Pratiques éducatives traditionnelles en contexte martiniquais et création d’une identité culturelle

Bernadine Cadrot-Brival

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Bernadine Cadrot-Brival, « Pratiques éducatives traditionnelles en contexte martiniquais et création d’une identité culturelle », Archipélies [En ligne], 9 | 2020, mis en ligne le 20 juin 2020, consulté le 28 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/746

Vivre et grandir dans une société, c’est se soumettre aux différents agents de socialisation. La famille en est un des plus importants. En son sein, la socialisation se fait par des pratiques éducatives traditionnelles qui se traduisent par des valeurs, des normes, des croyances, des représentations orientant et donnant sens aux conduites de chacun. Ce capital culturel formate la construction d’identité de l’individu, le prépare aux règles de vie en société.
L’objectif de cette étude est de poser la question de la pratique éducative traditionnelle, éducation qui participe à la construction de l’identité culturelle. Autrement dit, comment s’effectue la transmission de cette pratique éducative orale ? Et de quelle manière l’individu s’approprie-t-il cette dimension éducative ?
Ce questionnement nous amène à nous pencher sur les pratiques éducatives en contexte oral, et à considérer la problématique de la construction identitaire : entre connaissance et appropriation. Car la connaissance et son appropriation sont des agents essentiels du développement de l’individu.

Living and working in a society requires that one submits to the different agents of socialisation. One of the most important is the family, where socialisation takes places through traditional educational practices. There, values, norms and beliefs are learnt. These are essential elements in the formation of each individual’s character. This cultural richness contributes to the formation of the identity of the individual. It prepares the individual to embrace and appreciate the rules and way of life of a society. The objective of this research is to explore the traditional educational practices, an education that influences the formation of identity. In other words, to what extent are oral educational practices transmitted? How does the individual respond to this dimension of education?
These questions oblige us to evaluate the educational practices as they relate to oral education and its impact on identity formation. It explores the use of knowledge and practice, for knowledge and practice are indispensable in the development of an individual.

Introduction

Cet article porte sur l’observation de la pratique éducative traditionnelle en contexte martiniquais. Il s’agit de mesurer l’influence de la culture orale sur l’identité culturelle. Les notions de culture orale et d’identité culturelle renvoient au processus de socialisation de l’individu, de son développement et de son adaptation à l’environnement. Elles renvoient donc aux représentations de la transmission du patrimoine culturel et aux représentations de l’identité culturelle.

De la transmission, Claude Giraud dit qu’elle est : « Quelle que soit sa forme, très souvent, un enjeu social majeur. Elle a pour effet de recomposer ou de stabiliser un ensemble de positions et de relations » (Giraud 2015 : 15). Mais son action n’est complète que lorsqu’elle : « Etablit une modalité de rapport à l’autre sujet. [Car] transmettre un savoir, des connaissances, c’est reconnaître dans un autre sujet la capacité de savoir ce savoir, de le désirer, de le comprendre, de le développer » (Cornu 2004 : 47).

Les parents transmettent un patrimoine biologique, de même qu’un patrimoine culturel. Ainsi, la manière dont une famille éduque et transmet son capital culturel n’est pas sans conséquence sur le devenir des enfants. L’individu construira son identité selon ce mode de transmission. Car l’homme se définit également par sa culture éducative familiale.

Comme le conçoit Philippe Meirieu, l’éducation est : « Une relation asymétrique nécessaire, provisoire, visant à l’émergence d’un sujet » (1997 : 25). Selon cette logique, l’éducation des jeunes enfants participe d’un processus de socialisation. L’enfant est d’abord socialisé au sein de sa famille, puis à l’école, et cette socialisation s’élargit à d’autres milieux comme l’église, le scoutisme, diverses associations. L’acte de socialisation est défini par le Larousse comme :

Un processus par lequel sont transmises des valeurs et des normes dans le but de construire une identité sociale et d’intégrer l’individu à la société. Elle fait d’un individu un être social, et elle est aussi créatrice de lien social.

La famille reste le premier éducateur des enfants. Celle-ci éduque de manière informelle. L’éducation est basée ici sur l’environnement immédiat et sur des pratiques construites durant des générations, autour desquelles il y a un consensus familial et qui contribuent à la construction identitairo-culturelle de l’individu. Claude Giraud note à ce propos que la transmission : « Inscrit l’enfant dans une double filiation, celle de la vie d’abord, puis celle d’une inscription sociale dans une continuité d’identité » (Giraud 2015 : 14).

