Senghor : entre Afrique et Occident

Daniel Maximin

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Daniel Maximin, « Senghor : entre Afrique et Occident », Archipélies [En ligne], 2 | 2011, mis en ligne le 15 décembre 2011, consulté le 30 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/1891

Merci beaucoup, cher Jean. Ce n’est pas un honneur pour moi, c’est vraiment une question de plaisir et d’échanges véritablement. C’est vrai que des raisons faisaient que j’étais à Paris jusqu’à samedi, mais ça m’aurait vraiment peiné de ne pas pouvoir être là pour discuter de ce genre de sujet, surtout pour pouvoir parler de Senghor. Nous avons passé une année, avec cette année du Festival de la Francophonie, à réévaluer l’héritage des aînés, à parler aussi de ce qui se passe aujourd’hui, des jeunes des nouvelles littératures qui ont été invités au Salon du Livre de Paris, une quarantaine d’écrivains en majorité de la nouvelle génération. Et l’on a pu constater à quel point il n’y a pas coupure, il n’y a pas meurtre des pères, comme on a trop dit pendant des décennies, il n’y a pas reniement des aînés qui se sont trompés face à la vérité que nous sommes seuls dans chaque génération [aller venir ?], et qu’en plus, il y a justement dans la pensée jeune de ces aînés – c’est-à-dire quand eux avaient vingt ans, trente ans, avant la guerre – des choses absolument révolutionnaires, passionnantes ou intéressantes, ou des débats qui sont tout simplement encore une fois des débats fondamentaux que nous avons aussi aujourd’hui. Moi aussi j’ai eu un rêve, c’était le fameux premier congrès des écrivains et artistes noirs qui a eu lieu en 1956. Le hasard de cette année de la Francophonie fait que l’année où Senghor a cent ans, heureusement pour nous en fin d’année – ce qui a permis de prolonger jusqu’en octobre, et bien heureusement pour nous aussi au mois de septembre 1956 –, ces aînés avaient décidé de se réunir tous, tous ces Noirs « du monde », à l’invitation des francophones, mais en invitant des gens qui parlaient anglais, il y avait deux langues de travail, qui étaient l’anglais et le français, ce qui prouve que cette francophonie naissante n’avait rien à voir avec la défense du français contre l’ennemi anglais. On a pu avoir ce rêve ; mais ce qu’ils ont dit est tellement fort que l’on ne croît pas que cela soit vrai, on dit « non, cela a été dit à propos de la diversité culturelle l’année dernière ». Alors on s’est dit qu’au lieu de faire des choses dessus, on allait faire entendre et nous avons eu le plaisir de pouvoir jouer le congrès à l’amphithéâtre Descartes de la Sorbonne, le mardi 19 septembre, à neuf heures du soir, le jour où eux-mêmes ont commencé leurs débats. Et on a entendu Alloun Diop dialoguer, Richard Wright contester, dire qu’il s’en va, et puis Césaire répondre et Senghor faire l’intermédiaire, et tout cela sur la table de l’amphithéâtre Descartes, où les mêmes étaient assis il y a cinquante ans. Et là véritablement, c’est d’ailleurs enregistré par France Culture et cela passera le 12 décembre sur la radio, là on a pu entendre en se disant, on ferme les yeux, c’est un débat d’aujourd’hui, et toutes les grandes questions fondamentales étaient déjà là : le communautarisme, la question des langues, la question de savoir où se situe notre unité, le rapport avec l’Europe, est-ce que c’est un congrès de Noirs, etc. Tout cela, ils l’avaient dit et je crois qu’il est important que l’histoire ne soit pas simplement la traduction par le présent de ce qui l’intéresse dans l’histoire, comme on le voit beaucoup trop aujourd’hui, où l’on fait le tri ou l’on prend ce qui arrange, etc. L’histoire, c’est d’abord écouter l’histoire vraie, c’est-à-dire une histoire telle que ceux-là l’ont faite à un certain moment, en jugeant, en regardant, mais surtout en écoutant. Je crois qu’il y a quelque chose de très intéressant dans le fait que Senghor, par sa naissance, il y a cent ans, ait été finalement la grande ombre au-dessus de tout ça. Cela a permis de décrasser, de réévaluer, parce que c’est parfois aussi de leur faute. Senghor a tellement joué à celui qui faisait l’académicien et le président qu’on a fini par croire qu’il se résolvait à ça, et que c’était un monsieur qui avait cherché les honneurs dans sa vie, alors que c’est le contraire absolu et que par exemple s’il y avait une chose qui le dérangeait beaucoup, c’était le pouvoir. Toute la question était de savoir comment utiliser sa puissance sans être un être de pouvoir. Quand on le regarde, c’est un des rares présidents qui soit parti, alors comme un parrain on