L’éducation thérapeutique du patient en contexte créole. Transmission et partage en vue du mieux de l’être

Monique Lahély

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Monique Lahély, « L’éducation thérapeutique du patient en contexte créole. Transmission et partage en vue du mieux de l’être », Archipélies [Online], 9 | 2020, Online since 20 June 2020, connection on 08 October 2024. URL : https://www.archipelies.org/736

Des questions d’ordre socioculturel, psychologique, philosophique, pédagogique, didactique, éthique et aussi politique, conditionnent l’agir des soignants, tant dans leurs missions de promotion, prévention, éducation à la santé, que dans leurs pratiques de soins dont l’essence même est construite dans la relation entre êtres humains.
L’éducation thérapeutique du patient (ETP), définie par l’OMS en 1998 et organisée en France par la loi Hôpital patient santé territoire (HPST) de 2009, n’est pas qu’un acte de transmission de savoirs mais une activité interactive entre deux êtres, l’un ayant une compétence de thérapeute ou d’éducateur et l’autre, un savoir expérientiel que lui confère une maladie chronique et son histoire singulière. Dans cet article, nous présentons une partie d’une recherche qualitative en cours, qui vise à montrer l’intérêt qu’il y a de valoriser la culture du patient, et également d’initier les professionnels de santé au contexte ordinaire du patient – ici en espace créole – afin d’adapter les interventions éducatives. La pathologie (chronique) choisie est le diabète. Les deux espaces créoles explorés sont principalement la Martinique (Méso-Amérique) et secondairement la Réunion (océan Indien), où la prévalence du diabète est élevée et supérieure à la moyenne nationale française. Il s’agira de mettre en valeur et d’inclure les caractéristiques culturelles du patient, dans les interventions éducatives d’ETP. Dans une perspective de développement de l’ETP en Martinique, la contextualisation des « Situations d’Apprentissage ETP » (SA-ETP) et le développement de la compétence culturelle des soignants non créolophones, sont des pistes envisageables, pouvant conduire une culture d’éducation thérapeutique réflexive.

Socio-cultural, psychological, philosophical, pedagogical, didactic and ethical questions impact the behaviours of healthcare workers in the mission of promotion, prevention and health education as well as in their healthcare practices where the focus is the establishment of human relationships.
Therapeutic education of the patient, defined by WHO in 1998, which was legislated in France by the 2009 Public Health Code (HPST) is not simply an act of transmission of knowledge but an interactive activity among healthcare workers, the chronic patient and/or their relations in its ordinary context.
We propose the presentation of a qualitative study in progress which is aimed at highlighting the importance of the valorization of the culture of the patient in therapeutic education – in a Creole context. The chronic pathology chosen is diabetes. The two Creole contexts explored are mainly Martinique (Mesoamerica) and secondarily Reunion (Indian Ocean) where diabetes is prevalent and the average, superior to that of the Hexagon. It aims at the valorization and the inclusion of the cultural characteristics of the patient in the educational interventions of the Patient Therapeutic Education (ETP) in Martinique, contextualizing the learning situation of the ETP (SA-ETP) and developing the cultural competence of non-creolophone healthcare workers.

Introduction

Quand la vie de l’être humain se détériore de manière aiguë ou chronique, on parle de maladie. A contrario, quand elle se déroule de manière harmonieuse, on parle de santé. La maladie est abordée également comme une expérience de souffrance à travers ses impacts sur les diverses dimensions de vécu de l’individu qui en fait l’expérience dans son corps, ses émotions, sa cognition, mais également à travers la redéfinition de ses multiples rapports sociaux (Massé 2008 : 20).

La vocation du thérapeute lui demande de s’investir pour que la maladie ne s’aggrave pas, mais lui demande également de rester aux côtés de celui qui ne guérira point ; c’est-à-dire celui atteint d’une pathologie chronique ou incurable qui le fragilise et le rend plus dépendant de la relation humaine en général et de la relation de soins en particulier. En effet, dans cette relation singulière, cet être-sujet peut dire : « Je ne suis ni ce que j’ai, ni ce que je parais, et pourtant, l’image que les autres ont de moi, qui dépend de ce que j’ai (moi objet), peut menacer l’image que j’ai de moi, qui dépend de ce que je suis (moi sujet) » (Grimaldi 2009 : 64). Comme le signalent Christine Delory-Momberger et Catherine Tourette-Turgis : « Le malade n’est pas un être passif, il n’est patient que sous le regard médical qui fait de lui un objet de soin, assigné à la pathologie dont il est affecté […] Proactif, il fournit “un travail”, il déploie une activité incessante… » (Delory-Momberger, Tourette-Turgis 2014 : 35). Il est acteur de son mieux-être.

Au cours du XXe siècle, le monde de la santé a connu de profonds changements. La loi Kouchner de mars 2002 relative aux droits des patients a produit une évolution notable dans la relation médicale. Elle conduit le médecin, et plus généralement le soignant, à accepter la pleine autonomie du malade, et au malade à assumer cette autonomie en ne se limitant pas à être un simple consommateur de soins. Ce nouveau paradigme trouve aujourd’hui un écho et un moteur nouveaux sous un acronyme de plus en plus répandu : ETP, soit Éducation Thérapeutique du Patient (Klein 2016 : 2). L’ETP, définie en 1996 par l’OMS1 et légiférée en France par la loi HPST2 en 2009, du fait de son caractère indispensable dans la prise en charge des maladies chroniques, continue de faire l’objet de nombreuses recommandations et recherches.

Comment penser la santé sous un angle différent de la maladie ? Philippe Lecorps rappelle, s’il en était besoin, que la santé ne ramène pas uniquement à la dimension biologique du corps. Ce corps est un corps-sujet, un corps-habité, un corps façonné par une culture, par une histoire singulière, un corps qui porte un nom, une identité (Lecorps 2004 : 82). De son côté, Didier Fassin pense que réduire autrui à sa culture, c’est occulter son monde social et ses conditions d’existence (Lézé 2003). Alors que pour le chercheur, l’existence de tout être humain est conditionnée simultanément par les dimensions biologique, sociale, culturelle, politique, économique, environnementale, spirituelle, éthique…, qui constituent son contexte ordinaire.

Ce sont les interactions entre les individus et tous ces contextes que les chercheurs en ETP observent aujourd’hui (Balcou-Debussche 2016 : 154). Notre recherche s’intéresse à la valorisation de la culture dans l’éducation thérapeutique du patient martiniquais, dans le cadre d’une thèse en cours à l’Université des Antilles. Nous avons choisi le diabète comme pathologie chronique à explorer, parce que les taux de prévalence sont plus élevés dans les départements d’Outre-mer que dans la moyenne nationale ; soit en Guadeloupe, 8,9 %, en Martinique et Guyane, 7,7 % et à la Réunion 10,2 %, alors que pour l’ensemble national, ce taux est de 5 %3. L’Observatoire de la Santé de Martinique indique que le diabète constitue une des priorités de santé dans ce département, tant par sa prévalence que par son incidence. Le nombre de diabétiques en Martinique est d’environ 35 000 et chaque année, les services de santé enregistrent 1 200 nouveaux cas4.

Le contexte ordinaire du Martiniquais atteint de cette pathologie chronique, précisément son histoire et sa culture, est le fil conducteur de cette étude qualitative. Le terme de culture est polysémique et les définitions sont nombreuses. Pour poser le cadre d’une approche culturelle, Denise Jodelet se pose trois questions ; Où ? Quelle culture ? Comment peut-elle intervenir ? Elle décrit alors plusieurs modes d’incidence : la culture comme cadre d’interprétation dans une perspective de compréhension, comme cadre symbolique et matériel d’émission des conduites dans une perspective contextuelle, comme élément de structuration des rapports au monde, associant savoirs savants et courants de pensée, et surtout, culture comme lieu d’observation des sujets qui la mettent en œuvre dans leur expérience (Jodelet 2006 : 24).

La Haute autorité de santé (HAS) précise, dans ses orientations pour la mise en œuvre de l’éducation thérapeutique dans le champ des maladies chroniques, qu’aucun patient ne devrait se voir proposer un programme standardisé sans adaptation à ses besoins, à ses caractéristiques et à son contexte de vie. Un programme d’éducation thérapeutique du patient (ETP) se définit comme un ensemble coordonné d’activités d’éducation destinées à des patients et à leur entourage et animées par une équipe de professionnels de santé, avec le concours d’autres acteurs (éducateur en activité physique adaptée, psychologue, etc.). Un programme personnalisé d’éducation thérapeutique est établi en concertation avec le patient. Il prend en compte sa singularité, ses besoins, ses attentes et ses préférences, s’insère dans la stratégie thérapeutique et est ajusté tout au long de la prise en charge. Les actions peuvent être collectives ou individuelles. Dans les définitions et recommandations de l’ETP, sont présentes les notions de : « personne », « d’individu », de « singularité de l’être ».

Pour lutter contre le désert médical dans certains secteurs du territoire, les instances font appel à des médecins de la France métropolitaine, de l’Europe et aussi de pays hors Union européenne. Toutefois, dans un article du National Center for Cultural Compétence (Goode, Jones, Mason 2002), il est noté que le développement de la compétence culturelle chez les professionnels de la santé, permet de répondre aux tendances démographiques actuelles et d’améliorer les résultats de santé et la qualité des soins.