Ainsi, cette pratique éducative se compose d’un corpus de savoirs, savoir-faire, valeurs qui sont spécifiques à chaque peuple, et, au sein de ce peuple, à chaque sous-groupe particulier. Ce qui la détermine, c’est qu’elle est surtout centrée sur la transmission des traditions orales, pratiques sociales, rituels, événements festifs, connaissances, usages concernant la nature, l’univers, etc.

La diversité culturelle intrafamiliale se déploie lors des cérémonies de mariage, de baptême, de communion et autres rituels en lien avec l’éducation de l’enfant.

Le savoir traditionnel est inculqué, transmis de génération en génération, de manière souvent inconsciente. Il incite à un comportement spontané qui ne se mesure pas. Y émerge un patrimoine qui est un pont qui relie les générations, étant entendu que ce sont les anciens qui sont les principaux transmetteurs de ce lien. Ce patrimoine tire sa teneur essentielle d’une réserve patrimoniale commune, que Pierre-Henry Frangne (2010) définit comme :

L’ensemble culturel très vaste qui enveloppe les sciences, les langues, les mythes, les institutions humaines ; ensemble qui consiste en une sorte de trésor de l’humanité depuis les débuts de son histoire immémoriale.

Cette éducation se transmet également par tout un corpus de signes qui définit chaque groupe social : mimiques, silences, observations, non-dits, lesquels relèvent parfois des dispositions du secret. Elle est également rythmée par une règle de conduite à tenir : obéissance et discipline. Cette transmission est donc marquée par la sévérité. L’éducation d’antan formait l’individu pour qu’il soit intégré socialement, mais ne favorisait pas le développement de son bien-être psychique et somatique, du fait même de sa nature rigide.

En ce qui concerne la Martinique, son histoire identitaire et culturelle s’est formée sur l’héritage esclavagiste. Ce qui a engendré un peuple ayant une identité culturelle complexe, composite, où le Moi individuel et collectif a dû surmonter perpétuellement la question du qui suis-je ? La société découlant de ce trauma historique est une société dont le patrimoine culturel n’a pu traverser le temps qu’au prix d’abandon, de sélection, de concession, de reconfiguration, mais dont le résultat forme aujourd’hui une culture cohérente, créole.

Notre recherche concerne l’éducation informelle, qui participe à la socialisation et à la formation identitaire et culturelle de l’individu. La société est l’ensemble collectif à l’intérieur duquel les individus se transmettent leur patrimoine. Ce patrimoine culturel est généralement valorisé, mais peut parfois être dévalorisé.

Les questions qui se posent ici sont : Comment l’individu se représente-t-il en tant que sujet détenteur d’un patrimoine culturel ? Dans quelle mesure l’individu a-t-il besoin de ce patrimoine pour la formation de son identité ? A-t-il conscience d’être porteur d’un tel capital et comment en est-il transmetteur ? Comment la pratique éducative traditionnelle contribue-t-elle à l’identité culturelle de l’individu ?

L’hypothèse que nous formulons est la suivante : l’éducation traditionnelle d’antan ne permet pas la construction d’une identité culturelle édifiante de l’individu au sein de la famille et de la société. Car elle se déploie dans un contexte qui ne favorise pas le développement d’un bien-être psychique et somatique du fait de sa nature rigide.

Notre recherche a consisté d’abord en une enquête de terrain de caractère socio-anthropologique, de type qualitatif, interrogeant des hommes et des femmes sur la manière dont ils ont été éduqués en contexte d’oralité. Autrement dit, il s’est agi de comprendre comment l’individu s’approprie et construit son identité culturelle par appropriation de l’éducation intra-familiale et de celle de la société.

Pour ce qui est des entretiens, nous avons utilisé la méthode semi-directive, en laissant parler les interviewés autour des questions posées. Cette méthode permet aux informateurs d’être plus spontanés dans leur récit.

