacité bien actuelle de l’identité culturelle. Il s’agit d’une critique générale rejoignant nombre d’auteurs issus du champ universitaire qui ont mis en question le mouvement de la créolité dès ses premières manifestations (Burton 1993, Giraud 1992, Price et Price 1997, aussi Maryse Condé dans diverses déclarations et écrits, dont Condé 1989, 1995), faisant notamment valoir diverses contradictions entre le discours théorique des créolistes, orienté vers le futur, et la coloration souvent rétrospective de leurs pratiques en matière d’écriture – ce que Burton 1993 et Price et Price 1997 ont respectivement qualifié d’« essentialisme nostalgique », voire de « célébration muséumisante ».
2.2. La créolité comme discours hégémonique
Ensuite, il convient de distinguer entre la créolité comme mouvement littéraire et comme idéologie. La créolité serait devenue une sorte de « terme fourre-tout », voire une « nébuleuse », qui ne veut plus dire grand-chose de particulièrement revendicateur à l’heure actuelle, tous, Blancs créoles (« Békés ») compris se proclamant désormais d’une créolité commune 4: « C’est un terme générique maintenant qui englobe un peu tout, avec beaucoup de confusion entre le concept de départ et aujourd’hui sa diffusion. C’est repris par “Tous créoles”, c’est repris par les autorités d’État, on parle de la créolité comme d’un mouvement, et puis surtout, d’une conception novatrice, ce terme est aujourd’hui appliqué à des folklores… C’est un terme employé pas toujours à bon escient par rapport au projet initial. Donc c’est un terme générique, un peu fourre-tout aujourd’hui. On est en créolité. » (Entrevue 11, libraire). Réflexion en résonnance avec l’observation régulièrement rencontrée sur le terrain selon laquelle, dans le champ littéraire, la créolité s’est désormais instaurée en position de pouvoir disons pour le moins peu partagée (aussi lire à ce sujet la critique de Reno 1998).
Pour nombre d’acteurs littéraires en effet, elle se serait peu à peu instituée en discours dominant, voire hégémonique, permettant peu d’espace au débat. Deux dynamiques de pouvoir se sont ainsi mises en place : d’un côté les créolistes se sont affirmés en rupture avec leurs prédécesseurs, pour constituer un contrepoids à des piliers littéraires comme Aimé Césaire et Édouard Glissant, qu’ils ont souhaité tout bonnement détrôner. Et de l’autre, ils auraient peu à peu presque entièrement occupé le terrain, pour désormais y prédominer. Faisant cela, ils ne se sont pas gagné l’appui des forts influents premiers, tout en étant parfois perçus comme une jeunesse un peu fougueuse tentant d’exister par elle-même. Le philosophe, poète et essayiste Glissant par exemple, ne s’est par ailleurs jamais identifié au mouvement créoliste, préférant parler de créolisation en marche, aux résultants toujours imprévisibles, plutôt que de processus plus achevé5. La démarche rejoint par ailleurs nombre d’observateurs pour lesquels la notion de créolité est un essentialisme qui rompt un tant soit peu avec l’ontologie relationnelle, mobile, de la créolisation qu’elle a pourtant tenté de coopter (voir notamment Bonniol 1993, Chivallon 2018, Mintz 2008, Price 1993). « Quand j’ai lu la Créolité, je sentais qu’il y avait plus des enjeux de pouvoir que de la littérature », commente à cet égard l’éditeur caribéen déjà cité, « C’était un cri d’existence. Donc pour dire dans ce pays natal, je participe à tout ce qui se fait sous le soleil. C’est un cri de jeunes qui avaient du talent et qui voulaient remplacer, mettre dehors, Césaire. (…) Ce sont des gens qui sont éduqués, élevés, dans la tyrannie de cette image de Césaire, qui est une image très puissante, arrive un moment où ils ont voulu renverser cette image. Ce qui est bien ! Pour qu’ils puissent exister, il faut casser cette image… » (Entrevue 19, éditeur). Parallèlement à un tel cri d’existence, on a aussi vu les Créolistes occuper petit à petit des postes de pouvoir montants, dans l’administration politique et universitaire, évinçant leurs opposants et instaurant par le même fait un climat peu propice au débat. Un urbaniste fort proche à la génération des Créolistes, suggèrera par exemple que le mouvement a conduit de nombreuses batailles pour asseoir sa nouvelle influence à l’université et dans l’espace publique plus largement « … là, on s’est enfermé. On en a fait une question de territoire. On en a fait une question de territoire, c’est-à-dire qu’il y avait une espèce de lieu sacré qui gérait ce territoire-là, et ceux qui ne sont pas reconnus par ça on les descend ou on les… En tous cas, donc ceci a créé de la division, une division qui nous a fait beaucoup de tort. (…) Et cette logique des territoires nous a empêché de faire… commun. De faire ensemble. » (Entrevue 21, sociologue urbain). Dans une veine semblable, une romancière dira aussi qu’elle ne peut tout simplement pas parler ouvertement de ce qu’elle pense réellement de la notion de créolité : « Le discours intellectuel officiel ne tourne qu’autour de la créolité. Quand on veut faire une conférence, quand on veut organiser un colloque à la fac, s’il n’y a pas le mot “créolité” dans l’argumentaire, ça ne passe pas », pour ajouter « Mais peut-être que j’ai tort. J’accepte d’avoir tort. [Mais] je veux qu’on en discute… » (Anonyme, auteure).
