Le Sang du volcan de Marie-Reine de Jaham ou la nostalgie du « paradis perdu »

Benjamin Ngong

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Benjamin Ngong, « Le Sang du volcan de Marie-Reine de Jaham ou la nostalgie du « paradis perdu » », Archipélies [En ligne], 2 | 2011, mis en ligne le 15 décembre 2011, consulté le 28 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/1895

Depuis que les Afro-Antillais ont entrepris de réécrire l’Histoire de la Guadeloupe et de la Martinique à leur manière, on a rarement vu des Blancs créoles contemporains prendre la plume pour en faire autant. Marie-Reine de Jaham brise ce silence. Mais, en souscrivant à l’historiographie officielle, son livre semble fermer les portes de l’Histoire – haut lieu de la mémoire – aux Antillais pour la deuxième fois ; la première fois étant le silence de quatre siècles qu’a duré la Traite des Noirs ; mais encore et surtout, il s’apparente étrangement à une quête du « paradis perdu » en donnant l’impression que la Martiniquaise regrette ce passé où les Békés étaient tout puissants et où tout leur appartenait dans les îles.

Since Afro-Caribbeans undertook to rewrite the History of Guadeloupe and Martinique from their own perspectives, one has rarely seen contemporary White Creoles put pen to paper to do the same. Marie-Reine de Jaham breaks this silence. However, while subscribing to official historiography, her book seems to close the doors of History – the mythic space of collective memory – to Afro-Caribbeans for the second time; the first time being the four centuries of silence during which the Slave Trade lasted. More importantly, it curiously brings to mind a search for ‘paradise lost’ by giving the impression that the Martinique author regrets this past where Békés were all-powerful and where all belonged to them in the islands.

Depuis la parution du livre d’Oruno Lara, Histoire de la Guadeloupe de la découverte à nos jours, en 1921, année où les Afro-Antillais entreprennent pour la première fois de réécrire l’Histoire des Antilles à leur manière, on a rarement vu des Blancs créoles contemporains (Béké) prendre la plume pour en faire autant. Marie-Reine de Jaham brise ce silence en publiant, en l’espace de trois ans, une saga romanesque et historique de trois livres, commencée avec L’Or des îles (1996) et qui s’achève avec Les Héritiers du paradis (1998). Par conséquent, l’écrivaine martiniquaise apparaît comme un cas « atypique » intéressant. Dans Le Sang du volcan (1997), deuxième volume de sa trilogie, la Békée pose un regard particulier sur l’univers esclavagiste antillais avec ses différentes classes sociales, ses conflits raciaux, ses luttes d’influence et de pouvoir. Cette prise de parole, bien qu’inattendue, ne semble pas innocente. Elle est persuasive en ce sens qu’elle obéit à la logique d’un discours historicisant. Mais, ce discours est outrageusement oublieux du topos de l’esclavage, même s’il s’en sert comme toile de fond. L’analyse du livre, nous le verrons, confirme que, contrairement à ce que suggère un paratexte pourtant dense, le propos du roman de Jaham se trouve à mille lieues des préoccupations d’émancipation et de liberté des esclaves. En souscrivant à l’historiographie officielle, ce livre semble, fait étrange pour un roman historique, non seulement fermer les portes de l’Histoire – haut lieu de la mémoire – aux Antillais pour la deuxième fois, la première fois étant le silence de trois siècles qu’a duré la Traite des Noirs, mais encore et surtout, il s’apparente étrangement à une quête du « paradis perdu ».

Paru en 1997, Le Sang du volcan1 est le deuxième volume de la saga de deux grandes familles martiniquaises commencée avec L’Or des îles. Il dépeint la suite des tribulations de deux puissantes dynasties créoles, les Solis et les Tara, l’une blanche et l’autre métisse, dont la rivalité remonte au fantastique essor du sucre au xviiie siècle. Les deux clans sont parvenus à se maintenir au sommet de l’élite locale grâce à un jeu subtil d’alliances et de ruptures. La rivalité destructrice et tenace qui les anime tient tête à tous les bouleversements sociopolitiques et économiques jusqu’au début du xxe siècle. L’antagonisme entre les Solis qui possèdent et dirigent la Volcane, la plus belle Habitation de l’île, et les Tara, riches négociants en sucre, résiste à tout, même à l’avènement de la Deuxième République en 1848. Mais, contre toute attente, cette rivalité cèdera le pas à un rapprochement stratégique entre Akwaba de Solis et Phœbé Tara, adversaires de toujours. Ensemble, elles entreprendront de parer à l’urgence, c’est-à-dire à l’émergence inattendue et non désirée d’un troisième clan, celui des Noirs. Tout en respectant le fil de l’histoire événementielle, le roman s’achève en 1902 avec la mort des deux figures représentatives du pouvoir créole de la Martinique. Contrairement à un Glissant qui, dans Malemort (1975) par exemple, remet en question l’ordre historique positiviste, Le Sang du volcan de Marie-Reine de Jaham privilégie le récit événementiel linéaire et chronologique au détriment de l’étude des évolutions