Nous partons des hypothèses que, d’une part, la connaissance de la culture et du contexte ordinaire du patient est indispensable aux soignants et plus largement aux thérapeutes, dans une relation de soin et/ou en situation d’intervention éducative ; et, d’autre part, que dans les activités d’éducation thérapeutique du patient diabétique martiniquais, la valorisation de sa dimension culturelle est essentielle. Au sens où elle doit être rendue visible et surtout ne pas être occultée. 

De ces postulats résultent quelques questionnements majeurs qui serviront de base de réflexion à notre recherche. Aussi nous nous interrogeons sur la formation des professionnels de santé. Elle est considérée comme une didactique disciplinaire, centrée sur une profession, alors que l’éducation à la santé s’inscrit dans un modèle plus systémique, avec une démarche culturelle, didactique, pédagogique, psychologique, sociale, voire organisationnelle, économique et environnementale...

S’il est vrai que, théoriquement, les programmes de formation dispensés aux professionnels de santé recommandent de prendre en charge le patient dans sa globalité, cette globalité intègrerait-elle l’aspect culturel et identitaire de chaque patient ?

Ce questionnement trouve-t-il son fondement dans le fait que cette globalité semble ne pas intégrer les particularités qui font de chaque patient (homme, femme, enfant, adolescent) d’abord un être singulier ?

Cette approche globale dont il est question, s’intéresse surtout à ici et maintenant. Aussi survole-t-elle le passé de chaque patient, autrement dit, ce qui a construit son histoire, son identité, sa culture ; en somme, son identité culturelle.

Cette première considération nous amène à nous interroger sur les approches et méthodes les plus adéquates possibles afin de mieux comprendre, principalement :

  • Qui est ce Martiniquais diabétique ?

  • Comment amener les soignants à prendre en compte l’identité et la culture créole sous-jacente, dans les activités d’éducation thérapeutique qu’ils dispensent aux Martiniquais diabétiques ?

  • Les axes à prendre en compte concernent-ils le contenu des programmes, la didactique, la pédagogie ?

  • En Martinique, le nombre de personnes à faible littératie en santé est important. Quels outils adaptés sont utilisés pour l’ETP des diabétiques martiniquais à faible littératie en santé ?

  • Faut-il construire un module d’apprentissage approprié obligatoire pour les soignants d’une autre culture, qui pratiquent des interventions éducatives et/ou qui élaborent et coordonnent des programmes d’ETP destinés aux patients diabétiques de Martinique ?

L’ETP est à la croisée de plusieurs disciplines que sont les sciences médicales, la santé publique, les sciences humaines, les sciences politiques. Au niveau politique et stratégique, sur ce territoire, il existe un paradoxe entre la prévalence du diabète et le nombre de programmes d’ETP autorisés par l’ARS pour cette pathologie ; soit un programme hospitalier et un programme de ville. Quelles peuvent être les raisons d’un tel écart ?

Sur le plan méthodologique, cette recherche qualitative est menée suivant deux approches ; l’anthropologie comme discipline de base lorsqu’on explore la culture ; et les sciences de l’Éducation, plus particulièrement la didactique, qui s’intéresse, selon Bachelard, aux conditions pratiques de la diffusion du savoir au sein d’une société. L’éducation thérapeutique du patient est un processus qui ne peut se résumer à la délivrance d’une information, fût-elle de qualité. La finalité est aussi l’acquisition et le maintien par le patient de compétences d’auto-soins, de compétences dites de sécurité, de la mobilisation ou de l’acquisition de compétences d’adaptation. À bien considérer, c’est d’apprentissage et de transmission de savoirs de part et d’autre dont il s’agit. Pour Catherine Tourette-Turgis : « On ne transmet aucune connaissance à qui que ce soit sans connaître la personne à qui l’on s’adresse, sans se connaître soi-même et sans engager une part de soi dans cet acte ».5

Les approches ethnographiques basées sur l’analyse documentaire des concepts et notions clés que sont la culture, la culture créole, la santé, la maladie, l’éducation thérapeutique, s’avèrent nécessaires. En effet, l’être humain n’est pas seulement le fruit d’un héritage biologique, il est aussi le produit d’une histoire, d’une culture. Les outils pour l’étude empirique dont nous présentons ici les résultats sont :

  • des entretiens semi-directifs ;

  • des observations participatives de formation-action d’ETP pour des professionnels de santé ;

  • des séances d’ETP en hôpitaux en Martinique, à la Réunion et en cabinet de ville en Martinique.

Les populations interrogées se déclinent ainsi :

  • des professionnels de santé martiniquais et étrangers qui pratiquent l’ETP auprès de patients diabétiques martiniquais ;

  • des professionnels de santé et des responsables de structures d’éducation à la santé et d’ETP à la Réunion.

Le corpus se compose également de diabétiques martiniquais et réunionnais qui ont participé à des activités d’ETP.

Après avoir présenté le contexte de la recherche, la méthodologie et le cadre théorique, consciente des interactions entre maladie, histoire, et culture, nous avons questionné la place que réservent les soignants à la culture dite créole dans les interventions éducatives et thérapeutiques du patient martiniquais. Ensuite, nous partagerons les premiers résultats et les perspectives de cette étude.

1. Contexte de la recherche

Le besoin se situe au niveau de la production de nouvelles méthodes et outils d’éducation thérapeutique à destination des professionnels et des patients, pour une réelle prise en compte des particularités identitaires et culturelles de chaque patient chronique martiniquais, lors des interventions éducatives en ETP.

En Martinique, terrain principal de notre recherche, l’ETP est à ses balbutiements. Les enquêtes réalisées lors de précédentes recherches nous ont conduit à explorer la question de l’ETP sur ce territoire suivant quatre aspects :

  • les stratégies éducatives en milieu hospitalier ;

  • une approche kantienne du concept d’autonomie en ETP ;

  • les spécificités anthropo-culturelles dans la prise en charge éducative des pathologies chroniques ; 

  • l’accompagnement que portent les Agences Régionales de Santé (ARS) aux porteurs de programmes d’éducation thérapeutique du patient sur les territoires français, avec un regard approfondi sur la Martinique.

Cette phase exploratoire révèle que le construit historique du Martiniquais impacte fortement les croyances et représentations qu’il a de la santé et de la maladie. En Martinique, le développement de programmes d’ETP est indispensable en raison du poids des maladies chroniques dans cette région. Ce constat renforce notre motivation pour la poursuite de notre recherche dans deux champs disciplinaires : l’anthropologie et les sciences de l’éducation. D’où notre question : en situation de maladie chronique comme le diabète, comment transmettre aux professionnels de santé les compétences culturelles nécessaires à la co-construction de situations d’apprentissage en ETP (SA-ETP) adaptées au contexte socio-culturel de chaque patient martiniquais ?

2. Cadre théorique

2.1 Culture et créolité

Dans L’éloge de la créolité :

Le processus de créolisation n’est pas propre au seul continent américain (ce n’est donc pas un concept géographique) et […] désigne la mise en contact brutale, sur les territoires soit insulaires, soit enclavés, fussent-ils immenses comme la Guyane et le Brésil – de populations culturellement différentes : aux Petites Antilles, Européens et Africains ; aux Mascareignes, Européens, Africains et Indiens ; dans certaines régions des Philippines ou à Hawaï, Européens ets Asiatiques ; à Zanzibar, Arabes et Négro-Africains, etc. Réunis en général au sein d’une économie plantationnaire, ces populations sont sommées d’inventer de nouveaux schèmes culturels permettant d’établir une relative cohabitation entre elles. Ces schèmes résultent du mélange non harmonieux (et non achevé et donc non réducteur) des pratiques linguistiques, religieuses, culturales, culinaires, architecturales, médicinales, etc. (Bernabé et al. 1989 : 30).

À l’analyse de la littérature de la créolité, Raymond Massé fait remarquer que la définition précitée ne fait pas l’unanimité parce que pour certains, la composante africaine est minimisée. Pour d’autres, c’est le cas de la composante française. Enfin, d’aucuns considèrent que ce sont les cultures africaine et française, et non un melting-pot multiracial, qui seraient à la source de la créolité (Massé 2008 : 90).

Pour Catherine Benoît, cette société créole apparaît comme un métissage sans limites, dont les éléments sont multipliés et les résultantes imprévisibles (Benoît 2000). Cette anthropologue cite Orlando Patterson qui parle de créolisation de synthèse et la créolisation segmentaire. La première tente de réunir les différents segments dans une culture nationale, tandis que la seconde résiste, parce que chaque groupe crée dans la société globale des faits de culture et des rapports sociaux qui lui sont propres.

2.2 Conceptions et croyances en santé et maladie des Martiniquais en contexte créole

Des auteurs, dans leurs études (Armet 1990 : 49, Ozier-Lafontaine 1999 : 77, Massé 2008 : 95) montrent que certaines spécificités, coutumes et pratiques des Martiniquais, résultent des trois siècles de colonisation et de la violence de l’esclavage subis par plusieurs générations. C’est-à-dire, de cette période où Caraïbes, Européens, Africains, Indiens se sont côtoyés avec leurs rituels, leurs usages, leurs croyances différentes les unes des autres. Cette cohabitation forcée a conduit à un maillage de cultures, faisant le socle de la culture créole, avec une hiérarchisation des pratiques culturelles propres au contexte colonial.

