Le sujet marron dans le conte […] est symbole d’intelligence et il brille surtout par son inventivité […]. Il apprend au contact de la nature et de son observation, à contourner les dangers immédiats et à affronter les armes les plus redoutables.
Jean-Georges Chali (2014 : 394)
Introduction
Le concept d’oraliture se décline en créolité sous deux principaux genres : les contes et les proverbes. Apprendre un conte ou un proverbe n’est pas seulement une activité pédagogique ; le conte ouvre le champ à plusieurs disciplines et sujets de réflexion. Quant au proverbe : « Parole issue du fond de la mémoire, espace de liberté, il a servi de thérapie à des hommes qui, en dépit du malheur, cherchaient un sens à l’existence » (Belaise : 2006). Ces deux genres littéraires sont issus d’un contexte historique fondé sur des pratiques qui trouvent sens selon les croyances d’un peuple ayant subi le traumatisme de l’esclavage.
Ainsi, l’éducation traditionnelle est fondée sur les traditions des ancêtres, transmises de génération en génération. Ce type d’éducation, pratiquée depuis l’époque précoloniale jusqu’à présent, « est essentiellement collective, fonctionnelle, pragmatique, orale continue, mystique, homogène, polyvalente, est intégrationniste » (Mungala : 1982).
Dans le contexte créole, l’expérience de la tradition orale a une portée historico-culturelle. Évoquer l’histoire de l’oralité dans cette région, c’est s’interroger sur ses dimensions socio-économique, sociopolitique, socioculturelle. Cette oralité a des traits particuliers. Elle s’est construite autour d’une langue, aussi créolisée que la culture dans laquelle elle s’insère. Chacune des îles à ses spécificités, et Sainte-Lucie garde une particularité assez riche sur ce point, car la pratique de l’oraliture continue, malgré son recul, à contribuer à la formation de la culture du pays.
On peut approcher de deux façons l’éducation orale. Elle peut être considérée comme un moyen de transmettre un savoir, un savoir-faire, une technique, mais elle peut représenter aussi la véritable parole du message qu’elle veut transmettre. Il s’agit maintenant de situer tout cela dans un système formel qui est celui de l’école. Parler de l’éducation traditionnelle dans un système formalisé, c’est dire la littérature orale dans le contexte scolaire. Les deux, en fait, ne sont pas opposés.
De cette réflexion émergent plusieurs questions. La littérature traditionnelle, qui faisait partie du vécu de la culture caribéenne, est-elle devenue obsolète ? Autrement dit, quel impact a-t-elle encore sur la société contemporaine ? Quelle est sa validité pour le système éducatif contemporain ? Quelle est la valeur éducative des contes et proverbes dans la pédagogie ? Qu’en est-il de la formation des « élèves-sujets » par ce biais éducatif ?
Nous émettons les hypothèses suivantes :
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l’éducation traditionnelle continue à occuper une place notable dans la société contemporaine ;
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l’éducation traditionnelle participe à l’éducation formelle ;
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la littérature orale, tels que les contes et proverbes, est un des outils dans la formation des valeurs morales et de la subjectivation ;
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les contes locaux et les proverbes aident à l’acquisition de l’écriture et de la compréhension chez les enfants.
Cet article cherche à démontrer l’importance de la littérature orale pour la société post- traditionnelle. Le cas de Sainte-Lucie sera exploré. Cette littérature sera également étudiée à travers les réponses d’informateurs obtenues lors d’une enquête récente portant sur l’état de la littérature orale dans la société et dans le système éducatif. Onze professionnels de l’éducation et de l’animation socio-culturelle ont été interrogés et trente entretiens aléatoires ont été menés pour cette enquête1.
Quant à l’idée d’intégrer l’éducation traditionnelle dans le système formel, nous allons l’analyser à travers un travail de terrain mené dans des écoles ; ces enquêtes témoignent de la valeur qu’on peut attribuer à la littérature orale au sein de l’éducation formelle. Un échantillonnage concernant deux écoles a été utilisé : un groupe d’élèves sous performants, âgés de dix ans, dans une école pour garçons d’une zone urbaine, et un groupe d’élèves âgés de dix ans, avec des niveaux et compétences variées, dans une école pour les deux sexes en milieu rural. L’intérêt était de mesurer l’efficacité de la littérature orale dans l’éducation formelle, à travers des variables : sexe, location géographique, âge, compétence académique. Dans les classes sélectionnées, l’utilisation des contes et des proverbes est devenue vivante.
