Introduction
En 2015, la Guadeloupéenne Gisèle Pineau a publié un roman intitulé Les Voyages de Merry Sisal, qui affiche, en gros plan, le vécu tourmenté d’une jeune Haïtienne fascinée par les sirènes de l’exil. C’est que Merry Sisal, infirme d’une jambe fine, a vu sa vie bouleversée par le séisme ayant secoué Haïti le 12 janvier 2010.
La présente étude analyse, dans ce récit, l’impact des variations à la fois typologiques, fonctionnelles et thymiques des cadres spatiaux sur la situation du personnage central, et la leçon qui pourrait s’en dégager pour tout Haïtien/humain traumatisé par une catastrophe de ce type. Nous cherchons ici à déceler les marques des déchirements de l’héroïne de Pineau au gré des cadres spatiaux, précisément dans le sillage du grand malheur qui a anéanti des vies à Port-au-Prince. De ce fait, quelques questions se posent : pourquoi et comment Merry Sisal passe-t-elle de son Haïti natale à l’île voisine de Bonne-Terre, et par la suite, transmute de l’espace physique ambiant à celui, psychologique, qui lui est interne ? Autrement dit, comment comprendre la transmigration du personnage central, du cadre éperdument chaotique de Port-au-Prince à une situation de rêverie pathétique suite à son aventure à Bonne-Terre, où elle émigre ? Ces questions en appellent une autre : quelles fonctions « la ville d’ici » et la « ville de là-bas » assument-elles pour Merry au fil du récit ?
Pour répondre à ces attentes, nous nous appuyons sur l’analyse structurale de l’espace romanesque, à la manière de Milagros Ezquerro dans Théorie et fiction. Dans cet essai, la théoricienne soutient que la migration du personnage central dans l’espace donne lieu à la dichotomie « ville d’ici » / « ville de là-bas ». Dans ce contexte, « la ville d’ici » renvoie au lieu où se situe le personnage, et la « ville de là-bas » évoque le lieu d’où il est absent (Ezquerro, 1980 : 87,88). Pour Ezquerro (1980 : 72), l’espace romanesque doit être cerné comme « une coordonnée de la narration » dont le sens procède aussi bien d’une étude de la typologie que de celle des diverses fonctions. Et doit être examinée la dimension idéologique du mode de gestion des cadres spatiaux.
De ce qui précède, l’examen du « statut sémiologique de la « ville d’ici » et de la « ville de là-bas » réfère à une radiographie de la typologie des cadres spatiaux, à celle de leurs différentes fonctions et à celle de la dimension thymique desdits cadres dans le corpus. En clair, l’étude s’interroge sur la prise en charge des lieux respectifs d’Haïti et de Bonne-Terre, ainsi que leurs micro-espaces, dans Les Voyages de Merry Sisal. Mais au préalable, compte tenu de la prééminence des migrations dans ce corpus, quelles figures emblématiques des personnages voyageurs peut-on y relever ?
Figures emblématiques des personnages voyageurs
Dans Théorie et fiction (1980 : 72), l’espace, en tant que coordonnée structurale de la narration, est défini par Milagros Ezquerro comme un ensemble de cadres où se déroulent les actions et où évoluent les personnages. Ainsi perçue, cette instance textuelle présente un lien direct avec l’autre composante narratologique essentielle que sont les personnages. Dans Les Voyages de Merry Sisal, l’intrigue se localise dans des cadres urbains éclatés et dichotomiques. À savoir, d’un côté, Port-au-Prince, Gonaïves ou encore Cap-Haïtien, à Haïti ; d’un autre côté, Bonne-Terre, La Désirade, Curaçao ou encore Paris, lieux d’émigration. Il s’avère par conséquent nécessaire de présenter les personnages voyageurs qui arpentent ces lieux.