prépare la succession, on prépare un Abdou Diouf, mais le même Abdou Diouf a été battu ensuite par le principal opposant de Senghor qui est l’actuel président Wade. Donc quand on a un pays avec les problèmes que l’on sait, les problèmes d’irrédentisme, la Casamance, les problèmes ethniques, etc., on se dit qu’il y a ainsi un exemple de démocratie dans un pays avec si peu de moyens, c’est un héritage de Senghor qui a fait ce qu’il a dit, et pas seulement dit ce qu’il a fait. Donc cette réévaluation comme on l’a faite à la Sorbonne le 9 octobre pour son centenaire avec de jeunes philosophes de la génération actuelle, qui ont la quarantaine et qui sont des enfants de la décolonisation – ce ne sont pas les petits frères de Senghor, ce sont les petits-fils – et qui peuvent regarder le xxe siècle et se dire : qu’y a-t-il eu de fait ? Il y a des choses importantes à évaluer, à regarder d’une manière totalement critique, totalement libre, en essayant de comprendre ce qui se passait. Le malheur est que Senghor, comme Césaire ou Damas, a été occulté par un problème qui était sa peau. Ils avaient tous la peau noire, et on a cru que ces trois auteurs parlaient pour les Noirs. Parce qu’ils parlaient de négritude notamment. Quand on regarde la production d’un certain nombre de livres entre 1960 et 1975, contre la négritude ou pour la négritude, en se demandant : sont-ils racistes ? N’y a-t-il a que les Noirs dans la vie, n’y a-t-il pas aussi les autres, etc. On se demande si l’on a entendu et lu ce que depuis le début, depuis la première fois où ces mots ont été écrits, ces gens ont dit. Quelque part, ils parlaient au nom de la chair humaine et pas au nom de la peau noire. Et en plus, c’est un héritage, parce que tous les combats de la Caraïbe ont toujours été des combats au nom de la chair humaine et pas au nom de la peau noire, à commencer par le combat pour l’abolition de l’esclavage, qui n’est pas pour l’abolition de l’esclavage des Noirs, mais pour l’abolition de l’esclavage, point final, c’est-à-dire aussi bien en Afrique, qu’en Europe, qu’en Asie, ou ailleurs. C’est la caractéristique de cette grande bagarre ; c’était une bagarre qui n’était pas une bagarre raciste, et encore moins une bagarre raciale, et encore moins une bagarre pour mettre les Blancs en esclavage, qu’on aurait gagnée. Cet héritage est tellement normal et naturel que je me suis interrogé : Senghor, dans la rencontre qu’il a eue avec nous, c’est-à-dire avec la Caraïbe, avec Césaire, Damas, etc., que cela a-t-il apporté, par rapport au but essentiel qu’il avait dans la vie, c’est-à-dire d’essayer d’être un homme complet ? Parce que Senghor est un homme qu’on a coupé en morceaux, et qui s’est lui-même coupé en morceaux. Christian Valentin disait : « je vais parler de Senghor “l’Africain” » ; parce qu’on a trop parlé de Senghor « le métis », « le passeur » de deux civilisations, qui essaie de tenir le bout entre l’Afrique et l’Europe et de faire un métissage, un peu théorique, par rapport au métissage réalisé par l’Histoire qu’était celui de Césaire et de Damas. « On oublie que c’est l’Afrique. » C’est vrai que Senghor, d’abord, ce n’est que l’Afrique. Dans son enfance, au moins jusqu’à l’âge de sept ans, ce n’est que l’Afrique ; rien de l’Occident, rien de l’Europe, rien des traditions, rien de l’école de la philosophie n’a été appris ; et donc, une enfance africaine et un évènement qui le marque profondément. Senghor, c’est aussi la rive africaine, la rive de Siné. Puis Senghor a été jeté dans l’Occident, précipité dans l’Occident, arraché à l’Afrique, c’est-à-dire arraché à sa mère à l’âge de sept ans. Et cela me rappelle Damas. À ce moment, il y a la vocation de dire : « il faut que tu sois un petit Occidental, parce qu’on a besoin de ça » ; pour cela, il faut que cela soit au reniement d’un certain nombre de choses. Les bons pères l’ont bien fait comprendre, que l’on n’avait pas le choix, et que surtout il n’y avait pas de synthèse. S’il y a un continent, à l’époque sur le plan de l’idéologie, qui ne comprend pas l’idée du métissage, c’est bien l’Europe. L’idée est qu’il faut s’européaniser. « C’est pour le mieux. C’est pour prendre un certain pouvoir, une certaine puissance, et ensuite, peut-être, fabriquer une Afrique de demain ; parce que l’Afrique traditionnelle n’est pas compatible avec la modernité. » Donc il y a soit la tradition, soit la modernité, ce vieux schéma hégélien de la thèse et de l’antithèse. Comme on dit combien de morts, combien de mal il a pu faire, de penser que la synthèse ne vient qu’après, alors que la synthèse est au départ.