2.3. Importance exagérée de l’identitaire
Enfin, certains déplorent le fait que l’accent sur le métissage et la diversité tend à déplacer l’attention vers des enjeux d’importance en réalité secondaire. À l’heure actuelle, l’identitaire ne serait pas, ou plus, la question principale, car le métissage est une réalité que peu remettent en question ou investiguent. Aussi, pour nombre d’acteurs littéraires, assumer sa négritude demeure plus important encore. La créolité, en somme, est parfois vue comme un discours inoffensif, qui tend à amoindrir voire pacifier des affirmations autrement plus revendicatives liées au racisme, à la pauvreté ou à la dépendance à la France. Parler de créolité ne « dérange personne », mais pendant ce temps, des questions autrement plus problématiques ne sont pas suffisamment adressées. « [La créolité] c’est une idéologie qui évacue la question de la domination politique, militaire, économique, pour ne penser que la question culturelle. Comme si fondamentalement, c’était ça qu’il y avait à la base. Leur idée, c’est que c’est la domination culturelle qui rend possible tout le reste. Or, c’est évidemment l’inverse. (…) On se réfugie dans la question identitaire », dira un auteur précédemment cité, en ajoutant : « Et ça ne gêne pas, finalement, l’État français. Quand on voit par exemple la plupart des artistes martiniquais, y compris ceux qui revendiquent, [qui] sont financés par l’État, on peut très bien faire une réunion identitaire, revendiquer la logique du tambour, de la langue, c’est financé par le ministère de la culture française. Tant qu’on remet pas en question l’essentiel, la culture, c’est pas gênant. » (Entrevue 2, auteur) En effet, pour de nombreux acteurs culturels rencontrés, si « la culture, c’est pas gênant », c’est que le procédé voile des réalités plus pressantes, du moins pour ces générations qui ne s’identifient plus entièrement au mouvement créoliste. Car malgré ses ambitions fondatrices, il n’a résulté ni par l’indépendance politique qu’il courtisait pourtant de près, ni par la fin des inégalités sociales qui demeurent, créolité ou pas, fortement racisées. En somme, font même valoir certains (dont Daniel 2002 : 595 ou Giraud 1997 : 798), les créolistes semblent s’être inscrits dans une plus vaste mouvance dans laquelle le politique a été réduit à une sorte de cosmétique « souveraineté identitaire » oublieuse de sa pulsion originelle.
3. La Post-créolité : parler d’autre chose ?
Selon bien des acteurs culturels rencontrés, une des plus grandes réalisations du mouvement créoliste est certainement la domiciliation sensiblement mieux affirmée de la Martinique dans sa caribéanité. La deuxième est que la langue créole, et l’identité plurielle, s’imposent davantage comme des évidences qu’il n’y a plus forcément lieu de revendiquer. Plusieurs diront notamment qu’ils se situent entre plusieurs mondes, d’abord Martiniquais, c’est-à-dire à la fois noir et multiple dans l’identité personnelle, mais aussi Français par la citoyenneté ou le statut politico-administratif, et surtout Caribéen par le positionnement géographique et l’identité culturelle au sens élargi.6 Partant de cela, et puisque la question identitaire est assez communément reçue comme n’étant plus une priorité à adresser, d’autre catégories thématiques tendent à être investies. Parmi celles-là, l’affirmation de faire partie d’une génération se situant en dehors de la créolité, qui a « autre chose » à dire, et depuis une multitude d’angles, avec l’accent volontairement prédominant sur l’urbanité, la marginalité, et les « questions sociales », envisagées dans l’expérience subjective, intime et parfois crûe, plus que par un regard objectivant recherchant les grandes lois sociétales à dévoiler. On veut donc, en bref, se libérer des grands récits pour parler de sa propre voix de l’ici et surtout, du maintenant.