1. Un roman historique ?

Si l’on se réfère aux travaux de Lukács dans Le Roman historique, on peut dire que Le Sang du volcan obéit aux principes du roman dit historique, car il met à contribution la plupart des événements qui ont émaillé l’Histoire, au sens de « relation des événements du passé jugés dignes de mémoire » (Rochmann, 2000 : 112). Marie-Reine de Jaham associe de manière admirable l’impérieuse tâche heuristique de création et de fictionnalisation à l’exhibition des preuves historiques issues d’un travail minutieux de recherche et de vérification aux sources. Processus réfléchi et bien ordonné, cette technique d’assemblage et de réécriture de l’historiographie officielle passe, en amont de toute opération scripturaire, par le choix stratégique d’une trame solidement ancrée dans la mémoire collective. En effet, les six parties du livre sont datées de manière précisément à rappeler un événement historique d’envergure locale ou internationale. Que l’action du premier chapitre se déroule en 1779 n’est pas fortuit. En fait, cette date prépare le lecteur à la Révolution française qui suivra et qui verra, au chapitre deux, le drapeau à lys remplacé par une cocarde bleu-blanc-rouge, les nouveaux symboles d’égalité, de liberté et de fraternité prônés par les Droits de l’Homme nouvellement promulgués en France. Le chapitre trois, quant à lui, rappelle le rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises en 1802, après la première abolition de 1794. Les autres sections du livre retiennent respectivement comme événements principaux la période d’émancipation des colonies anglaises et surtout la révolution de juillet 1830, la proclamation de la Deuxième République en 1848 et la grande irruption, en 1902, de la montagne Pelée qui raya la ville de Saint-Pierre de la carte du monde. Tous ces éléments nous autorisent à penser que Le Sang du volcan appartient incontestablement au microgenre du roman historique. Mais il est important de signaler que Jaham insère l’Histoire dans la fiction de façon particulière, le plus souvent par le biais de conversations. Par exemple, c’est au cours de l’une d’entre elles que l’on apprend la chute du roi Louis-Philippe Ier et l’avènement de la République en France, pour ne citer que ces deux cas. De là, tout laisse à croire que les faits historiques ont une emprise certaine sur le fictionnel. Comment pourrait-il en être autrement, puisque, hormis les événements historiques restitués dans leur linéarité chronologique, comme dans la structure des différents chapitres du livre, il ne se passe pas grand-chose ? La fiction elle-même est bien mince : on naît, on se marie et on meurt. Ce qui laisse croire que le dessein démiurgique de l’auteur semble céder sous la force et le poids de l’événementiel qui, paraît-il, lui dicte le choix de tel ou tel fait historique bon à insérer dans le récit. Autrement dit, la narration obéit à la logique événementielle de la réalité historique de façon synchronique et diachronique et se révèle en fin de compte d’une linéarité singulière.

Du point de vue narratologique, l’auteur propose un pacte de lecture insolite. En effet, Marie-Reine de Jaham raconte les faits réels par le prisme des personnages fictifs, mais surtout avec ceux ayant effectivement existé, attestant, une fois encore, que son livre entretient des liens très étroits avec l’Histoire qu’elle ambitionne de recomposer à sa manière. On voit bien une trame romanesque bâtie autour des conflits raciaux, sociaux et économiques qui caractérisent les Antilles de l’époque esclavagiste. Mais en examinant la littérarité de l’œuvre, on a l’impression que l’auteur renoue avec la veine ethnographique qui caractérisa la littérature antillaise préabolitionniste, c’est-à-dire celle qui prit son essor dès l’arrivée des premiers maîtres et premiers esclaves dans les îles, et qui connut son déclin à l’abolition de l’esclavage en 1848. En évitant d’aborder de front le problème de l’esclavage, la romancière békée rend compte, à l’instar des premiers écrivains blancs, mais avec l’exotisme en moins, des spécificités de son île. Ainsi parle-t-elle du sociologique avec les conflits raciaux entre Blancs, Mulâtres et Noirs, de l’écologique avec l’insularité de la Martinique, la beauté de sa mer, la fertilité de son sol et la menace perpétuelle du volcan Pelé, de l’économique avec les grandes plantations et l’essor, puis la crise du sucre, du politique et son cortège de rivalités dont la course folle entre les Solis et les Tara pour le leadership local, sans oublier l’influence de la Métropole. Ces données sont autant de paradigmes, avec l’esclavage en moins, qui constituent l’essentiel d’un récit généalogiquement et intrinsèquement ancré dans l’Histoire. De ce fait, le livre de la romancière créole correspond bien à l’idée que Bernard Claudie se fait du genre :

« De par sa définition élémentaire, le roman historique a pour fonction la représentation (fictionnelle) du passé (effectif.) Dans sa tâche, il met en jeu l’Histoire, en deux sens : L’“Histoire-événement” ou Histoire-temps, elle-même subdivisée en Histoire passée et en Histoire présente ou contemporaine ; et l’“Histoire-discours” ou historiographie » (Bernard, 1996 : 7).

De ce qui précède, on peut affirmer que le livre de Marie-Reine de Jaham est extraordinairement historique, car il ne coupe pas les « liens très forts qui unissent aux Antilles histoire et littérature. La circulation entre les deux champs est incessante » (Rochmann, 2000 : 9). Ce récit, en effet, est le théâtre de tous les bouleversements sociaux et politiques qui secouent la Caraïbe, la France, ses colonies, et par extension le reste du monde, comme on peut le voir dans les messages scriptovisuels qui accompagnent le livre.

De tous les éléments du paratexte, le péritexte est celui qui confirme la portée historique du roman. Contrairement au titre, « Le Sang du volcan », la couverture du roman paraît plus expressive. En effet, il s’agit d’un tableau quadrichrome représentant d’anciens esclaves brandissant les chaînes qu’ils viennent de briser au milieu d’une foule multiraciale et joyeuse. Il renvoie, vraisemblablement, aux thèmes de l’autodétermination et de la lutte pour l’émancipation des Noirs. En fait, il s’agit d’une reprise de l’œuvre du peintre français Auguste-François Briard (1798-1882), en l’occurrence la célèbre toile à l’huile L’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises (27 avril 1848). En la choisissant pour illustrer son roman, l’éditeur et/ou l’auteur martiniquais optent pour un symbolisme fort et tentent, par la même occasion, d’orienter le lecteur en lui suggérant l’esprit dans lequel son texte doit être lu. L’auteur semble conscient qu’« un texte est un dispositif conçu dans le but de produire un lecteur modèle […] habilité à envisager des conjectures » (Eco, 1996 : 58). En guise de page de présentation, on peut lire le résumé du premier volume de la trilogie : L’Or des îles. Et puis, un second texte : « De l’Or des îles au Sang du volcan : une plongée dans l’histoire » utilisé comme postface, fait le tour d’horizon des grands événements qui ont bouleversé le monde, et avertit le lecteur sur l’origine historique du récit qu’il va bientôt lire. Comme André Schwarz-Bart dans La Mulâtresse Solitude (1972), Marie-Reine de Jaham crédibilise son récit à l’aide d’une bibliographie et une carte géographique annotée représentant les lieux historiques et géographiques où se dérouleront la plupart des temps forts du récit qui va suivre. Elle agrémente tout à l’aide d’une « encyclopédie » comportant les différentes déclinaisons anthropologique, géographique et linguistique du créole. Tous ces éléments du péritexte, comme une preuve justifiant les sources historiques réelles du roman, rentrent dans le schéma d’une stratégie rhétorique de persuasion recherchée par la romancière. Afin de mieux ancrer son roman dans le cadre spatio-temporel des Antilles de l’époque, elle utilise, par exemple, des expressions du terroir, recourt aux lieux et aux personnages connus, exploite quelques documents officiels et manie les grandes dates historiques avec dextérité. Un échantillonnage de la langue de la romancière békée, qu’il serait fastidieux d’énumérer ici, montre un foisonnement de termes locaux, d’expressions typiquement créoles ou qui ont un lien avec l’imaginaire esclavagiste. Ils sont, si besoin est, la preuve de son souci d’exactitude, de l’attachement à la Caraïbe et surtout de son ardent désir de restituer les choses telles qu’elles furent dans leur contexte historique.

