Introduction
Cette contribution, fondée sur l’examen de fragments textuels des xviie et xviiie siècles, est consacrée à l’étude des phases initiales de l’expression de l’antériorité dans les créoles français de la Caraïbe.
À la suite de G. Hazaël-Massieux (1966 : 170), en suivant la théorie géolinguistique de Bartoli, nous considérons que les créoles des Petites Antilles et d’Haïti constituent l’aire principale de la zone dialectale des créoles français de la Caraïbe, alors que le créole français de Guyane relève d’une aire latérale, susceptible de conserver des usages encore plus anciens que les parlers de l’aire principale. Au terme de notre étude, nous tâcherons de préciser si cette différence géolinguistique entre créoles français de la Caraïbe a des incidences dans le domaine de l’expression de la temporalité.
Afin d’étudier l’antériorité, nous aurons recours au terme générique de « temporalité ». Ce mot recouvre ici les phénomènes souvent distingués ailleurs sous les notions de « temporalité » et d’« aspectualité ». Le terme d’« antériorité » est utilisé dans ce texte pour désigner des états et des évènements dont l’origine, sinon l’achèvement, se produit en situation avant le moment d’énonciation (ME). À ce titre, ce terme réunit des procès1 qui sont grammaticalement caractérisés comme « passés » sur le plan temporel, et/ou « accomplis » sur le plan aspectuel. Le terme d’antériorité renvoie à divers degrés d’éloignement (remoteness, Comrie : 1985) dans le passé : du passé absolu au passé récent. Par le jeu des relations anaphoriques entre les intervalles temporels thématisés des situations prédiquées, les moments repère (MR), les domaines de l’antériorité et l’ultériorité peuvent se trouver en contact de la modalité hypothétique dans les créoles de la Caraïbe, de façon comparable aux temps conditionnels du français (cf. 6. infra).
Tout énoncé s’inscrit dans un intervalle temporel ; son prédicat est potentiellement l’un des supports et des sites de la référence temporelle de l’énoncé. Comme l’essentiel des prédicats des textes créoles anciens représente des unités verbales (issues de leurs équivalents verbaux français), par commodité, il sera question dans la suite de ce texte de l’analyse de formes verbales nues (Ø + V), ou précédées des marques té, té qu’a2 et té après attestées dans les textes étudiés. Ø est employé pour signifier l’absence de marque préverbale. Cette notation ne préjuge pas de l’existence de Ø comme morphème dans les langues étudiées. Sur ce point, nous nous séparerons de Damoiseau (2012) et Bernabé (1983 : 3 ; 1054) (cf. 3. infra). Les diverses facettes de l’expression de l’antériorité d’un état ou d’un évènement au moment d’énonciation dans les langues étudiées peuvent également être portées par des prédicats nominaux ou adjectivaux, par des localisations, des identifications et des attributions. Pour simplifier notre propos, nous conserverons V pour désigner tous les prédicats, y compris les instances de prédication nominale.
Notre contribution suit le plan suivant : tout d’abord, nous formulerons quelques observations sur les textes anciens retenus pour cette analyse et sur leur genre textuel. Nous présenterons ensuite un cadre théorique pour décrire l’expression de l’antériorité dans notre corpus. Cela sera suivi de la formulation de quelques hypothèses sur le développement diachronique de cette dimension de la temporalité verbale des créoles français de la Caraïbe. Pour éclairer notre propos, nous rappellerons brièvement le terminus ad quem du système aspecto-temporel antillais. Seront ensuite abordées les valeurs référentielles temporelles et aspectuelles véhiculées par les formes Ø +V, té + V et té qu’a/après + V, etc., dans leurs contextes d’occurrence. Seront également envisagés les liens entre antériorité, potentiel et irréel dans le contexte du prospectif et de l’hypothétique. Dans la discussion de nos observations, nous essaierons de recenser et d’expliquer les différences entre les états anciens observés et l’expression contemporaine de l’antériorité dans les créoles français de la Caraïbe.
1. À propos des textes anciens
Notre corpus est constitué de textes rédigés dans les langues créoles usitées à Saint-Domingue/Haïti, dans les Petites Antilles françaises et en Guyane, entre le xviie et le début du xixe siècle, (ré-) édités par M.-Ch. Hazaël-Massieux (2008) et listés dans les pp. 473-474 de son ouvrage. Les sources primaires de notre bibliographie donnent une liste exhaustive des textes cités dans notre article, avec leurs datations. Ce corpus n’épuise pas la totalité des sources anciennes conservées, mais se veut représentatif des genres scripturaux et des variétés linguistiques attestées.
Les textes de notre corpus présentent une variété générique considérable : récits, chansons et « idylles », pièces de théâtre, lettres, dialogues à visée didactique, proclamations révolutionnaires. Il s’agit de créations originales (lettres, dialogues, récits de voyage, etc.), mais également de traductions-adaptations en créole de textes français (de textes bibliques dans le cas de La Passion de Notre Seigneur selon St Jean [1720-60] et de la Parabole de l’Enfant Prodigue [1818], de la pièce parodique Les Amours de Bastien et Bastienne de Mme Favart et M. Harny de Guerville dans le cas de l’opéra-vaudeville Jeannot et Thérèse – plusieurs versions rédigées entre 1758 et 1783 –, enfin de proclamations révolutionnaires).
Les textes retenus dans notre corpus se présentent parfois sous plusieurs versions plus ou moins identiques. C’est le cas pour le texte dit du « Triton » (procès-verbal de 1671, reproduit par Maillard en 1755), où le texte donné par L.-F. Prudent (1993 : 125) diffère de celui rapporté par Jennings (1995). C’est également le cas de Lisette quitté la plaine (vers 1757) et de Jeannot et Thérèse, dont les versions successives fournissent des variantes intéressantes de marqueurs préverbaux.
Outre la variation textuelle, l’étude des textes créoles anciens de la Caraïbe impose diverses précautions méthodologiques liées à l’intrication des facteurs géographiques et scripturaux dans leur élaboration3.
1.1. Localisation et variétés géographiques
L’assignation géographique de plusieurs textes anciens suscite des débats. Ainsi, le premier texte suivi, La Passion de Notre Seigneur selon St Jean en langage nègre (1720-604) présente quelques traits linguistiques attestés uniquement dans les créoles des Petites Antilles (Hazaël-Massieux, 1996 : 227 ; Prudent, 1998) – en particulier, le marqueur préverbal ka graphié qu’a et le modal pé « pouvoir » – mais comporte également des traits caractéristiques du créole haïtien, en particulier du nord d’Haïti (Fattier, 2015 : 253-260), ainsi qu’un grand nombre de traits communs à ce dernier créole et aux martiniquais et guadeloupéen anciens et modernes5.
Ceci tend à infirmer l’hypothèse de la Passion… texte qui « semble avoir circulé entre les îles et comporté des intercalations de dialectes divers, tout en conservant une prédominance de dialecte des Petites Antilles » (G. Hazaël-Massieux, 1996 : 227) et à corroborer l’idée que la Passion (sans doute écrite dans le nord de Saint-Domingue ou bien en Martinique6) représente une première étape du créole7, commune à plusieurs régions de la Caraïbe, et qui se serait progressivement différenciée dans chacun des territoires. Les dates de cette différenciation sont malaisées à établir8, étant donné le caractère sporadique et géographiquement limité des témoignages du xviiie siècle.
Tout en ayant été recueillies à Saint-Domingue, les chansons réunies par Moreau de Saint-Méry (dont le fameux Lisette quitté la plaine) dans sa Description… de la partie française de l’isle de Saint-Domingue, 1797, comportent des traits des créoles des Petites Antilles, qui pourraient être dus à l’origine martiniquaise du scripteur, Moreau de Saint-Méry (observation de G. Hazaël-Massieux, 1996 : 227 et 230).
La plupart des autres textes du xviiie siècle ont été localisés à Saint-Domingue (voir notre bibliographie) et présentent des traits linguistiques compatibles avec le système du créole haïtien. Le premier texte écrit en créole guyanais (la proclamation révolutionnaire de Cayenne, signée par Burnel) date de 1799, le premier texte explicitement assigné au martiniquais a été publié en 1811 (« Chanson martiniquoise » dans les Idylles), tandis que les premiers textes localisés en Guadeloupe ne paraissent qu’en 1822 (dans le Voyage en Guadeloupe de Félix Longin)9.
1.2. Variétés sociolinguistiques : le créole « des blancs »
Jusqu’au milieu du xixe siècle, les textes en créole sont écrits essentiellement par des Blancs, qui notaient sans doute surtout leur propre variété de créole, dont on peut supposer qu’elle était « assez différente de celle des esclaves » et « largement contaminée par leur français » : « le créole des blancs » (terme de M.-Ch. Hazaël-Massieux, 2008 : 49). Selon M. Ch. Hazaël-Massieux (2008 : 48), ce n’est que vers 1850 que le créole « des esclaves » commence à accéder à l’écriture, à mesure que « les anciens esclaves ou libres de couleur, se mettront à écrire ». Nous pouvons toutefois supposer que, d’une part, les deux variétés partageaient des traits en commun et, d’autre part, la volonté de noter la parole des esclaves, à des fins informatives, stylistiques ou pratiques, a fait parfois enregistrer, dès les premiers textes, tel ou tel trait typique du créole « des esclaves »10. Enfin, M. Ch. Hazaël-Massieux se demande s’il ne faudrait pas voir dans la Passion – compte tenu du haut degré d’élaboration du système grammatical – « un témoignage plus fidèle de la variété de créole parlée par les esclaves » (2008 : 49).
Elle souligne enfin, au sujet des chansons recueillies par Moreau de Saint-Méry, un rôle possible joué par les libres de couleur, voire par des esclaves cultivés, dans la composition et la diffusion de ces chansons (2008 : 94).
Quant aux traductions des proclamations révolutionnaires, tout en étant fortement influencées par le jargon administratif de leurs modèles français, leurs traducteurs n’en font pas moins l’effort de transposition vers les structures grammaticales des créoles haïtien (celui du Cap et celui du Port-au-Prince) et guyanais de la fin du xviiie siècle (Hazaël-Massieux, 2008 : 188)11.
1.3. Orthographe et notation
Face à la pratique des premières notations d’une langue dépourvue de tradition scripturale, les scripteurs se voient rapidement entraînés vers des graphies étymologisantes souvent fort imprécises quant à la réalité phonétique du créole. Cependant, la volonté de rendre compte des spécificités créoles amènera de bonne heure des graphies à tendance phonétique, et les deux systèmes coexisteront, dans des proportions variables selon les époques et les textes. Quant au marqueur préverbal té, les graphies fluctuent entre té, te, t’ – en cas d’élision –, t’est (dans la Proclamation de Cayenne de 1799) et tai/t’ai (dans l’Abrégé Passion, vers 1848). Nous pouvons nous demander si les formes étoit et été, attestées dans la Passion, et étais/était chez Justin Girod de Chantrans correspondent à une francisation étymologisante du créole té, ou bien si elles reflètent des variantes du créole « des blancs ».