L’article commence par situer la littérature orale caribéenne dans le contexte de la société créole, en évoquant le cas de Sainte-Lucie. Il décline le contexte historique de ce genre littéraire en mettant l’accent sur le conte traditionnel et l’utilisation du proverbe. Puis il souligne l’importance de la langue créole dans ce genre.
La littérature orale est un sujet qui intéresse la société contemporaine. Cet intérêt sera mis en lumière en exposant la valeur potentielle de ce genre littéraire informel dans l’éducation formelle, plus particulièrement à travers l’enseignement pratique.
1. La littérature orale dans les sociétés créoles contemporaines : le cas de Sainte‑Lucie
1.1 L’émergence de la littérature orale à Sainte‑Lucie
Dans sa pièce de théâtre Ti Jean and his brothers (1970), le poète et dramaturge st-lucien Derek Walcott, rend vivant le fond culturel local issu de cette oralité. Le héros de cette pièce témoigne des qualités et du courage du peuple qui l’a produit. Il est fidèle aux coutumes, croyances de ses ancêtres et à un héritage qui le prépare à affronter des situations difficiles. Comment un jeune peut-il faire face à la vie avec pareille audace ? La réponse provient sans doute en partie de ce legs transmis par les « sujets marrons » dont parle Jean-Georges Chali (op. cit.).
L’époque esclavagiste est considérée pour son impact sur la formation de la société st-lucienne. Dans la société africaine traditionnelle, les pratiques socioculturelles sont fondées sur une dimension communautaire. Ce sont des moments où le groupe se rassemble pour partager. L’homme a besoin d’une société pour survivre et de communiquer pour se constituer en société. Chaque société s’exprime d’une façon unique, selon ses coutumes et traditions. Par coutumes et traditions, nous entendons un ensemble d’idées de mœurs, de doctrines, de pratiques, techniques et attitudes transmises de génération en génération. L’usage de raconter des contes et histoires, ainsi que la diffusion de proverbes, vise à établir un équilibre dans les comportements des individus au sein de la société. C’est probablement dans cet esprit que les groupes d’esclaves fugitifs vivaient dans leurs cachettes des forêts de Sainte-Lucie et tentaient d’y faire communauté.
1.1.1 Lieux de formation de la littérature orale : topos créationnel
Beaucoup de St-Luciens considèrent la forêt comme le lieu de naissance de leur littérature orale. L’intérêt d’une telle littérature est donc aussi de nous inviter à découvrir l’habitat de ceux qui l’auraient forgée. La forêt est le lieu de prédilection des marrons st-luciens, du début de la colonisation jusqu’aux premières décennies du dix-neuvième siècle. La déshumanisation et la néantisation subies par les esclaves de l’habitation-plantation, provoquèrent une révolte parfois exprimée à travers le marronnage.
Cachés dans les « grands bois » de l’intérieur de l’île, ces hommes et femmes étaient marqués par la créativité de leurs ancêtres africains. Ils ont raconté des contes et contribué à faire du proverbe le langage de la sagesse quotidienne de leur nouvelle condition. C’est l’avis de Rhykki Alexander, spécialiste de l’éco-agro-tourisme que nous avons interrogé : « […] forè-a sété an koté ki té enpotan anchay an lav i sé moun lan […] ni lien ant forè-a ek tout sé litérati oral-la, oral litterature, nou ka fè an Sent-Lisi. »2
Mais l’environnement qui a construit le conte créole est aussi et surtout celui de l’Habitation esclavagiste.
Il ne faut pas oublier, en effet, que ces contes ont été construits ou transposés pendant l’époque esclavagiste et coloniale et qu’ils peuvent, de ce fait, être considérés comme une réponse à une situation contraignante de domination (Jardel 1977 : 5).