Les représentations et croyances qu’ont les Martiniquais de la santé et la de maladie, proviennent également de leur histoire (Massé 2008 : 59). Christiane Bougerol précise qu’en Guadeloupe (et en Martinique), être en bonne santé : « [C’est] avoir la chaleur du corps en équilibre ». C’est-à-dire que l’organisme ne doit être ni trop chaud, ni trop froid mais normal. La normalité correspond ici à la « juste mesure » sans contraire. Cet équilibre est rompu quand le corps passe précipitamment d’un état chaud à un état froid. De même, la thérapeutique suit la loi des contraires : une maladie « chaude » requiert des soins « rafraîchissants », alors qu’une maladie froide demande des soins « réchauffants » (Bougerol 1983 : 14). L’auteur précise que les maux qui ne correspondent pas à la logique du « chaud » et du « froid » sont difficiles à définir et relèvent du malheur, de la malchance, d’agissements occultes de la part de personnes imaginées hostiles et dotées de pouvoirs surnaturels (Bougerol 1983 : 15).

Les aspects pluriels des sociétés créoles, d’origine européenne, africaine, asiatique, indienne et autres, peuvent être liés par moments, en fonction du contexte de leur application. « Séanciers » et « quimboiseurs » héritent leurs pratiques en partie des Africains. Ainsi est né l’univers magico-religieux encore présent aujourd’hui dans la société créole. Les gens ont à leur disposition une grande panoplie de forces. Le sorcier aux fonctions multiples est censé conjurer un sort contraire mais ses prescriptions peuvent jouer un rôle thérapeutique (Léti 2000 : 10).

2.3 Pratiques de soins en contexte créole

2.3.1 Les plantes médicinales

Une des pratiques de la médecine traditionnelle créole est l’usage de plantes médicinales, qu’il s’agisse de feuilles, fleurs, tiges, écorce, racines. Elles peuvent être à la fois alimentaires et thérapeutiques, ou ornementales et thérapeutiques (Benoît 2000 : 130). Celles à usage thérapeutique sont classées en catégories créoles : remèdes (rimèd), bains (ben), protectrices6 (préservatis), mauvaises plantes, bonnes plantes, plantes « montées ». Au pied de cette dernière catégorie, sont déposés les objets maléfiques ou bénéfiques (Benoît 2000 : 146).

2.3.2 Les prières

Souvent, aux autres pratiques thérapeutiques est associée la prière. Dans notre expérience de soignante, nous avons souvent vu des patients faire le signe de croix avant d’absorber un médicament.

La prière est largement utilisée sous forme de neuvaine par exemple, complétée d’offrandes… À titre préventif, certains portent accroché à leur vêtement un petit carré de tissu appelé préservatif – qui leur a été donné par un praticien du surnaturel. L’objectif est d’écarter les maladies. En outre, la prière semble être l’auxiliaire des thérapeutiques traditionnelles qui sont le plus souvent très syncrétiques. Les saints sont invoqués pour obtenir des grâces pour les malades, pour les femmes lors des accouchements, pour les accusés lors des procès… En somme, aux Antilles, les pratiques religieuses et magiques sont mélangées pour profiter de toutes les forces bénéfiques (Léti 2000 : 11).

2.4 L’expérience de l’île de la Réunion

Vincent Dussol, chirurgien7 en exercice durant plusieurs années à l’île de la Réunion, a identifié dans la population des déterminants socioculturels dans le domaine du soin, de la santé et de la maladie. Il affirme que l’ultra-modernité du CHU de St-Pierre, l’expertise, les convictions et les protocoles de soins du corps médical formé aux standards scientifiques de l’Hexagone, peuvent être ébranlés par la composante traditionnelle de la population réunionnaise. L’auteur souligne le fondement anthropologique des Réunionnais, marqué par l’apport des Malgaches, des Africains, des Indiens, d’où sont issues les conceptions, croyances, représentations de cette population dite créole.

Pour lui, les résistances socio-culturelles des soignés réunionnais, ne sont pas le résultat d’ignorance ou de déni de la réalité, mais correspondent à une logique, qui trouve sa cohérence dans une conception de l’homme et de son destin qui lie la personne (sujet) à son corps, à son environnement, à sa famille, au monde des ancêtres, à son histoire (Dussol 2014 : 17).

Il conclut que la fragilité de ces sociétés, d’origines historique, socioculturelle et géographique diverses, se manifeste en contexte de souffrance, de maladie, de malheur, de mort. Dans ces situations, les réponses apportées par le système biomédical occidental se heurtent à la nosographie traditionnelle et aux représentations de ces populations.

2.5 La maladie chronique : une manière « d’être »

La maladie chronique est décrite par Anne Lacroix et J.-Ph. Assal comme une affection de longue durée, non guérissable, ce qui signifie pour son porteur, une perte définitive de sa condition antérieure (Assal, Lacroix 2003 : 18). Sur la planète, en France et aussi dans les départements d’Outre-mer, les spécialistes parlent d’épidémie de maladies chroniques. Ce sont des pathologies que l’on peut soigner mais qu’on ne sait pas guérir : diabètes, obésités, hypertension artérielle, sida, asthme, insuffisance respiratoire, mucoviscidose, myopathie, polyarthrite rhumatoïde, lupus, insuffisance rénale, cirrhoses hépatiques, maladies inflammatoires chroniques de l’intestin (MICI), insuffisance coronaire, insuffisance cardiaque, séquelles d’AVC, troubles musculo-squelettiques, scléroses en plaques, maladie de Parkinson, sclérose latérale amyotrophique (SLA), certains cancers, maladies psychiatriques, maladie d’Alzheimer !... C’est la résultante du vieillissement de la population, des dégâts environnementaux et, paradoxalement, des progrès médicaux (Grimaldi, Caillé, Pierru, Tabuteau 2017 : 7).

Le début d’une maladie chronique représente une rupture avec la trajectoire de vie du sujet qui en est atteint (Albano et al. 2011). En effet, cet état induit la gestion de traitements et de soins quotidiens contraignants, en collaboration avec les soignants médicaux et paramédicaux, sur des périodes plus ou moins longues, voire leur vie durant. Le malade a alors deux maladies : il est malade et il est malade d’être malade (Grimaldi 2013 : 3).

Dans l’article intitulé « Penser le patient comme “sujet” éducable ? », Philippe Lecorps cite Jean Clavreul (1978), pour qui, dans la relation clinique, le malade et le médecin sont absents comme sujets, parce que tous deux assujettis, chacun à sa manière, à « l’ordre médical ». Il évoque également Hannah Arendt (1982) qui comparait « le patient hospitalisé à l’image du « nègre » dans la « communauté blanche », et qui de ce fait perd tous ses droits et dont tous les actes « sont alors interprétés comme les conséquences nécessaires de certaines qualités nègres ». C’est-à-dire, dit-elle, que le patient est soumis, nu, à la violence de la médecine, à celle des examens plus ou moins invasifs, aux logiques de soins parfois indéchiffrables, aux horaires et aux rythmes institutionnels, quand ce n’est pas aux attentions bêtifiantes : « On a bien dormi ? », « On n’a pas tout mangé ? », à l’anonymat, à la perte de l’identité au profit de l’étiquetage clinique. Démuni, il ne lui resterait plus qu’à endurer. En conséquence, la première démarche éducative pour Philippe Lecorps, consisterait à rétablir le patient comme sujet de droit (Lecorps 2004 : 84).

S’appuyant sur sa propre expérience de patient, le philosophe Philippe Barrier dit que, dans la maladie chronique, on est comme déplacé de soi-même, le « moi passé » marche à côté du « moi présent », comme son pitoyable fantôme (Barrier 2014 : 30). Pour rester autonome, ce sujet devra se construire de nouvelles règles. Toutefois, a-t-il toujours les ressources psychologiques, intellectuelles, économiques, culturelles ou existentielles lui permettant de faire face aux contraintes et devoirs que lui impose son état de santé ?

3. Le diabète : une maladie chronique à forte prévalence en Outre-mer

Le diabète est une maladie chronique qui se développe lorsque le taux de glucose dans le sang augmente parce que l’organisme ne parvient pas à̀ produire suffisamment d’insuline ou à l’utiliser de manière efficace. Il existe plusieurs types de diabète dont les principaux sont8 :

  • le diabète de type 1, survenant chez l’enfant ou l’adulte jeune ;

  • le diabète de type 2, survenant généralement chez l’adulte. Ce diabète est la forme la plus fréquente (environ 92 % des cas) et peut évoluer sans symptôme pendant plusieurs années ;

  • le diabète gestationnel, survenant pendant la grossesse.

Il existe aussi des types de diabète plus rares, résultant de conditions spécifiques ou génétiques.

3.1 Des chiffres qui interpellent

Quatrième cause de mortalité en Europe, le diabète tue 1,5 million de personnes dans le monde et 34 000 personnes en France (soit 6 % des décès). Ce nombre ne cesse d’augmenter chaque année. Le diabète a ainsi enregistré une progression de 2,8 % entre 2014 et 2015. 
Il touche aujourd’hui près de 4 millions de personnes en France : si 5,4 % de la population est traitée pharmacologiquement pour un diabète, soit près de 3,7 millions de personnes, 500 000 à 800 000 diabétiques s’ignorent (Fosse-Edorh et al. 2016).