1.4. Une typologie des textes analysés
Selon leur appartenance générique, les textes anciens présentent des propriétés qui leur font privilégier certains niveaux temporels et aspectuels. Ainsi, le texte narratif de la Passion privilégie le récit (plan « non embrayé », Maingueneau, 2003 : 52), dans lequel les procès de l’arrière-plan (description du cadre spatial et temporel, état des personnages) alternent avec les procès du premier plan, faisant progresser le récit (cf. l’ex. 11 infra). Toutefois, la coupure du récit avec le moment d’énonciation n’est pas complète, car le texte contient quelques formules embrayées sur le ME, par lesquelles le narrateur-énonciateur s’adresse directement aux auditeurs, comme l’injonction « zottes tous metté a jounou, baisé terre » (« mettez-vous tous à genoux, baisez le sol ») (Hazaël-Massieux, 2008 : 66) ou bien l’incise « moé dis vous » (« vous dis-je »).
Les chansons et les « idylles », les pièces de théâtre et les dialogues à visée didactique (Ducoeurjoly) relèvent fondamentalement du discours (« plan embrayé », Maingueneau 2003 : 52), car le sujet représenté par « je » y mène un monologue ou bien un dialogue avec un allocutaire représenté comme fictif ou bien comme réel. Certains de ces textes contiennent également des passages de type récit, comme dans l’ex. 12 infra.
Enfin, les Proclamations révolutionnaires, textes à visée communicative directe, relèvent, elles aussi, essentiellement du discours. Cependant, une perspective historique (des évènements historiques sont invoqués pour justifier les règlements édictés) y est également présente, ce qui amène des passages de récit ancrés dans un repère différent du ME (cf. l’ex. 27 infra).
2. Un cadre théorique pour l’analyse de la temporalité
Pour calculer l’expression de « l’antérieur », du « simultané », du « postérieur », etc., bref de la temporalité dans les textes créoles du xviiie siècle, nous utiliserons un cadre théorique inspiré par Klein (1994) et Abeillé et al. (2021). Dans ces approches, on pose que le prédicat (verbal ou nominal) permet de déterminer la localisation temporelle et le déroulement des situations prédiquées12. Les traits sémantiques internes des prédicats, essentiellement des verbes (leur aspect lexical ou aktionsart), se combinent avec des traits temporels externes, comme les marques temporelles et aspectuelles, pour caractériser la temporalité des situations.
Les lexèmes verbaux ou prédicatifs sont porteurs de traits sémantiques tels que : ± borné, ± changement interne, ± transition nette entre états distincts, ou ± durée intrinsèque, qui contribuent à définir les situations prédiquées. Ces traits sont des composantes de l’aspect lexical du verbe et engendrent les grandes classes sémantiques de verbes. Ainsi, à partir de l’opposition entre verbes statifs et verbes dynamiques, on peut distinguer à la suite de Vendler (1767) par exemple, les classes suivantes : i) des verbes statifs ou verbes d’état [– borné ; + durée intrinsèque ; – changement interne] ; ii) des verbes dynamiques, tels a) des verbes d’activité [– borné, + changement interne ; + transition] ; b) des verbes d’accomplissement [+ borné, + changement, – transition) et c) des verbes d’achèvement [+borné, + changement, + transition] (cf. Tableau 1).
Tableau 1 : Classes sémantiques des verbes (Petites Antilles13)
Mode d’action du verbe |
État |
Action |
||
Dynamique |
– |
+ |
||
Statif |
Activité |
Accomplissement |
Achèvement |
|
vo (valoir) |
kouri (courir) |
fè an kay (construire une maison) |
kasé an zasiet (casser une assiette) |
|
Borné |
– |
– |
– |
+ |
Momentané |
– |
+ |
+ |
+ |
Transition |
– |
+ |
– |
+ |
Changement |
– |
+ |
+ |
+ |
Comme le montre Abeillé et al. (2021 : 181 et suivantes), au sein des situations prédiquées par les verbes statifs, d’activité et d’évènement avec changement instantané (verbes d’achèvement), ou duratifs (verbes d’accomplissement), de nombreuses autres classes sémantiques verbales peuvent être décrites.
Dans cette contribution, les marques temporelles sont définies comme l’expression des relations entre l’intervalle temporel d’énonciation d’un énoncé (son Moment d’Énonciation [ME]), et l’intervalle temporel thématisé ou repère (Moment Repère [MR]) prédiqué pour cet énoncé. L’intervalle temporel repère (MR) peut être explicité par des adverbiaux temporels absolus (en 1789), par des adverbiaux temporels déictiques (aujourd’hui, demain) ou anaphoriques (deux jours plus tard), par des adverbiaux de durée (pendant deux jours), de fréquence (souvent), de contraste (déjà, encore), etc. L’intervalle temporel repère (MR) d’un énoncé peut précéder ME, être inclus dans ME, ou être simultané à ME14. Un énoncé repéré comme précédant ME est un énoncé « au passé ». Des degrés d’éloignement dans le passé (du passé absolu, à l’antécédence dans le passé et au passé récent, par exemple) ou dans le futur15 par rapport à ME (remoteness), (Comrie, 1985) peuvent être exprimés par une combinaison de marques (voir infra).
Les marques aspectuelles sont définies comme des relations exprimées entre l’intervalle temporel dans lequel s’inscrit l’activité, l’état ou l’évènement prédiqué par l’énoncé (Moment de la situation ou MSit) et un intervalle temporel repère (MR). Si MR s’inscrit dans un intervalle temporel postérieur à MSit, l’aspect est accompli (perfect chez Klein, 1994) ; si MR est inclus dans MSit qui est donc en cours, l’aspect est inaccompli (imperfective chez Klein 1994) ; si MR réfère à la fin de l’intervalle temporel de MSit et au début de l’intervalle postérieur, l’aspect est perfectif (perfective chez Klein, 1994).
Des relations plus fines entre MR et MSit peuvent être décrites ; ainsi l’aspect inchoatif signale la phase initiale d’un procès non accompli tandis que l’aspect résultatif décrit la phase finale d’accomplissement du procès prédiqué en MSit. Une insistance sur la durée de MSit pourra être caractérisée par l’aspect duratif alors que l’aspect itératif fera référence à la répétition de MSit.
Dans « je lis votre texte (maintenant) », MR est concomitant avec ME (donc l’énoncé est « présent » en termes temporels ; ce temps peut être considéré comme déictique ou absolu) et MR est inclus à son tour dans MSit (donc le verbe réfère à un procès « inaccompli » en termes aspectuels). Dans « je lisais votre texte quand vous êtes arrivé », MR précède ME (donc l’énoncé est « passé » en termes temporels ; ce temps peut être considéré comme anaphorique ou relatif) et MR est inclus à son tour dans MSit (donc le verbe désigne un procès « inaccompli » en termes aspectuels). Dans, « j’ai lu votre texte ; vous faites encore beaucoup de fautes », MR est inclus dans ME (le procès passé a abouti à une situation concomitante au ME) et MR est postérieur à MSit (donc le procès désigné est « accompli » en termes aspectuels). Dans « En 1793, il rédigea une proclamation », MR est antérieur à ME (donc est « passé » en termes temporels), et il inclut la fin de MSit et le début de l’intervalle temporel postérieur à MSit (l’aspect est « perfectif »). Enfin, dans « J’avais corrigé votre texte avant de le publier », MR est antérieur à ME (il est « passé ») tout en étant postérieur à TSit (l’aspect est accompli).
Pour les besoins de nos analyses, nous identifierons diverses combinaisons de traits temporels et aspectuels, portés par des prédicats relevant des diverses classes sémantiques telles les statifs, et les verbes dynamiques. Les cinq configurations aspecto-temporelles principales étudiées et leurs dénominations « conventionnelles » sont représentées dans le tableau 2. Leurs propriétés seront davantage précisées lors de leur première mention dans notre analyse (sous 5 infra). Lorsqu’un trait ne se réalise qu’à certaines conditions, il figure entre parenthèses. Ainsi, la valeur résultative attribuée à un prédicat est fonction de la classe sémantique du verbe et du moment repère retenu. Le trait duratif du « passé inaccompli » se réalise, quant à lui, uniquement à travers l’emploi des schèmes verbaux té qu’a V et té après (cf. 5.2.1.3 infra.)
Tableau 2 : Traits aspectuels et temporels des formes d’antériorité et de simultanéité étudiées
Temps |
Aspect grammatical |
|||||||
Présent |
Passé |
Passé -avant-passé |
Inaccompli |
Accompli |
Perfectif |
Résultatif |
Duratif |
|
« Présent » |
+ |
(+) |
(+) |
|||||
« Passé inaccompli » |
+ |
+ |
(+) |
|||||
« Accompli du présent » |
+ |
+ |
(+) |
|||||
« Aoriste » 16 |
+ |
+ |
||||||
« Antécédence dans le passé » |
+ |
(+) |
(+) |
3. Quelques hypothèses
Cette analyse de l’expression de l’antériorité dans les textes anciens de la Caraïbe devrait nous permettre de vérifier les thèses de D. Bickerton (1981, 2016 : 54 et suivantes) à propos du développement de la temporalité dans les langues créoles. Bickerton a mis en relief deux aspects du développement de la temporalité dans les langues créoles : i) le rôle fondamental de l’opposition entre verbe statif et verbe non statif et l’incidence de leur aktionsart sur le développement des marqueurs de temporalité et ii) la mise en place ordonnée à l’aide de marqueurs préverbaux de distinctions primaires entre : a) évènement ponctuel et évènement non ponctuel ; b) évènement réel (realis) et évènement irréel (irrealis) ; et c) évènement antérieur et évènement non antérieur. Si les premières propositions de Bickerton concernent l’aspect lexical, le développement du marquage de l’antériorité ou de l’irréel concerne l’aspect, le temps et le mode grammaticaux.
L’examen des textes anciens laisse apparaître que la perte de la flexion verbale (de la conjugaison verbale et des phénomènes d’accords grammaticaux) dans les premiers textes créoles favorise l’emploi de verbes « nus » (à l’infinitif ou au participe passé selon certains auteurs), d’adverbiaux temporels et de syntagmes prépositionnels à valeur circonstancielle pour exprimer la référence temporelle. Cette situation confère de fait aux verbes nus et à la prédication nominale (Ø + V) une grande diversité de valeurs aspectuelles et temporelles et favorise la dépendance sur l’aktionsart des verbes, tout particulièrement sur la distinction entre verbes statifs et dynamiques.
Ce constat tend à conforter la thèse de Bickerton sur le rôle majeur de l’aspect lexical verbal dans le développement de la temporalité dans les langues créoles. Il invite également à conjecturer un rôle possible joué dans la formation du système verbal créole par certaines langues substrats africaines. On peut ainsi penser à l’influence du « factatif » de l’igbo et d’autres langues africaines identifiées par Welmers (1970). Il s’agit d’une forme verbale non marquée qui porte une valeur d’accompli associée à un verbe dynamique et une valeur de présent avec un verbe statif.