Les migrants en scène dans la trame du corpus sont plusieurs, au rang desquels Merry Sisal, le personnage central, et François-Jean Bondiacre, son amant. Leurs parcours migratoires se révélant suffisamment éclairants, l’analyse se bornera à ces deux parangons.
Dès l’entame du récit, Merry est décrite par le narrateur comme une jeune fille de quinze ans, née avec une infirmité et accablée par le mauvais sort. En effet, son père, Rodoy Satinot, revient fou d’un voyage en Dominicanie, pays limitrophe d’Haïti, tandis que sa mère, Olympe Sisal, se pend pour échapper aux tourments que lui ont causé les troubles mentaux de son mari et l’infirmité de sa fille. De ce fait, sans père ni mère depuis l’âge de trois ans, Merry grandit auprès d’une dévote, Augustine Sisal épouse Bonvent, 63 ans, veuve depuis ses 24 ans. Augustine encourage Merry à lire la Bible régulièrement et à devenir bonne sœur. Pourtant, ce qui hante l’esprit de sa pupille quand elle frise les quinze ans, c’est « un mariage, des enfants, un voyage, des tourments » (Les Voyages, 23).
Alors, un après-midi qu’elle rentre de l’école, Merry se voit enjôler par François-Jean Bondiacre, dix-neuf ans. Déjà psychologiquement disposée à une telle situation du fait de ses rêves, la jeune fille offrira son corps à son soupirant en février 2004, pour le garder. De leur relation, naîtront Tommy et Florabelle, respectivement le vingt-cinq novembre 2004 et le trente mars 2006. Or l’entrée précoce dans la maternité n’est pas dénuée de graves conséquences pour la jeune mère, puisqu’elle sera contrainte de délaisser l’école pour travailler comme servante chez Madame Duchaussoy à Pétion-ville. En 2007, Merry cherche à être encore plus autonome en menant un petit commerce. Seulement en 2009, après cinq ans de concubinage, François-Jean, en s’envolant pour Paris, l’abandonne avec les deux enfants, parce qu’il a juré qu’il « n’accepterait jamais sa condition d’humain en Haïti » (Les Voyages, 36). Après cette séparation, en dépit des difficultés à gérer le quotidien de sa petite famille, Merry tient bon. Malheureusement, un an après, le 12 janvier 2010, un terrible tremblement de terre s’abat sur Port-au-Prince, ce qui éprouve et désillusionne profondément le personnage principal du roman. On remarque que même si sa marraine et ses deux enfants ont survécu, les désastres de la catastrophe et les aspérités accrues de la vie à Port-au-Prince engagent Merry à émigrer à Bonne-Terre, île voisine d’Haïti.
La deuxième figure emblématique des migrants dans le corpus, est François-Jean Bondiacre. C’est au départ un jeune homme de dix-neuf ans. En dehors de son oncle Melchior Bondiacre, qui le met en garde contre toute passion irréfléchie pour les femmes, l’œuvre n’évoque aucun membre de sa parenté. François-Jean veut obtenir un diplôme de plombier qui lui donnerait pouvoir d’« exercer son métier sous d’autres cieux. » (Les Voyages, 35). Parmi ses atouts pour cette profession, le narrateur évoque :
Son patrimoine génétique : une bonne santé, grâce à Dieu… la force de ses bras et de ses jambes, son intelligence et son obstination. Il avait les dents saines, un esprit valide aussi. Et, comme un moteur, il ressentait en dedans de lui ce désir puissant, vrombissant, de changer son destin, d’assouvir sans frein ses rêves d’exil, ses gigantesques espérances (Les Voyages, 33).