Et rappelons que selon un rapport publié dans le JO du Sénat en date du 30 août 2018, la prévalence du diabète traité pharmacologiquement est supérieure dans les départements d’Outre-mer à plus du double de la moyenne nationale : entre 7,7 % et 10,2 % contre 5 % au niveau national. Cet écart est lié à l’évolution des habitudes de vie : activité physique insuffisante et sédentarité, alimentation déséquilibrée, surpoids et obésité. Une vulnérabilité génétique est aussi évoquée, ainsi que des conditions socio-économiques plus défavorables qu’en métropole9.

3.2 De graves complications

En 2016, en France, 244/100 000 personnes traitées pharmacologiquement pour un diabète ont été́ hospitalisées pour un infarctus du myocarde transmural, 596/100 000 pour un AVC, 805/100 000 pour une plaie du pied, 255/100 000 pour une amputation de membre inférieur et 133/100 000 ont été́ mises sous dialyse ou ont eu une greffe rénale10.

Dans son bulletin épidémiologique hebdomadaire de novembre 2015, à l’occasion de la journée mondiale du diabète, l’Institut de veille sanitaire a publié le taux d’incidence des hospitalisations pour plaie du pied diabétique pour l’année 2013. A structure d’âge identique, quatre régions d’Outre-mer enregistraient des taux d’incidence d’AMI (amputation d’un membre inférieur) très élevés par rapport au taux d’incidence standardisé national : la Guyane (1,6 fois plus élevé́), la Guadeloupe (1,6 fois plus), la Martinique (1,3 fois plus), la Réunion (1,3 fois plus).11

3.3 Des actions préventives et éducatives légiférées

La promotion d’une alimentation saine et d’une activité physique régulière agit sur la prévention primaire du diabète et sur sa prise en charge. Les dispositions nationales sont aussi applicables aux Outre-mer. Plusieurs expérimentations pilotées au niveau national (programmes « Dites non au diabète » chez l’adulte à risque élevé, « Mission : retrouve ton cap » chez les enfants de trois à huit ans à risque d’obésité) impliquent un territoire ultra-marin, la Réunion. En outre, la stratégie nationale de santé a défini deux objectifs propres aux territoires ultra-marins dans les prochaines années, visant à réduire l’incidence du diabète de type 2 et ses complications. Il s’agit de : renforcer le développement des actions de prévention et d’information en liaison notamment avec les services de l’éducation nationale, de l’agriculture, des sports et de la cohésion sociale ; appliquer la réglementation en matière de limitation de la teneur en sucres. Enfin, les Agences régionales de santé sont invitées à mettre en œuvre, dans le cadre des projets régionaux de santé, les stratégies adaptées aux besoins et spécificités de leurs territoires12.

4. L’éducation thérapeutique du patient

4.1 Définition

En 1996, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) région Europe, a donné une première définition de l’éducation thérapeutique du patient :

L’ETP devrait permettre aux patients d’acquérir et de conserver les capacités et les comportements qui les aident à vivre de manière optimale leur vie avec une maladie. Il s’agit par conséquent d’un processus permanent, intégré dans les soins et centré sur le patient. L’ETP implique des activités organisées de sensibilisation, d’information, d’apprentissage de l’autogestion et de soutien psychologique concernant la maladie, le traitement prescrit, les soins, le cadre hospitalier et de soins, les informations organisationnelles et les comportements de santé et de maladie. Elle vise à aider les patients et leurs familles à comprendre la maladie et le traitement, coopérer avec les soignants, vivre plus sainement et maintenir ou améliorer leur qualité de vie.

L’ETP en France est depuis le début des années 2000, une discipline universitaire encadrée par plusieurs diplômes. Une société savante avec une revue scientifique, ainsi qu’une chaire française lui sont dédiées.

La loi du 21 juillet 2009-879 dite HPST13, portant réforme à l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, légifère l’ETP. L’article 84 insère un titre VI au livre 1er du code de la santé publique intitulé « Éducation thérapeutique du patient » (ETP).

L’ETP s’inscrit dans le parcours de soins du patient. Elle a pour objectif de rendre le patient plus autonome en facilitant son adhésion aux traitements prescrits et en améliorant sa qualité de vie. Les compétences nécessaires pour dispenser l’ETP sont déterminées par décret. Les programmes d’ETP sont conformes à un cahier des charges national dont les modalités d’élaboration et le contenu sont définis par arrêté du ministre chargé de la santé. Ces programmes sont mis en œuvre au niveau local, après autorisation des Agences Régionales de Santé (ARS). Ils sont proposés aux malades par le médecin prescripteur et donnent lieu à un programme personnalisé.

4.2 Des paradoxes dans l’ETP

Le professeur A. Grimaldi relève un paradoxe dans ces définitions de l’ETP : « Rendre le patient plus autonome en facilitant son adhésion aux traitements prescrits ». Autonome, mais pas trop, ou plutôt, librement obéissant (Grimaldi et al. 2017 : 281).

« On dit, on le répète : “l’éducation thérapeutique a pour but de permettre au patient de retrouver son autonomie”. S’il doit la retrouver, c’est donc qu’il l’a perdue. Mais en même temps, on souligne qu’il faut respecter l’autonomie du patient. Si l’on doit la respecter, c’est donc qu’il ne l’a pas perdue, ou, du moins pas totalement » (Grimaldi 2013 : 3).

La notion de patient est tout aussi paradoxale. En effet, il lui est demandé de devenir « acteur de sa santé », autonome, responsable, tout en restant un patient alors qu’il n’est pas formé à ces nouvelles postures imposées (Balcou-Debussche 2018 : 356).

La complexité se situe également autour des vocables qui cernent l’ETP ; autonomie, empowerment, pouvoir d’agir ; concepts que nous avons soumis aux points de vue d’acteur de l’ETP, de médecin et de patient.

4.3 Les vocables en ETP conduisant à la participation et au changement des sujets

4.3.1 Autonomie du patient-sujet

Aujourd’hui, le mot « autonomie » est très employé dans la vie quotidienne et dans le langage courant. Beaucoup de spécialistes des sciences humaines et sociales s’accordent à considérer que l’autonomie est devenue une dimension essentielle de la vie sociale contemporaine.

Le docteur Gérard Reach oppose le concept générique d’autonomie de la personne, au concept « d’autonomie thérapeutique » de la personne face à une décision médicale, à un choix concernant sa santé, ce qui modifie un peu le concept (Reach 2007). Dans cette situation, il s’agit d’une personne malade qui vient consulter un médecin, ou d’un soigné qui est pris en charge par une équipe soignante. La question d’autonomie se pose alors du point de vue de la personne en relation thérapeutique avec une autre. C’est-à-dire non seulement que la personne devra être autonome par rapport à elle-même et ses actions, mais elle devra aussi l’être par rapport au soignant, à l’autre qui pourrait lui dicter ses actions ou en prendre le contrôle. Gérard Reach fait remarquer que cette relation binaire peut se complexifier si elle implique d’autres acteurs, comme la famille ou l’entourage du malade, qui peuvent vouloir intervenir dans ses choix.

Pour ce médecin, l’autonomie est une notion relative, variable d’un patient à l’autre, mais aussi, quand il s’agit d’un patient donné, d’un traitement à l’autre, d’un moment à l’autre. Il conçoit l’autonomie comme un état psychologique du « patient individuel » qu’il a en face de lui à un instant donné. Cet état psychologique du patient est plus ou moins développé, plus ou moins désiré, plus ou moins présent et le médecin devra en tenir compte. Il estime que le moment le plus difficile mais le plus important de l’art médical, est celui de savoir apprécier à un moment donné ce que ce patient singulier qu’il a en face de lui, désire réellement ; tout en sachant qu’il peut s’agir d’un « désir d’autonomie ».

C’est ainsi que l’auteur fait un lien entre l’ETP et le principe d’autonomie. Aider le patient à progresser sur le chemin de l’autonomie est l’un des rôles de l’éducation thérapeutique. La question n’est plus de savoir qui décide mais d’apprendre à décider ensemble (Reach 2013).

Philippe Barrier – philosophe et sociologue de l’éducation – est aussi un patient avec une longue expérience de vie avec la maladie chronique. À partir de sa propre expérience de malade et s’appuyant sur une pensée de Georges Canguilhem extraite de l’essai : Le normal et le Pathologique, il a développé le concept « d’auto-normativité du patient chronique », qu’il décrit comme :

Un concept critique qui vise une refonte de la relation soignante, en mettant à jour une potentialité normative individuelle de reconstruction de soi et de son lien aux autres et au monde, au sein même de l’épreuve de la maladie. Il permet de concevoir qu’on puisse être autonome dans une situation d’interdépendance reconnue et finalement consentie (c’est-à-dire passer par l’épreuve de son refus), comme on peut ne pas être autonome au sein d’une liberté totale d’action, incapable de se penser des limites et des exigences.

Ce concept qu’il nomme également « normativité consciente individuelle » vise à ajuster des normes à des valeurs de vie. En effet, avant la maladie, la personne avait ses propres normes de vie singulière. Désormais, elle retrouve le monde des hommes, parce qu’elle s’est retrouvée homme, dans une communauté, dont la maladie est l’occasion de découvrir des préoccupations qu’elle pensait purement intimes et solitaires. Ainsi naît un nouveau sentiment d’appartenance à l’humanité (Barrier 2014).