On peut penser que les premières inscriptions temporelles des énoncés sont déictiques ou absolues. Le recours à était/té pour situer un état ou un évènement achevé par rapport au moment d’énonciation ou à un autre moment repère permet de complexifier les récits en plans textuels, de construire des références temporelles anaphoriques ou relatives, et de marquer des degrés d’éloignement (remoteness) dans le passé par rapport au moment du récit.
Le recours à une prédication nue et à des prédicats précédés de té pour l’expression de l’antériorité dans les textes anciens conduit inévitablement à des chevauchements référentiels, voire à une compétition entre schèmes prédicatifs (Ø +V vs té + V) dans le domaine de l’expression de l’antériorité, avant la stabilisation dont témoigne le système contemporain. Ce que nous souhaitons faire apparaître principalement dans cette contribution, c’est le rôle qu’assume graduellement le marqueur té, au centre de diverses configurations aspecto-temporelles, non seulement dans l’expression de l’antériorité, mais également du potentiel et de l’irréel. Nous y voyons la première pierre de l’édification du système d’expression de la temporalité dans les créoles français de la Caraïbe.
4. L’expression de l’antériorité dans les systèmes actuels des créoles français de la Caraïbe
Avant d’aborder l’analyse des textes anciens, nous procéderons à un bref rappel de l’expression de l’antériorité dans les créoles modernes de la Caraïbe (à l’exemple de l’haïtien, du martiniquais, du guadeloupéen et du guyanais). Dans ces langues, deux outils grammaticaux sont disponibles : le marqueur prédicatif temporel té et l’absence de marque préverbale (désignée par commodité comme marqueur zéro [Ø]), dont l’une des fonctions est d’exprimer la relation temporelle de passé. Les différentes valeurs que prennent les séquences verbales té +V et Ø + V dépendent essentiellement du caractère statif (VStat) ou dynamique (VDyn) du verbe.
Le marqueur té a pour propriété centrale de poser une dissociation entre un procès achevé avant le moment d’énonciation (ME) et le ME17 (ex. haï Jou sa a, la pli te Ø tonbe anpil. « Ce jour-là, il avait beaucoup plu. », Damoiseau, 2012 : 11418). Bien souvent, ceci se traduit par un éloignement notable du procès par rapport au ME (un degré de remoteness important) (cf. Damoiseau, 2012 : 100). Or si un éloignement chronologique du procès té + V par rapport au ME est fréquent, il n’est pas pour autant indispensable. Le locuteur peut également employer té + V lorsqu’il « souhait[e] […] montrer qu’une action ou un processus dont manifestement le déroulement n’a pas lieu dans un passé éloigné, est privé de tout lien avec la situation d’énonciation. Mar./gua. ‘Emil té Ø kriyé’w. “Emile t’a appelé, (mais…) […] l’appel téléphonique a bien eu lieu […], mais il est en quelque sorte vidé de son effectivité.’ (Damoiseau 2012, 100).
Plusieurs valeurs de té peuvent être distinguées, ayant pour dénominateur commun la dissociation entre le procès prédiqué et le ME :
-
Dans tous les créoles de la zone Caraïbe, té situe un procès passé accompli avant un repère temporel antérieur au ME : ex. haï. M te rive lakay mwen lè l rele m. « J’étais arrivé chez moi lorsqu’il m’a appelé. » (Valdman, 2015 : 22119). Ce repère peut correspondre non seulement à un procès explicité par un verbe, mais également à une donnée lexicale ou contextuelle permettant d’inférer l’antécédence du procès té + V par rapport à un autre procès (réel ou irréel) antérieur au ME (comme dans l’exemple « Emil té Ø kriyé’w » supra). Nous désignons cette valeur comme « antécédence dans le passé » (temps relatif ou anaphorique, [+passé -avant-passé]).
-
Dans les créoles haïtien et guyanais, les grammairiens signalent té + VDyn avec une valeur d’« aoriste » (temps passé déictique, repéré sur le ME : [+ passé, + perfectif]), (Valdman, 2015 : 221, Damoiseau, 1989 : 87-90, Pfänder, 2000 b : 90-91, Schlupp, 1997 : 32-35 ; ex. guy. Tout so latchyo boulé, yé boulé toupatou… lò yé chodé’l, sa yé té fè ? Yé largé’l… » [« Toute sa queue a été brûlée, ils l’ont brûlé partout… lorsqu’ils l’eurent brûlé, qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils l’ont libéré… » Tchang, 1988, dans Schlupp, 1997 : 33]. Dans la conception large du temps relatif « antécédence dans le passé » tel que défini sous i), une partie de ces occurrences serait à reverser sous l’étiquette « antécédence dans le passé »20.
Avec les verbes statifs, la valeur aoristique de té + VStat peut apparaître dans toute la zone Caraïbe (ex. mart.21, gua. Yo té kontan, « Ils furent contents », Bernabé, 1983 : 1055). -
Auprès des verbes statifs, dans tous les créoles de la zone, té exprime le « passé inaccompli » [+ passé ; + inaccompli] (ex. mart., gua. Yo té kontan, « Ils étaient contents »)22. Pour former le « passé inaccompli » des verbes dynamiques, té se combine avec les marqueurs aspectuels duratifs ka (Petites Antilles et Guyane) ou ap (pé) (Haïti) : I té ka dansé/Li t’ap danse « Il dansait » ; té seul peut apparaître avec cette valeur en haïtien (ex : yon tanpèt leve sou lanmè a tèlman gwo ke vag yo kouvri kannòt la ; men li te domi. « une tempête si violente s’éleva sur la mer que les vagues recouvrirent la barque ; mais il dormait » (Évangile de Matthieu, 8 : 2423).
-
Té + VStat peut exprimer les aspects itératif et habituel du passé dans toute la zone, et té + VDyn en haïtien (ex Valdman 2015 : 220, Gen moun ki pa té mete timoun lekòl « Il y avait des gens qui n’envoyaient pas les enfants à l’école »24). La même valeur est confiée à té ka + V dans les créoles des Petites Antilles et en guyanais. Pour Bernabé (1983 : 1053), il s’agirait là d’un ka2 itératif, différent du ka1 duratif.
Enfin, ka seul peut apparaître avec la valeur du passé inaccompli, itératif ou habituel, par effacement de té (en guyanais, cf. Schlupp, 1997 : 360 ; en martiniquais, par exemple dans le discours d’une informatrice de 81 ans (enregistrée par nous-mêmes au Marigot en 2017)25.
Quant à son origine, il semble probable que le marqueur té provient de l’imparfait français était, après aphérèse (avec une contribution possible du participe passé été, cf. Bollée 2007, 74) et/ou d’une forme dialectale, possiblement normande, té (<était/s) (cf. Schlupp, 1997 : 29, note 1). Selon Chaudenson et Detges (cités par Fon Sing, 2010 :180–183), té serait à rattacher à la périphrase durative française était à + INF. Cette dernière serait, selon nous, plutôt à l’origine de la suite té ka (sans doute avec la contribution d’un que intercalé : était [qu’] à + INF). Ce qui n’empêche pas que cette même structure puisse être, éventuellement, aussi à l’origine de té, par un mécanisme de réanalyse et de grammaticalisation, tel que supposé par Detges (cité par Fon Sing) et par Fon Sing (2010 : 180-187). Certains linguistes ont évoqué en outre – avec force précautions – une convergence possible avec le marqueur du passé yoruba ti (ainsi, Goodman, 1964 : 80, cité par Bollée, 2007 : 74)26.
Le marqueur Ø peut exprimer quatre valeurs dans les créoles modernes de la Caraïbe :
-
En combinaison avec VDyn, l’« accompli du présent » [+ passé, + accompli] : ex. mart., gua. Yo pati. « Ils sont partis » (Bernabé 1983 : 1056) (tous les créoles de la zone).
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En combinaison avec VDyn, l’« aoriste » [+ passé, + perfectif], temps dissocié du moment d’énonciation, mais repéré par rapport à ce dernier27 : ex. mart., gua. Yo pati. « Ils partirent. » (Bernabé, 1983 : 1056) (tous les créoles de la zone) ; Ø + VStat peut apparaître avec cette valeur en guyanais : Lontan apré, mo savé sa zafè-a, « Longtemps après, je me suis rendu compte de cette histoire. » (Schlupp, 1997 : 44).
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Le présent : avec VStat partout, avec VDyn uniquement le présent itératif et générique ([+ présent ; + itératif/+ habituel]) en haïtien et dans une variété archaïsante du créole guyanais28 : ex. haï Lapli tonbé isit. « Il pleut ici (en général) » (Valdman, 1978 : 216).
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Avec VStat, la valeur d’« inaccompli du passé » a été signalée en guyanais : ex. avec savé « savoir » : Kòm i savé djyab-a té kontan … té kontan kabrit […] (« Comme il savait que le diable aimait… aimait [la viande] de cabri […] ») (Tchang, 1988, dans Schlupp, 1997 : 46).
5. L’expression de l’antériorité dans les textes créoles de la Caraïbe au xviiie siècle
Comme dans les créoles modernes, deux outils grammaticaux interviennent dans l’expression de l’antériorité au XVIIIe siècle, en fonction de la modalité d’action du verbe : le marqueur du passé té et l’absence de marque (ou marqueur Ø).
Dans les textes étudiés, les séquences Ø + V, té + V et té qu’a/après + V peuvent être porteuses de valeurs temporelles de « présent » (Ø + V), de « passé » (tous les schèmes) et d’« antécédence dans le passé » (essentiellement té + V) et de valeurs aspectuelles qui sont principalement celles de perfectif (Ø + V, té + V), d’accompli (Ø + V, té + V) ou d’inaccompli (tous les schèmes). À celles-là, on peut ajouter des valeurs aspectuelles telles que le duratif (porté par les marqueurs qu’a et après) et le résultatif, qui, comme toutes les autres valeurs aspecto-temporelles des énoncés, doivent également être calculées par rapport au mode d’action des verbes, et par rapport à l’organisation des textes en plans textuels (cf. 1. et 2. supra).