Il faut nous rendre compte que Senghor est l’enfant de cela, et que ce que par exemple la Caraïbe a fait depuis déjà plus d’un siècle à cette époque-là, c’est-à-dire la rencontre dialectique d’un monde distinct, fabriquer du nouveau par ce que Senghor appelle la braise ardente, à propos de Césaire (c’est-à-dire ce qui fait brûler les choses), qui brûle et qui fabrique autre chose à partir de là. L’Afrique de Senghor n’en était pas là encore, à ce moment-là. Senghor était du côté d’une rive et on a voulu le faire passer sur une autre rive. Cette image des deux rives est très symbolique de toute la poétique de Senghor, de toute la politique de Senghor. Parce qu’entre deux rives il y a quelque chose ; il y a un fleuve, il y a de l’eau, il y a la chose qui relie. Et Senghor va être toute sa vie en quête de la chose qui relie, c’est-à-dire être le rassembleur. Et c’est pour cela d’ailleurs qu’il dit à la fin de sa vie : « J’ai dessein de faire retraite dans les marches du fleuve. ». Alors qu’on veut lui faire sauter la rivière, le faire sauter, pour passer d’une rive à l’autre, d’une rive traditionnelle à une rive de la modernité, d’une rive africaine à une rive occidentale. Toute sa vie, il va se demander : est-ce qu’on peut ? Il aura un modèle, c’est le modèle de Césaire, c’est le modèle de Damas, c’est le modèle de ces frères-là avec lesquels il aura cette profonde fraternité, mais qui vient de là. Autrement dit, ceux-là ont réalisé dans la douleur ce que lui va chercher à fabriquer dans l’espérance. Et toute une certaine gêne que nous avons par rapport à Senghor vient de là.