L’échantillon, une dizaine de personnes âgées de 54 à 81 ans, donc éduquée dans des contextes qui ne sont plus ceux d’aujourd’hui, comprenait autant de femmes que d’hommes ; ils ont participé de manière généreuse à cette recherche. Leurs témoignages ont été donnés sans détour, relatant un moment de leur vie, la manière dont ils ont été éduqués. Les informateurs rencontrés vivaient dans deux zones géographiques de Martinique : le Centre et le Sud. Nous avons fait le choix d’interroger en situations rurale et urbaine, et dans des milieux socio-culturels différents, afin de connaître le point de vue le plus représentatif possible de Martiniquais sur le mode d’acquisition de leur culture. Même si cet échantillon a des limites évidentes en raison de son caractère restreint. Ces témoignages nous ont également permis de mieux comprendre comment les Martiniquais des générations de nos informateurs (plus de cinquante ans) s’approprient leur identité culturelle.

Nous commencerons par une caractérisation de l’éducation traditionnelle. Ensuite, il sera question de la double (dé)formation et de l’identité du sujet, familial et scolaire, à partir des données d’enquête collectées.

1. Caractéristiques de l’éducation traditionnelle

1.1 Une éducation collective

L’éducation coutumière est essentiellement une éducation collective et solidaire qui mobilise, parfois sous un même toit, plusieurs générations. Cette éducation participe à la construction de l’identité individuelle à partir d’une transmission orale. Ce mode d’éducation repose, entre autres, sur le spirituel, le conte, le jeu, les devinettes, les proverbes, la valeur de la parole aussi. C’est une éducation relativement rigide.

L’éducation traditionnelle est fondée sur la famille ; l’enfant est pris en charge par le groupe familial, c’est-à-dire la famille au sens large. L’enfant y est très attaché et établit un lien social fort avec les individus de cette famille élargie. Dans la communauté créole traditionnelle, c’est l’entraide et la convivialité qui souvent dominent. Au sein de cette communauté, la vie est très organisée, « reposant sur une structure verticale solide, dont le point d’ancrage réel et affectif est la mère » (Affergan 1983 : 72). Dans cette famille étendue, il y a souvent une personne-ressource, quelqu’un de confiance, reconnu comme ayant force, intelligence, sagesse. Cette personne assure la cohésion de la communauté, « cherchant à perpétuer, animant, et reliant leurs membres par un même sang, et une même vie, conférant aux individus une appartenance » (Erny 1972 : 55). Cette personne détient un savoir-faire qui lui donne de l’autorité, un pouvoir sur les autres membres de la communauté. Pierre Erny rappelle à ce sujet : « Que celui qui sait inspire toujours de la crainte, quel que soit le domaine où s’exerce sa science » (Ibid. : 128).

1.2 Divers outils d’éducation

La parole est au cœur de l’éducation traditionnelle pour inculquer aux enfants des connaissances utiles pour devenir des adultes responsables. L’anthropologue Anne Stamm insiste sur l’importance de la parole dans l’éducation au sein la civilisation négro-africaine (1999 : 129) : « Le jeune africain est façonné par une éducation qui valorise la parole. » Cet enfant voit très tôt « son intelligence et sa subtilité sollicités par les proverbes et devinettes qui s’échangent autour de lui » (Ibid. : 26). Ce poids de la parole et de la tradition orale en Afrique se retrouve dans l’éducation traditionnelle dispensée chez les familles martiniquaises d’antan. Une telle modalité éducative se maintient beaucoup moins dans les familles martiniquaises d’aujourd’hui, mais demeure encore vivante.

1.3 Le conte, le proverbe, la devinette

La tradition véhicule une pensée éducative pédagogique, mais également juridique. Pour la visée pédagogique, elle forme l’homme en lui donnant une ligne de conduite qui est en rapport avec le modèle d’humanité que la société cherche à promouvoir. Et pour la visée juridique, il s’agit, en Afrique par exemple, de dévoiler toutes les décisions prises, tous les arrêtés des différents conseils de la chefferie afin que la communauté se pérennise. Les paroles de sagesse ainsi que les contes font connaître les lois prescrites par la morale et qu’on ne doit enfreindre. En somme, contes, proverbes, devinettes font partie des valeurs transmises dans les sociétés traditionnelles et sont porteurs de messages.

1.3.1 Le conte

Le conte est ce « récit de faits, d’aventures imaginaires, destiné à distraire » (Erny Ibid.). Il fait partie de la culture martiniquaise ; c’est un héritage des aïeux, descendants d’esclaves. Le conte se situe dans un contexte traditionnel car il s’est transmis de génération en génération.