Dans les textes du xviie siècle relevés par Pelleprat et Mongin (reproduits par G. Hazaël-Massieux, 1996, et Jennings, 1995), les verbes apparaissent à la forme nue (Ø + V). Les premières occurrences du marqueur té remontent à la deuxième moitié du xviie siècle (le procès-verbal du « Triton », Martinique, 1671). Dans l’hypothèse d’une exactitude lexicale de ces transcriptions (leur statut juridique pourrait faire supposer une certaine précision), ce texte montre une co-existence d’un système utilisant Ø + V pour l’expression du passé des prédicats statifs et dynamiques (dans la déposition du premier esclave sous 1.) et (dans la déposition du second esclave, 2.) d’un système alternant Ø + V et té + V pour marquer le passé des prédicats statifs (Ø + sembe, « semblait » et té dans diau, té tini, « était dans l’eau, avait ») :
1. « moi mirer un homme en mer du Diamant, moi voir li trois fois. li tini assés bon visage et zyeux comme monde. li tini grande barbe grise ; moi teni petit peur ; non pas grand… li tini queue comme poisson. » (« J’ai observé un homme en mer du Diamant, je l’ai vu trois fois. Il avait un assez bon visage et des yeux comme un homme. Il avait une grande barbe grise. J’avais un peu peur sans plus. Il avait une queue comme un poisson »)29. (Triton, 30, « déposition de Pierre nègre de Noel Moulle »)
2. « moi na pas miré bas li parce li té dans diau » ; « Li sembe pourtant poisson moi té tini peur bete là manger monde ». (« Je ne l’ai pas vu car il était dans l’eau » ; « Il ressemblait pourtant à un poisson ; j’avais/j’ai eu peur que la bête ne dévore des gens »). (Triton, 30, « déposition de Pierre nègre du Sr. Legras »)
Entre 1671 et le premier texte suivi, la Passion (1720-60), le système se différencie davantage, mais le marqueur Ø conserve une forte polyfonctionnalité.
Dans les relevés qui suivent, nous exemplifierons brièvement chaque configuration de valeurs aspecto-temporelles. Nous insisterons sur les occurrences problématiques et sur les différences observées par rapport aux créoles modernes.
5.1. Ø + V
La forme verbale Ø + V est porteuse d’une valeur de présent ou d’une valeur de passé, en fonction de son environnement contextuel. Dans le contexte de la référence temporelle « passé », le schème verbal Ø + V est également porteur des valeurs aspectuelles d’accompli, d’inaccompli ou de perfectif. Cette plasticité de Ø + V conduit à une concurrence avec le schème verbal té + V dans certains environnements discursifs.
5.1.1. Présent [+ présent ; (+ inaccompli) ; (+itératif) ; (+habituel)]
Bien que cette valeur ne relève pas de l’antériorité, il convient de la mentionner afin de montrer la polyfonctionnalité de la séquence Ø + V. Comme dans les créoles modernes de la Caraïbe, cette structure est systématique pour exprimer le présent des verbes statifs30. Avec les verbes dynamiques, elle dénote le présent itératif ou générique (valeur qui est indifférente à la distinction accompli/inaccompli, selon Damoiseau, 1994 : 119) :
3. Cila mouri qui pa sa respiré (Idylle VII) « Celui qui ne sait pas respirer, meurt »
mais également le présent d’énonciation, bien représenté dans la Passion :
4. « Moe faire serment baye zottes (Pn, 63) ; non, chia, zottes prend moé pour bin sot, souive bequié la ! (Pn, 64), Zottes cusé li pour ayen (Pn, 65) ; moé dis vous » (Pn, passim) (« Je fais le serment devant vous ; non, peuh, vous me prenez pour bien sot, suivre ce béké ! ; Vous l’accusez pour rien ; vous dis-je »)
Dans ces énoncés (locution performative et discours interlocutif), MSit et ME se confondent.
Enfin, Ø + VDyn peut également exprimer le présent inaccompli (MR est inclus dans MSit, qui le dépasse) :
5. « zottes dromi, vente zottes plein » (« vous dormez, votre ventre est rempli ») […] (Pn, 64)
(reproche de Jésus aux apôtres, qui ne peuvent s’empêcher de dormir alors que son arrestation est imminente)
6. « […] qui hélé Pagnols sur terre a nous, qui grossi zarmée à yo, qui livré yo postes que nous té confié yo » (Proclamation du Cap, 2/07/1793, 197 ; source française : « […] qui appellent l’Espagnol sur notre territoire, qui vont grossir ses armées, qui lui livrent les postes confiés à leur garde ; version française, colonne a).
Cependant, le présent inaccompli est le plus souvent renforcé par les marqueurs duratifs qu’a (Passion, Lisette à Colin, « chanson martiniquoise 1 et 2 ») et après (dans le reste du corpus), qui semblent insister sur la durée ou sur le déroulement du procès [+aspect duratif] :
7. « avla cila qui qu’a trahi moé qui qu’a vini coté ci (Pn, 64) ; pierre pierre, comment toé qu’a dromi ? » (Pn, 64) (« Voilà celui qui est en train de me trahir qui vient ici ; Pierre, Pierre, comment cela se fait-il que tu dormes ? »)
Dans le premier passage sous 7, Jésus commente l’arrivée de Judas qui est en train de marcher vers lui afin de le faire arrêter ; la trahison de Judas (« qui qu’a trahi moé ») est un processus élaboré, qui s’inscrit dans la durée, et qui est en train de se concrétiser de par cette arrivée. Dans le second passage sous 7, Pierre se voit reprocher de rester plongé dans son sommeil, pendant les instants critiques précédant l’arrestation de Jésus.
8. « dan pi nous chicane ci/quior a nous démenti/tout ça nous apré faire »31 (J&T, 147) (« depuis que nous nous chamaillons ici, notre cœur dément tout ce que nous sommes en train de faire »)
5.1.2. Accompli du présent [+ passé ; + accompli ;
(+ résultatif)]
Nous désignons comme « accompli du présent » un procès passé perçu comme accompli au moment d’énonciation ME (c’est-à-dire dans le présent de l’énonciateur), et qui conserve un lien pertinent avec le ME (d’où la réalisation fréquente de l’aspect [+résultatif] avec certains verbes, comme le verbe d’achèvement quiembé « attraper, arrêter » en 9).
9. « […] n’a pas vous qui camarade nome la ïo quiembé titaler ? » (Pn, 64) (« […] n’est-ce pas vous qui êtes compagnon de l’homme qu’on a arrêté tout à l’heure ? »)
10. « Colin mon tandé nouvelle/To ca cherché trompé moin » (Lisette à Colin, M. Ch. Hazaël-Massieux 2008 : 96) (« Colin, j’ai entendu raconter que tu cherches à me tromper »)
L’adverbe titaler, « à l’instant » (9) et le présent duratif ca cherché (10) renforcent le lien perçu entre les évènements passés exprimés par quiembé « attraper » et tandé « entendre » et la situation d’énonciation.
5.1.3. Aoriste [+ passé ; + perfectif]
L’aoriste exprime un procès achevé antérieurement au ME et dépourvu de lien avec ce dernier. Contrairement à l’accompli du présent, l’aoriste n’insiste pas sur l’état résultant de la réalisation du procès, mais focalise sur l’évènement lui-même (c’est la valeur « évènementielle » de Ø + V, qu’évoque Bernabé, 1983 : 1054) tout en ouvrant sur le procès suivant dans la trame évènementielle (MR implique le début de l’intervalle temporel suivant).
Au sujet de la Passion, M.-Ch. Hazaël-Massieux (2008 : 69) estime que « on peut être embarrassé chaque fois pour la traduction à proposer de ces formes verbales sans marques » ; elle hésite entre le présent et l’aoriste. Une telle hésitation ne s’impose ici, selon nous, que pour un petit nombre d’occurrences, car le contexte et la présence d’adverbiaux temporels (dans tems la en 11) et de la marque té dans les syntagmes donnant le cadre temporel, rendent improbable le présent.
11. « Dans tems la, comme jour paque té proche , tous peres jouifs la ïo tous faire complot pour quiember jesi » (Pn, 63) (« En ce temps-là, comme le jour de Pâques était proche, tous les pères juifs complotèrent pour attraper Jésus. » ; traduction G. Hazaël-Massieux, 1994)
12. « soleil couché dans bord la rivière/moi contré milat népé côté./Si tot32 li voir moi li prend magniere/li vini pour faire son Pierrot vanté/li offri moi gros l’argent belle belle/tout c’est bagatelle/moi répondre oh ! oh ! […] » (J&T, 137) (« Le soleil s’est couché au bord de la rivière, j’ai rencontré un mûlatre, l’épée au flanc. Aussitôt qu’il m’a vue, il s’est mis à faire le coquet : il s’est rapproché pour faire le fanfaron,/il m’a offert une belle somme d’argent. Mais tout cela ne vaut rien : j’ai répondu : “oh ! oh !” […] »)
5.1.4. Passé inaccompli [+ passé ; + inaccompli]
Par le terme de « passé inaccompli », nous désignons un procès en cours par rapport à un moment repère antérieur au ME. Il peut s’agir aussi bien d’une action que d’un état en cours. Lorsqu’un accent est mis sur la durée ou sur le déroulement du procès, le trait aspectuel [+ duratif] vient renforcer l’expression de l’inaccompli. Les marqueurs qu’a et après sont vecteurs de ce trait aspectuel [+duratif].
Quelques passages comportent des formes Ø + V dans le contexte de « passé inaccompli » (alors que le corpus présente normalement té [qu’a/après] + V avec cette valeur). L’expression de la temporalité est ici confiée au contexte, aux adverbiaux temporels/aspectuels qui fournissent le moment repère et aux formes verbales passées prédiquées des sujets coréférentiels (en italique).
13. « ïo tous tini meme langage la dans bouche ïo, io té qu’a macé toujours pitit brin, ïo rendi dans savanne la, jesi dire ïo […] » (Pn, 64) (« Ils avaient tous les mêmes paroles à la bouche./Ils continuaient à marcher encore un peu, ils arrivèrent à la savane ; Jésus leur dit… »)
14. « […] ïo frotté gié, ïo metté piment ladans, malgré sa io pas capable poussé dromi la allé. » (Pn, 64) (« […] ils se frottèrent les yeux, y mirent du piment ; malgré cela, ils n’étaient pas capables de repousser le sommeil. »)
Bien que G. Hazaël-Massieux (1994) ait choisi de traduire tini et io pas capable en 13 et 14 par des passés simples (« eurent », « ne furent pas en mesure »), qui équivaudraient plutôt à des aoristes, le contexte (la concomitance probable avec té qu’a macé en 13 et l’état s’étalant sur une certaine durée en 14), nous amène à privilégier une traduction inaccomplie.
Dans le passage suivant – ainsi que dans plusieurs passages infra – Ø + V pourrait s’expliquer par la finale – é du verbe, ayant pu être réinterprétée, par des scripteurs francophones, comme une marque [+ passé ; + inaccompli] à partir de la désinence – ais/ait de l’imparfait français, phonétiquement proche. Nous notons que toutes les occurrences de Ø + VDyn de notre corpus exprimant le passé inaccompli présentent cette finale – é.
15. « Cila porté sagaille, cila porté népée, l’aute porté baton, laute porté fanal, ïo porté paquiet cordes, moi di vous semblé ïo vlé quimbé negre maron dans joupa. ïo pé bouche, vini tout doucement, jesi qui té savé qui ça qui té dans quier ïo, li allé contre ïo » (Pn, 64) (« Celui-ci portait une sagaie, celui-là une épée, l’autre au bâton, un autre une lanterne, ils portaient des cordes, vous dis-je, comme s’ils voulaient attraper un nègre marron dans son ajoupa. » ; traduction G. Hazaël-Massieux)
Toutefois, une analyse de ces formes comme présents serait également possible, car cette suite est introduite par l’actualisateur avla : « avla gida… qui vini avec tout plein sodas qui té faire complot avec li. »
En 16, la répétition de té devant un synonyme contextuel pouvait-elle sembler redondante33, ou bien serait-elle révélatrice de la concurrence entre té et Ø ?