Senghor passe son temps à théoriser ce que nous considérons comme une réalité d’évidence. Il passe son temps à essayer de traduire, dans des termes qui sont les termes recevables par l’Occident, c’est-à-dire dans une philosophie hégélienne, quelque chose qui est une évidence anthropologique pour les autres. Il va essayer de faire une théorie de Césaire, faire une théorie du Cahier d’un retour au pays natal, dire : comment puis-je traduire ça ? Comment puis-je traduire cette braise dans quelque chose qui est incompréhensible par des gens qui ne connaissent pas cette synthèse qui est déjà réalisée et qui croient encore qu’il y a d’un côté la tradition, de l’autre, la modernité ; qu’il y a d’un côté les colonisés puis de l’autre, les colonisateurs ; qu’il y a d’un côté l’Europe, et de l’autre, l’Afrique ? Alors que cela fait longtemps que les autres ont déjà intégré l’Europe et sont déjà dans une synthèse. Et pour comprendre à quel point c’est pathétique et dramatique, je crois que ce qu’il faut bien comprendre, c’est passer sur l’autre rive, la rive occidentale et se dire : mais que sont-ils ? Ils se rendent compte qu’il faut inverser totalement le discours sur l’aliénation ; c’est l’Europe qui est aliénée parce qu’elle ne comprend pas cette idée de synthèse, parce qu’ayant été l’objet, le sujet, le porteur de la synthèse, elle ne comprend pas qu’elle puisse être réalisée d’une manière dynamique par des gens qui ne sauraient être autre chose qu’aliénés par le temps. L’idée d’aliénation et l’idée que si moi je fais quelque chose avec toi, et que je te donne quelque chose dans ton altérité et qui fait que tu deviens un proche, c’est que tu es malade, c’est que tu es aliéné, parce que tu n’as pas résisté à ce que je t’ai donné ; en plus si je te le donne par la violence, si je te le donne par la conquête, si je te le donne par la guerre, comment peut-on, en étant victime, en tirer quelque chose qui soit une positivité pour son avenir ? Cela paraît impensable. Senghor va être celui qui va dire : « Je vais faire le travail de désaliéner l’Europe. » C’est quelque chose que je trouve extraordinairement pathétique, parce qu’après tout, les autres n’ont pas fait ça. Je veux dire, le « merde » de Césaire, le « merde » de Damas, présent dans leur poésie, qui était un des grands points d’hostilité esthétique entre Senghor d’un côté et les deux autres, de l’autre ; c’est un débat permanent qu’on retrouve de manière humoristique dans leurs poèmes, on verra un mot là-dessus, c’est quelque chose que Senghor, lui, rejette, en disant : « moi j’ai un travail à faire ». Souvenez-vous dans un tout premier poème « J’arracherai tous les rires “Banania” sur les murs de France. » C’est un programme aliénant, c’est un programme qui dit : « Je vais m’occuper d’eux, pendant que nous nous occupons de nous. Je vais m’occuper d’eux ; parce qu’eux ont un problème. »

Cette ligne-là, aller sur la rive occidentale pour transformer l’Occident, ça a été le programme de Senghor, de cette phrase d’origine jusqu’à l’Académie française. Ah, l’Académie française, ça nous fait rire. On n’imagine pas Damas ni Césaire demander. Césaire ne demandera jamais. C’est évident. Alors pourquoi Senghor a demandé ? Il y a quelque part une déception de constater : ce grand président, le Sénégal, l’identité africaine, pourquoi l’Académie française ? Il y avait encore un mur, le mur de l’Académie avec un Noir, l’image des Noirs, l’image de l’Autre, comme il y a eu aussi l’image de l’Arabe, et qu’aujourd’hui on a Assia Djebar, qui symbolise à la fois une femme, à la fois aussi le monde méditerranéen, et qui a été reçue par l’Académie. Il y a une aliénation occidentale, parce qu’elle continue toujours, au fond, à reconnaître les gens par leur extériorité et à avoir une difficulté très grande, par exemple à recevoir quelqu’un simplement comme écrivain. On n’aurait pas à faire de débats si nous faisions un hommage à Senghor, le poète du xxe siècle, indépendamment du fait qu’il a la peau noire, qu’il est Sénégalais, qu’il est Sérère. Et c’est de cela que l’on parle, cette incapacité à aller au-delà et à parler de Saint-John Perse, ou de Henri Michaux, ou d’Aimé Césaire, indépendamment de leur lieu de naissance, de leur vie personnelle, de la situation sociale, économique, politique, dans laquelle ils se trouvent. Or c’est cela la réalité. Et l’un des refuges extraordinaires de Senghor, c’était au moins ce domaine de la poésie contre Césaire, il se savait inattaquable, caché, chez lui. Quand il faisait un poème sur son fils mort, il n’était pas un Nègre, ce n’était pas pour les Blancs, pas pour les Noirs, pas pour l’avenir de l’Afrique ou pour régler le lien avec l’Europe, c’était parce qu’il était un père, un poète, et que lorsqu’il a appris la nouvelle pour son fils, il a voulu écrire quelque chose. Mais même là, il a du mal. Parce que, c’est l’autre côté tragique, même quand Senghor a fait un enfant, il fallait que l’enfant soit aussi le médiateur entre les deux rives, africaine et européenne. Et quand il fait un poème sur Philippe Maguilen Senghor, le moment où la nouvelle, où le coup de téléphone est reçu, la mère, Colette, la Normande, était en blanc. Senghor parle de cette image : le blanc de la pureté, le blanc de l’Autre, le blanc de l’Occident, le blanc de l’épouse, et à partir de là, fait ce texte. Puis, après, il parle du fils, et il parle de la douleur de cette disparition, des raisons de la douleur :