La langue – le créole – est un élément essentiel au conte. S’y adjoignent d’autres éléments : la musique, parfois la danse. Lors des soirées de contes, le visible invite l’invisible dans un moment où les mots sont maîtres, mêlant univers humain et univers animal. Ces mots sont des paroles de vie, de peur, de morale, qui racontent le texte social. Un africaniste dit des contes :

Ils nécessitent une grande mobilité d’esprit pour discerner, sous leur forme condensée, toute la somme d’observation, d’expérience, d’humour, toute la sûreté de jugement qu’ils contiennent, pour évaluer comment les vérités générales qu’ils expriment peuvent s’appliquer à des cas particuliers, car ils ne prennent évidemment tout leur sens que dans le discours qui les véhicule (Erny ibid. : 176).

Quant à Affergan, il observe : « Que la parole y est toujours employée non pas pour le sens qu’elle est supposée transporter mais pour les acrobaties et les feintes (passaj) que les mots permettent entre eux » (1983 : 33). 

Le conte enseigne à l’enfant un certain nombre de connaissances sur son environnement physique et social. De même, les proverbes éveillent l’enfant à la vie en véhiculant des messages affichés ou cachés, et favorisent la socialisation (Erny op. cit. : 176).

1.3.2 Les proverbes

Selon la linguiste Julia Sevilla Muñoz (2000 : 101-102) :

Le proverbe est une parémie qui se caractérise par une thématique générique, un sens idiomatique […] Le proverbe a une thématique générique parce qu’il fait allusion à des faits généraux et atemporels […] Leur portée universelle tient à leur sens idiomatique : cette caractéristique permet l’extrapolation de tout un art de vivre, toute une philosophie.

Les proverbes sont également utilisés dans les contes en guise de précision, d’exemplification, ou bien, au début de ceux-ci, pour attirer l’attention de l’auditoire. Le proverbe est également un moyen d’éduquer et de transmettre la sagesse ancestrale.

Les proverbes sont souvent utilisés et sont encore vivaces, tant dans leur forme que par leur fonction, de conseil, d’avertissement, de demande, d’ordonnance pour fortifier la parole. En quelque sorte, ces parémies rassurent, répondent à une demande sociale, cherchent à régler des problèmes de vie quotidienne. Ainsi, une personne que l’on souhaite réconforter se verra administrer ce proverbe ; « sa ki pou’w, lariviè pa ka chayé’y1.

1.3.3 La devinette

Les devinettes ou Titim sont, tout comme les proverbes, étroitement liées aux réalités spatio-temporelles. Elles contribuent par ailleurs au développement cognitif, tout en étant ludiques.

Tout ce patrimoine littéraire oral constitue une tradition qui crée du lien social, suscite l’humour, le rire, les cris de joie lors d’une réponse trouvée, des jubilations. Il s’y exprime une éthique éducative.

1.3.4 Valeurs et antivaleurs 

Selon Francis Affergan, « une valeur est un devoir d’être » (op. cit. : 118). Qu’en est-il dans la pratique éducative traditionnelle ?

L’éducation traditionnelle ne comporte pas que des valeurs qui édifient l’individu. Elle est aussi axée sur des éléments négatifs, comme ceux qui ne conçoivent pas l’individu « comme un élément autonome » mais comme quelqu’un qui « restera toujours subordonné à ses ascendants », même devenu adulte (Affergan op. cit. : 55).

À propos de la société créole martiniquaise, Affergan écrit que la fréquence des cas où la femme vit seule avec ses enfants confère « un caractère matrifocal à la société » (op. cit. : 72). Dans cette configuration familiale, les aînés secondaient la mère. Il y avait peu de moyens matériels et financiers disponibles. Aussi, ces mères martiniquaises voulaient pour leur progéniture une vie meilleure à la leur et mettaient tout en œuvre pour leur réussite loin de l’Habitation.

Les enfants représentaient l’espoir d’un avenir meilleur pour ces descendants d’esclaves. La réussite sociale passait par la réussite scolaire. Dans cette société rurale, l’école était « la terre de ceux qui n’avaient pas de terre ». Tous n’y parvenaient pas. Les aînés étaient parfois sacrifiés afin de permettre aux plus jeunes d’y arriver.

Un exemple de la valeur attribuée à l’éducation scolaire dans la littérature martiniquaise apparaît dans La rue cases-nègres de Joseph Zobel. L’auteur évoque la vie de trois générations : Man Tine, la grand-mère, travailleuse agricole ; la mère, Dalia, bonne à tout faire chez des békés2 (qui a confié l’éducation de son fils à sa mère) ; et José, l’enfant. Man Tine met tout en œuvre pour sortir sa fille, et surtout son petit-fils, de cet héritage sans issue qu’est la plantation. Son objectif : que son petit-fils soit instruit et qu’il rompe avec la malédiction d’être coupeur de canne.