Dans ce contexte, la parole est pour les esclaves l’outil principal de communication et de socialisation : les contes, les devinettes, les proverbes témoignent de la sagesse du vivre ensemble en contexte de réification et représentent des éléments fondamentaux de cohésion sociale :
La parole est considérée comme une puissance mystérieuse et participante du dynamisme de l’être. Grâce à l’oralité, on s’implique, on vibre au rythme de ce qu’on voit, de ce avec quoi on est en présence (Munyanji 2002 : 18).
1.2 Les contes et les proverbes
Marcel Mauss constate, dans son Manuel d’ethnographie, « que dès qu’il y a effort pour bien dire, et pas seulement pour dire, il y a effort littéraire » (1947 : 97). Le conte st-lucien rentre dans cette définition. Historiquement, il était un lieu dynamique où la créativité du conteur dominait l’ambiance du soir. Comme si, dans la logique du Martiniquais Aimé Césaire, qui a été « la bouche de ceux qui n’ont pas de bouche », le conteur devenait le porte-parole du peuple. Cette parole était produite avec un rythme particulier, éventuellement accompagné de musique, tout en gardant l’importance du message à diffuser.
Le message du conte est souvent centré sur les problèmes, les comportements des membres du corps social. Il contribuait à former les individus pour qu’ils soient en mesure de distinguer le bien du mal. Il existe à Sainte-Lucie trois grandes catégories de contes :
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les contes pratiqués lors de soirées de socialisation ;
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les contes de veillée ;
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les contes pédagogiques, plus adaptables aux enfants. Moins rigides que les contes des adultes, ces contes éducatifs ont la même fonction de créer un code de comportemental.
Ces contes sont de différents sous-types : les contes d’animaux, les contes merveilleux, les contes du diable, les contes facétieux, les contes étiologiques, les contes de mensonges. La morale, à la fin d’une majorité de contes, prend la forme d’un proverbe, qui est considéré comme parole de sagesse, langage des ancêtres.
1.3 Les proverbes st-luciens
Lè ou ka tann gwan palé, ouvè zowèy ou : « Quand tu entends les vieux, ouvre tes oreilles » (car les paroles qui sortent de leur bouche sont propos de sagesse). Si les anciens sont parfois considérés comme illettrés en raison de leur incompétence en lecture et écriture, leur perspicacité est jugée tout autrement.
Par ailleurs, si le langage est défini comme un moyen de communication par l’utilisation d’un ensemble de codes et de normes qui permettent de construire l’être humain comme être social ; le proverbe s’inscrit parfaitement dans cette définition, comme le signifie Jean-Pierre Munyanji (op. cit.). Car le proverbe met en scène la réalité et ses conséquences vécues par le peuple.
Il s’agit de comprendre le sens et de décrypter le message profond du proverbe pour que sa valeur morale soit mise en œuvre. En cela, le proverbe s’inscrit bien dans le genre de la littérature orale qui est : « Un des signes les plus éclatants dans la prééminence de l’homme dans l’univers qu’il interprète et transfigure par inépuisable jeu de son esprit » (Kotchy : 1974, T.7 : 237). Le proverbe aide donc à définir la place de l’homme et le sens de son existence, à travers toutes ses dimensions, en s’appuyant sur la sagesse des aînés.
2. La langue créole : vecteur de la transmission de la littérature orale
L’histoire coloniale a eu des conséquences sur la perception que la population st-lucienne a de la langue créole. Aussi, sa valorisation dans le système linguistique officiel na va pas sans opposition. Reste qu’à Sainte-Lucie, elle est toujours en usage chez les habitants des zones rurales, et plus généralement, est considérée dans l’île comme le noyau de la tradition :
The creole language is the thread which weaves through all aspects of St. Lucia’s oral traditions […]. Apart from its own value as a symbol of identity and culture, the language effectively facilitates the passing on of oral traditions, be it forms of folk expression in song, dance and music or forms of economic and social activity3 (Charles 1986 : 12).
À Sainte-Lucie, le créole est vu non seulement comme le moyen de rendre la culture locale vivante et expressive, mais également comme le cordon ombilical qui relie aux anciens, ainsi qu’aux autres locuteurs qui partagent cette langue, les Martiniquais notamment.