« Les jours et les nuits et les veilles, la fatigue la peine
Nous avions tout donné à ce pays, à ce continent Nôtre 
La peine et le combat parmi les nations assemblées.
Or toi, Sénégalaise aux Sénégalaises s’était voulue la Normande de long lignage aux yeux de moire vert et or.
Et de son fils elle avait fait l’enfant de la terre sénégalaise […] »

Même là, il y a toujours l’idée que le fils est le médiateur, mais cette fois-ci, créé par la chair, non par les théories, non par de la philosophie, ou par un hégélianisme, au moins réalisé dans la chair. Le fils meurt et il y a quelque chose de très pathétique, parce que, pour une fois que l’on avait incarné ce que justement dans l’histoire, cette Caraïbe avait incarné dans sa chair, dans ses blessures, dans sa douleur pour fabriquer ce qu’il appelle « l’homme nouveau », lui, fabrique un homme nouveau, et l’homme nouveau meurt, c’est son fils. Pas de descendance de cela. On comprend l’inscription d’une poésie, d’une pensée, dans quelque chose de profondément charnel, mais en même temps, le drame qui consiste à mettre une théorie dans le corps de son enfant ; et à prendre son enfant comme le symbole d’un métissage théorique, comme on souhaite historiquement entre des mondes qu’on a considérés comme distincts au départ, entre le monde de la mère et le monde que son père lui a imposé en le rejetant dans l’école, en le rejetant loin de la mère, et en le faisant occidental. Son fils aurait pu être la synthèse de ce qui pour lui est une blessure jusqu’à sa mort. Eh bien non, il faut aussi que le fils meure. Et que dire à la mère d’occident, qui a fait cet enfant sénégalais, et que la mort vient arracher ; ce geste d’amour de la femme, qui réalise dans l’être humain, dans la chair humaine, et non pas dans l’histoire et dans la théorie, le rêve de la synthèse, le rêve de la communion des hommes au-delà de leur peau.

Voilà pourquoi Senghor est entre deux rives, voilà pourquoi il cherche, comme il le disait, chaque matin à se suicider avant de chercher des raisons de ne pas le faire. Senghor est une espèce de Schéhérazade du matin en train de vivre, parce qu’il veut l’eau, il veut plonger dedans, parce que seule l’eau rassemble, seule l’eau fait circuler. Il ne parle que de rives, puis il parle de ponts Il le dit à deux reprises pour l’enfance : « Je veux l’enfance, elle relie l’enfance. »
Puis, dans un autre poème pour la mort et la vie :

« Et un pont de douceur les relie, un pont de douceur les relie
Je pense à l’enfance et l’Eden, un pont de douceur les relie
Je pense à la mort et la vie, un pont de douceur les relie »

Il y a toujours cette idée du pont : se mettre au milieu du pont et enfin se jeter à l’eau, enfin faire la synthèse, enfin la réaliser.

Senghor a été profondément aliéné par cette question de cet hégélianisme rampant dans la pensée occidentale ; et une rencontre extraordinaire a lieu à ce sujet, celle avec Jean-Paul Sartre, parce que Sartre représente à la perfection cette image-là. Là encore, Senghor a voulu faire le dialogue. Quand Senghor publie son Anthologie en 1948, pour célébrer le Centenaire de l’Abolition de l’esclavage, il accueille. Il accueille la Caraïbe : dix auteurs, plus exactement. Trois Africains seulement, dont un petit jeunot qui a seize ans, David Diop avec des petits poèmes d’écolier :

« Le noir a tué mon père
Le noir a violé ma mère
On attend tous debout […] »

Et puis il y a Pierre Ago Diop, avec un conte. Et aussi Senghor. Trois Africains, dans une Anthologie où il y a dix-sept écrivains ; toute la Caraïbe est là : Haïti, la Martinique… Senghor est un des grands rassembleurs de la Caraïbe. Senghor est un des hommes qui a fait que les Haïtiens ont rencontré les Antillais, que les Noirs américains ont rencontré à Paris les autres, Senghor a été un des grands rassembleurs. Il a demandé à Sartre une préface à cette Anthologie. Il a fait ce recueil pour montrer le résultat de son rêve de rassemblement. Et ce rêve, il est dans le Cahier d’un retour au pays natal, il est dans Black Label de Damas, il est dans Voix d’ébène de Jacques Roumain :