Le propos de Man Tine est explicite. S’adressant à son petit-fils José, elle lui dit : « Tu auras fini de ramasser de mauvaises mœurs sur la plantation. Tu iras à l’école apprendre un brin d’éducation et à signer ton nom » (Zobel 1984 : 88).

Dans l’esprit de cette femme-courage, pour briser la chaîne de la misère intellectuelle et économique, il fallait s’instruire par l’école. Elle savait cependant que le combat que devait mener son petit-fils exigeait des sacrifices, le dépassement de soi. Et tous, la famille, l’école, l’individu, devaient travailler à la conquête.

2. L’éducation-()formation de l’identité du sujet : la pratique dans les cadres familial et scolaire

La famille et l’école sont les principaux agents de socialisation. L’éducation informelle dans le cadre familial est basée sur l’environnement immédiat et contribue significativement à la construction identitaire et culturelle de l’individu. Son contenu est centré sur la transmission des savoirs de la vie, la reproduction des rites et coutumes familiaux, le tout en contexte sévère. L’éducation scolaire diffère de celle de la famille. Elle relève de l’éducation formelle, organisée par une institution, amenant à une certification, un diplôme.

2.1 Une sévérité héritée

À la question « Comment as-tu été éduqué ? », nos interviewés répondent sans hésitation, avoir reçu une éducation du « temps ancien », ou encore, une éducation traditionnelle. Une telle éducation relevait de la sévérité, parfois de l’humiliation. Ce mode d’éducation était très prégnant dans les sociétés martiniquaise et guadeloupéenne. D’après Dany Bébel-Gisler, « Une partie de la vie de l’enfant se déroule donc entre un cadre familial assez rigide, régi par des règles précises, où les punitions corporelles [étaient] fréquentes » (1993 : 57). Or subir et être soumis à l’autorité des adultes ne laisse pas d’espace à la parole de l’enfant, ne lui permet pas de faire valoir sa personne, sa singularité.

Être parents à la période post-esclavagiste et encore longtemps après, donnait tous droits et pouvoirs sur l’enfant, qui devait être dressé. « Dresser » évoque le fait de « mettre droit » ; on dresse un animal indocile. L’enfant était comparé à un animal. Tout comme lui, il était dressé.

D’après cette vision réifiante de l’éducation, l’intégrité physique et morale de l’enfant n’était pas prise en compte. Il était souvent sanctionné dans la limite du raisonnable. Du fait de la violence que subissait l’enfant, ses sentiments n’étaient pas exprimés mais refoulés.

Idéalement, l’éducation doit permettre à l’éduqué de se développer afin d’optimiser son potentiel en lui donnant les moyens, les outils nécessaires pour apprendre à dominer ses passions, à parvenir à la maîtrise de soi, à prendre des décisions par lui-même afin qu’il exprime sa personnalité. L’éducation accompagne le processus de formation du sujet. Mais celle reçue aux Antilles, « était davantage centrée sur le comportement que sur la personne » (Allaguy-Salachy 1999 : 88).

Les adultes qui pratiquaient cette éducation pensaient que l’enfant nécessitait d’être étroitement contrôlé, qu’ils devaient « le mettre droit », le redresser. Car sa pente naturelle serait se laisser aller à un comportement déviant, de « se tordre » en quelque sorte. Aussi, les enfants d’alors étaient-ils souvent affrontés à la menace : « Mwen key mété’w dwet3 », quand ils avaient un comportement jugé inapproprié.