Pour ce patient chronique, c’est l’écoute attentive et empathique qui facilite la libre expression et le dialogue, ce qui n’a pas grand-chose à voir avec l’interrogatoire médical. Il ajoute que c’est ainsi que le patient pourra, sans doute, découvrir par lui-même que sa maladie, c’est-à-dire essentiellement les exigences du traitement et de la recherche d’un équilibre, ne constituent plus le problème, mais la solution (Barrier 2013). Aussi, l’autonomie du patient n’est pas un but, un horizon vers lequel tendre, elle est un processus sans fin d’autonomisation ; sans autre fin que la fin de la vie même (Barrier 2008).

4.3.2 L’empowerment : des définitions fabriquées

L’importation en France du terme empowerment, s’est faite dans les années 2000 et est entrée dans le vocabulaire du travail social et de la santé.

Une des premières difficultés de l’utilisation française de cette notion est sa traduction. Plusieurs formulations ont été proposées, parmi lesquelles « capacitation », « empouvoirisation », « autonomisation » ou « pouvoir d’agir ». Une seconde difficulté – et un second intérêt – de cette notion, réside dans sa trajectoire, dans la multiplicité des champs où elle est mobilisée, dans les évolutions de ses interprétations au fil du temps et selon les contextes. (Bacqué, Biewener 2013).

Un responsable d’une structure d’ETP nous dit ceci :

Nous ici, on ne parle jamais d’autonomie, on parle d’empowerment. C’est-à-dire, donner vraiment le pouvoir à la personne de se prendre en charge en toute connaissance, et pour moi, c’est la mission première de l’ETP. Puisque l’éducation thérapeutique pour moi n’est pas une fin en soi, c’est juste un outil. Mais la finalité de l’ETP, c’est bien la capabilité du patient qu’on va chercher à développer en travaillant sur les compétences psychosociales, en lui donnant le sens de l’estime de soi, la confiance en soi, etc. Pour qu’il dise : je suis capable de faire.

Pour Isabelle Aujoulat, à partir de son contraire, l’empowerment prend tout son sens. Elle illustre ainsi son propos :

C’est parce que l’individu est confronté́ à une situation ou à̀ un environnement aliénant, qui lui confère un sentiment de perte de contrôle ou qui le réduit à une condition d’incapacité́ réelle (powerlessness), qu’il est amené́ à réagir pour renforcer sa capacité́ et son sentiment de contrôle (empowerment comme processus) ou qu’il est encouragé́ par autrui à renforcer sa capacité́ d’agir (empowerment comme stratégie d’intervention éducative). Ou encore, c’est parce qu’il a transformé́ la situation ou l’environnement aliénant qu’il est devenu un individu capable d’agir, avec le sentiment de contrôler sa vie (empowerment comme résultat) (Aujoulat 2007).

5. Le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités

Le travail social, éducatif et thérapeutique, orienté vers la relation d’aide, vise à accompagner le changement. C’est dans cette perspective que s’inscrit le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités dénommé DPA-PC. Cette démarche est introduite en France il y a une quinzaine d’années.

Brigitte Portal cite le professeur Le Bossé, qui définit le développement du pouvoir d’agir individuel et collectif comme :

Un processus par lequel des personnes accèdent ensemble ou séparément à une plus grande possibilité́ d’agir sur ce qui est important pour elles-mêmes, leurs proches ou le collectif auquel elles s’identifient.

Cette approche s’appuie sur un modèle en quatre axes qui, grâce à leur synergie, renforcent les possibilités d’agir :

  • la construction concrète du problème avec les personnes les plus concernées ;

  • le repérage des acteurs, de leurs enjeux, de leur contexte ;

  • la conduite contextuelle des interventions ;

  • l’introduction d’une démarche d’action « conscientisante ».

Le sujet concerné est acteur du changement et l’intervenant devient personne-ressource ou facilitatrice. Cependant, l’auteur précise que :

Promouvoir le développement du pouvoir d’agir des personnes accompagnées passe au préalable par le développement du pouvoir d’agir des professionnels. C’est-à-dire que le professionnel est amené à changer de posture pour permettre à la personne accompagnée d’opérer un changement dans ce qui est important pour elle. (Portal 2016).

Pour Paul Ricœur, cette approche s’inscrit dans la philosophie réflexive et il la définit ainsi :

Sous le vocable – réflexivité – l’accent est mis sur le mouvement par lequel l’esprit humain tente de recouvrer sa puissance d’agir, de penser, de sentir, puissance en quelque sorte enfouie, perdue dans les savoirs, les pratiques, les sentiments qui l’extériorisent par rapport à lui-même » (Desomer et al. 2017).

5.1 Des compétences nécessaires pour la pratique de l’ETP

L’ETP requiert des compétences de la part des professionnels de santé mais également des patients. La compétence étant « un savoir agir complexe prenant appui sur la modélisation et la combinaison efficaces d’une variété de ressources internes et externes à l’intérieur d’une famille de situations » avec un caractère intégrateur, combinatoire, développemental, contextuel et évolutif (Tardif 2006 : 22).

À ce stade de notre réflexion sur l’ETP, nous nous intéressons aux compétences des professionnels qui la dispensent aux patients en Martinique. Les acteurs de terrain et ceux qui coordonnent les programmes doivent, par le biais de la formation spécifique, acquérir des compétences spécifiques. L’INPES14 a élaboré deux référentiels de compétences, un pour dispenser l’éducation thérapeutique du patient dans le cadre d’un programme, et un autre référentiel de compétences pour coordonner un programme d’ETP. Chacun de ces référentiels est composé d’une liste de compétences techniques, relationnelles et pédagogiques et les compétences organisationnelles (Margat, Naudin, Gwenn 2016 : 85)

Une liste de huit compétences transversales, à acquérir par le patient au terme d’un programme d’EPT, a été établie par les pionniers de l’ETP en France (D’Ivernois, Gagnayre 2008 : 46). Ces compétences dites d’auto-soins, complètent les compétences d’adaptation à la maladie, élaborées par l’HAS et l’INPES en 2007. Ces auteurs précisent que l’acquisition d’une compétence passe par la maîtrise progressive des objectifs qui la constituent.

5.2 La Compétence culturelle : une nouvelle compétence à acquérir pour l’ETP en contexte

5.2.1 Définitions

Elles sont nombreuses. Nous choisissons celle d’Amélie Garneau, pour qui la compétence culturelle est :

Un savoir-agir complexe fondé sur la réflexion critique et l’action par lequel le professionnel de la santé vise à atteindre la capacité d’offrir des soins culturellement sécuritaires, adaptés et efficaces, en partenariat avec des personnes, familles et communautés vivant une expérience de santé (Garneau 2013).

Elle ajoute que la compétence culturelle est complexe puisqu’elle touche les domaines cognitif, affectif, comportemental et environnemental de la personne. Cette compétence implique des savoirs, savoir-être et savoir-faire qui, lorsque combinés adéquatement, mènent à une action intégrée et efficace. C’est la combinaison de tous ces éléments dans une situation donnée qui permet alors de parler de compétence culturelle.

En Suisse et au Canada, des modules de compétences culturelles sont intégrés dans la formation en soins infirmiers. En France, nous avons trouvé deux expériences dans deux IFSI : à l’hôpital Foch à Suresnes (Hervé 2009) et à IFSI de Ste-Marguerite à Marseille (Bellabes, Borschnek, Bouazouz, Chiri, Csinidis, Daubie, Garino, Favre, Nouri, 2009), qui ont élaboré, pour les étudiants en soins infirmiers de 1re année, un projet de formation visant à développer la compétence culturelle de ces étudiants.

5.2.2 La compétence culturelle en soins infirmiers

Ces formateurs en IFSI considèrent la compétence culturelle comme indissociable des dix compétences du référentiel de formation des étudiants en soins infirmiers. Elles montrent que l’approche culturelle permet de : « penser la rencontre de la différence, de se mettre à distance et de relativiser ses propres modèles de croyances. Elle permet de mieux connaître, respecter, tolérer et comprendre l’autre, et permet que celui-ci se sente compris et reconnu en tant que sujet singulier » (Bellabes et al. 2009).

Un travail de Bachelor sur les soins infirmiers en Suisse, conclut que l’approche vers les soins culturellement sensibles, est une perspective démontrant l’intérêt de la culture comme faisant partie d’une des composantes intégrantes du sujet. Il est dans la profession, un avantage de pouvoir s’y intéresser et rendre la discipline infirmière vers une globalisation de la personne et des soins (Guz, Atek, 2012).

Les travaux mentionnés concernent les infirmiers, néanmoins, cette compétence intéresse tous les professionnels impliqués par l’ETP. Amélie Blanchet Garneau cite le National Center for Cultural Compétence, qui affirme que le développement de la compétence culturelle chez les professionnels de la santé permet de répondre aux tendances démographiques actuelles et d’améliorer les résultats de santé et la qualité des soins (Garneau 2013).

5.3 La contextualisation

5.3.1 Essentielle en ETP

Le concept de contextualisation a trait, entre autres, aux relations interactives entre l’enseignant agissant et le contexte (Marcel 2002 : 105). Quatre dimensions concernent le contexte pour le chercheur : l’espace, le temps, la spécificité des pratiques enseignantes, la dimension sociale, et la dimension épistémologique. La contextualisation est essentielle au chercheur pour mener un travail scientifique dans un milieu spécifique.

Ainsi, prenant appui sur les apports des sciences de l’éducation en milieu scolaire, un éclairage nouveau a été porté sur « ce qui se passe en Situation d’enseignement- apprentissage-ETP » (SEA-ETP) en mettant en exergue plusieurs dimensions constitutives de l’intervention éducative – comme praxis – des formateurs en ETP (Ballet 2019).