Dans cette vision patrimoniale de la langue, Virginia Albert, une de nos informatrices, définit la littérature orale comme the litterature that comes from creole4. Et confirmant ce propos, Marilyn Hyacinth, spécialiste du conte st-lucien, déclare que lorsqu’un conte est exprimé dans une langue qui n’est pas le créole, « i ka mantjé an bagay, i ka pèd an bagay. Délè sé moun lan ki mété-y an anglé-a, pa menm byen déchifwé-y pou mété tout sans lanng lan andidan-y. Kon sa i ka pèd an sans5 ».
Il y a dans le langage « une tradition de la quête de sens des hommes que l’on ne saurait passer sous silence – c’est-à-dire que toutes les grandes préoccupations existentielles de l’homme, qui concernent sa vie et son être, se retrouvent exprimées dans et grâce au langage » (Trabant 2002 : 82). Le langage a la « capacité de dévoiler le tréfonds humain » (Bélaise op. cit : 78). À Sainte-Lucie, l’expression optimale de la tradition ne semble pas liée au langage en général mais bien à la langue créole.
Cependant, et bien que le créole joue un rôle fondamental dans la littérature orale st-lucienne, cette langue s’étiole. Dans un poème anonyme, la disparition d’une langue est vue comme un déracinement, une fuite du sens, un malheur pour la population au sein de laquelle on la parlait6. Comme l’assure le psychiatre martiniquais Frantz Fanon : « Un peuple qui ne possède pas sa langue est voué à l’errance ».
3. État des lieux de la littérature orale à Sainte‑Lucie
Comment catégoriser les contes en contexte st-lucien ? Pendant l’enquête, nous avons parfois constaté que les termes kont, bèlè kont, dansé kont, chanté kont, listwa et folktale étaient utilisés de façon interchangeable. D’autres fois, chaque type de conte recevait une appellation spécifique. À quoi renvoient ces termes ?
Selon nos observations, le conte de Sainte-Lucie se divise en deux catégories : le conte chanté et le conte raconté. Le conté chanté est une histoire présentée sous forme de chant. Il est parfois accompagné d’une danse, ce qui renvoie alors au kont dansé. C’est une sorte de danse traditionnelle appelée bèlè. Le mélange du kont chanté et du kont dansé donne le bèlè kont. Tous les types de contes ont pour base une histoire, listwa en créole. Un listwa est un conte raconté portant sur les habitudes humaines. Il y est souvent fait allusion au sexe. Un folktale c’est un conte raconté qui utilise des héros symboliques tels les animaux. Les kont, bèlè kont, dansé kont, chanté kont, listwa et folktale sont tous des contes utilisés à différents moments et éventuellement avec des publics différents.
3.1 L’état actuel de la littérature orale
Il est nécessaire d’analyser l’état actuel de la littérature orale st-lucienne. Nous tirons des entretiens que nous avons réalisés, les points de vue suivants :
— « The kont is very much alive. […] I think the creole is very much alive! », affirme Rhykki Alexander. « When you go to the rural communities, to a wake, there is a lot of kont. »7
— « Yo pa konet sa! Yo pa lévé andan-y! Yo pa ni moun ka mouchwé yo sa encor ! Sé moun lan ki té ka bay sé listwa sa la ja pasé »8, s’afflige un groupe de jeunes ouvriers lors d’un entretien dans une forêt.
— « A lot of these things are dying »9, explique Virginia Albert.
— « They still carry that language within them »10, explique George “Fish” Alphonse, spécialiste des arts, de la culture, de la langue créole comme vecteur de transmission de la culture orale.
Ces constats révèlent une sorte d’ambiguïté quant à l’état actuel de la littérature orale. Est-elle morte ou vivante ? Comment l’intégrer dans des contextes nouveaux si sa permanence n’est pas assurée. En fait, bien que quelques-uns affirment que la littérature orale est vivante, le sentiment le plus général est qu’il faut lutter pour la préserver. Mais il y a quatre obstacles à cela :
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la disparition de la population la plus imprégnée par cette production culturelle ;
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le rejet de la langue créole par certains secteurs de la société ;
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la réticence de l’État à l’intégrer dans le cursus scolaire ;
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le problème de la transmission, dû, entre autres, au fait que certains aspects du genre sont considérés comme inacceptables.