Quelques témoignages :

Ronald : « J’ai reçu une éducation traditionnelle, c’est-à-dire une éducation sévère, où nous avions la douceur de la mère tout en étant sévère, et la fermeté du père. La mère était douce lorsque le père était là, mais elle était très sévère lorsque le père n’était pas là. À chaque fois qu’on allait chez le voisin sans permission, on prenait une volée4. Tu étais capable de pendre une volée pour un bonjour que tu n’avais pas dit. »

Maude : « Pour moi, manman5 nous a élevés comme dans le temps ancien6, il ne fallait pas faire du n’importe quoi ; en outre, si tu avais mal répondu aux parents, on te tabassait, te fouettait, manman nous lançait ce qu’elle attrapait ; on te mettait à genoux sur une graj7, ou les deux bras en l’air. »

Claire : « J’ai grandi à la campagne, au milieu d’une forêt, nous n’avions que ma grand-mère comme voisine. C’était une éducation centrée sur le travail et la sévérité. Beaucoup de travail. Ma mère nous a élevé à la créole. Nous parlions créole […] Elle nous battait avec toute sa rage. »

Pour deux de nos questionnés, Thierry et Maude, cette rude éducation n’était pas la meilleure manière de procéder :

Thierry : « Pour ne pas être battu, je restais dans mon coin, j’étais renfermé, donc il y a traumatisme. »

Maude : « Pour moi, on peut éduquer sans passer par les coups, on peut parler, discuter, car parfois, les coups n’apportent pas de réponse. »

Ces deux témoins jugent que cette éducation sévère était improductive. Mais deux autres interrogés, Ronald et Marie, élevés eux aussi avec des coups, pensent que l’éducation reçue était meilleure que celle d’aujourd’hui.

Ronald soutient « que l’éducation d’avant était très intéressante », Marie affirme : « Les parents devraient corriger leurs enfants comme avant, aussi sévèrement, il y a trop de laisser aller ». Elle dit encore : « Pour moi, c’est en lui faisant prendre des coups qu’on arrive à former un enfant ». Elle ajoute cependant : « Les coups ne changent pas grand-chose, malgré une éducation très sévère, après, on devient adulte, on fait ce qu’on a à faire ».

Ces derniers approuvent donc cette éducation punitive, la souhaitent même pour la nouvelle génération, qui désormais ne subit plus les coups, ou beaucoup moins. Il y a toutefois chez Marie, une ambigüité : finalement, les coups ne servent à rien.

L’éducation par la violence est un héritage de la période esclavagiste. Les asservis étaient terrorisés par le maître ou ses sbires. Pour obtenir qu’ils « filent droit », c’est-à-dire qu’ils travaillent continument sans être payés, ils recevaient régulièrement le fouet, au besoin jusqu’à la mort, pour l’exemple. Cette pratique a marqué durablement la population martiniquaise, au point d’ancrer la violence dans les conduites éducationnelles.

2.2 Le travail et le jeu

Quelques témoignages

Claire : « Les filles avaient pour tâche le nettoyage de l’intérieur de la maison. Les garçons devaient s’occuper des volailles, des moutons, des cochons. Le jardin, ma mère et les garçons s’en occupaient. Quant aux travaux extérieurs, comme le nettoyage des espaces près de la maison, garçons et filles devaient les faire. »

Maude : « Pour laver le linge, manman allait à la rivière. Et lorsqu’elle ne pouvait pas y aller, les filles y allaient. Quand on allait à la ravine, pendant qu’on lavait, on mettait à sécher ; et lorsqu’on rentrait, maman nous demandait comment ça c’était passé. On pensait qu’on serait bien accueillies. Mais c’est à ce moment-là qu’on te donnait d’autres choses à faire. »

Ronald : « Tu sais, ça m’exaspérait d’aller cultiver avec ma grand-mère pendant les vacances, d’aller faire la récolte de bananes, d’ignames. C’était très dur. Mais je ne pouvais pas cracher sur ça, c’était mon pain.
Mon père avait un bœuf, il fallait lui couper de l’herbe. Je n’aimais pas ça, mais je ne pouvais pas dire non. Le non n’était pas accepté, il fallait obéir, sinon c’était la volée. Et puis c’était ma nourriture, je ne pouvais pas dire non. »

Au sein de la famille, dans des fratries qui pouvaient compter plus d’une dizaine d’enfants, tout le monde participait au travail. Les conditions de vie étaient rudes, chacun savait ce qu’il avait à faire. Ces activités participaient à la formation de l’enfant. Une informatrice, Aline, nous dit :

« Pour les tâches domestiques, je suivais les plus grands, je les regardais faire. Il y avait les grands, les petits, c’est en regardant les grands qu’on a appris ».

Selon Julie Lirus : « Il n’[était] pas du tout rare de voir que les filles ou les garçons aînés aient la responsabilité du foyer pendant l’absence des parents » (1986 : 42).