En plus, comme dans la plupart des œuvres littéraires de la période abolitionniste et post-abolitionniste, Marie-Reine de Jaham recourt à une terminologie qui relève du lexique propre aux sociétés esclavagistes des îles françaises, un trait de caractère que l’on retrouve déjà chez ses contemporains Léonard Sainville, Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, les époux André et Simone Schwarz-Bart, pour ne citer que ces quelques exemples. Ce sont, entre autres, bakoi ou bakoua (chapeau de paille grossière), béké (colon, maître, Blanc créole, câpre, câpresse ou métis [se] qui a surtout du sang noir), Habitation (terme qui désigne l’ensemble formé de la plantation, de la maison du maître et les cases des esclaves), quimboiseur (sorcier, guérisseur), marron (esclave fugitif), mulâtre, jaune (noms pour désigner tout métis noir et blanc), zombie (revenant ou fantôme) ; souvent, il s’agit d’un esprit « maléfique », à l’instar de celui de Boukman, un des chefs de l’insurrection des esclaves dans la plaine du nord de Saint-Domingue, en août 1791. Il est connu surtout pour avoir présidé à la cérémonie de Bois Caïman, commencement symbolique d’une insurrection considérée en Haïti comme l’acte fondateur de la révolution et de la guerre qui aboutira plus tard à l’indépendance de l’île. Historiquement parlant, c’est le premier grand soulèvement collectif d’Haïti contre l’esclavage. L’esprit de Boukman hantera, à l’époque, l’existence de tous les colons antillais. Tous ces termes et symboles et bien d’autres ne sont que des espèces de lieux communs qui marquent l’époque esclavagiste et où se retrouvent tous les auteurs antillais, quelle que soit leur origine sociale et raciale. À cela, on peut ajouter d’autres vocables plus ou moins usités chez les uns et les autres. En ce qui concerne Marie-Reine de Jaham, il n’est pas rare de rencontrer, au détour d’une phrase, des termes comme : Da pour désigner généralement l’esclave assignée aux tâches domestiques et surtout à qui revient la garde des enfants, guildive (eau-de-vie), maby (boisson fermentée héritée des Caraïbes), maître-case (maître de la plantation), etc. À côté de ces mots, on note aussi, chez la romancière créole, une tendance stratégique à l’usage des tournures idiomatiques ou de la langue créole elle-même. Par exemple, pour désigner le Jour de l’An, elle utilise le terme Joud’Blanc, parce que traditionnellement, dans les Petites Antilles, c’est le jour où l’on s’habillait en blanc. Plus loin, on lit : Nègre gros sirop, une expression pour décrire un esclave mal dégrossi ; ou encore vaval pour carnaval. Tout laisse à croire que l’auteur opte pour la vraisemblance pour donner plus de crédibilité à son récit. À ce dessein, elle recourt beaucoup aux lieux et aux personnages connus ou reconnus.

Si l’on excepte la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Domingue (devenu Haïti après son indépendance en 1801), la France, l’Angleterre, le Dahomey (aujourd’hui Bénin), le Liberia, le Togo, le Cameroun, l’Éthiopie, l’Afrique, l’Amérique et des villes comme Paris, Bordeaux, Fort-de-France, ce qui est déjà beaucoup, il n’y a vraiment pas de lieux reconnaissables dans le livre de Marie-Reine de Jaham, comme l’est, dans Dominique, Nègre esclave (1951), le roman de Sainville, l’Habitation Leyritz devenue aujourd’hui un grand hôtel de luxe en Martinique. Par contre, il existe une galerie de personnages connus et reconnus. En effet, le livre pullule de personnalités politiques de l’époque. Les plus célèbres sont : Marie-Josèphe-Rose Tascher de la Pagerie qui deviendra plus tard l’Impératrice Joséphine, après son mariage avec Napoléon Bonaparte ; Thomas Jefferson, président des États-Unis ; Richelieu, Colbert, Louis XVI, Robespierre, Poincaré, Louis Philippe, Jules Ferry, François Arago, etc. À côté de ces illustres personnalités se trouve la fine fleur de l’intelligentsia métropolitaine. Elle milite au sein de l’association « Les Amis des Noirs », pour l’abolition de l’esclavage et compte en son sein Victor Hugo, Nicolas de Condorcet, Honoré Gabriel Mirabeau, l’Abbé Grégoire, Victor Schœlcher, Alphonse de Lamartine, Alexandre Dumas père et fils, Alfred de Musset, Alfred de Vigny, Stendhal, Eugène Delacroix, Paul Gauguin, etc.

Au même titre que les civils, les militaires sont tout aussi omniprésents. Les plus en vue étant Rochambeau, acquis à la Révolution française ; le général Victor Hugues, chargé par la Convention de faire appliquer le décret d’abolition de l’esclavage ; le général Cavaignac, chef des modérés, il est contre l’Abolition ; Magloire Pelage, officier de couleur, il se rallie à Richepance du corps expéditionnaire venu rétablir l’esclavage en Guadeloupe, ce dernier essuiera la révolte de l’officier mulâtre Delgrès et ses troupes. L’évocation, puis la référence à toutes ces figures historiques bien connues, aurait pour but, non seulement de montrer que l’auteur sait de quoi elle parle, mais aussi et surtout de frapper l’attention du lecteur, de lui donner une idée du contenu du livre qu’il tient entre ses mains, de stimuler sa curiosité et d’ajouter un effet dramatique ou esthétique sinon historique au récit ; effet qui finirait de parfaire sa séduction. Cependant, de toute la multitude des grandes figures historiques qui peuplent l’univers jahamien, les esclaves se taillent la part du pauvre. Presque invisibles, ils sont peu nombreux et toujours parcimonieusement nommés. Boukman et Toussaint Louverture, Théodore, Népomucène, Arsène, Domba, Momo, Romain, Aristide, Zabulon, Da Zezette et Mabouya font exception. Sans jamais influencer la trame narrative, ces rares esclaves sont situés à la périphérie du récit et ne servent que d’accessoires.