Déçu par les exécrables conditions de travail sur sa terre natale, il brûle d’être de la diaspora haïtienne, alors que sa concubine Merry, prie Dieu nuit et jour pour qu’il décroche plutôt un bon travail à Port-au-Prince. Le narrateur décrit le jeune plombier comme « un homme-oiseau » (Les Voyages, 12) qui déposait des demandes de visa touristique dans toutes les ambassades en raison de son obsession tenace du départ. Les propos suivants qu’adresse François-Jean Bondiacre à sa dulcinée au tout début de leur relation, illustrent cette fascination pour la migration :
Hé quoi ! Me regarde pas comme ça ! Tu me prendras pas dans tes filets… Je vais pas rester avec toi, Merry. Tout le monde a le droit de manger ! Non, personne m’empêchera de quitter Haïti, s’écriait-il en gonflant son jabot. Crois-moi sur parole, j’attendrai le temps qu’il faut, jusqu’à ce que la cage s’entrouvre, clic ! Et là, je m’en fiche de laisser des plumes. Sans me retourner, je m’envole en trois coups d’ailes… Toutes les dents dehors, il agitait alors les bras, pareil à un balbuzard pécheur en maraude (Les Voyages, 26).
En raison de son obsession du « droit de manger » ailleurs, François-Jean considère ses enfants Tommy et Florabelle, respectivement comme « Malchance et Hasard » (Les Voyages, 32), c’est-à-dire qu’ils constitueraient une pierre d’achoppement à ses projets d’émigration. Nonobstant, le douze juillet 2009, après avoir réuni les soixante euros du visa pour la France, François-Jean transcende tous les obstacles et se rend à l’aéroport international Toussaint Louverture. Il s’en va en France, pour être de cette diaspora haïtienne, après avoir « affronté les titans et les avoir vaincus » (Les Voyages, 35).
En dehors de Merry et de François-Jean, qui apparaissent comme des jeunes en quête d’une vie meilleure, bien d’autres personnages du corpus ont le départ pour l’étranger en ligne de mire. Certains s’y rendent individuellement, d’autres collectivement. Par exemple, tous les membres de la famille en location dans la maison d’Augustine Sisal, la marraine de Merry, à la rue Hippolyte de Port-au-Prince, sont partis du jour au lendemain. « Ils avaient enjambé la mer » (Les Voyages, 27), déclare le narrateur. Un autre cas significatif d’exilé est celui de Baptiste Bonvent, fils d’Augustine Sisal, recueilli et emmené par ses grands-parents aux États-Unis, au plus fort de la dictature duvaliériste, en 1967. D’une manière générale, du parcours de nos personnages, on peut déduire que les raisons qui les contraignent au déplacement sont nombreuses. D’une part, si François-Jean apparaît fortement attaché à un déplacement qui le mènera d’Haïti en France, c’est à cause de la pauvreté et surtout de la frustration de ne pas pouvoir être décemment employé sur la terre haïtienne. Quant à Merry Sisal, elle se rend à Bonne-Terre pour fuir les affres et les souffrances subséquentes au séisme. Par ailleurs, certains personnages ont décampé de la terre natale pour fuir la dictature. Pour tous, Haïti rime avec péril tandis que l’ailleurs se conjugue avec promesse d’équilibre, d’épanouissement. De surcroît, on constate que certains se rendent en Occident, alors que d’autres se réfugient dans des îles du voisinage haïtien. Compte tenu de la prégnance de ces voyages dans le corpus, il convient d’y inventorier précisément les « villes d’ici », les « villes de là-bas » et leurs micro-espaces.
Inventaire des « villes d’ici », des « villes de là-bas » et de leurs micro-espaces
Pour Milagros Ezquerro (1980 : 71-73), l’étude de l’espace comme coordonnée structurale de la narration prend nécessairement en compte la localisation de l’intrigue, le caractère fictionnel ou référentiel des lieux, de même que la toponymie, la composante émotionnelle ou thymique et les fonctions des cadres spatiaux. Sur la base de cette référence, il est question, à ce stade, d’établir un inventaire des cadres de l’action dans le corpus. A partir du parcours de Merry Sisal qui en est le personnage central, le récit présente globalement des cadres spatiaux essentiellement dichotomiques, comme nous l’avons signalé supra. En effet, dans cet ensemble de seize chapitres, tandis que les six premiers du roman se déroulent en terre haïtienne, du septième au seizième, Merry Sisal se trouve en terre étrangère. C’est précisément cette double polarisation de l’espace que Milagros Ezquerro (1980 : 87) nomme « ville d’ici » et « ville de là-bas ».