Dans l’ETP, une entrée par le processus de contextualisation clarifie les pratiques mises en œuvre, prend en compte le cadre situationnel et la capacité des acteurs à mobiliser l’environnement ordinaire du patient (Balcou-Debussche 2016 : 154). Toutefois, cet auteur précise qu’en SA-ETP, les contextes sont multiples ; les contextes de la situation, le contexte ordinaire du patient et le contexte du professionnel. Ce sont les interactions entre les individus et tous ces contextes que les chercheurs en ETP observent aujourd’hui.

5.3.2 La modélisation du concept de contextualisation

De ce constat émerge une modélisation à trois niveaux, comme l’indiquent les schémas ci-dessous. On y voit le niveau macro, le niveau méso et le niveau micro qui sont en articulation, mais aussi parfois en tension (Balcou-Debussche 2016 : 160).

  • Le premier niveau, macro, ce sont les orientations politiques, économiques, les textes ministériels, les normes sociales, les organisations, les outils et modes de communication…

  • Le deuxième niveau, méso, plus restreint, se situe au niveau des territoires et organisations mises en place pour la déclinaison du niveau macro. A ce stade intermédiaire, les patients sont considérés non comme individus mais comme groupes, avec des caractéristiques et besoins spécifiques. Dans notre étude par exemple, il s’agit des patients diabétiques.

  • Le troisième niveau, micro, est plus complexe puisqu’au sein d’un groupe, la singularité de chaque individu est prise en compte. Dans ce troisième niveau, la centration n’est point uniquement sur la maladie mais surtout sur l’unicité de chaque patient.

6. Méthodologie

Il s’agit d’une recherche qualitative et descriptive.

6.1 Outils d’enquête

Cette recherche s’appuie sur la triangulation des recueils de données ; les entretiens semi-directifs ; l’observation participative directe et indirecte ; la consultation de documents comme les programmes d’ETP, les programmes de formation ETP, les lois, décrets, recommandations, les outils utilisés…

6.2 Les populations

  • Des sujets adultes ayant un diabète de type 2 et qui participent ou ont participé à un programme ou des ateliers d’ETP validés par l’ARS ou pas (CHU de la Martinique et de la Réunion et un programme de ville en Martinique : Madin’santé).

  • Des professionnels qui dispensent des ateliers et qui coordonnent des programmes et/ou ateliers d’ETP à l’hôpital et en ville.

  • Des structures et acteurs qui œuvrent dans l’ETP.

  • Des tradipraticiens, herboristes, tisaneurs…

  • Acteurs et animateurs culturels (danseurs de bèlè, yole, aviron…).

6.3 Collecte de données

Les données recueillies au cours des entretiens, de l’observation et de l’analyse de documents pourront être classées par thèmes selon une approche mixte : quantitative par le nombre de fois qu’apparait la donnée ou le critère et qualitative par l’importance, la nouveauté́, l’intérêt, la valeur du thème (Dépelteau 2000 : 297).

6.4 Résultats

6.4.1 Séminaire ETP de l’ARS Martinique

L’ARS Martinique a organisé son premier séminaire ETP en juin 2016. L’objectif était de présenter un état des lieux des programmes autorisés et de réfléchir ensemble sur les axes d’amélioration et de développement de l’ETP dans la région. Étaient présents des professionnels de santé publics et privés, les instances politiques en lien avec la santé, des associations de patients. Nous y avons participé.

La synthèse du séminaire précise, d’une part, que cet évènement a permis de cheminer dans la réflexion au travers des expériences de chacun, et d’autre part, que l’ETP en Martinique devra être au plus près des patients et être coordonnée dans un parcours.

Nous voyons ici afficher le souhait de considérer le patient comme sujet et le mettre au cœur d’un dispositif de soins et de santé.

6.4.2 Peu de programmes d’ETP autorisés par l’ARS Martinique

En vue de l’obtention de notre Master ETP (Lahély 2016), nous avons mené une enquête sur les stratégies d’accompagnement mises en place par les ARS pour le développement des programmes d’ETP en France. L’objectif de cette étude était d’identifier dans les territoires français, les stratégies utilisées par les ARS pour accompagner les porteurs de programmes d’ETP, de l’élaboration du dossier de demande d’autorisation jusqu’à l’évaluation quadriennale, depuis la loi HPST de juillet 2009. Les référents ETP des ARS ont été consultés par questionnaire, onze y ont participé.

En conclusion de ce travail, nous avons noté la nécessité de structurer une politique de santé dédiée au sujet martiniquais atteint de maladies chroniques, mais également d’accompagner les promoteurs de programmes et aussi toute personne ou association impliquées dans l’ETP sur ce territoire. Un financement fléché s’avère nécessaire pour donner un essor au développement de l’ETP en ville et à l’hôpital.

Ce travail pourrait trouver son prolongement dans une étude qualitative des programmes d’ETP dispensés sur ce territoire, au regard du cahier des charges national imposé aux promoteurs, d’après les recommandations de la HAS 2007.

6.4.3 La réalité de l’ETP sur le terrain

Les premiers résultats de notre présente recherche laissent entrevoir, pour la Martinique, une faible prise en compte du contexte ordinaire des patients dans les programmes d’ETP autorisés. Les professionnels de santé transmettent les savoirs et informations suivant un modèle scolaire et universitaire qu’ils ont connu et avec lequel ils ont été formés : explications, démonstrations, questionnements. Les outils classiques sont utilisés : tableau, diapositives, polycopies… L’ETP se pratique le plus souvent en groupe, mais également en individuel.

L’activité physique n’est pas très visible dans les programmes, même si elle est vivement conseillée aux patients. Quand elle est prescrite, elle tourne autour de la gymnastique douce, la marche et les activités de jardinage ou ménagères.

6.4.4 Des empreintes de la culture créole observées chez des patients

  • L’utilisation des plantes médicinales est systématique chez les patients, avec cependant une variation des modes d’administration. Pour exemple, les diabétiques observés lors des ateliers s’échangent des recettes. La cannelle est souvent utilisée, certains en consomment les feuilles, d’autres l’écorce, d’autres la poudre achetée en supermarché. Les médecins avouent ne pas interdire l’usage de ces plantes, pour autant, ils sont peu nombreux à les conseiller ; en raison de la méconnaissance de la pharmacopée locale, mais également de la législation française en vigueur en la matière.

  • Les prières sont très présentes dans les pratiques de soins en contexte créole ; qu’il s’agisse de chaînes de prières15, ou de prières collectives ou individuelles de guérison, en communauté religieuse ou dans l’intimité domestique.

  • Les usages magico-religieux restent en vigueur, mais là-dessus, les patients comme ceux qui en sont les praticiens, quimboiseurs, séanciers16, etc., sont peu loquaces.

Autre constat, les patients interrogés se plient volontiers aux prescriptions de « on ». « On » sous-entend beaucoup de choses, sans pour autant être nommé et identifié. Il importe de savoir que dans les sociétés créoles, l’irrationnel et l’invisible tiennent une part importante dans l’interprétation du malheur et de la maladie.

6.4.5 La langue parlée outil de transmission d’un sujet à un autre

La langue créole est un élément fondamental à la Martinique. En conséquence, deux problèmes se posent aux professionnels non créolophones :

  • le professionnel qui ne comprend pas le créole ;

  • le patient qui ne comprend pas le français.

Toutefois, les professionnels hospitaliers interrogés assurent que, quand ils sont confrontés à cette difficulté, ils se font aider par les collègues créolophones qui assurent la traduction.

Nous avons observé une infirmière martiniquaise qui a longtemps vécu en métropole et parle systématiquement français lors des ateliers ETP. Elle s’efforce cependant de parler créole quand elle s’aperçoit des difficultés de compréhension du patient.

Par ailleurs, nous relevons que l’usage du créole est plus fréquent en milieu rural qu’en milieu urbain. À cet égard, un interne « métropolitain » rapporte que dans le Nord-atlantique de l’île, la population est rurale et parle davantage créole qu’à Fort-de-France, la capitale.

La question du rapport à la langue se pose également pour les médecins d’origine extérieure, « métropolitains » ou étrangers, qui ne comprennent ni ne parlent le créole et qui ne maîtrisent pas non plus le français local. Comment se passe la relation avec le patient ? Ce dernier est-il, dans ce cas, sujet ou objet de soin ?

Une infirmière créolophone déconseille aux professionnels l’usage du « français de France » quand le patient ne comprend pas bien. Elle ajoute qu’on ne transmet pas le même message, de la même manière à « l’agriculteur », aux « gens de la terre », qu’à une personne maîtrisant le français standard.

Un autre médecin créolophone fait remarquer que pour les individus qui ne comprennent pas bien le français, les messages passent beaucoup mieux avec des exemples imagés faisant appel au contexte ordinaire du patient ; mécanicien, plombier, électricien. Néanmoins, certains patients (citadins, paraît-il) préfèrent « parler mal le français », plutôt que de s’exprimer en créole.

Nous remarquons donc que la langue peut être un handicap, aussi bien pour le professionnel que pour le patient. Le créole est un élément de culture laissé par les Caraïbes, les colons européens et les Noirs d’Afrique qui ont façonné la Martinique. Cette langue s’accompagne d’une gestuelle qui complète la signification des mots.