L’exploitation des documents d’archives et l’utilisation des dates historiques montrent encore davantage la volonté de l’auteur de faire un roman historique. Le texte officiel le plus utilisé comme référence est sans conteste le Code noir. Cette loi censée protéger légalement les esclaves fut instaurée par une ordonnance de Louis XIV datant de mars 1685. En réalité, il témoigne de la cruauté et de la barbarie des esclavagistes français de l’époque. Dans Le Sang du volcan, ce document est indirectement cité, comme ici, lorsque le narrateur fait boire la guildive aux seuls colons blancs et non pas aux esclaves. C’est parce que cette espèce d’eau-de-vie, tout comme le rhum, était interdite aux esclaves par le Code noir qui, en son article 23, recommandait de ne pas « … donner aux esclaves de l’eau-de-vie de canne ou guildive, pour tenir lieu de subsistance mentionnée en l’article précédent ». Raison pour laquelle dans le roman, pendant les premiers soulèvements, les esclaves s’attaquent d’abord à ce qui, à leurs yeux, ressemble au « fruit défendu » comme c’est le cas lorsque le personnage de Da Léone rapporte les faits suivants à sa maîtresse : « Y sont en train d’piller le magasin à provisions. Y a plein d’nègres du voisinage qui sont venus les rejoindre. Z’ont déjà commencé à boire du rhum et à danser ». (LSV, 205)

Le Code noir sera aussi cité, mais de façon directe, à plusieurs reprises dans le roman, par exemple dans cette réplique du Marquis de Bouillé à Mlle Rosamonde : « À l’origine, le Code noir donnait aux affranchis les mêmes droits qu’aux libres de naissance. » (LSV, 60). En mettant ces mots dans la bouche d’un de ses personnages, en l’occurrence le Gouverneur de la Martinique, c’est-à-dire un homme de loi censé connaître et surtout faire appliquer le Droit, on voit très bien que Marie-Reine de Jaham se sert de l’article 59 du Code noir qui stipule : « Octroyons aux affranchis les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes nées libres… ». De la même manière, la romancière reprend le décret du 28 mars 1792 sur l’égalité des droits politiques entre les colons blancs, les hommes de couleur et les Noirs libres : « Les hommes de couleur et nègres libres doivent jouir ainsi que les colons blancs de l’égalité des droits politiques ». (LSV, 103). Elle exploite aussi la déclaration de principe, en prélude à l’Abolition, promulguée le 4 mars 1848 par le Gouvernement provisoire et qui décrète que : « Nulle terre française ne peut plus porter d’esclaves ». On la retrouve dans la bouche d’un des personnages du roman, en l’occurrence le capitaine Valdor, sous cette forme : « Aucun sol français ne peut porter d’esclaves. Voilà, ce qu’a décidé le gouvernement provisoire ». (LSV, 242) Mais mention ne sera faite nulle part du décret du 27 avril 1848 relatif à l’abolition définitive de l’esclavage dans les colonies françaises, sinon sous des formes biaisées. Ainsi, afin d’arrêter les émeutes que l’affichage, par le gouverneur Husson, de la déclaration de principe avait causées en Guadeloupe et en Martinique, surtout à Saint-Pierre, le gouverneur Rostoland décrète l’abolition le 22 mai 1848. L’un des protagonistes du roman lui dira : « Croyez-moi, Monsieur le Gouverneur. L’histoire retiendra cette date du 22 mai comme celle de la victoire des Noirs de la Martinique ». (LSV, 323). Mais en réalité, on sait que l’abolition de l’esclavage avait déjà été votée en France le 27 avril 1848.

2. Le topos de l’esclavage occulté

Même avec autant de minutie dans l’exploitation des détails historiques, Le Sang du volcan ne peut pas se lire comme un authentique ouvrage d’Histoire et cela malgré un ancrage très fort dans l’historiographie des Antilles et de la Métropole. Ni la profusion de dates et d’événements importants, ni la multiplicité de personnages réels, rien ne saurait lui conférer ce statut, car l’objectivité de l’auteur ne sort pas toujours exempte de tout soupçon dans un exercice de style où Histoire et fiction se mélangent. Au niveau de la réception et de l’horizon d’attente, le doute et la suspicion de parti pris qui pèsent sur l’auteur relativisent singulièrement la valeur historique du livre. De ce fait, moins qu’un document historique de référence, Le Sang du volcan se lirait plutôt comme un roman avec tout le côté subjectif de la fiction, même si celle-ci s’appuie sur l’Histoire. Le semblant d’harmonie que l’on peut voir à l’œuvre dans le texte entre l’Histoire et la fiction, le vrai et l’imaginaire, ne tient pas à l’analyse. En effet, un maillon essentiel manque à cet ensemble au moment de restituer les faits : c’est le topos de l’esclavage. Cette entorse, peut être volontaire, rend bancals la cohésion et l’aspect historicisant du récit, mais surtout, elle sape la vraisemblance tant recherchée par l’auteur et ne présente plus le livre que comme un lieu de la spécificité du discours dominant, celui du maître, dont le fait annihile le discours minoritaire, celui de l’esclave. Autrement dit, à travers un discours oublieux de l’esclavage, Marie-Reine de Jaham livre son point de vue, mais de la perspective du dominant, comme cela se faisait à l’époque préabolitionniste et quelque peu après l’abolition, comme on peut le lire dans Fleurs des Antilles (1862) d’Octave Giraud, une œuvre nostalgique dont Marie-Christine Rochmann dit qu’elle « relève sans conteste de la littérature exotique et régionaliste » (Rochmann, 2000 : 80). La déception du lecteur de Marie-Reine de Jaham n’est pas à exclure, tant les espoirs suscités par le péritexte et l’exploitation du contexte historique des Antilles de l’époque contribuent à orienter sa lecture en lui suggérant l’esprit dans lequel le texte doit être lu. Il lui est imposé un horizon d’attente qui ne saurait se situer en dehors du champ esclavagiste des Antilles. Loin d’une hagiographie des maîtres et d’un éloge de la « plantocracie » (Confiant, 2006), le lecteur s’attend donc à ce que Le Sang du volcan soit un livre sur l’esclavage plus qu’autre chose, et qu’il corresponde à l’idée que se fait Toni Morrison de ce type d’ouvrages, lorsqu’elle écrit : « Les livres sur l’esclavage n’ont qu’une seule intrigue. On est esclave et on veut en sortir » (Rochmann, 2000 : 5).