Sachant que les personnages voyageurs se déplacent de Haïti vers d’autres îles de la Caraïbe, de même que vers des pays comme la France, les États-Unis ou encore le Canada, la « ville d’ici » renvoie au lieu où se trouve initialement Merry, ou alors tout autre migrant. Pour Merry, il s’agit de Port-au-Prince, pan du terroir haïtien, espace référentiel réel, repérable sur une mappemonde.
La « ville d’ici »
Dans Port-au-Prince, macro-espace haïtien où se déroule l’action, on recense une kyrielle de micro-espaces. Dans ce paradigme, s’intègrent, premièrement, les quartiers où Merry réside ou travaille. C’est, pour l’un, un endroit décrit comme « misérable ». Là, « planqué derrière une tôle […], cinq années durant, il [François-Jean] venait la prendre ». Ou encore « Une cage à poules » (Les Voyages, 46). À partir de ce quartier, Merry se rend chaque jour, par taxi ou « tap tap », à Pétion-Ville, chez les Duchaussoy, pour y travailler comme « servante-nounou » (Les Voyages, 26). Jacmel, Gonaïves et Le Cap-Haïtien où est implanté un orphelinat peuplé de rescapés du séisme, figurent aussi en bonne place parmi les lieux où évoluent les protagonistes.
Outre les quartiers, les voies de circulation et la place de l’Indépendance sont également le cadre d’actions. C’est le cas de la rue Hippolyte, entourée de bicoques de part et d’autre. Merry y vise un local comportant « une fenêtre-comptoir » (Les Voyages, 27) qui lui permettrait de rapprocher ses marchandises de la population située loin du boulevard Dessalines, où sont concentrés les magasins confortables. Un autre micro-espace significatif dans la situation et pour le devenir de Merry Sisal, est l’aéroport international Toussaint Louverture. Elle y accompagne François-Jean le 12 juillet 2009, à l’occasion du départ de ce dernier pour la France. En fait, lorsqu’on considère les déplacements du personnage central, on constate que ses activités se déroulent dans des lieux précis : la capitale d’Haïti et ses micro-espaces, dont l’influence est délétère pour les personnages y évoluant. Cet ensemble de cadres endogènes est désigné par Ezquerro (1980 : 88) comme relevant de la « patrie d’origine ». Mais qu’en est-il de la « ville de là-bas » ?
La « ville de là-bas »
Selon Milagros Ezquerro (1980 : 88), la « ville de là-bas » représente « le lieu d’exil », la terre étrangère. Dans ce registre, le corpus donne à voir Bonne-Terre, île caribéenne où se rendra Merry Sisal à compter du septième chapitre. La ville de Paris où s’exile son concubin François-Jean fait également partie de cet ailleurs orchestré comme un ensemble de lieux éclatés, qui comptent aussi des pays tels que la Belgique, la Hollande, de même que des villes comme New York et Washington, qui attirent certains personnages, comme nous l’avons indiqué plus haut.