Un chef de service créolophone affirme que dans tous les cas, c’est aux professionnels de parler au patient dans une langue facilitant la compréhension des messages. Pour lui, c’est seulement quand le patient aura compris le message de ce professionnel qu’il passera à l’action. Rappelons que dans l’espace créolophone, le problème de la langue créole reste posé dès qu’il s’agit de savoir, d’apprendre ou de comprendre. C’est bien de transmission, et donc de fondement du sujet, dont il s’agit. Jean Bernabé aimait à dire : « que le sujet […] est dans la langue et la langue est dans le sujet » (Bernabé 2015 : 25). Permettre au patient de s’exprimer dans sa langue, c’est ajouter à la compétence qu’il développe avec sa maladie, sa compétence de patient-expert, sa compétence de sujet. Car :

L’expérience de la maladie engage ainsi un ensemble de processus biographiques qui se traduisent chez le sujet malade par des reconfigurations dans l’image de soi et de son existence comme un mode d’être au monde (Delory-Momberger Ibid. : 15).

6.4.6 Et la compétence culturelle des soignants, qu’en est‑il ?

La maîtrise de la culture locale n’est pas reconnue comme une compétence pour les médecins et infirmiers interrogés. Toutefois, le besoin de mieux connaître cette donne locale est exprimé chez certains, notamment, les professionnels d’origine extérieure, non-créolophones.

Une thèse pour l’obtention du grade de docteur en médecine a été réalisée en Martinique sur Les Profils et motifs d’installation des jeunes médecins généralistes libéraux aux Antilles entre 2010 et 2015 (Marcin 2016).

Cette étude visait deux objectifs ; dresser le profil de ces médecins et recenser les motivations de leur installation. L’enquête a été réalisée par questionnaire téléphonique auprès 56 médecins généralistes primo-installés en libéral en Martinique et en Guadeloupe, entre 2010 et 2015.

Concernant leur profil : 58,9 % des médecins étaient des femmes ; 67,9 % étaient originaires de la France métropolitaine ; 53,6 % d’entre eux ont été internes aux Antilles-Guyane. Près de neuf sur dix avaient assuré des remplacements avant de s’installer, pendant un an en moyenne. L’âge d’installation moyen de ces médecins était de 34 ans. Ils exerçaient majoritairement en groupe (55,3 %), possédaient un secrétariat (64,3 %) et travaillaient 42,7 heures par semaine. Ils recevaient leurs patients sur un mode de consultation mixte. Le facteur « opportunité » était prépondérant dans leurs motivations à l’installation. Leur choix des Antilles était majoritairement justifié par la qualité de vie.

Une autre étude sur les motivations et ressentis du médecin généraliste de plus de 65 ans poursuivant une activité́ professionnelle fait ressortir que ce dernier continue à travailler pour ne pas abandonner ses patients, malgré́ l’envie de partir. Le médecin de famille reste le confident et demeure encore apprécié et valorisé par la population pour sa capacité́ à mettre à̀ l’aise et à connaître parfaitement le patient sur les plans médical et personnel. (Debaes 2019). Elle souligne également la satisfaction qu’évoquent ces médecins quand la transmission d’activité et de la patientèle est aboutie. Aussi, elle considère la transmission comme un facteur stimulant à la poursuite de l’activité et précise : « La transmission laisse le sentiment d’exister, et permet à̀ celui qui transmet de rester dans une dynamique d’apprentissage tout en accomplissant son devoir envers les patients. »

La Martinique est confrontée à un problème de démographie médicale et est amenée de plus en plus à faire appel à des professionnels de santé d’origine extérieure, non créolophones, qui ne connaissent point la culture, l’environnement général du pays. S’il est vrai que ces professionnels apprécient d’exercer en Martinique pour la qualité de vie dont ils bénéficient, l’enjeu est de rendre ces professionnels culturellement compétents afin que leur offre de soins et la qualité de leur relation avec les patients martiniquais soient optimales ou mieux adaptées aux attentes et besoins des patients.

6.4.7 Des activités ETP hors programme

Compte tenu du nombre restreint de programmes d’ETP autorisés. Nous nous sommes intéressés également à d’autres initiatives. Notamment celles d’associations de femmes ayant un cancer du sein. Elles organisent des activités non étiquetées ETP. Néanmoins, ces actions participent, pour les personnes qui en bénéficient, au développement de leurs compétences d’adaptation à la maladie.

Une de ces associations a signé une convention avec un club d’aviron17, et les femmes atteintes de cancers font cette activité physique sous contrôle médical. Les participantes expriment leur joie et avouent éprouver un bien-être physique, et surtout psychologique, qui se traduit par un dépassement d’elles-mêmes. Elles acquièrent aussi de la confiance, de l’affirmation et de l’amour d’elles-mêmes. Nous rapportons les propos d’une des participantes : « Quand je viens ici je m’éclate et j’oublie ma maladie, alors qu’à l’hôpital, on me rabâche tout le temps la même, chose. Pour eux, je ne suis plus une personne mais une malade »

6.4.8 Une expérimentation pour l’analyse des besoins du diabétique en contexte créole

Avec le financement d’une institution privée, nous avons construit et mis en œuvre un module d’ETP de sept ateliers, sur trois mois, pour dix personnes ayant un diabète de type 2. Ce module, construit selon une approche de promotion de la santé, a privilégié les compétences d’adaptation à la maladie pour un mieux-être au quotidien. Le contenu a porté sur l’alimentation, l’activité physique, les plantes médicinales, le bien-être mental. Les intervenants : diététiciennes, psychologue, diabétologue, nutritionniste, ethno-pharmacien, éducateur sportif, infirmières, avaient tous la compétence culturelle locale. Durant les ateliers, une large place était laissée à la culture. Les séances sur l’alimentation étaient animées par des diététiciennes et un nutritionniste, qui ont apporté un éclairage sur les fruits et légumes locaux, notamment leur valeur nutritive, les conseils d’utilisation. L’activité physique était pratiquée en forêt pour la marche, et la danse traditionnelle bèlè18 a été utilisée pour l’éveil du corps. L’atelier plantes médicinales animé par un ethno-pharmacien a montré que tous les participants utilisaient des plantes comme médication. L’atelier physio-pathologie était animé par un diabétologue, une diététicienne et une infirmière. Le caractère innovant de ce module a été la présence d’une psychologue à toutes les séances. Son rôle participatif était de repérer, analyser et accompagner les émotions exprimées ou ressenties au cours des ateliers.

L’évaluation de ce module a montré la satisfaction des participants avec un présentéisme à 80 %, ce qui a valu l’appréciation positive de l’organisme financeur. Outre l’acquisition de connaissances, des liens se sont créés entre participants, qui ont souhaité se rencontrer une fois par trimestre.

Cette première expérimentation, bien au-delà de l’effet découverte et de la satisfaction des acteurs, nous a permis, pour notre recherche, d’observer que les intervenants ont su se dégager d’une perspective strictement médicale, ou de la tentation de la psychopathologisation des comportements de leurs patients. Aussi, dans la continuité de ce nouveau mode d’apprentissage et de transmission conduisant à une autonomie durable, un module de renforcement est programmé à l’attention de ces participants. Ainsi, la modélisation utilisée, loin d’être standardisée, sera appréhendée à partir de la culture et du contexte ordinaire des participants. Un module de suivi et de maintien est envisagé pour la suite.

7. Analyse

La réflexion sur le savoir et le travail d’apprentissage à opérer par le sujet-apprenant, mais aussi par le soignant ou l’éducateur, sont essentiels dans les recherches en ETP.

Le processus éducatif dans le champ de la santé se fonde sur une relation d’aide et concourt au développement durable de cette santé, à travers sa promotion, la prévention de la maladie et le maintien ou l’amélioration de la qualité de vie. Dans cette éducation, tout ne peut être traité que par le biais de la transmission des savoirs. Il importe de comprendre les interactions que le sujet entretient avec lui-même, son histoire, sa culture, avec les autres et avec le monde. L’action d’éducation thérapeutique est plus complexe qu’en apparence, parce qu’elle met en jeu des dimensions invisibles de la relation entre les différents acteurs, ainsi qu’entre les savoirs et les pouvoirs qui y sont liés (Balcou-Debussche 2006 : 99). En effet, l’ETP ne se résume pas à informer et à conseiller, ne se limite pas non plus à un transfert de compétences. L’ETP vise, dans le contexte ordinaire du sujet-chronique, à l’aider à se construire une nouvelle norme de vie, selon son rythme, tout en trouvant un compromis entre les recommandations de la science médicale et ce que lui permet la vie (Grimaldi et al. 2017 : 279).

On l’aura compris, en espace créole, la dimension historique et culturelle a, comme ailleurs, un poids au niveau de la santé, à travers l’alimentation, l’usage des plantes, la pratique du créole, les croyances religieuses, magico-religieuses, certaines activités traditionnelles... L’ETP des patients diabétiques ne peut donc, ici comme ailleurs, en faire l’économie. Majoritairement, les professionnels de santé interrogés reconnaissent qu’une connaissance holistique du patient, dans son environnement socio-culturel, facilite la relation et la prise en charge dans un contexte de maladie chronique.

Conclusion et perspectives

Conscients des interactions et enjeux qui existent entre santé, culture et société, nous avons à travers ce travail tenté d’amorcer une réflexion sur l’éducation thérapeutique du sujet diabétique en contexte créole. C’est-à-dire dans une société qui unit différents segments ethniques et culturels dans un creuset dont la continuité est ébranlée par diverses assimilations mais qui résiste à travers ses faits de culture et ses rapports sociaux.