Outre le labeur, l’éducation de l’enfant se faisait par le jeu, qui l’aidait à développer un certain sens de responsabilité, à faire émerger ses talents, affûter son habilité, sa curiosité, développer son intelligence, son esprit de créativité. Ainsi, l’enfant se préparait à la vie adulte. Le jeu était également un moyen de rassembler les enfants, de conforter la fratrie.

Le jeu est « caractérisé par une attitude active, créatrice, sérieuse, l’obéissance à des règles précises, le goût de l’effort, et le plaisir qu’on y trouve », souligne Pierre Erny (1972 : 131).

2.3 Dans l’école, une violence connivente

En dehors de la sphère familiale l’enfant recevait une éducation formelle à travers l’école. Le sociologue André Lucrèce (1981) fait remarquer qu’idéalement, l’école doit donner à l’enfant une éducation adaptée au milieu où il vit et le préparer à la vie sociale. En Martinique, ce n’était pas le cas.

Certains de nos informateurs, Ronald, Marc, Claire, nous confient qu’ils ont éprouvé un sentiment d’injustice, de peur d’être eux-mêmes, car les enseignants, également, étaient sévères.

Au regard de leurs témoignages, le constat est clair, les enseignants partageaient les mêmes principes éducatifs coercitifs de leurs parents. Rien d’étonnant à cela, car ces pédagogues étaient aussi des descendants d’esclaves qui reproduisaient les contraintes que ces derniers avaient subies. Ils étaient porteurs d’une histoire tragique et représentaient une autorité qui passait par la peur, la référence en matière d’autorité étant celle du maître de l’Habitation.

Ces enseignants n’avaient pas pour mission de développer l’humanité de leurs élèves, encore moins de les aider à s’adapter à leur environnement. Ils se concevaient avant tout, comme des missionnaires de l’assimilation. Leur priorité était d’amener ceux dont ils avaient la charge, lesquels venaient à peine de s’affranchir du système des plantations, à rejoindre le monde officiel et ses promesses de promotion.

Les éducateurs avaient une emprise sur les apprenants et leurs parents. Ils détenaient les clés de la réussite de leurs élèves. L’entreprise était ardue. Aussi, avec l’assentiment des parents, ils usaient volontiers de coups pour y arriver, y compris avec leurs propres enfants. Marc en témoigne :

Quand en CM2 tu avais le père Steph, c’était un enseignant extrêmement nerveux. Son fils était dans sa classe. Eh bien le fils prenait autant de coups que nous, c’étaient des volées de ceinture, c’était la tête sur le tableau.

Recevoir des coups à l’école aussi fort qu’à la maison, témoigne à quel point la violence était dans les deux sphères, familiale et scolaire, une modalité éducative importante.

Mais il n’y avait pas que cela. Des informateurs nous ont confié avoir été délibérément marginalisés par leurs maîtres en raison de leur origine sociale.

Gaston se confie, amer :

Les enseignants disaient aux élèves de famille modeste : ton père travaille dans la banane, tu travailleras également dans la banane. Ton père est maçon, tu travailleras aussi dans le bâtiment.

Pour d’autres informateurs, la discrimination opérée entre les élèves ne dépendait pas seulement de leur condition sociale. Dans un pays où la racialisation des rapports sociaux était aiguë, elle passait également par le phénotype. Ronald déclare à ce propos :

J’ai vécu une sorte de discrimination, on mettait certains élèves devant, ceux qui avaient la peau plus claire, et on mettait les plus foncés derrière. Les plus faibles, on les mettait derrière. Mais tous les élèves de couleur claire, on les mettait devant.

Selon André Lucrèce (1981), avoir une peau claire en Martinique revenait à avoir une peau chapée8. C’était la possibilité d’obtenir une meilleure considération sociale. Une différenciation qui révolte Claire :

Ma tante me disait qu’étant l’enfant la plus foncée dans la famille, sa mère la protégeait. Elle lui disait qu’elle avait une très belle couleur de peau, sachant que les personnes foncées de peau étaient moins bien vues.

Mais cette connivence entre école et tradition sur les plans de la violence et de la discrimination avait ses limites. À un autre niveau, c’était la rupture. L’ascension sociale passait par l’école (elle passe encore par-là) et les parents se conformaient à cette nécessité, quitte à dénigrer tout ou partie leur identité. Mais ce fut souvent en vain car l’opposition était trop brutale pour beaucoup des leurs. L’enfant des classes populaires, en entrant à l’école, se retrouvait brusquement plongé dans un univers qui refusait toutes ses valeurs, rejetait tout ce qu’il savait, croyait, niait ce qu’il était, affirme Dany Bébel-Gisler (1993 : 73).