16. « pilate té crere cé malice li té faire, li crere cé complot li té faire avec zapotes li pour ïo vini voler li la nouit porté allé » (Pn, 66) (« Pilate croyait qu’il avait fait un sortilège, il croyait qu’il avait fait un complot avec ses apôtres afin qu’ils viennent le voler la nuit et l’emporter. » ; G. Hazaël-Massieux [1994] traduit par « il crut », autre interprétation possible.)
17. « Au Cap yo tiré en haut nous pendant deux jours, avec fusils, avec canons » (Proclamation du Cap, 2/07/1793, 197) (« Au Cap, ils ont dirigé sur nous, pendant deux jours, un feu vif et soutenu d’artillerie et de mousqueterie. », version française, colonne a)
Malgré l’emploi, dans la source française, du passé composé aoristique « ont dirigé » avec l’adverbial de durée pendant deux jours, le même circonstant en créole nous semble appeler l’inaccompli.
Enfin, la forme disé de la Romance pourrait être un passé inaccompli, tout comme un présent (le texte n’a pu être entièrement déchiffré par l’éditrice, et son interprétation reste sujette à caution). Notons toutefois que disé n’est pas attesté dans le corpus des textes anciens, ni, à notre connaissance, dans les créoles modernes de la Caraïbe, qui ont di. Il pourrait donc s’agir d’une survivance de l’imparfait français disait :
18. « Toujour disé dans quior à moi » (Romance, 117)34. (sens conjecturé : « Je me disais toujours dans mon cœur »)
5.2. Le marqueur de passé té
Dans les textes étudiés, la structure té + V exprime toujours des procès antérieurs au ME et dissociés de ce dernier. Elle peut exprimer un passé inaccompli, en particulier avec les verbes statifs, plus rarement avec les dynamiques. Le plus souvent, té indique que le procès passé est repéré par rapport à un moment repère antérieur au moment d’énonciation ME (temps anaphorique ou relatif). Cependant, il est également porteur d’une valeur aoristique (temps déictique ou absolu), concurrençant ainsi les emplois évènementiels de Ø + V.
5.2.1. Passé inaccompli [+passé ; + inaccompli]
5.2.1.1. Té + VStat
La polyfonctionnalité de la structure té + VStat (passé inaccompli, aoriste, passé itératif/habituel) rend délicate l’interprétation précise de certaines occurrences. Parfois, seul l’aspect inaccompli semble possible, compte tenu du contexte (ainsi en 19, 20 et 21), mais ailleurs (22, 23), une lecture aoristique serait également plausible (et même probable, si l’on se plaçait du point de vue du traducteur de 22, voir infra). Nous optons pour une interprétation inaccomplie de ces derniers exemples, car elle nous semble être autorisée en contexte, et favorisée par le trait [+imperfectif], inhérent au sens lexical des verbes statifs (cf. l’observation d’A. Valdman : « Note that with statives the use of te corresponds to that of the imperfect in French. … M te bouke “J’étais fatigué” » (2015 : 216).
19. « Gnon l’aut’ fleur encor mo té gagne l’envie ;/Mo pa té nose dir… peur to va refusé […] » (Idylle I, 108) (« C’est d’une autre fleur encore que j’avais envie ; je n’osais pas le dire… de peur que tu ne refuses […] »)
L’expression du « passé inaccompli » par la combinaison té + VStat demeure dans les créoles modernes de la Caraïbe, à l’exception de senti « exhaler une odeur » et couté « coûter ». En effet, les créoles des Petites Antilles ont fini par adopter la construction en ka des verbes « dynamiques »35 pour ces deux verbes. La construction ancienne de ces verbes persiste en créole haïtien.
20. « […] ïon grand coui plein liquier qui té senti bon… liquier la té couté gros lagent » (Pn, 63) (« […] un grand coui plein d’un liquide qui sentait bon… Ce liquide coûtait beaucoup d’argent » ; traduction G. Hazaël-Massieux)
Le verbe épistémique kwè admet une double construction dans les créoles des Petites Antilles actuels (mart./gua. i té kwè et i té ka kwè, « il croyait »). Dans les textes anciens, nous ne relevons que la construction sans ka :
21. « blanc meme vini qui beaucoup riche/qui té cré Thérèse va bayau/, mais yau trompé quior ali chiche » (J&T, 143) (« même des blancs très riches sont venus, qui croyaient que Thérèse allait leur faire une faveur, mais ils se sont trompés, chiche ! »)
En 22, té vlé traduit le passé composé aoristique français, ont voulu. S’il voulait conserver la référence passée, le traducteur n’avait pas d’autre choix que de faire précéder le VStat de té, quitte à produire une nuance aspectuelle éventuellement différente. Cette occurrence serait donc à considérer comme un emploi aoristique de té vlé (aspect [+perfectif]), du point de vue du traducteur :
22. « C’est français, c’est petites français qui fait dans pays-ici qui té vlé perdi toutes colonies ou empêché io resté pour la France » (Proclamation 5/05/1793, 189) (« Ce sont les Français, les enfants des Français qui sont nés dans ce pays qui voulaient détruire toutes les colonies ou les empêcher de rester en possession de la France. ») ; le texte français donne « ce dont des Français, fils de Français, citoyens de St Domingue, qui ont voulu que la colonie fut détruite, ou que du moins elle cessa d’exister pour la France » (version française, p. 35)
La forme croyé dans la Chanson martiniquoise 2 (non attestée ailleurs) pourrait constituer une survivance de l’imparfait croyais (t) :
23. « vous té croyé bien faire » (119) (« vous croyiez/avez cru bien faire »)36
5.2.1.2. Té + VDyn
La combinaison té + VDyn à aspect inaccompli n’existe plus dans les créoles modernes des Petites Antilles (qui ont té ka + VDyn), et a été limitée en haïtien à la suite du développement de t’ap + V. Cela semble indiquer que, à date ancienne, la prégnance de l’aktionsart du prédicat est moins importante que dans les créoles contemporains. Il faut toutefois préciser que cette valeur n’est guère fréquente – nous n’avons pu relever que onze occurrences de ce type dans l’ensemble du corpus.
24. « Alors soleil la té commencé vlé trempé dans dio ; dans temps la li té commencé foible, li dire […] » (Pn, 66) (G. Hazaël-Massieux traduit « alors le soleil allait commencer à s’enfoncer dans la mer » ; le sens littéral est « alors le soleil commençait à vouloir se tremper dans l’eau » ; « en ce temps-là, il commençait à faiblir. »).
Le verbe de phase commencé (que nous interprétons au sens de té ka koumansé, « commençait », des créoles des Petites Antilles modernes) associé à la nature stative des noyaux prédicatifs vlé et foible suggère une valeur inaccomplie dans le passé.
Nous pouvons supposer un aspect inaccompli à té fair et té garde (sans doute prononcés [fɛ] et [gade]) dans les énoncés interrogatifs en 25 ; en effet, la vieille « commère » a passé un bon moment à espionner les amants :
25. « Qui ça li té fair là commère toi Rémonde ?/Cofair li suivre nous quan nous t’alé dans boi ?/To pa té voir gié li quan li té garde moi ? » (Idylle I, 109) (« Qu’est-ce qu’elle faisait là, ta commère Raymonde ? Pourquoi nous a-t-elle suivis quand nous sommes allés au bois ? Tu n’as pas vu ses yeux quand elle me regardait ? »)
L’indice de simultanéité dans la même que oriente vers une lecture inaccomplie du verbe fere en 26 :
26. « Dans tan révolution, la France voir tout plein misère, dans la même que37 tout monde te38 fere la guerre contre Français. » (Proclamation de Saint-Domingue, 7/11/1802, 217) (« À l’époque de la Révolution, la France a beaucoup souffert, en même temps que tout le monde faisait la guerre contre les Français. »39)
En 27, l’action té pas tiré est présentée comme concomitante aux actions exprimées par té qu’a + V. La présence de la négation pas pourrait jouer un rôle dans le choix de la forme nue :
27. « Avant la liberté vou té qu’a tué vou corp pour bon cœur, malgré terrain té qu’a rapporté récolte, vous té pas tiré aucun profit di vou travail. » (Proclamation, Cayenne40, 13/01/1799 : 219) (« Avant l’abolition, vous vous éreintiez gratuitement ; bien que les terrains rapportassent de la récolte, vous ne tiriez aucun profit de votre travail. »)
Dans la Proclamation du Cap, té commandé transpose le substantif commandant :
28. « Mouchier Nully qui té commandé cordon de l’Ouest, voyé zordre tout coté pour rêter nous ; après ly déserté poste à li […] » (Proclamation du Cap, 2/07/1793, 197) (« Nully, commandant du cordon de l’Ouest, après avoir envoyé des ordres circulaires pour nous faire arrêter, a déserté son poste […] », version française, colonne a)
5.2.1.3. Té qu’a/té après + VDyn [+ passé ; + inaccompli ; + duratif]
La Passion présente le marqueur duratif qu’a, à l’exclusion d’après. Sa valeur aspectuelle est très marquée dans ce texte. Ce marqueur s’associe au marqueur té pour l’expression du passé inaccompli, dont il souligne la durée. En général, l’idée de la durée est explicitée en outre par des structures syntaxiques marquant la simultanéité (conjonctions de simultanéité), la description (relatives) et des adverbiaux temporels tels que toujours (éléments en italique) :
29. « comme ïo té qu’a mangé lentour table, ïoune femme vini entré. » (Pn, 63) (« comme ils mangeaient autour d’une table, une femme vint à entrer. ») ; « pendant ïo té qu’a palé comme ça, ïon camarade dans mitan ïo tous la té dis faire macé avec peres […] » (« Tandis qu’ils parlaient ainsi, un compagnon d’entre eux tous décida [dit] de conclure un marché avec les prêtres […] ») ; « li tiré ïon grand coup la sous ïon valet qui té la qu’a porté fanal » (Pn, 64) (« il allongea un grand coup à un valet qui était là à tenir une lanterne ») ; « pilate té toujours qu’a débattre pour faire ïo largué jesi » (« Pilate s’efforçait toujours de leur faire relâcher Jésus » (Pn, 65) (traductions de G. Hazaël-Massieux)
La composante sémantique [+ passé] peut être mise en avant par rapport à la composante [+ duratif], grâce à un contraste établi entre deux époques (autrefois – jordi là) :
30. « autrefois chacun té qu’a puni nègre comme li voulé, yé té qu’a vende zautres comme bœuf et comme cheval, jordi là ça la loi oune so qu’a commandé. » (Proclamation, Cayenne, 13/01/1799, 219) (« autrefois chacun punissait les nègres comme il le voulait, on vous vendait comme des bœufs ou comme des chevaux ; aujourd’hui, tout est régi par la loi. »)
Nous n’avons relevé que deux occurrences de té + après dans le corpus du XVIIIe siècle41 :
31. « mai l’aut’ soir mo t’apré tendre vou » (Idylle II, 109) (« mais l’autre soir j’étais à vous attendre »)
La seconde occurrence apparaît sous une forme étymologisante chez un auteur critiqué pour ses transcriptions approximatives (M.-Ch. Hazaël-Massieux, 2008 : 478) : peut-être faudrait-il supposer t(é)’ après ?