C’est ainsi qu’après le séisme, Bonne-Terre devient le point de mire de toutes les convoitises de Merry. Riche possession française, ce plateau minuscule se localise entre la Guadeloupe et la Martinique, et est montré comme « le pays tranquille à l’abri des vents mauvais » (Les Voyages, 176). C’est la plus belle des perles de la Caraïbe. L’activité marine y était florissante et intense autrefois. Alors, cinq mois seulement après le tremblement de terre, Merry s’y rend. Et sur cette terre rêvée, elle va trouver du travail au Morne d’or, chez Anna et Raymond Legris qui l’hébergent. Par conséquent, on peut dire qu’autant Bonne-Terre tient lieu de macro-espace, dans la « ville de là-bas », autant le quartier Morne d’or, et la villa des Legris, s’avèrent être des micro-espaces de la « ville de là-bas ». Fort différemment d’Haïti et de ses micro-espaces inconfortables, Bonne-Terre offre globalement des conditions physiques et matérielles favorables pour Merry. Promesse de bonheur, le nom même du lieu est une annonce paradisiaque. Ce cadre est d’ailleurs apprécié par Anna Legris :
L’idée que le paradis existait peut-être sur terre avait commencé à s’épandre dans l’esprit d’Anna le jour où l’île Bonne-Terre avait comblé d’un coup, et de manière inopinée, ce large espace vacant en elle, empli ce creux vaseux qui avait toujours été là, comme le lit d’un organe manquant parmi les viscères, et pourtant sans cesse palpitant, dans une attente sournoise, un silence d’eau saumâtre (Les Voyages, 127).
Une telle appréciation du cadre étranger par Anna Legris, retraitée française hexagonale, porte à croire que pour les migrants qui s’y établissent, il y a nécessairement une émotion à y ressentir, d’autant que Merry est subjuguée par cette même impression à la vue des lieux.
La composante émotionnelle ou thymique
La composante émotionnelle consiste en ce que Milagros Ezquerro (1980 : 77) désigne par la « caractérisation à travers non pas une description minutieuse mais quelques détails très particularisants qui gravent le lieu dans l’esprit du lecteur ». Nicole Everaert-Desmedt (1992 : 185) la désigne quant à elle comme « composante thymique ». Elle précise que cette composante concerne l’acquisition et la communication d’humeur, de sentiments, les appréciations positives ou négatives, euphoriques ou dysphoriques, qui accompagnent la communication du savoir et des faits par rapport au protagoniste en un lieu donné.
Dans Les Voyages de Merry Sisal, l’un des caractères majeurs de l’espace fictionnel a trait au fait qu’il est géographiquement identifiable. Car il s’agit, nous l’avons vu, d’une part, de Port-au-Prince et ses quartiers en Haïti ; d’autre part, de l’île de Bonne-Terre, entre la Martinique et la Guadeloupe. L’orchestration de ces repères dans la trame de l’œuvre rend, de manière expressive, les situations émotives de Merry Sisal. Et la composante thymique donne à voir une dialectique entre dysphorie et euphorie, à l’intérieur de l’espace haïtien et à l’étranger.
La composante thymique dans l’espace haïtien
En observant les émotions de Merry à Port-au-Prince, on constate que son vécu dans l’espace national suscite chez elle des sentiments fluctuant entre le bon, la nostalgie, les tourments. Rappelons que, infirme d’une jambe, elle perd sa mère, Olympe Sisal, à l’âge de trois ans, et son père, Rodoy Satinot, rentre fou de la République dominicaine. Elevée par Augustine, une dévote, elle s’efforce de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Extrêmement fugaces, les moments où Merry trouve joie et équilibre se réduisent pour l’essentiel aux séquences amoureuses avec François-Jean. Dès leur première rencontre en 2004, ils multiplient les contacts et finissent par cohabiter, au point de donner naissance en 2004 et 2006, à Tommy et Florabelle. Le narrateur révèle ainsi ces quelques éclaircies du parcours de Merry :
Merry se laissait encore abuser par le sourire de François-Jean, son air content. Après l’amour, parce qu’alangui dans la couche, rompu dessous les baisers, elle le croyait sans défense. Elle se rêvait alors en femme mariée, dans une maison en dur avec étage et salon. Aussi, prenant sa voix doucereuse, elle entonnait sa chansonnette et détaillait ses grands projets. Fallait l’entendre, en 2007 elle parlait de cotiser pour démarrer le petit commerce qui lui tenait tellement à cœur. La mine sérieuse, elle comptait des gourdes de vent sur ses doigts. […] c’était son rêve à elle de monter une affaire à Port-au-Prince (Les Voyages, 26, 27)
Seulement notons que même si Tommy, Florabelle et François-Jean procurent un certain bonheur à Merry au début de son parcours, à la longue, ces trois-là se transforment en contraintes parce qu’elle est obligée de quitter l’école pour vivre de petits métiers. Et lorsque le 12 juillet 2009, François-Jean part pour France, elle verse dans la nostalgie de son amant. Du coup, sa situation à Port-au-Prince s’altère dangereusement, au point qu’elle se pose ces questions : « Est-ce que la nuit est un voyage ? Est-ce que la vie est un rêve ? Est-ce que le monde est un cauchemar ? Est-ce que le temps est une chimère ? » (Les Voyages, 56). Ces interrogations ne sont rien moins que l’étayage de ses tourments. À la vérité, Merry devient si amère qu’elle finit par surnommer ses enfants, Tommy et Florabelle, « Satanée Malchance et Funeste Hasard » (Les Voyages, 63).