3.1. L’individu, « ni père, ni dieu, ni maître »
Tout d’abord, ce qui semble le plus lier les auteurs se situant eux-mêmes dans la relève littéraire, est qu’ils ne souhaitent ni faire partie d’une école, ni parler d’une seule voix d’un désormais improbable projet commun. Entendons à ce propos les extraits suivants issus de distinctes rencontres avec un éditeur, un bibliothécaire, et un auteur déjà cités : « … ce sont des générations qui développent une autre vision de la littérature, qui sont dans une quête nouvelle, cette quête-là ne s’inscrit pas dans les institutions… ce sont des quêtes tellement différentes. Ce sont des gens qui sont complètement en marge… et c’est cette conscience de la marge qui peut-être m’a frappé. […] Et je pense que Confiant et Chamoiseau ont épuisé le folklore martiniquais… Césaire a épuisé la poésie. Donc je pense que ce sont des désespérés. […] Donc ils cherchent les raisons d’être. Ils cherchent leurs propres cadastres. Ils cherchent à créer leur propre territoire, à créer leur propre temps. » (Entrevue 19, éditeur). En écho à ce qui précède : « Il n’y a pas relève… mais des auteurs qui ne s’inscrivent pas dans un mouvement », commentera pour sa part avec une réserve décelable un bibliothécaire qui fut longtemps en charge d’alimenter la collection antillaise de la bibliothèque Schœlcher à Fort-de-France, institution clé de la vie culturelle de l’île, ajoutant aussi que « de mon point de vue, la relève, a pour beaucoup manifesté une distance par rapport à tous ces mouvements-là… » (Entrevue 22, bibliothécaire). « Tous ces mouvements-là » fait certes allusion aux créolistes, dont le propos était central à la conversation, mais aussi à d’autres mouvements de grande influence tels celui de l’antillanité mobilisé par Glissant, de l’américanité chez des écrivains tels Xavier Orville ou Vincent Placoly, sans oublier bien-sûr la négritude, le plus souvent rattachée à la figure par tous suggérée écrasante d’un Aimé Césaire, à la fois écrivain et homme politique incontournable – maire de la ville de Fort-de-France pendant plus de cinquante ans, 1945-2008. Enfin, un auteur, capté en entrevue sur une radio communautaire locale (et dont l’enregistrement nous a été transmis par l’animatrice), résumera bellement cette idée de la désafiliation volontaire des auteurs émergents, et de leur désir d’exprimer individuellement leurs voix : « Aujourd’hui, il y a pléthore de choses à dire…. La parole n’est plus focalisée comme elle l’était sur une parole providentielle. […] Aujourd’hui, ça fonctionne comme ça. Pas de chefs, pas de centre, mais peut-être des idées communes, un partage, qui ne s’inscrit pas dans la durée. C’est ponctuel, et puis on passe à autre chose. C’est incertain. Et puis en même temps, ça avance… » (Entrevue 15b, auteur, traduction du créole).