L’écrivain Patrick Chamoiseau (1994 : 55) met en scène cette opposition de situations :

Le maître, poursuivant son appel, prononça un nom et un prénom sans provoquer de réaction. Il les répéta deux ou trois fois sans plus de succès. Il termina sa liste puis, saisi d’un doute, demanda qui n’avait pas été appelé. Le voisin de banc du négrillon se leva en hésitant-tremblant :
 — Moua, mêssié…
 — Et quel est votre patronyme, mon brave ?
 — Gros-Lombric, Mêssié…
 — Plaît-il ?
 — Gros-Lombric, mêssié…
 — Le maître se rapprocha avec la lenteur des menaces. Il cherchait à déceler quelque ironie désobligeante. Mais il ne vit en face de lui qu’un petit être épouvanté.
 — C’est ainsi, je présume, que l’on vous appelle à la maison et dans les bois avoisinant votre case ?
 — Hein ?… (Chamoiseau 1994 : 55).

Dans cette école française en Martinique, l’élève décrit ici n’est pas un sujet. Il est « un chien embarqué dans une yole »9, plongé dans un univers qui ne lui parle pas. Son identité est remise en cause. Sa culture fait désordre dans ce lieu nouveau où ses repères n’ont plus cours. Loin de son environnement familial habituel, il se retrouve brusquement face à un étranger qui lui demande qui il est. Il découla de cette extranéité imposée, un sentiment d’insécurité, une vulnérabilité, un déséquilibre qui mena le plus souvent à l’échec. Et qui suscita une déception au sein de la famille.

Selon Pierre Erny (2001 : 89) :

Sur le jeune écolier, le jeune collégien, le jeune étudiant, on pouvait ainsi faire peser une attente sociale extraordinaire. Ne pas pouvoir la combler était plus qu’un échec personnel : un échec collectif. Ne pas aller au terme de cette sorte de contrat à peine tacite qui le liait aux siens, c’était inévitablement endurer de leur part reproches et rancœurs.

Pour la réussite sociale, professionnelle et personnelle, pour l’émergence du sujet, il doit il y avoir concours de plusieurs éléments, l’école et la famille d’un côté, qui sont des institutions qui structurent, et de l’autre côté, l’individu. En Martinique, l’articulation de ces éléments fut insatisfaisante.

Conclusion

La culture créole, qu’il importe de connaître, de préserver afin de mieux s’en approprier, est riche de sa diversité. Et ce patrimoine détermine l’identité des Martiniquais. Mais cette culture, comme toutes les cultures, comporte aussi des aspects totalitaires, discriminatoires qu’il convient de pointer. Certains de ses aspects sont si prégnants qu’ils ont gagné la sphère scolaire, pourtant construite contre la culture traditionnelle créole, parce que promouvant une tout autre culture. Et leurs effets se font parfois encore sentir.

La pratique éducative héritée du traumatisme esclavagiste n’est pas propice à l’épanouissement du sujet, qui doit s’assumer et assumer la société dans laquelle il évolue. Des préconisations pour une éducation bientraitante, contre la violence, existent (Ostan-Casimir : 2015), capables de proposer à l’individu des fondements pour édifier une stature de sujet. Car « la conséquence extrême d’une éducation coercitive, c’est la création d’un faux-self » (Allaguy-Sallachy op. cit. : 89).

1 « Ce qui t’est destiné, la rivière ne peut l’emporter ».

2 Blancs créoles. Les békés étaient généralement propriétaires des terres.

3 « Je vais te redresser ».

4 Raclée.

5 Maman.

6 Jadis.

7 Râpe.

8 « Sauvée ».

9 De l’expression créole : « Kon an chien andan an yol », soit profondément mal à l’aise, étranger à l’environnement imposé.

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1 « Ce qui t’est destiné, la rivière ne peut l’emporter ».

2 Blancs créoles. Les békés étaient généralement propriétaires des terres.

3 « Je vais te redresser ».

4 Raclée.

5 Maman.

6 Jadis.

7 Râpe.

8 « Sauvée ».

9 De l’expression créole : « Kon an chien andan an yol », soit profondément mal à l’aise, étranger à l’environnement imposé.

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