32. « Moi était après préparer cassave à moi ; Zéphir venir trouver moi » (Justin Girod de Chantrans, Voyage d’un Suisse dans différentes colonies d’Amérique, 35) (« J’étais en train de préparer ma galette ; Zéphyre est venu me trouver »)
5.2.2. Passé itératif et habituel [+passé ; + itératif/+ habituel] : Té + VDyn
Le passé itératif exprime une action répétée pendant une certaine période antérieure au ME. Le passé habituel présente des propriétés analogues, sauf que la répétition se produit sur un long laps de temps et un nombre illimité de fois.
33. « ïo té crié li simon ; ïo té crié li gida » (Pn, 63) (« on l’appelait Simon ; on l’appelait Juda »)
L’absence du marqueur ka au présent de crié au sens habituel de « nommer qqn » s’observe encore en créole martiniquais au milieu du xixe siècle, dans L’Abrégé de la Passion de Jésus-Christ raconté en nègre (Martinique, vers 1848) : « Yaux crié li Ravine Zetron ! » (« On l’appelle Ravine Etron ! »), alors que le même texte porte ka + V (présent) au sens de « pousser des cris » : « Toute moune lassous les armes qu’à crié : “Sentinelle” » (« Tout le monde se précipite sur les armes en criant [litt. “et crie”] : “Sentinelle !” »). Comme le suggère G. Hazaël-Massieux (1996 : 229), cette différence semble s’expliquer par la présence de l’aspect [+habituel] dans le sens lexical de crié, « nommer qqn », trait absent de crié au sens de « crier, pousser des cris ». En martiniquais moderne, seule reste possible la construction avec ka, quel que soit le sens de krié42.
L’exemple 34. illustre lui aussi une phase de l’évolution du système martiniquais : ce texte utilise déjà ka + VDyn au présent inaccompli, mais le passé itératif du verbe dynamique juré reste dépourvu de ka (en martiniquais moderne, ce marqueur est obligatoire au passé itératif, comme au passé inaccompli : i té ka jiré « il jurait »).
34. « Pourquoi vous quitté Basseterre,/Abandonné famille vous,/Vous té croyé bien faire,/Trouvé gnon destin si doux ;/Vous té juré moi sans cesse/Fidélité lanmou […]/Vous cé gnon trop gran trompeuse,/Vou pa mérité pardon » (Chanson martiniquoise 2, 119) (« Pourquoi avez-vous quitté Basse-Terre, abandonné votre famille ? Vous croyiez bien faire, trouver un destin très doux. Vous me juriez sans cesse la fidélité, l’amour […] Vous êtes une trop grande trompeuse, vous ne méritez pas le pardon. »)
5.2.3. Antécédence dans le passé [+passé -avant-passé ; (+ accompli)] (temps « anaphorique »)
Comme dans les créoles modernes de la Caraïbe, té + V dénote des procès passés dissociés du moment d’énonciation ME43. Le plus souvent, ces procès sont antérieurs à un moment repère temporel, lui-même antérieur au ME : il s’agit alors du temps anaphorique « antécédence dans le passé ». En général, l’antécédence dans le passé va de pair avec l’aspect accompli.
Té se combine ici avec tout type de verbe, mais plus fréquemment avec les dynamiques. Nous pouvons distinguer deux cas de figure, en fonction du mode d’indication du moment repère. Ce dernier peut coïncider avec un procès explicité par une forme verbale (5.2.3.1.) ou être inféré à partir d’une donnée lexicale ou contextuelle (5.2.3.2.).
5.2.3.1. Antécédence par rapport à un procès passé explicite (l’action passée A1 exprimée par té + V précède une action passée A244)
35. « ïo prend chimin dret comme jesi té palé ïo ; li prend couyambouc la outi li té metté di vin » (Pn, 63) (« ils prirent la route juste comme Jésus le leur avait dit ; il prit le couyambouc où il avait mis du vin » ; traductions de G. Hazaël-Massieux)
36. « Nous déclaré aussi traitre à la Nation z’officiers municipalités quartier Jérémie…, parce qu’io semblé enpile Nègres z’esclaves io armé io io faire camps pour repousser monde que Comissaires civils té voyé pour la paix. » (Proclamation du Cap, 2/07/1793, 198) (« Nous déclarons pareillement traîtres à la patrie les officiers municipaux de Jérémie…, en ce qu’ils ont ordonné des levées d’esclaves armés, et la formation de plusieurs camps, pour repousser les commissaires pacificateurs qui leur avaient été envoyés par les délégués de la république », version française, colonne b)
5.2.3.2. Le moment repère passé est inférable à partir d’éléments lexicaux et/ou du contexte
Des éléments lexicaux (adverbiaux tels que longtemps, jamais, déjà, désignations d’unités textuelles antérieures, etc.) et/ou des données contextuelles permettent d’inférer que le procès té + V se situe dans l’antécédence d’un moment repère temporel antérieur au ME. Un grand nombre de ces passages se trouvent dans les proclamations révolutionnaires, compte tenu de la stratification temporelle complexe et de la structuration anaphorique de ces écrits.
37. « nous pas besoin faire l’autres loix, mais seulement faire exécuter sévérement cilà io qui té faites long-tems, et que personne pas té jamais suivre. » (Proclamation de Port-au-Prince, 5/05/XVII93, 189) (« Pour remédier à ces abus, nous n’avons pas besoin de faire de nouvelles loix sur le sort des esclaves, mais seulement de rapeler et de faire exécuter sévèrement les loix qui existent sur cette matière » ; version française, p. 36 ; le texte créole explicite le sens et les niveaux temporels : « […] mais seulement de faire exécuter sévèrement celles qui avaient été édictées il y a longtemps, et que personne n’a jamais observées »).
En 37, l’action passée A1 té faites (long-tems) « ont été édictées (il y a longtemps) » (passif) est repérée comme antérieure à l’action passée A2 pas té suivre, « (personne) n’a suivies ». Quant à l’A2 pas té (jamais) suivre, nous suggérons de considérer qu’il s’agit là aussi d’un temps relatif (ou « anaphorique »), dans la mesure où la négation et l’adverbe jamais impliquent un procès contrefactuel « suivre les lois », envisagé dans l’intervalle entre A1 et ME (on se serait attendu à ce que les lois soient respectées au moins à un moment de leur existence), et par rapport auquel A2 peut être implicitement repéré.
38. « Toutes z’africains la io peut venir io même déclarer io même manière la moi té dire dans l’article III. » (Proclamation de Port-au-Prince, 10/09/1793, 209) (« Tout Africain est autorisé à se présenter pour faire luy même la déclaration de son existence dans la forme prescrite par l’article 3 » ; version française, p. 361 ; la traduction créole donne « Tous les africains peuvent venir se déclarer eux-mêmes, de la manière que j’avais indiquée dans l’article III. »)
En 38, l’antécédence se projette dans l’espace textuel. Le repère peut être inféré à partir du circonstant dans l’article III. En effet, l’article VIII qui contient la forme verbale té dire, est séparé de l’article III par quatre autres articles. L’antécédence de té dire peut donc être appréciée par rapport au repère matérialisé par ces quatre articles, qui séparent le MSit et MR de té dire du ME textuel45.
5.2.4. Aoriste [+ passé ; + perfectif] (temps « déictique »)
Certaines occurrences de té + VDyn réfèrent à un procès passé pour lequel aucun repère postérieur à ce procès et antérieur au ME ne peut être identifié. Ces occurrences peuvent être interprétées comme synonymes de Ø + VDyn en emploi aoristique (repérées par rapport au ME ; cf. 5.1.3). Cependant, contrairement à beaucoup d’aoristes, elles présentent des propriétés contextuelles qui favorisent le marquage du passé (degré de remoteness important, rejet d’un fait passé de la sphère psychologique du locuteur, virtualité, etc.). Dans certains cas, nous pourrions nous interroger si nous ne sommes pas, en réalité, face à un temps anaphorique, assimilable à l’antécédence dans le passé, 5.2.3. : la polyfonctionnalité de la forme té + V soulève ici le problème de la frontière entre temps anaphorique (« antécédence dans le passé ») et temps déictique (« aoriste »).
39. « dans tems la, comme jour paque té proche , tous peres jouifs la ïo tous faire complot pour quiember jesi : mais ïo té bin barassés , ïo té dire, comment nous va faire ? » (Pn, 63) (« En ce temps-là, comme le jour de Pâques était proche, tous les prêtres juifs complotèrent pour attraper Jésus : mais ils étaient bien embarrassés. Ils dirent : “comment allons-nous faire” ? ») (G. Hazaël-Massieux propose deux traductions pour té dire : « avaient dit » ou « disaient » ; le plus-que-parfait nous paraît être difficilement acceptable en contexte, étant donné que l’action « dire » est concomitante aux procès exprimés par les prédicats précédents. Quant à l’imparfait, la fonction d’introducteur du discours direct ne semble pas favoriser cette lecture [qui reste toutefois possible, cf. 5.2.1.2.].
40. « pendant ïo té qu’a palé comme ça, ïon camarade dans mitan ïo tous la té dis faire macé avec peres jouifs pour quiember jesi […] » [Pn, 63] [« Tandis qu’ils parlaient ainsi, un compagnon d’entre eux tous décida [dit] de conclure un marché avec les prêtres juifs pour attraper Jésus » ; traduction de G. Hazaël-Massieux]
Selon les observations de Valdman faites pour le haïtien moderne , té + V est privilégié en début de narration, mais jugé suffisant pour marquer l’ancrage de l’histoire dans le passé, les aoristes suivants prenant la forme de Ø + V46.
En 39 et 40, les deux occurrences de té dire/dis se situent bien au début de séquences narratives cruciales [pour la première occurrence, dans la première phrase du texte], même si ce n’est pas en début absolu [elles sont précédées d’autres formes verbales en té + V]. Les évènements suivants de l’axe narratif principal sont tous dénotés par Ø + V : « […] ïoun femme vini entré […] » [Pn, 63] et « avla gida […] qui vini […] ïo pé bouche, vini tout doucement […] » [Pn, 64].
On peut donc supposer qu’il s’agit d’emplois de type aoristique [aspect [+perfectif]] contribuant à ancrer dans le passé l’histoire qui sera racontée. Toutefois, compte tenu de la présence d’autres formes en té qui précèdent, déjà suffisantes pour expliciter la temporalité passée de l’histoire, nous pourrions penser que la présence de té pourrait être motivée autrement : il pourrait s’agir d’une forme d’antécédence dans le passé, insistant sur l’aspect [+accompli] et visant à instituer les propos rapportés en point de départ de l’histoire.