Le choix de la pathologie chronique a porté ici sur le diabète en raison de sa forte prévalence en Martinique et la nécessité de créer, d’innover pour le développement de méthodes et d’outils d’éducation en santé spécifiques au contexte créole.

Assurément, le programme d’éducation en santé doit permettre aux sujets de se reconnaître dans les catégories du savoir médical, mais également leur offrir la liberté nécessaire de s’affirmer comme sujets autonomes par la formation (Klein 2010 : 25 ; Delory-Momberger Ibid.). La finalité de l’ETP, basée sur la transmission réciproque de savoirs scientifiques des thérapeutes et de savoirs expérientiels des patients, est de participer à la constitution de sujets autonomes. Ce résultat est possible mais on ne peut faire l’économie de comprendre les perceptions qu’on les Martiniquais de leur santé. L’anthropologue martiniquais Louis-Félix Ozier-Lafontaine (1999) affirme que dans le domaine de la maladie en société créole, une place importante est laissée à l’irrationnel. Il évoque trois registres dans l’univers du quimboiseur : le registre de l’imaginaire, le registre symbolique et le registre de la réalité. De fait, les pratiques magico-religieuses sont omniprésentes dans les soins, encore aujourd’hui, même si elles ne sont pas évoquées de manière explicite. Elles sont donc à intégrer dans une thérapie culturelle des patients concernés.

La diversité culturelle entre soignant et soigné, entre éducateur et éduqué, n’est pas un phénomène nouveau. La nouveauté réside dans la place que le législateur accorde depuis une vingtaine d’années au sujet malade dans la chaîne de soins en santé. La mosaïque des cultures est à incorporer dans l’agir des soignants. D’autant qu’en situation d’apprentissage d’ETP, les contextes sont multiples : les contextes de la situation, le contexte ordinaire du patient et le contexte du professionnel. Ainsi, le développement de la compétence culturelle des soignants, des thérapeutes, des éducateurs, peut venir en complément des compétences requises pour dispenser et coordonner l’ETP. Parce que la compétence culturelle vise à̀ offrir des soins adaptés, opérants, qui prennent en compte la diversité́ des contextes sociaux, historiques, politiques, économiques qui répondent aux priorités locales et aux besoins spécifiques des patients, familles et communautés.

Enfin, une nouvelle voix est celle du modèle du « praticien réflexif ». Alexandre Klein cite Donald Schön, qui est à l’origine de travaux sur les stratégies d’apprentissage réflexives par la pratique. Pour Schön, la réflexivité du praticien engendre une modification des comportements des sujets à qui il s’adresse. Ce modèle s’applique donc parfaitement aux interventions éducatives en santé publique, qui visent à favoriser l’adoption de comportements de santé. L’éducateur devra donc, faire acte de réflexivité, pour appeler l’éduqué à faire de même (Klein 2010 : 52).

Les perspectives de cette étude visent la construction d’un programme d’interventions éducatives contextualisées qui prendra en compte la culture, mais également la capabilité de chaque sujet participant. Un autre projet prévoit l’élaboration d’un module de formation conduisant à la compétence culturelle des soignants, éducateurs et thérapeutes amenés à accompagner, éduquer, soigner les Martiniquais. Ces deux projets19 en prenant appui sur un modèle faisant appel à des pratiques réflexives, permettraient, en situation d’éducation thérapeutique, au professionnel et au patient de partager leur champ de savoir et d’agir, pour une transmission mutuelle dans le but de préserver leur statut de sujets libres.

1 Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), l’éducation thérapeutique du patient vise à aider les patients à acquérir ou maintenir les

2 La loi HPST (hôpital, patients, santé, territoires) définit une nouvelle organisation sanitaire et médico-sociale qui vise à mettre en place une

3 URL : <www.senat.fr/questions/base/2018/qSEQ180505272.html>.

4 Source : Observatoire de la santé de la Martinique.

5 URL : <https://www.touretteturgis.wordpress.com/2009/03/22/le-statut-particulier-des-savoirs-a-transmettre-en-etp/>.

6 Elles protègent des esprits des morts et des « malfaiteurs ».

7 Vincent Dussol est anthropologue et chirurgien urologue au Centre Hospitalier Régional de Saint-Pierre de la Réunion.

8 International Diabetes Federation. (2017). Atlas Du Diabete. URL : <http://www.diabete.qc.ca/fr/comprendre-le-diabete/ressources/documents-utiles/at

9 URL : <http://www.senat.fr/questions/base/2018/qSEQ180505272.html>.

10 International Diabetes Federation (2017). Atlas Du Diabete. URL : <www.diabete.qc.ca/fr/comprendre-le-diabete/ressources/documents-utiles/atlas/>.

11 URL : <http://www.santepubliquefrance.fr/maladies-et-traumatismes/diabete/documents/magazines-revues/bul

12 URL : <http://www.senat.fr/questions/base/2018/qSEQ180605507.html>.

13 La loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, a mis en place les

14 Institut National de Prévention et d’Éducation pour la Santé.

15 Prières qui circulent entre des personnes pour demander des intentions de prière ou participer activement à une même cause, par leurs propres

16 Représentants, entre autres, de l’ethnomédecine traditionnelle, capables de décoder de qui vient le mal, et dont on recherche l’efficacité́ magique

17 L’aviron est un sport quasi-complet puisqu’il fait travailler pratiquement tous les muscles : membres supérieurs, membres inférieurs, abdominaux

18 Fondement de la culture martiniquaise, le bèlè est un art complet de la parole, du rythme, de la musique et de la danse.

19 – Un programme d’ETP pour diabétique de type2 martiniquais, avec une accessibilité pour les patients à faible niveau de littératie en santé.    –

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1 Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), l’éducation thérapeutique du patient vise à aider les patients à acquérir ou maintenir les compétences dont ils ont besoin pour gérer au mieux leur vie avec une maladie chronique. Elle fait partie intégrante et de façon permanente de la prise en charge du patient.

2 La loi HPST (hôpital, patients, santé, territoires) définit une nouvelle organisation sanitaire et médico-sociale qui vise à mettre en place une offre de soins graduée de qualité, accessible à tous et satisfaisant l’ensemble des besoins de santé. Elle a été promulguée le 21 juillet 2009.

3 URL : <www.senat.fr/questions/base/2018/qSEQ180505272.html>.

4 Source : Observatoire de la santé de la Martinique.

5 URL : <https://www.touretteturgis.wordpress.com/2009/03/22/le-statut-particulier-des-savoirs-a-transmettre-en-etp/>.

6 Elles protègent des esprits des morts et des « malfaiteurs ».

7 Vincent Dussol est anthropologue et chirurgien urologue au Centre Hospitalier Régional de Saint-Pierre de la Réunion.

8 International Diabetes Federation. (2017). Atlas Du Diabete. URL : <http://www.diabete.qc.ca/fr/comprendre-le-diabete/ressources/documents-utiles/atlas/>.

9 URL : <http://www.senat.fr/questions/base/2018/qSEQ180505272.html>.

10 International Diabetes Federation (2017). Atlas Du Diabete. URL : <www.diabete.qc.ca/fr/comprendre-le-diabete/ressources/documents-utiles/atlas/>.

11 URL : <http://www.santepubliquefrance.fr/maladies-et-traumatismes/diabete/documents/magazines-revues/bulletin-epidemiologique-hebdomadaire-10-novembre-2015-n-34-35-journee-mondiale-du-diabete-2015.-suivi-du-diabete-et-poids-de-ses-complications-s>.

12 URL : <http://www.senat.fr/questions/base/2018/qSEQ180605507.html>.

13 La loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, a mis en place les agences régionales de santé (ARS).

14 Institut National de Prévention et d’Éducation pour la Santé.

15 Prières qui circulent entre des personnes pour demander des intentions de prière ou participer activement à une même cause, par leurs propres prières. Les chaînes de prières peuvent être organisées par des communautés de religions thérapeutiques : pentecôtisme, Renouveau charismatique, etc. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00078166/document

16 Représentants, entre autres, de l’ethnomédecine traditionnelle, capables de décoder de qui vient le mal, et dont on recherche l’efficacité́ magique, symbolique et prescriptive permettant de subjuguer les maux psychiques causés par le mal. https://www.cairn.info/revue-histoire-monde-et-cultures-religieuses1-2009-4-page-27.htm

17 L’aviron est un sport quasi-complet puisqu’il fait travailler pratiquement tous les muscles : membres supérieurs, membres inférieurs, abdominaux, lombaires… Sport d’endurance, il ne présente que des avantages pour l’appareil cardio-vasculaire : il régularise ou fait baisser la pression artérielle, abaisse la fréquence cardiaque et améliore le rendement énergétique.

18 Fondement de la culture martiniquaise, le bèlè est un art complet de la parole, du rythme, de la musique et de la danse.

19 – Un programme d’ETP pour diabétique de type2 martiniquais, avec une accessibilité pour les patients à faible niveau de littératie en santé.
    – Co-construction d’un module de formation pour l’initiation à l’anthropologie et la culture martiniquaise, à destination des soignants qui méconnaissent l’histoire et la culture des patients à qui ils prodiguent des soins.

Monique Lahély

Université des Antilles, monique.lahely@orange.fr

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