S’il faut que l’école devienne un moyen de faire perdurer cette culture orale, une de nos informatrices dit à ce propos : « I think it’s a matter of making an effort to change the mindset of teachers […] »11.
3.2 Comment passer du paradoxe à une vision pédagogique ?
Afin de passer du paradoxe à la pédagogique, de l’étiolement de l’oraliture à sa revitalisation par l’école, il importe de souligner la fonction pédagogique du conte et de son acteur central, le conteur. Ce dernier est un pédagogue pas comme les autres. Sans tableau, feutre ou feuille, il éduque. Cette caractéristique du conteur créole est décrite par l’écrivain martiniquais Joseph Zobel, qui dans La rue cases-nègres, présente son personnage Médouze instruisant l’enfant José, héros du livre. José dit de ce dernier :
Moi, mon grand ami ne me donne rien. Il est le plus vieux, le plus misérable, le plus abandonné de toute la plantation, et je l’aime plus que courir, gambader, me dissiper ou chiper du sucre. Moi qui ne peux pas tenir en place un instant, je resterais longtemps assis tranquillement à côté de lui. Le soir, pendant que je regardais fumer m’man Tine, je ne souhaitais qu’une chose, je n’attendais qu’une chose : que la voix de M. Médouze m’eût parlé […]. Lorsque M. Médouze aura fini sa pipe, il crachera énergiquement, passera le revers de sa main sur ses lèvres, dans la broussaille crissante de sa barbe. Alors s’ouvrira la partie la plus troublante de la soirée. Eh cric ! Eh crac ! (Zobel 1974 (rééd.) : 51-54).
Les contes qui nous intéressent ici sont les contes pédagogiques : ceux qui apprennent des faits socio-historiques, qui enseignent comment vivre en société, et, comme l’explique George « Fish » Alphonse, ceux qui peuvent marier éducation par l’école et vie quotidienne.
We should not forget that they are leaving their homes with that kind of experience so right now the focus is within the school system […]. What we are doing is have the kids to relearn instead of realising that they are really educated; they already have the form and this can be used to teach them12.
La fonction ethnographique du conte est valorisée parce qu’il est un révélateur de la vie du peuple. Il s’agit de « traduire sur un mode fabulateur la société d’hier et aujourd’hui telle que ses membres la vivent » (Zeregbe 1983 : 29).
Si éduquer, d’après la vision du ministère de l’Éducation de Sainte-Lucie, prend en compte le développement total de l’enfant, le conte et les proverbes ne sont-ils pas les meilleurs moyens d’aboutir à cet objectif ? Les contes transmettent un humanisme, se font l’écho d’un environnement communautaire, prennent en compte tous les aspects de la vie humaine. Cependant, ils le font d’une façon mystérieuse qui provoque l’imagination, la curiosité, la quête d’une connaissance. Il y a en eux un code secret qu’il faut dévoiler.
L’éducation, c’est aussi cela mais sans nécessairement le mystère : la transmission des connaissances humaines, techniques qui permettent à l’enfant de devenir homme, en passant par le processus d’individuation puis de subjectivation.
L’éducation est un ensemble de pratiques et de processus par lequel de l’humain advient en l’homme. […] Par « devenir homme » nous entendons « devenir un être humain », ce qui inclut, bien sûr, les femmes. En devenant « homme », on devient toujours aussi un être humain spécifié – par son sexe, son appartenance sociale et familiale, son temps, son histoire singulière… (Charlot 1995 : 21).
4. La question de la transmission
Si la littérature orale est un topos sacré, la transmission a cette même qualité. L’homme a besoin de communiquer pour vivre en société. Régis Debray (2001) décrit la communication comme « l’acte de transporter une information dans l’espace ». Mais l’espace n’est pas simplement un lieu géographique. Il est étroitement lié à l’expérience commune d’un peuple.