Le désespoir de Merry atteint son comble le 12 janvier 2010, qu’elle appelle « le jour où la terre décida de secouer sa grosse cabosse » (Les Voyages, 63). Mais avant même cela, ses perspectives étaient barrées. Le narrateur dépeint comme suit sa dysphorie, ses illusions perdues :
Las, elle dut déposer beaucoup d’elle-même en mettant au monde ses enfants. Tout un lot de rêves avortés. L’espoir d’un poste de secrétaire dans une administration. La promesse d’une place de vendeuse dans un magasin de porcelaine fine, étain et cristal appartenant à des Syriens. Las, avant même le séisme, tout s’était déjà effondré dans la vie de Merry. Certes, à son commencement, l’amour montrait un gai visage et faisait frétiller les corps. (Les Voyages, 64).
Taraudée par la peine, Merry se convainc que c’est un voyage physique à l’étranger, à Bonne-Terre, qui représente la seule alternative digne d’intérêt.
La composante thymique en terre étrangère
« Pour lui [François-Jean], n’importe où valait mieux que la débâcle d’ici-là. » (Les Voyages, 12). Ces mots du narrateur informent sur la déception du personnage vis à vis des pitoyables conditions de vie en Haïti. Ces mots illustrent également sa hantise tenace d’un départ vers l’ailleurs et le rêve d’y trouver félicité. Dans la suite du texte, on découvre effectivement en différents lieux d’exil, des cadres prometteurs de bonheur pour les migrants, que ce soit à Paris pour François-Jean ou alors à Bonne-Terre pour Merry. En effet, Bonne-Terre apparaît véritablement comme un espoir de bien-être. Même si dans cette île, le vécu de Merry variera entre satisfaction matérielle et désert affectif.
À son arrivée dans cette contrée, le personnage central ressent une certaine extase. Ce déplacement constitue pour Merry « le grand voyage de sa vie… le beau voyage vers la Vie éternelle, la joie d’un autre demain. » (Les Voyages, 49). Bien que la traversée de la mer des Caraïbes, véritable odyssée, ait été labyrinthique, Bonne-Terre lui ouvre ses bras, lui offre un travail. Car épaulée par Bettina, une compatriote, Merry Sisal se fait recruter comme domestique chez Raymond et Anna Legris qui la comblent de sollicitude, de bienveillance. Ce couple ira même jusqu’à la tenir pour un membre de leur famille. Dans un premier temps, son nouveau cadre de vie s’apparente en effet à un paradis :
Bonne-Terre – ancienne colonie française, devenue département d’outre-mer – était une sorte d’Eldorado, la plus belle des perles de la Caraïbe. Bonne-Terre, c’est un bijou au charme désuet… Un bout de France arraché aux Anglais de haute lutte et qui, aujourd’hui, est resté dans son jus et semble à peine effleuré par la modernité (Les Voyages, 127).