Selon Philippe Hamon, plusieurs facteurs peuvent aider à identifier un héros romanesque. En effet, c’est le personnage le plus typé, le plus caractérisé et celui qui occupe les lieux stratégiques du récit. Principal protagoniste dont dépendent l’apparition et la disparition des autres personnages, dans certains cas il est l’incarnation des valeurs idéologiques positives d’une société. Par rapport à ces critères, seuls deux personnages du roman de Marie-Reine de Jaham remplissent toutes les conditions pour mériter la fonction de héros. Ce sont deux familles, les puissantes dynasties Solis et Tara. Elles tiennent la vedette du début jusqu’à la fin du livre. Elles se distinguent par un caractère et un destin exceptionnels. En effet, les Solis, la dynastie blanche, gèrent depuis deux siècles la Volcane, la plus belle plantation de la Martinique, par ailleurs convoitée par les Tara, une famille métisse devenue riche grâce au négoce du sucre. Le livre de Marie-Reine de Jaham se focalise sur les péripéties de la rivalité ancestrale entre les descendants respectifs de ces deux clans. Intrigues, empoisonnements, batailles sourdes, mais dévastatrices, désir de vengeance, amitié, amour et états d’âme, tout est dévoilé au lecteur. L’auteur reconstitue plus de 123 ans d’affrontements claniques que ni la Révolution française, ni l’épopée napoléonienne ni même la révolte des esclaves de Saint-Domingue et l’abolition définitive de l’esclavage dans les colonies françaises ne viendront interrompre. Pendant que les deux dynasties s’entre-déchirent pour le pouvoir, elles surprennent l’ascension si redoutée, mais inévitable, d’un troisième clan, celui des esclaves qui se rebellent contre le système, luttent pour leur émancipation et la fin de l’establishment. Alors qu’on s’attend à une focalisation du récit en direction de cette nouvelle donne, tout se passe comme si l’émergence de la classe des Noirs, esclaves de toujours, n’était qu’une action adjuvante dont l’auteur se sert pour mieux mettre en exergue la classe des maîtres parmi laquelle les métis sont relativement marginalisés. Dans le livre, la suprématie numérique écrasante des maîtres paraît inversement proportionnelle au nombre réel d’esclaves présents dans l’île. Les esclaves sont, lit-on, quatre-vingt mille pour trente mille Mulâtres et seulement neuf mille colons blancs. Or c’est la minorité féodale des maîtres qui semble privilégiée dans le récit, car c’est l’histoire de celle-ci qui nous est racontée, la masse étant une fois de plus muselée. En effet, les maîtres sont les seuls à qui la parole est donnée et pour lesquels l’auteur consent à montrer, sur plus de quatre cents pages, les préoccupations. Au cours du récit, certes une allusion est faite, de temps en temps, à la misère des esclaves, mais quand il arrive à Marie-Reine de Jaham de peindre cette misère, elle le fait à travers le prisme du dominant. C’est ainsi qu’elle fait jouer le « beau rôle » à certains personnages békés, comme Joséphine qui se demande : « Pourquoi certains êtres étaient-ils toujours des victimes ? » (LSV, 24), avant de se tourner vers Da Zézette, sa nounou : « Et tu trouves normal d’être esclave ? » (LSV, 24) À y regarder de très près, on pourrait mettre ces bonnes intentions sur le compte des élucubrations, et non des convictions profondes, d’une adolescente qui se cherche encore une personnalité et dont l’innocence et la naïveté peuvent se lire dans cette question : « Qu’est-ce qui pouvait bien se passer quand un mari retrouvait sa femme dans leur chambre ? » (LSV, 39) Car, devenue plus tard l’épouse de Napoléon, elle n’empêchera pas celui-ci de rétablir l’esclavage qui venait d’être aboli dans sa patrie. Elle l’y en a même encouragé.

Plus loin, la romancière créole revisite les rapports de force entre maîtres et esclaves sous la perspective dichotomique du bon et du méchant maître. La figure mythique du bon maître est incarnée par tous les descendants de Solis ; de Anna jusqu’à Akwaba, en passant par Patrick et Arthur. Tous ont des rapports d’exception avec leurs esclaves qu’ils ont affranchis bien avant l’heure. Ils les envoient à l’école et leur donnent même un lopin de terre autour de l’Habitation. La reconnaissance des esclaves envers la « magnanimité de leurs maîtres dans ces cas est souvent automatique. À ce propos, l’exemple de Jonas est fort édifiant : « N’ai-je pas appris à lire et à compter dans l’école de l’Habitation ? Ne suis-je pas devenu un Noir instruit, par la bonté des Solis ? » (LSV, 77) Ces rapports privilégiés entre esclave et bon maître prennent une dimension qui étonne parfois. La stratégie rhétorique de Jaham montrant toute la magnanimité du maître envers ses esclaves fait mouche à chaque fois qu’elle invalide et inhibe le statut peu enviable d’esclave pour le présenter sous un jour meilleur. Il en va ainsi de l’amitié entre Patrick le patron de la Volcane et Jonas l’esclave qu’il a affranchi. « Ensemble, les deux hommes s’étaient attelés à la tâche et de ce travail partagé était née une amitié solide » (LSV, 75). Celle-ci se consolidait tous les jours et prenait des proportions jusque-là inimaginables entre un maître et son esclave. En effet, les deux se jurèrent fidélité en scellant un pacte de sang : « De son couteau, Jonas fit une légère entaille à son poignet, puis à celui de Patrick, et mêla leurs deux sangs. » (LSV, 153). Patrick fait l’impasse sur sa condition sociale de maître et celle d’esclave (même affranchi) de Jonas qu’il traite d’égal à égal : « Toi et moi, il y a deux choses que nous ne pouvons pas faire : la première, c’est de nous mentir l’un à l’autre, la seconde, c’est d’abandonner le combat. » (LSV, 128) Plus loin, le narrateur ajoute : « Longuement, avec désespoir, les deux hommes s’embrassèrent dans l’aube naissante tandis que résonnait à leurs oreilles le gémissement de la canne à sucre agonisante » (LSV, 126). De ce qui précède, la figure mythologique du méchant maître, que l’on trouve dans la plupart des récits esclavagistes, est occultée dans Le Sang du volcan, sauf pour le cas, pour le moins anecdotique et devenu de ce fait atypique, du personnage de Léo Duchamp de Chastagné qui, alors que la plupart des maîtres l’acceptent sans trop de problèmes, refuse que son esclave joue du gro-kâ aux heures de travail : « Mon esclave Romain fait exprès de me provoquer en battant du tambour gro-kâ pendant le travail. (…) Trois fois déjà, j’ai surpris ce misérable en train d’enfreindre mes ordres. Ce matin encore, la canaille a récidivé » (LSV, 265). On se rend vite compte que le personnage de Léo Duchamp de Chastagné ne joue aucun rôle significatif dans le déroulement du récit. Ectoplasme sans épaisseur aux yeux du lecteur, sa « méchanceté » surprend, autant elle semble déplacée et inhabituelle dans un milieu où finalement les habitudes commandent que maîtres et esclaves évoluent la main dans la main. Dans cet univers invraisemblable, car loin de ce que l’on sait généralement du monde esclavagiste, tout se passe comme si les maîtres attendent des esclaves qu’ils compatissent au grand « malheur » qui va s’abattre sur les Békés sous la forme de la perte de certains de leurs privilèges de propriétaires, processus subséquent à l’abolition de l’esclavage nouvellement décrétée.