Mais quelle est la marge de liberté de la transmission ? Dans quelle mesure l’école permet-elle de devenir un vecteur de transmission d’une culture orale aux jeunes générations ? Nous entendons les plaintes concernant les jeunes de la société st-lucienne, qualifiés de « sans repères » et « sans morale ». Beaucoup pensent que les problèmes de cette société d’aujourd’hui sont dus au rejet des pratiques anciennes, autrefois transmises par la littérature orale, pour adopter d’autres valeurs.
Lors de notre recherche, nos interviewés, directeurs, directrices, enseignants et membres de la société, ont souscrit collectivement à la nécessité d’intégrer la littérature orale dans les programmes scolaires ; car c’est le moyen le plus sûr d’en faciliter la transmission.
Mais tout cela restera lettre morte s’il n’y a pas de consensus entre les politiques de l’État et le désir du peuple. Ces réflexions de Régis Debray pour la France valent aussi pour Sainte-Lucie :
« Rapidité, modernité et communication sont devenus des termes redondants. Quand on parle de “moderniser l’École”, que veut-on dire, sinon insérer une institution vouée au transmettre, avec ses lenteurs vieillottes, à l’intérieur du Continent communication, qui la mettre au diapason et au rythme des “événements” ? » (Debray Ibid. : 18).
Mais si la vision politique est de construire le pays, « comment faire territoire sans faire histoire » (Debray Id.) et comment construire une nouvelle piste historique si nous sommes aliénés à notre passé historique. Pourtant, c’est un élément nécessaire car « là où faiblit la transmission (récits, coutumes mythes, et croyances), faiblit aussi l’arrimage symbolique, au bénéfice des brouillages imaginaires et des confusions de rôles » (Debray Id.).
C’est pourquoi il est important de transmettre la tradition tant au niveau formel, dans le cadre d’une institution, qu’au niveau informel, à travers des actions sociales organisées ou spontanées. Nous ne pouvons pas séparer l’école des normes de la société. Ivan Illich, dans son livre Une société sans école (Illich 1971), veut montrer que ce qui se passe en dehors du contexte formel de l’école a autant de valeur que la dimension formelle. Il s’agit de savoir comment l’intégrer afin d’en tirer profit.
4.1 L’éducation traditionnelle dans un système formalisé
Les deux types d’éducation, traditionnelle et moderne, ne sont pas opposés. C’est l’éducation traditionnelle qui donne naissance à l’éducation formelle. Car avant tout, l’éducation consiste à apprendre à utiliser ce qui est à notre disposition dans notre environnement pour vivre. Il s’agit également de savoir agir avec l’autre.
Émergeant d’un système oral et en l’absence du système formel de l’école, l’éducation traditionnelle est dite informelle. Son but est néanmoins de former l’homme à son à environnement général et de lui apprendre les valeurs éthiques qui lui permettront de vivre en relation. Un proverbe roumain dit : toata lumea e o scoala13 (Stanciu 1986 : 158). Si le monde entier permet d’apprendre, cette éducation est polyvalente dans la mesure où elle prépare à affronter tous les aspects du quotidien : physique, intellectuel, social, moral, culturel, religieux, philosophique, idéologique, économique.
L’éducation traditionnelle a longtemps réalisé cette vision anthropologique. Prenons l’exemple du conte Pourquoi la lèvre du lapin est fendue, qui fait partie d’un corpus scolaire à Sainte-Lucie. Nous le résumons ainsi :
Lapin habitait sur une île entourée d’une rivière. La nourriture était rare. Il décide d’aller de l’autre côté de la rivière pour chercher de quoi manger. Mais comment traverser la rivière ? Malin, il arrive à duper les crocodiles, à se frayer un passage sur leur corps, à traverser ainsi le cours d’eau.