Mais ce temps de grâce s’arrête le jour où, fuguant de la propriété édénique d’Anna et Raymond Legris pour explorer Bonne-Terre, Merry entend sa compatriote Bettina décrier la propension discriminatoire des populations de l’île vis-à-vis des Haïtiens. Perplexe parce que choquée, Merry laisse la parole à son amie qui révèle ainsi le malaise des lieux :
Haïtiens ! Haïtiens ! Pourquoi vous haïssez les Haïtiens comme ça dans ce pays ? Qui êtes-vous donc, gens de Bonne-Terre ? Vous vous supposez plus français que les Français ! Vous croyez que vous êtes supérieurs à nous, Haïtiens… Tonnerre, c’est le Bon Dieu qui m’a menée ici, juste pour manger et vivre à demi. Parmi ses voisins – Anna n’était pas dupe – rares étaient ceux qui résistaient aux images caricaturales que les Blancs se faisaient des Noirs… Des images insupportables étaient enracinées dans l’imaginaire des Blancs qui l’entouraient (Les Voyages, 230, 254).
En plus de la discrimination raciale ambiante, la police traque les clandestins, au rang desquels Merry, encore sans papiers. Alors psychologiquement déstabilisée, au fond de son refuge chez Bettina, Merry se met à ressasser les images d’Haïti : celles des morts, de la catastrophe de janvier 2010, ou encore celles de Tommy et Florabelle ainsi que de François-Jean qui lui manquent cruellement à Bonne-Terre. Le narrateur expose ici cette dimension psychologique et nostalgique du personnage :
Elle était restée couchée là pendant tout ce temps, les yeux à demi clos, l’esprit ouvert, laissant entrer et sortir les images troubles de sa vie en Haïti, avant et après le séisme, les scènes de la rue, la rumeur de ses souvenirs, les cantiques de Marraine Augustine, les hommes affamés de son corps, l’enchantement des rires de ses enfants… Tommy et Florabelle. La maison leur était tombée dessus (Les Voyages, 232, 233).
À ce stade de son parcours, c’est donc l’espace psychologique, c’est-à-dire la dimension interne de Merry, qui prend désormais le pas sur l’espace physique. Surtout qu’à cause de l’incertitude dans laquelle elle se trouve alors empêtrée, elle souhaiterait un jour rentrer définitivement en Haïti, mais pour de meilleures conditions de vie, de sorte à pouvoir brandir une certaine réussite sociale. Le narrateur focalise sur tout ce qui empoisonne ses pensées : les secrets, les chagrins, les tourments, la grisaille du passé, la sombre douleur du présent, la noirceur de l’avenir. En fin de compte, du point de vue de la composante thymique du lieu d’exil, on constate une fois encore que Merry Sisal va de l’extase au tourment. Qu’en est-il à présent des fonctions des cadres spatiaux dans le corpus ?
Fonctions des cadres spatiaux
Dans Théorie et fiction (1980 : 87) de Milagros Ezquerro, se dégagent trois fonctions majeures de l’espace urbain. La ville peut être un labyrinthe où le personnage se perd ou va à vau-l’eau. Elle peut tenir lieu de cadre d’initiation, et aussi jouer un rôle socio-économique.
Comme labyrinthe, la ville de Port-au-Prince est dépeinte sous les traits d’un milieu dont l’hostilité envers Merry Sisal et les autres Haïtiens culmina le 12 janvier 2010. Le narrateur présente ainsi la dimension massacrante de cette ville :
Le ciel décidait soudain de se gonfler de haine et soufflait la mort sur la terre : cyclone, tornade, ouragans, tempêtes. Ou bien déversait des rivières furieuses qui emportaient tout dans un déluge d’Apocalypse : les gens, les animaux, les plantations, les habitations… La mer était une autre coriace, une perfide qui dormait étale, charmeuse, avec ses reflets chatoyants. Et d’un coup, elle se dressait devant vous pareille à une bête pourvue de cent gueules armées pour vous engloutir. Le feu ! Elle l’avait aussi rencontré… Et la terre, Seigneur ! À Port-au-Prince, la démonstration avait été faite qu’elle n’était pas si amicale avec les gens, brisant sans discernement les hommes, les femmes et les enfants. Où était le Bon Dieu dans ce chaos ? (Les Voyages, 176-177).