Marie-Reine de Jaham adopte un style d’écriture dont l’effet persuasif escompté est de susciter la compassion, puis la sympathie du lecteur face aux colons. Elle y réussit brillamment, car quand on referme le livre, il est difficile de ne pas s’émouvoir sur « l’infortuné » destin qui attend les Békés après l’abolition de l’esclavage. Qui ne s’apitoierait pas sur le sort d’Akwaba de Solis acceptant de faire la paix (malgré elle ?) avec Phœbé Tara, une descendante de l’ennemi juré ? Qui ne s’identifierait pas, à leur juste valeur, au courage et à la détermination de cette même Akwaba qui, sachant la fin proche, s’accroche à sa terre : « Quitter la Volcane ? Jamais. C’est là que j’ai vécu, c’est là que je mourrai » (LSV, 417), n’arrête-t-elle pas de répéter ? Tout se passe comme si les plus persécutés étaient les maîtres et non la masse maintenue sous le joug de l’esclavage. En choisissant de mettre en avant ces mêmes maîtres, le récit jahamien donne l’impression qu’on est retourné à la période d’avant l’abolition de 1848, époque où le Noir esclave ne constituait pas encore un objet d’attention particulière. Les rares fois que Marie-Reine de Jaham ose faire parler des Noirs, ce n’est jamais ceux que l’idéologie esclavagiste désigne par « mauvais nègres », comme Boukman, Toussaint Louverture, Delgrès, c’est-à-dire ceux qui se révoltent contre les maîtres ou incitent leurs congénères à se battre pour la liberté, mais plutôt des comparses sans personnalité et dont le dévouement pour le maître est sans faille. C’est le cas de Da Zézette, convaincue du sacerdoce qu’est sa condition d’esclave au service du maître, elle affirme : « heureusement qu’nous aut’esclaves on est là pour faire marcher les plantations ! hein ! Pasque sans nous… » (LSV, 24), ou bien encore les « nègres blanchis sous le harnais » que sont Népomucène, Arsène et Zabulon. Leur attitude dénuée de toute ambition conquérante ressemble plutôt à une résignation. D’ailleurs, « Depuis longtemps ils avaient perdu l’espoir de conquérir la liberté et la seule chose qu’ils demandaient, c’était de finir leurs jours dans la tranquillité » (LSV, 29). En plus, tous les actes de rébellion des jeunes esclaves sont soit mal vus, soit invalidés ou présentés comme des gamineries catastrophiques, comme illustré dans cette réplique de Népomucène : « Qu’est-ce qu’y veulent, hein ? La liberté ? Jamais y l’auront. ! […] Les Blancs ont besoin d’nous aut’ pour cultiver la canne. […] Qu’est-ce qu’elles deviendraient, leurs plantations sans les esclaves ? » (LSV, 29).

Un inventaire sommaire des différents protagonistes en présence laisse apparaître un déficit de représentativité largement en défaveur des esclaves, soit onze personnages insignifiants sur un total de plus de 155 que compte le livre. Fait surprenant, la famille Solis à partir de laquelle on vit l’histoire du roman n’a pas d’esclaves ; une réalité qui ne cadre pas avec le contexte de cette époque. Personnages in absentia, les esclaves présumés des Tara ou des autres ne sont que conjecturés, jamais montrés. Ils n’interviennent pas directement dans le déroulement et le dénouement de l’intrigue. Leurs actions, sans véritable emprise sur la trame du récit, ne sont que des incantations. À cause de cette disqualification, on a l’impression d’assister de nouveau au musellement des esclaves, y compris les affranchis qui pourtant ont conquis la liberté au prix de leur sang. Cette stratégie d’invalidation tente de confirmer ce qu’on savait déjà, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de héros martiniquais. Une lacune qu’un Glissant avait pourtant comblée avec la mythification d’un marron du nom de Longoué qu’il élèvera au rang de héros créole dans Le quatrième siècle (1964).

Dans le microcosme jahamien , le sort des Mulâtres, contrairement à celui des Noirs, est montré sous de meilleurs auspices. On les voit jouissant à peu près des mêmes droits que les Blancs ; même s’ils se battent contre ceux-ci pour le pouvoir et contre l’hégémonie politique. Presque tous appartiennent à la classe des maîtres et sont plutôt instruits qu’illettrés et esclaves. D’ailleurs, aucun n’occupe la fonction d’esclave d’Habitation, rôle qui traditionnellement leur était généralement dévolu dans toute société esclavagiste telle que peinte chez un Schwarz-Bart ou un Sainville, par exemple. Leur dessein principal auprès des esclaves qu’ils rejoignent comme, avant eux, Dominique, Solitude ou plus récemment Simon, les héros respectifs de Sainville, Schwarz-Bart et Confiant, n’est pas la liberté, mais plutôt le maintien de l’esclavage. Delgrès mis à part, on ne verra aucun Mulâtre marronner dans le roman de Jaham. Encore que, si Delgrès « marronne » avec ses hommes, c’est parce que l’auteur veut rester fidèle à l’histoire événementielle telle qu’elle a eu lieu. En revanche, la plupart des Mulâtres, à l’instar de la famille Tara, a le droit de circuler, d’aller s’instruire en Métropole, comme Charles Tara et Perrinon, le premier homme de couleur à être admis à l’école Polytechnique à l’âge de vingt ans, ou Germain, dont la fonction de directeur adjoint d’un théâtre, haut lieu de culture, est loin d’une sinécure à cette époque-là. Plus tard, il sera président de la nouvelle assemblée locale. Pour compléter ce tableau invraisemblable, on voit Cyrille Bissette, petit-fils naturel de Gaspard Tascher de la Pagerie et neveu de l’Impératrice Joséphine, animant la Revue des colonies, un journal hautement influent et politiquement stratégique.