Dans ce conte, l’enfant peut apprendre plusieurs choses. D’abord, comment raconter un conte et comment celui-ci est construit. Il peut également étudier la biologie des animaux des grandes rivières d’Afrique et s’éduquer au niveau zoologique en comprenant les caractéristiques de ces bêtes. Il peut découvrir la sociologie en appréciant la valeur du vivre en communauté. Quant à la psychologie, il peut apprendre que maîtriser sa peur aide en situation difficile. Il peut aussi réfléchir à la dimension anthropologique, quand les hommes sont remplacés par des animaux. Et il peut étudier comment tirer profit de l’environnement. Cette liste de possibilités d’apprentissage n’est pas exhaustive.
Quant au proverbe qui clôt le conte, lawout sé tjè14, n’est-ce pas le courage de Lapin qui lui permet d’affronter les crocodiles ? Ce pourrait être aussi : pasyans bat bwital15. Si Lapin avait agressé ces monstres, il aurait eu une fin malheureuse, car Pajé pwésé, konmisyon pa fèt16et jou malè pa ni pran gad17. C’est piti an piti zwazo fè nich18, sé pou flaté tan-an pou touvé bontan.19. Ou encore, yon golèt, yon golèt fè on paysad20. Lapin a triomphé car il était perspicace : Avan ou té Lapen, man té ja garenn21. Autant de proverbes qui pourraient être la morale de ce conte. L’objectif visé ici est d’apprendre aux élèves des leçons de vie.
Le formel ne suggère pas qu’il faille rejeter tout ce qui est traditionnel et spontané. La tradition peut être utilisée pour renforcer les structures formelles. La vision de l’éducation formelle dans son sens actuel ne s’oppose pas à la tradition orale. En fait, ces deux éducations ont le même but :
Modern pedagogy may be considered the expression of some new solutions given to problems concerning the relationship between the individual and society, the specific nature of the human being, the nature of social values and goals22 (Stanciu Ibid : 153).
La mission de l’éducation à Sainte-Lucie est énoncée ainsi :
We seek to optimise and sustain economic development and quality of life by creating a wholesome and functional individual who is accepting of civic responsibility and empowered to compete in a global environment23 (Ministry of Education 2009 : 6).
Comment accomplir cela si ce n’est par l’intégration des valeurs et normes de la vie sociale dans le processus d’éducation les enfants ? Le système éducatif doit établir une relation équilibrée entre expérience des élèves et programme scolaire. Et notre informateur Alphonse va plus loin encore en affirmant que the root of education lies within the culture of the nation24. Ce disant, il situe l’éducation traditionnelle au même niveau que l’éducation dite moderne car dans l’actuel système éducatif de Sainte Lucie, chacune doit être une condition au bon fonctionnement de l’autre.
4.2 Le rôle des paroles imagées dans l’éducation
Nos enquêtes témoignent de l’enthousiasme des directeurs/directrices, des enseignants ainsi que des élèves à l’endroit de la littérature orale. Non seulement les pédagogues approuvent l’idée que la littérature orale doit être intégrée dans le programme scolaire, mais ils expliquent les nombreux avantages qu’elle peut avoir sur les élèves ainsi que sur la société où ils sont appelés à grandir.
Intégrée dans le contenu pédagogique, elle suscite de la créativité chez des élèves ainsi que chez les enseignants. Ces derniers constatent qu’elle leur offre un outil supplémentaire et renforce leur rôle. Et sa profondeur historique permet de fortifier la culture générale des apprenants.
Quel lien établir entre oralité et écriture ? Certains enseignants pensent que la littérature orale, particulièrement le conte et le proverbe, sont très utiles pour l’expression écrite. Le conte a une structure particulière, et la compréhension de celle-ci peut permettre aux élèves de mieux organiser leur pensée lors de la rédaction d’un essai. D’ailleurs, bien que contes et proverbes ne soient pas largement utilisés en contexte scolaire st-lucien, ils inspirent souvent la formulation des questions des examens nationaux de fin de cursus primaire et secondaire.
5. Usages des contes et proverbes comme outils pédagogique
Afin de démontrer l’intérêt des contes et proverbes pour une nouvelle pédagogie au sein du système scolaire st-lucien, un modèle pratique a été testé pendant dix séances dans deux écoles primaires à Sainte- Lucie. Cet échantillon comprenait deux groupes d’élèves sélectionnés selon des critères géographiques, intellectuels et de genre. Le résultat de ces cours a montré non seulement un accroissement de la motivation des élèves, mais également une amélioration de leur capacité d’écriture. Et ils ont acquis une meilleure connaissance des contes de leur pays et des formules morales qu’on pouvait en tirer25.