En ce qui concerne la fonction initiatique de l’espace urbain, elle se rapporte surtout à l’île de Bonne-Terre, en ce que Merry Sisal prévoit d’y suivre des cours par correspondance pour se bonifier intellectuellement. Alors, dès qu’elle y prend pied chez le couple de Français Legris, qui s’occupe de régulariser sa situation administrative, elle estime que son avenir semble bien éclairci, son ciel dégagé (Les Voyages, 174).
Quant au rôle socio–économique de l’espace fictionnel, il se rattache également à Bonne-Terre. Selon Milagros Ezquerro (1980 : 93), la ville apparaît, dans ce cas, comme un signifiant socio-économique riche en raison des possibilités de travail offertes. Sous ce rapport, au regard des opportunités d’emplois qu’elle propose, et surtout du fait de son passé colonial et de sa tutelle présente, Bonne-Terre comble globalement les attentes des migrants à la recherche d’un emploi correctement rémunéré. Rien d’étonnant donc que ce lieu soit baptisé « Eldorado où les gens auraient la chance de s’installer, d’acheter un bout de paradis, de vivre une seconde jeunesse loin du stress » (Les Voyages, 128).
Conclusion
L’étude du « statut sémiologique de la “ville d’ici” et de la “ville de là-bas” » aura essayé d’apprécier la structure et le fonctionnement de l’espace fictionnel dans le corpus. Selon Milagros Ezquerro (1980 : 105), l’orchestration des cadres spatiaux, loin d’être fortuite, a pour rôle d’accentuer un signe, de manière symbolique. Dans cet esprit, Les Voyages de Merry Sisal mettent en scène deux pôles spatiaux contrastés tout au long du parcours du principal protagoniste. D’un côté, Port-au-Prince, « ville d’ici », exposé tel un labyrinthe exténuant, symbolique du vécu tourmenté de Merry et des autres Haïtiens, surtout à compter du séisme. D’un autre côté, Bonne-Terre, « ville de là-bas », opposé du premier lieu, paradis rêvé et gagné, même s’il se révèle rapidement illusoire en raison de la discrimination à l’égard des Haïtiens qui y prévaut.
Le texte met donc en scène des espaces référentiels réels représentés de manière dichotomique. Merry vogue entre Haïti et l’étranger, à la recherche d’équilibre, d’apaisement, choses finalement difficiles à obtenir durablement. Son parcours se caractérise fondamentalement par une variation émotionnelle. Car à Port-au-Prince, elle estime que son bonheur se trouve à l’étranger, dans le départ. Mais lorsqu’elle prend pied à Bonne-Terre, même si ses attentes matérielles se trouvent comblées, elle souffre d’un déficit affectif parce que ses enfants et leur père lui manquent. De ce fait, elle verse dans la rêverie et les idées noires.
Du coup, l’intrigue s’axe sur l’univers intime de Merry Sisal, ce qui redimensionne le cadre général, qui passe de physique à psychologique. Cette mutation permet de comprendre le titre de l’œuvre, Les Voyages de Merry Sisal, évocateur de la dialectique entre « la ville d’ici » et « la ville de là-bas », entre l’espace physique et l’espace psychologique. Se dégage alors cette leçon : le voyage de l’Haïtien vers l’ailleurs ne marque pas forcément la fin de son calvaire. Il faut de la patience, de l’endurance pour se frayer un chemin dans la vie, que ce soit dans la « ville d’ici » ou dans celle de « là-bas ».