3.2. La question sociale, la ville et l’intime
Ensuite, soulignons que dans cette « pléthore de choses à dire » évoquée ci-dessus, il serait presque impossible d’identifier des thèmes réellement communs à tous ces auteurs qui veulent bien se reconnaître dans la post-créolité7. Certaines tendances se profilent néanmoins. D’abord, et puisqu’ils estiment ensemble que l’on a déjà plus qu’abondamment parlé de questions identitaires, il y a une sorte de retour au social, aux inégalités, à la marginalité sous toutes ses formes, à l’errance, à l’enfermement, et plus généralement à la souffrance vécue par les laissés-pour-compte de la modernisation rapide qu’a connu la Martinique depuis les années cinquante. Ensuite, et même si les récits cohabitent sans se mêler véritablement, on peut aussi souligner une nette scission entre les écritures « patrimoniales » qui continuent de mettre à l’avant-scène le terroir, le quimbois, la vie rurale, et les paradis perdus d’antan, avec les nouvelles écritures davantage axées sur l’urbain, dans une temporalité bien plus immédiate, proche du plus banal quotidien, et où l’intime semble se dire plus librement. À cet égard, un libraire précité dira : « en fait c’est une interprétation d’univers personnels individuels, mais qui tend à se reconnaître comme échappant à des jougs, comme échappant à des écoles de pensée. Et je crois qu’ils s’estiment comme tel. Et ils revendiquent cette liberté. Ce qui est particulier aussi, c’est que dans leurs écrits il y a une manière de sortir de l’objectivation de l’univers antillais dans leurs personnages. C’est-à-dire que leurs personnages sont remplis de dimensions tout à fait différentes, d’ordre psychologique, en gros, comme si aujourd’hui on avait gagné une compétence à pouvoir parler de nous au présent, et avec toute la richesse, la complexité, de personnages. Ce n’est pas une école de pensée ou il fallait que les personnages aient des fonctions très objectivées, le maitre, l’esclave, etc., pour créer une mythologie, pour créer un univers d’utilité sociale, pour rendre compte du social. Donc les personnages, souvent masculins, étaient nus de toute subjectivité. Aujourd’hui, c’est cette liberté qui nous renvoie à une compétence à appréhender par la fiction des univers très particuliers, très psychologisés, riches, parlant au présent. On sort des romans historiques, on sort des romans fonctionnels. Je le ressens comme tel. En ce sens, on retrouve une forme de liberté. » (Entrevue 11, libraire). Enfin, et peut-être lié à la question de la désaffiliation volontaire quant à toute figure ou école de pensée, nous reste à suggérer que ce qui lie un peu ensemble les écrivains de la relève, c’est aussi le refus de se cantonner à un seul genre littéraire voire plus largement artistique. Fantasia, slam, théâtre, poésie, polar, nouvelle, essai, ou roman narré sur le mode intime, peu semblent se limiter à une seule forme d’expression littéraire. Citons donc en dernier extrait, cette observation d’une actrice culturelle fort impliquée dans la scène littéraire martiniquaise : « Ces gens-là, qu’est-ce qu’ils me disent dans les interviews, qu’ils étouffent, dans cette histoire de genre, qu’ils ont des choses à dire, et que l’organisation actuelle de l’espace littéraire leur pose problème, et qu’ils cherchent à casser cette organisation. » (Entrevue 24, animatrice culturelle). Car, conclura-t-elle en mot de la fin : « déjà Glissant le signalait, [la relève] c’est la difficulté à entrer dans un genre littéraire… ».
Conclusion : identités mouvantes, identités transculturelles ?
Les pages qui précèdent suggèrent en premier lieu que le thème de l’identité culturelle demeure un objet mouvant, jamais parfaitement capturé, seulement approchable par ses multiples facettes. Pour le dire autrement, le simple fait de nommer son identité culturelle semble rarement chose facile, comme peut l’être de s’apposer une étiquette toujours trop étroite pour faire l’affaire. On ne revêt pas forcément une seule identité, et on ne veut pas non plus être réduit à l’une ou à l’autre, voire à l’une contre l’autre. On habite plutôt un monde où elles peuvent toutes être en relation, soit en présences mutuellement constitutives, telle que le suggère la notion de transculturalité (déclinant des travaux d’Ortiz 1940, Imbert 2013, Welsch 1999), que nous avons par ailleurs abondamment explorée dans le contexte des sociétés des Amériques (Benessaieh 2019a, 2019b, 2016). Ainsi, les affirmations reproduites dans le présent texte sont le plus souvent multiples, situationnelles, tout en étant concentriques, avec pour point focal la négritude. Puis parfois par touches successives, les métissages qui semblent s’ajouter à ladite « trame de base », et puis la francité, la caribéanité, voire l’américanité : le tout constituant une sorte d’ensemble vivant à configuration variable, et tout sauf fixe.
La première partie de ce texte s’est donc penchée sur ce thème. Ce qui a été ensuite mis en contexte avec la distanciation notable qui semble se profiler avec l’idée de créolité telle que défendue par tout un mouvement littéraire, mais qui ne serait plus la « question principale » actuelle, selon nombre notable d’acteurs du milieu littéraire, ou culturel au sens large. Cette deuxième partie s’est donc interrogée sur les principales critiques adressées aux créolistes. Enfin, on s’est plus particulièrement intéressé à la Post-créolité, soit les thèmes qui occupent davantage nombre de tous ces auteurs de la relève qui ne souhaitent pas être affiliés à une école ou une autre, et parmi lesquels, l’affirmation identitaire désormais subjectivée, désormais plus individuelle, plus intime, demeure malgré tout signifiante, une fois allégée des grands récits auxquels elle ne veut plus forcément souscrire.