Ce passage peut être comparé au début de la Parabole de l’Enfant Prodigue :
41. « Gnioun hom té gagné dé fils. Plus jeune là dit papa li : Papa, ba moi çà qui pou’ moi dans bien ou. Et papa là té partagé io bien là. Pas extrêment long-temps après, plis jeune là dé pitit là io, prend tout cà [;] li té gagné, et quité pays là ci là là, pou allé l’aut’ côté loin loin, où ti li gaspillé toute bien li. » [Parabole de l’Enfant Prodigue, 236] [« Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : “Papa, donne-moi la part qui me revient dans tes biens.” Et le père leur partagea les biens. Peu de temps après, le plus jeune des deux fils prit tout ce qu’il possédait et quitta le pays pour aller outre-mer, très loin, où il gaspilla tous ses biens. »]
Là aussi, deux explications sont possibles : i) ou bien té partagé est un aoriste quasi-synonyme de Ø partagé, té venant renforcer l’ancrage chronologique de l’histoire en début de récit, ii) ou bien – hypothèse favorisée par le fait qu’il s’agit d’un deuxième té et que la série des évènements a déjà été inaugurée par une forme Ø + V – dit – le statut de l’action « partager » dans la trame narrative aurait favorisé l’emploi de té, l’aspect accompli et résultatif de té partagé (verbe d’achèvement) permettant d’insister sur la situation initiale qui résulte de cette action (on aurait alors l’expression d’un fait accompli dans le passé, repéré par rapport aux autres évènements passés racontés par la suite). Nous pourrions rapprocher ces lectures de té dire/dis et té partagé de l’effet observé pour des té + V initiaux par Phillips (1982, 113) : celle-ci leur reconnaît un « effect of a scene-setting, topic-focus fonction of te », bien que cette remarque concerne plus spécifiquement te + genyen « il y avait ».
La tradition manuscrite de Jeannot et Thérèse présente deux variations autour de Ø + V et té + V (ex. 42 et 43), qui semblent montrer une certaine liberté dans le choix de té selon la visée aspectuelle souhaitée :
42. « Faut pas vous cré mo changée,/diable la qui gagnée malice/li poussée moi pour dérangé/li rendre moi un mauvais service. » (ms. Company) (« Il ne faut pas croire que j’aie changé : c’est le diable, plein de malice, qui m’a poussé à fauter ; il m’a rendu un mauvais service. »)
La forme nue changée47 du ms. Company se présente comme un accompli du présent. Cependant, le ms. HCA 30/381, édité par M.-Ch. Hazaël-Massieux, donne : « Faut pas vous cré moi té changé » (J&T, 144, ms HCA 30/381). Té changé apparaît à première vue comme un aoriste, où té explicite la dissociation entre l’évènement « changer » et le ME (temps déictique). Cependant, étant donné l’aspect résultatif dans le contenu lexical de changé (verbe d’accomplissement), il se pourrait également que té insiste sur le résultat du procès, cause des tromperies dont Jeannot s’est rendu coupable avant le ME (donc temps relatif/anaphorique). Quelle que soit l’interprétation grammaticale précise de cette forme, il nous semble que té contribue à rejeter le procès de changé dans le virtuel (le trait [+ hypothétique]), dans le prolongement de la négation affectant cré48.
Le deuxième passage présente une variation autour du verbe fè :
43. « Gnion jour quior bel blanc qui sorti France [var. Un jour un bel blanc/qui sortie en France – ms. Company]/qui gagné l’or sir li tout par tout/com’ li té fair moi la révérence/tout aussitôt moi té faire li tout/li dir moi comme ça procher ma fille/car vous bien gentille/moi répondre oh ! oh ! » (J&T, 137, ms HCA30/381) (« Un jour un beau blanc qui est venu de France, tout le corps recouvert d’or, comme il m’avait fait la révérence, je lui ai immédiatement rendu la réciproque ; il m’a dit : “Approchez, ma fille, car vous êtes bien gentille.” J’ai répondu : “Oh, oh !” »)
Conformément à son rôle dans la chronologie du récit (antécédence de l’action par rapport à l’action désignée par le second té fair(e), la première occurrence de fair(e) comporte un té. C’est la seconde occurrence qui interroge. Dans le ms Company, le second té est absent : « Comme li te faire moi la révérence/Tout aussitot moi faire li tout », comme cela serait attendu dans une suite action antécédente + action passée. Il paraît probable que le second té dans le ms HCA30/381 constitue un emploi aoristique, soulignant la temporalité passée de l’action, tout en étant favorisé par la versification (ennéasyllabe), et par la présence du té faire précédent, qui aurait pu être repris dans le cadre de la réitération du prédicat.
44. « […] tout d’suite li hapé moi dans cou/… bras ali li servi moi licou/pi quand li la li té serré/jouq’tant moi manqué tranglé » (J&T, 140) (« Tout de suite, il m’a attrapée par le cou… ses bras m’ont servi de licou, et puis il a serré jusqu’à ce que j’aie failli m’étrangler. »)
Cette apparition d’une forme té + VDyn à la fin d’une série de prédicats Ø + V est inattendue, dans la mesure où té + V, au contraire, ouvre habituellement ce type de séries49. On attendrait pi quand li *té la li *serré, le prédicat statif passé la manquant de té50. Cependant, le vers est identique dans les deux manuscrits, ce qui ne soutient pas l’hypothèse d’un déplacement accidentel de té. Il reste qu’un besoin a pu se faire sentir de rappeler la temporalité passée après la forme non marquée « quand li la ». Enfin, nous ne pouvons pas écarter l’hypothèse d’une valeur inchoative-inaccomplie de té serré, qui serait compatible avec l’outil consécutif jouq’tant.
Dans l’Idylle II, la répétition de té auprès de vini (équivalant à l’aoriste *Ø vini) semble refléter la volonté de dissocier l’évènement raconté (la rencontre entre Zerbin et Laurette, la rivale de Lucile) de l’actualité des interlocuteurs. L’ajout de té à cette forme aoristique pourrait également procéder d’un transfert de té (élidé en t’) à partir de la structure durative précédente t’après tendre :51
45. « Lucile : “[…] Peut-êt bén li va là tit-à-lhore,/Si vou ba li gnon rendé vou ?” Zerbin : "O non : mai l’aut’ soir mo t’apré tendre vou/Li té vini cherché d’io dan fontaine […]" » (Idylle II, 109) (« […] Peut-être bien qu’elle viendra tout à l’heure, si vous lui avez donné un rendez-vous ? – Oh non : mais l’autre soir j’étais en train de vous attendre ; elle est venue chercher de l’eau à la fontaine […] »
À trois reprises (46-48), té figure dans des énoncés exclamatifs/interrogatifs où il semble souligner une distanciation psychologique de l’énonciateur par rapport à l’évènement dénoté par té + V.
46. « Dans caye-moi ça to té vini faire !/Bond-ié, pour qui Mélanie hélé toi ! Mo té bén di, cé pour gagné misére ; Dampui jour-là to trop chagriné moi. » (Idylle III, 112) (« Dans ma case, qu’est-ce que tu es venu y faire ! Mon Dieu, pourquoi Mélanie t’avait appelé ! J’avais bien dit, c’est pour me rendre malheureuse ; depuis ce jour-là, tu me chagrines trop. »)
La forme nue hélé semble exprimer un procès antérieur au procès vini faire, lequel est pourtant marqué par té. Ce choix pourrait s’expliquer par le regret concernant l’action vini faire en même temps que par la temporalité révolue de cette action – dampui jour-là. Quant au deuxième té devant bén di, « j’avais bien dit », il indique une action concomitante avec vini faire, elle aussi chargée émotivement.
Dans l’hypothèse où la leçon corrompue de la Passion pourrait être rectifiée en [toé té vini], nous aurions un phénomène semblable dans la question 47, adressée par Jésus à un soldat qui vient de le frapper. Té servirait alors à exprimer l’incompréhension du locuteur face à l’action qui vient d’être commise (cette nuance énonciative serait d’autant plus spectaculaire que l’évènement est en prise directe sur le ME, ce qui contredit les conditions d’emploi de té sur critères temporels).
47. « si moé palé parole qui dret, qu’o faire té {toé} vini batté moé pour [g] rand merci ? » (Pn, 64) (« si j’ai dit des paroles justes, pourquoi, de grâce, est-tu venu me battre ? »)
Un mécanisme analogue – l’expression d’un étonnement concernant la réalisation d’une action passée (faire déterrer) – semble opérer dans l’interrogative indirecte en 48 :
48. « Oui, l’amour cé quèque chose qui fort ! mo pas conné comment moté (sic) faire déterrer belle créature tant comme toé. Faut croire petit fripon la io hélé Cupidon té guété Valentin tant comme pitite qui sorti vent à maman li, pour li té faire mo contré aqué Marguerite. » (Juste Chanlatte, Entrée du roi en sa capitale, : 231)
Le marqueur té devant guété traduit, quant à lui, l’antécédence de l’action « guetter » par rapport aux actions passées « sorti vent à maman li » et « té faire mo contré aqué Marguerite » (temps anaphorique), mais, après le verbe régent faut croire (fok kwè), il s’imprègne également d’une nuance de virtualité (« Il faut croire que le petit fripon qu’on appelle Cupidon aurait guetté le bébé Valentin au sortir du ventre de sa mère, pour lui faire rencontrer Marguerite. »)
Il semble donc que té + V avec la fonction aoristique apparaît dans les textes anciens dans des contextes favorisant le marquage du passé ou bien d’une notion dérivée, telle que le virtuel. Nous retrouvons une tendance analogue en haïtien et en guyanais modernes. Ainsi, Valdman observe, dans nombre de ces emplois, des circonstances contextuelles particulières (telles que un soulignement du repère temporel passé par extraposition : « Sè yè m te +V » [« C’est hier que je te + V »] ou bien une implication pragmatique de non-réalisation d’un procès passé conditionné par le procès antérieur té +V, Valdman, 2015 : 220). Des observations analogues peuvent être faites au sujet de plusieurs exemples de té + V cités par Schlupp à partir de textes guyanais modernes (1997 : 32)52.
6. Té et l’expression de la modalité hypothétique
L’affinité entre la virtualité et la marque du passé que nous observons dans les exemples 46-48 trouve sa pleine expression dans les emplois de té en contexte hypothétique. Cette question dépasse la problématique du présent article, mais mérite d’être brièvement soulevée, en raison des traces de l’antériorité dans ces énoncés. En effet, au-delà de l’emploi de té + V en protase hypothétique, et du mécanisme, bien documenté53, de la combinaison du marqueur du passé avec celui de l’irréalisé/du futur pour l’expression du sens hypothétique54, les textes anciens fournissent des exemples de té seul avec cette même valeur modale. Ces exemples apparaissent en apodose du système hypothétique55, dont le cotexte permet à té ce fonctionnement isolé. Des traces de la temporalité passée subsistent dans ces occurrences, qui expriment l’irréel, et en particulier l’irréel du passé :
49. « Mais si moé té proche païs a moé ïon pitit quian selement, moé cé tini moune en pile qui té pran pati pour moé ; ïo pas été jamais voir souffrir mette la main la sous moé » (Pn, 65) (« Mais si j’étais un tant soit peu à proximité de mon pays, j’aurais beaucoup de gens qui prendraient parti pour moi ; ils n’auraient jamais permis qu’on porte la main sur moi »).