Des élèves qui ne pouvaient écrire une histoire, ont pu le faire en utilisant les techniques proposées. Par exemple, un élève originaire d’une zone défavorisée – où le créole est la langue quotidienne à la maison – s’est mis enfin à participer au cours car contes et proverbes étaient présentés en créole, sa langue maternelle. Lors de cette expérience, il a pu écrire non seulement son propre conte mais aussi réaliser un travail impressionnant. Les contes et histoires rédigés par les élèves étaient lien étroit avec leur expérience et cette innovation pédagogique réconciliait école et vie quotidienne. Ils ont utilisé leur imagination pour mettre en avant la réalité de la société moderne telle qu’ils la comprennent et l’expérimentent.
L’un des tableaux suivants (tableau 2) permet de mesurer, du point de vue des enseignants sollicités, les bénéfices qu’on pourrait tirer de cette transmission dans la formation de ceux que le pédagogue Philippe Meirieu nomme les « élèves-sujets » (tableau 1). En observant la 2e colonne du tableau 2, nous pouvons découvrir les compétences qui pourraient être acquises par la pratique des arts traditionnels évoqués. Et en les confrontant à la 1ère colonne du tableau 1, ces élèves seraient alors sur la voie d’accéder à des compétences qui les transformeraient en sujets acteurs de leur destinée, lesquelles contribueraient à ce qu’elles deviennent ces « personne[s] saine[s] et fonctionnelle[s] qui accepte[nt] la responsabilité civique et [sont] compétitive[s] dans un environnement mondial » (objectif du ministère de l’Éducation de Sainte-Lucie op. cit.).
Conclusion
Le genre parémique a un rôle important dans l’éducation. Il donne une dimension spontanée qui fait de l’éducation une expérience joyeuse et libre. Les contes et proverbes présentent des intérêts particuliers qui touchent aux aspects de la morale, du culturel, de l’intime. Les valeurs qu’ils portent peuvent être explorées et illustrées dans des situations pratiques.
Le problème de la transmission, en ce qui concerne le conte à Sainte-Lucie, est aussi dû à la variété de contes qui existe. Quoi transmettre et à quel public ? En ce qui concerne le milieu scolaire, les contes pédagogiques sont les contes racontés : contes étiologiques, contes merveilleux, contes du diable, qui sont plus adaptables à un public d’élèves. Quant au proverbe, c’est un lieu vivant lorsqu’il est utilisé dans la vie quotidienne de la population, ce qui se réduit à l’époque contemporaine. Les temps actuels ont pourtant besoin d’entendre cette sagesse accumulée, Un proverbe rappelle d’ailleurs que « lorsqu’un vieillard parle, nous devons ouvrir nos oreilles ». La disparition progressive des vieillards sachant contes et proverbes a un effet délétère sur la transmission de ces derniers. Aussi paraît-il nécessaire d’assurer leur transmission dans le milieu scolaire ainsi que dans d’autres contextes.
Les efforts pour sauvegarder la culture orale passent aussi par l’écrit : de l’oraliture à l’écriture. Il y a urgence à compiler, documenter, fixer la tradition orale afin de la préserver. Même si la tradition orale participe d’un cycle universel qui se termine par l’écrit, ce dernier peut également contribuer à sa sauvegarde.
Un modèle d’enseignement et d’apprentissage organisé sur dix séances de cours, donne un parcours pédagogique pour la formation de jeunes conteurs dans le système scolaire. Informés des contes et des proverbes tels qu’ils étaient racontés par les anciens, les élèves arrivent à écrire leurs propres contes en suivant une échelle d’objectifs. Cette pratique d’écriture les prépare à devenir des conteurs modernes. Ils racontent leurs propres contes en actualisant le style de jadis. Et à l’image du conteur classique, deviennent à leur tour ceux qui transmettent l’histoire et témoignent afin de faire vivre la communauté (Chali op. cit. : 398).