En somme, on note que le discours dans Le Sang du volcan, même lorsqu’il n’encourage pas ouvertement le système esclavagiste, favorise beaucoup les maîtres en faisant la part belle à leurs intérêts. C’est leur discours qui est dominant, c’est par eux et pour eux que vivent les autres protagonistes du récit. Les autres, c’est-à-dire les esclaves, n’étant que des faire-valoir.

3. Le nègre marron, une essence primaire ?

Chez presque tous les écrivains post-abolitionnistes, il existe toujours un héros individuel, de préférence un nègre marron, au centre de l’intrigue du livre. Ceci est valable pour Confiant (Simon), Glissant (Longoué), Sainville (Dominique), Chamoiseau (Le vieil homme) et Schwarz-Bart (Solitude), pour ne citer que ceux-ci. D’emblée, cette légitimation « oriente » le lecteur et l’introduit au centre de la problématique esclavagiste. En plus, ce héros, esclave fugitif, refuse l’assimilation et la servitude pour la liberté. Il fuit donc la plantation pour se sauver et se préserver du système. Marie-Reine de Jaham rompt avec cette tradition en proposant, non pas un héros individuel, mais un héros collectif incarné par les Solis et Tara, deux familles rivales dont les intérêts sont loin d’être la quête de la liberté. À l’analyse, les principaux thèmes qui émergent du roman se résument en deux catégories : la survie économique et le maintien au pouvoir d’une petite élite féodale ; aspirations somme toute légitimes, mais loin de tout projet d’émancipation et de liberté.

En effet, contrairement à ce que le péritexte suggère, la survie économique est l’un des véritables enjeux du roman de Marie-Reine de Jaham. Ruinés par la crise du sucre et la concurrence de la betterave sucrière nouvellement introduite en France, acculés par la vigueur des mouvements de revendication noirs, les Békés se sentent obligés de s’allier aux Mulâtres, espérant ainsi sauver leur suprématie, même s’ils doivent céder une partie de leur pouvoir de maîtres. Mais, flairant le profit qu’ils peuvent tirer de cette alliance, les Mulâtres cherchent à marchander leur nouvelle influence, en montant les enchères pour donner leur soutien. Après avoir promis aux Grands Békés de s’allier à eux face à la montée des revendications des esclaves et à une situation économique alarmante, ils se rétractent au dernier moment, car ils n’ont pas, affirment-ils : « … l’intention de partager avec les Blancs le mérite de l’abolition ». (LSV, 312) Réalisant que l’abolition de l’esclavage ne sera qu’à leur avantage, les Mulâtres s’aperçoivent qu’ils ont un bon coup à jouer s’ils veulent enfin renverser la donne politique à leur avantage. Le narrateur jahamien le reconnaît, lui aussi, lorsqu’il affirme :

« Leurs avoirs se comptaient en or, maisons magasins – Ils laissaient aux Blancs la terre et les aléas de l’agriculture. Leur pouvoir devenait chaque jour plus considérable. Par un étonnant tour de passe-passe, eux qui avaient durant tant d’années réclamé à cor et à cri le maintien de l’esclavage se posaient à présent en champions de l’émancipation et se préparaient à en cueillir les fruits. » (LSV, 230)

Conscients de leur poids économique, les Mulâtres, sous la houlette de Charles Tara, brillant avocat et homme d’affaires avisé, iront négocier avec les abolitionnistes métropolitains à Paris. Ainsi, Bissette, Charles Tara et sa fille Phœbé, avec la bénédiction de Schœlcher, tentent d’obtenir le soutien de Lamartine, Pages, Arago et celui d’autres membres du Gouvernement provisoire, afin de s’attirer l’électorat noir qui verra bientôt le jour. De leur côté, les Blancs, quant à eux, organisés en groupes de pression tels que le club Massiac, les Traditionnalistes, les Patriotes, ne capitulent pas. De stratégies en stratagèmes, ils tentent de s’entendre avec les Mulâtres, au lieu de leur faire la guerre. Devant la tournure que prennent les négociations, le gouverneur Rostoland préfère rester optimiste lorsqu’il déclare :

« Par delà les haines fugaces, on finit toujours par s’entendre sur l’essentiel. L’argent. Seule la passion de l’argent est tenace ». (LSV, 325) On aura remarqué que, pendant toutes ces tractations, la classe des Noirs (affranchis et esclaves) est marginalisée à la fois par les Mulâtres, les Békés et même par tous les groupes de pression : abolitionnistes, loges maçonniques, Association des amis des Noirs et tous les libres penseurs parisiens supposés défendre leurs intérêts.
Dans le domaine de la politique justement, après le décret d’abolition de l’esclavage, chaque clan se bat pour ses propres intérêts. D’abord les Békés. Au bord de l’implosion, les anciens maîtres tentent de défendre leurs acquis jusqu’au bout. Avec une opiniâtreté sans failles, alors même que le volcan Pelé est en pleine irruption, que la population est désemparée et ne cherche qu’à survivre à la coulée de laves et de fumée, l’administration locale n’a qu’une idée en tête : organiser des élections afin de s’octroyer le pouvoir politique, puisque les Békés ont déjà perdu la bataille économique. L’attitude du sénateur Amédée Knight illustre un cynisme sans équivalent. Au lieu de s’occuper du lot de réfugiés qui affluent sous sa fenêtre, il s’affaire plutôt autour d’un télégramme électoral qu’il compte envoyer à tous les administrateurs municipaux de l’île. Il le dicte à son secrétaire en ces termes : « Convoque à Saint-Pierre tous les maires à réunion que je tiendrai mardi 6 mai cinq heures du soir à mon bureau. Signé : sénateur Knight. (…) Envoyez-moi immédiatement ce télégramme ».  (LSV, 415)

Les Mulâtres ne sont pas en reste. Puissants et conscients de l’être, ils infiltrent tous les arcanes du pouvoir en tentant d’y imposer au moins un des leurs. Après avoir passé une alliance stratégique avec les abolitionnistes, Tara et son clan voient d’un mauvais œil Schœlcher présidant la Commission d’émancipation et essaient d’imposer Bissette au poste, car, pensent-ils : « Trop de pouvoir accordé à Schœlcher nous affaiblirait. Il lui fallait un concurrent. Nous l’avons avec Bissette. Alors tout n’est-il pas pour le mieux ? » (LSV, 273) La bataille qui s’en suit est hautement stratégique.