50. « Si li t’ai prend pour compagnie li 12 bons bitons, bin forts, braves comme coq, yaux tai defende corps li, li pas mort. » (Abrégé Passion : 77 ; texte martiniquais de 1848) (« S’il avait pris pour compagnons 12 bons paysans [?], bien forts, braves comme des coqs, ils l’auraient défendu, il ne serait pas mort. »)
En dehors du système hypothétique, té se combine avec des éléments lexicaux qui concourent avec lui à l’expression de la modalité hypothétique.
Auprès de la forme voudré56, issue du conditionnel français, té semblerait porter la notion d’irréel :
51. « Mai mo bén sur li té voudré caché/Ca malgré toi mouchoir laissé paraître […] » (Idylle III : 112) (« Mais je suis bien certain qu’elle voudrait cacher ce que, malgré toi, le mouchoir laisse paraître. »)
Enfin, té apparaît à plusieurs reprises dans les Idylles, dans l’expression du potentiel et de l’irréel du verbe doi, « devoir » (au sens déontique). Une forme de temporalité passée semble inséparable de ces occurrences. En contexte, ces formes se laissent interpréter au sens de « devrais » ou bien « aurais dû », mais c’est la combinaison du sémantisme injonctif du verbe doi avec celui, passé, du marqueur té qui semble être responsable de l’interprétation modale, plus qu’une valeur modale en soi qu’aurait théoriquement pu acquérir le marqueur té :
52. « Mo conné tout martire/Que vou cherché ba moi. Plitôt vou té doi dire/Que vou pa prend tourment pour ça m’apré souffri/Que vou pas souchié moi […] » (Idylle II : 110) (« Je connais toute la souffrance que vous me cherchez. Vous devriez/auriez dû plutôt dire que ma souffrance ne vous touche pas, que vous ne vous souciez pas de moi […] »)
53. « Ahd-ié, Mouché ! Vou pa té doi faché. » (Idylle IV : 114) (« Mon Dieu, Monsieur ! Vous ne devriez pas vous fâcher. »)
Des emplois analogues de té ont été signalés en guyanais moderne, avec té à valeur d’irréel en apodose hypothétique (fréquents, selon Schlupp 1997 : 37 ; 490-491), ainsi que – quoique peu attestés – té pouvé « tu aurais pu » et même té +V « tu aurais dû “V” » (Schlupp 1997 : 37-38). Ce créole, considéré comme conservateur (cf. 1 supra) semble donc avoir conservé, en apodose du système hypothétique et avec un verbe modal, l’emploi du té seul comme marque de l’irréel.
Discussion
L’examen des textes anciens fait apparaître que la perte de la flexion verbale dans les premiers textes créoles a conféré aux verbes nus (Ø + V) une grande diversité de valeurs référentielles. Elle a pu favoriser la distinction entre verbes statifs et dynamiques. Pourtant, l’exemple de Ø + VDyn au présent et de té + VDyn d’aspects inaccompli et itératif, anciennement attestés, et aujourd’hui disparus de la plupart des créoles (cf. le tableau 3 infra), semble indiquer qu’à date ancienne la prégnance de l’aktionsart du prédicat est moins importante que dans les créoles contemporains. Il demeure pourtant que la distinction entre verbe statif et verbe dynamique est importante pour l’économie du système de la référence temporelle dans les textes créoles anciens de la Caraïbe.
Cette analyse confirme également le rôle, peut-être premier, de l’opposition entre temps déictiques et anaphoriques dans ce système. L’occurrence du marqueur té avec les nombreuses valeurs de passé qu’il véhicule permet un développement remarquable et complexe des temps anaphoriques et relatifs. Il convient d’ajouter enfin que les deux schèmes prédicatifs analysés Ø + V et té + V sont porteurs des mêmes valeurs temporelles et aspectuelles dans certains contextes ; cela atteste sans doute d’un état de l’expression de l’antériorité en cours d’évolution.
Comme nous l’avons montré, dans les textes anciens, Ø + V peut signifier un présent tout autant qu’un passé. Vecteur de l’antériorité, Ø + V peut être porteur de valeurs aspectuelles de ± accompli et de perfectif. En tant que marqueur de « passé inaccompli », Ø + V est en concurrence avec té + VStat et té (qu’a/après) + VDyn. Nous avons également signalé une concurrence entre les deux schèmes prédicatifs pour l’expression de l’aoriste.
Ces observations confirment les thèses de D. Bickerton sur les dichotomies premières qui sont à l’origine du développement de la temporalité dans les créoles. Elles montrent le rôle de l’aspect lexical et de l’expression grammaticale de l’antériorité dans l’élaboration de la temporalité dans les créoles français.
D’un point de vue contrastif, plusieurs différences peuvent être constatées entre l’expression de l’antériorité telle qu’elle est attestée dans les textes anciens et dans les systèmes créoles contemporains. Les principales différences observées sont récapitulées dans le tableau 3.
Tableau 3 : L’antériorité dans les textes anciens et dans les créoles modernes de la Caraïbe : récapitulatif des principales différences57
Forme verbale |
Valeur |
Type de verbe (conditions d’emploi) et localisation |
|
Textes anciens xviiie – début xixe s. |
Créoles modernes |
||
Ø + V |
Présent |
Présent de tous types, VStat et VDyn |
Présent VStat partout ; avec VDyn, uniquement présent générique et itératif/habituel en haïtien et en guyanais de la forêt, et comme archaïsme (proverbes, figements) en guyanais et dans les Petites Antilles |
Ø + V |
Passé inaccompli |
VStat et VDyn (avec VDyn, seules les formes en – é sont attestées) |
VStat et VDyn (souvent en – é) en guyanais. |
té+ V |
Passé inaccompli |
VStat et VDyn |
V Stat partout, VDyn en haïtien |
té+ V |
Passé itératif et habituel |
VStat et VDyn |
VStat partout, VDyn en haïtien |
té+ V |
Aoriste |
VStat et VDyn |
VStat partout, VDyn en guyanais et en haïtien |
té + V |
Hypothèse/irréel |
En principale hypothétique et avec le modal doi |
En principale hypothétique et avec des modaux, en guyanais |
Il apparaît ainsi que, pour les valeurs grammaticales listées en tableau 3, le système aurait évolué à partir d’une combinatoire large de Ø et de té avec les VStat et VDyn, vers une corrélation plus contrainte entre les valeurs grammaticales temporelles et aspectuelles et la combinaison [marqueur + V]. La possibilité d’une combinatoire large (VStat et VDyn) demeure, pour certaines de ces valeurs, en haïtien et en guyanais. Nous voyons deux explications possibles à cette particularité :
-
Les créoles guyanais et haïtien auraient conservé des traces du système ancien, en raison des circonstances historiques de leur évolution : pour le guyanais, ce constat rejoint les hypothèses émises concernant le caractère archaïsant de ce créole (voir sous 1.) ; plus particulièrement, certains usages anciens documentés par nos textes (tels que le présent générique Ø + VDyn ou bien l’aoriste té + VDyn) ont été localisés avec une fréquence élevée dans la variété conservatrice du guyanais, en usage dans la zone forestière périphérique de la Guyane (Pfänder, 2000).
-
Pour ce qui concerne le créole haïtien, nous ne pouvons exclure que la forte représentation dans le corpus de textes rédigés à Saint-Domingue, ainsi que la présence de traits haïtiens dans la Passion, pourraient expliquer cette continuité ; cependant, plusieurs parmi les phénomènes relevés dans le tableau 3 supra sont attestés également dans des documents anciens marqués par le martiniquais, et/ou survivent en guyanais.
Pour ce qui concerne le marqueur té, une différenciation partielle se dessine entre, d’une part, les créoles des Petites Antilles actuels, où té + VDyn se confine à l’antécédence dans le passé (et – sous réserve de recherches plus poussées sur les usages contemporains des Petites Antilles – exprime occasionnellement un aoriste marqué par la notion de remoteness), et, d’autre part, Haïti et la Guyane, où té + VDyn peut commuter librement avec l’aoriste Ø + VDyn. Bickerton supposait une évolution qui aurait conduit à partir de la valeur de l’antécédence dans le passé (« anterior » dans sa terminologie) vers la valeur du passé, soit dans le cadre d’une décréolisation, soit d’un changement spontané58. Or les emplois aoristiques de té + VDyn présents dans notre corpus (bien que l’on puisse y déceler des motivations spécifiques pour l’emploi de té, cf. 5.2.4.) pourraient montrer que le haïtien et le guyanais prolongent une tendance présente dès le xviiie siècle.
Corrélativement à la réduction de la combinatoire avec VStat et VDyn, l’étude diachronique montre une réduction de la polyfonctionnalité initiale des marqueurs au cours de l’histoire. Nous relevons en particulier l’abandon de Ø pour l’expression du présent des verbes dynamiques (sauf à Haïti et dans des zones isolées de la Guyane pour le générique, l’habituel et l’itératif et pour quelques types de verbes59) et l’abandon de té seul pour le passé inaccompli, itératif et habituel des verbes dynamiques (sauf en haïtien). Un des facteurs de cette évolution a été l’expansion des marqueurs duratifs ka et ap/pé (<après), respectivement dans les créoles des Petites Antilles/guyanais et en haïtien, au présent et au passé inaccompli (Ø + V → ka/ap/pé + V ; té + V → té ka/ap, pé + V) des verbes dynamiques, et même de certains statifs comme kouté « coûter », santi « sentir » ou kwè, « croire », dans les Petites Antilles.
Pour le marqueur ka, cette évolution semble aller de pair avec une aptitude à l’affaiblissement de son contenu duratif, lequel est encore systématique dans les plus anciens textes60.
Quant au marqueur té, la combinatoire large (VStat et VDyn) qu’il possède à date ancienne pour l’expression des passés inaccompli, itératif et habituel pourrait être liée à un sémantisme aspectuel qu’il aurait pu posséder, et qu’il aurait hérité – outre sa valeur temporelle primordiale – de son étymon probable, l’imparfait français était (à) ou dialectal té (et était après/était/té [qu’] a, pour t’ap/té ka). Cela aurait notamment pu être le cas dans le « créole des blancs » (cf. les graphies était/étoit passim dans les textes), sous l’influence du contact avec les structures étymologiques françaises61.
L’expression de la temporalité a ainsi évolué dans le sens d’une grammaticalisation croissante, allant de pair avec un affaiblissement du signifié aspectuel originel des marqueurs (partiel et contextuel pour le marqueur ka et – sous la réserve du bien-fondé de l’hypothèse avancée supra – complet pour le marqueur té).