On voit bien que toutes les tractations sont loin d’être bénéfiques aux Noirs, même l’Abolition. Trop invisibles, ils n’assistent même pas aux discussions. Les retombées politiques de l’abolition de l’esclavage et les nouvelles dispositions qu’elles impliquent sont tout ce qui compte pour les Békés et les Mulâtres, car, croient-ils, « Aujourd’hui, l’or des îles n’est plus le sucre, (…) C’est la liberté. Un vrai pactole ». (LSV, 274) « L’avenir, ce sont les Noirs qui l’incarnent, par la force du suffrage électoral ». (LSV, 325) Tout se passe comme si l’abolition n’était qu’une sorte de filon d’or qu’il ne faut pas laisser entre des mains inconnues, surtout, lorsqu’elles semblent être le meilleur moyen de bouleverser la donne sociale au profit des futurs maîtres, en permettant l’alternance, des Békés aux Mulâtres, des pouvoirs politique et économique sans que les Noirs y soient mêlés de près.

Conclusion

Au terme de cette analyse, la tentation est grande de dire que les nouvelles réalités sociales et politiques dans un environnement martiniquais post-abolitionniste se présentent comme une complexité insaisissable aux yeux de Marie-Reine de Jaham. Et c’est là que réside le problème. Non pas tant le regret d’une époque révolue que celui, plus curieux, d’un impossible retour au monde féodal d’avant l’abolition, le livre de la romancière créole se lit comme un moment d’introspection et de nostalgie. Sinon, il est difficile de comprendre comment, en donnant l’impression d’écrire un roman historique sur les Antilles, elle occulte sciemment ce qui pourrait en être l’essentiel, c’est-à-dire l’esclavage, les esclaves et leur quête de liberté. Son œuvre historicisante valorise clairement les maîtres et disqualifient les esclaves. En reprenant l’histoire des Antilles de façon linéaire, elle souscrit, à sa manière, à la validation de l’histoire positiviste qui prend en compte les événements à partir d’une chronologie qui a un repère fondamental : la naissance du Christ. De ce fait, elle semble ignorer le travail de « contestation de l’histoire officielle » (Marie-Christine Rochmann) effectué en amont par Edouard Glissant, car avec Le Quatrième siècle, « c’est le code fondamental de la science historique, la datation, qui se trouve mis à mal. Le repère judéo-chrétien doit être écarté, une autre origine requise » (Rochmann, 2000 : 223) pour céder la place à la tradition orale. Influencé par l’École des Annales2, Glissant concrétise ainsi la volonté de ses prédécesseurs Sully Lara, Léonard Sainville et César Pulvar, entre autres, qui souhaitaient que la littérature rectifie les manquements de l’histoire positiviste qui a toujours ignoré les Antillais. En ne prenant aucune distance vis-à-vis de cette histoire officielle, Marie-Reine de Jaham court le risque de fermer, pour la deuxième fois, la porte de l’Histoire aux Antillais, la première fois étant le long silence de plus de trois siècles qu’a duré la Traite des Noirs. Plus grave, cette attitude refoule le passé, que la romancière a voulu tant mettre en valeur grâce à un usage abondant de références historiques, en reniant la mémoire qui est le lieu même de l’Histoire antillaise, plus que l’historiographie officielle où cette Histoire ne figure pas. Le marron qui, selon Glissant, incarne le mythe fondateur de l’Histoire antillaise, reste encore une essence primaire aux yeux de Marie-Reine de Jaham et le marronnage, une déviance. Ne fait-elle pas dire à un de ses personnages : « Chez-moi les Noirs ne marronnent pas, et savez-vous pourquoi ? Parce qu’ils sont heureux ! Heureux ! » ?  (LSV, 72). De là à affirmer que le vrai propos du livre renvoie à une forme de nostalgie du « paradis perdu » ne semble pas excessif, car sa quête semble traverser le livre de bout en bout. Quand bien même on se garderait de franchir le Rubicon en affirmant que la romancière martiniquaise est nostalgique, c’est-à-dire qu’elle éprouve toute sorte de regrets de ces îles, de ce passé où les Békés étaient tout-puissants et où tout leur appartenait, on est cependant en droit de se demander si ses héros romanesques ne sont pas saisis par le syndrome que Vladimir Jankélévitch appelle « l’ambivalente mélancolie du souvenir, la délectation douce-amère qui à la fois envoûte et attriste » (Jankelevitch, 1983 : 212) tous ceux qui non seulement ont le mal d’un pays, mais aussi d’un milieu auquel ils ont cessé d’appartenir ou d’un genre de vie qu’ils ont cessé de mener.

1 Toutes nos citations renverront à cette édition. Les indications de page(s) seront désormais fournies au fil du texte et le sigle LSV sera utilisé à

2 L’École des Annales est un courant historique fondé par Lucien Febvre (1878-1956) et Marc Bloch (1886-1944). Elle succède à l’histoire positiviste

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1 Toutes nos citations renverront à cette édition. Les indications de page(s) seront désormais fournies au fil du texte et le sigle LSV sera utilisé à la place de Le Sang du volcan.

2 L’École des Annales est un courant historique fondé par Lucien Febvre (1878-1956) et Marc Bloch (1886-1944). Elle succède à l’histoire positiviste et s’oppose à ses trois thèmes de prédilection, à savoir le politique, l’individu et la chronologie. Dans son article, « L’École des Annales Histoire et sciences sociales », Solenn Caroff montre que cette école se donne pour ambition d’écrire une histoire complète, une histoire « totale », en ne se limitant plus aux seuls aspects politiques, militaires ou diplomatiques. Elle privilégie le « social » afin de couvrir un champ encore inconnu, celui des profondeurs de l’histoire, de ses souterrains, que ce soit au niveau économique et social ou au niveau des balbutiantes mentalités.

Benjamin Ngong

Professeur assistant de Français ; Dickinson

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