« Nègre, colporteur de révolte
Tu connais tous les chemins du monde
Depuis que tu fus vendu en Guinée » dit Jacques Roumain.
Et : « Ce que je veux c’est pour la soif universelle, pour la faim universelle
La sauver, libre enfin de produire de son intimité close la succulence des fruits. »

Et Senghor dit : « Sentez-vous ce désespoir à nulle autre égal,
d’apprivoiser avec des mots de France ce cœur qui m’est venu du Sénégal ? »
Ce n’est pas Senghor qui dit cela, c’est Léon Laleau un Haïtien :
« Ce cœur obsédant qui ne me correspond pas », « Des sentiments d’emprunt et des coutumes d’Europe »
Quand Léon Laleau écrit cela, c’est de l’humour, il présente un petit dizain, comme au Moyen-âge, pour dire la possibilité d’écrire :
« Sentez-vous ce désespoir à nul autre égal
D’apprivoiser avec des mots de France ce qui m’est venu du Sénégal »

De nombreuses personnes ont pris cela au sérieux. Nous sommes aliénés… Toute l’Anthologie est faite pour en témoigner : voyez-vous comment l’on fait pour se désaliéner, pour dépasser une langue imposée, pour la transformer en langue reconquise ? Le « butin de guerre » dont parlait Kated Yacine. Voyez-vous, comment peut-on se dire colonial en faisant un poème en français ?

Senghor, donc, demande une préface à Sartre ; c’est tragique, parce que Sartre explique : « Écoutez ces Noirs, vous les Blancs, vous qui avez la chair blanche, vous qui êtes trop pâles. » C’est-à-dire qu’il emploie des propos racistes. Il dit « Vous », qui êtes sur la rive d’Occident, écoutez ce qu’Eux, ceux qui sont sur la rive coloniale vous disent ; ouvrez vos oreilles, que croyez-vous qu’ils allaient vous dire ? De la soumission ? Où est-on ? De qui parle-t-on ? À qui parle-t-on ? Pour qui était cette Anthologie ? On se trompe d’une manière terrifiante, parce que là encore, on est dans la dialectique du Même et de l’Autre, mais aussi dans celle du Maître et de l’Esclave. C’est comme si Sartre avait écrit : vous les Maîtres, écoutez vos esclaves qui prennent la parole ; et naturellement cette parole est un peu aliénée parce qu’ils sont obligés d’être dans votre langue française. Et il le dit dans une préface d’environ cinquante pages, non pas une petite préface de deux ou trois pages pour dire tout le bien de l’ouvrage ; il a lu tous les poèmes pourtant, il cite pratiquement tous les textes, les Haïtiens, les Malgaches, Césaire, etc., mais il n’a rien compris. Il a dit, ce sont des Nègres, ce sont des gens qui veulent affirmer leur racisme antiraciste, pardonnez-leur, parce qu’il faut passer par le racisme antiraciste pour que nous soyons tous des Hommes. C’est exactement ce que disent les textes, du premier au dernier, même le petit David Diop, et c’est ce que Sartre ne comprend pas. Parce que lui est sur une rive, il regarde l’autre rive, il n’est pas dans l’eau, il n’est pas tombé dedans, il n’est pas dans la Négativité, il est encore d’un côté de la Dialectique, c’est-à-dire du côté de sa propre pureté. Il a ses propres aliénations, comme l’Europe, comme l’Occident. Il a la mauvaise conscience qui fait qu’on n’arrivera jamais à avoir l’hôtel qu’il est parce qu’on le verra toujours avec les lunettes du pardon, du ressentiment de la punition, etc. Sartre n’arrive pas à lire ce qu’il a lu pendant de longues nuits pour faire une des plus grandes et belles études, l’une des plus poétiques ; jamais Sartre n’a été aussi poète que dans la conclusion, que dans les dernières pages de cette étude Orphée noire. Malgré cela il y a un arrachement, et cela Senghor le comprend, il y a vraiment du travail à faire. Parce que Sartre, lisant Césaire, lisant Roumain, lisant Senghor, lisant Ravé Mananja, n’arrive pas à lire autre chose qu’une particularité du monde qui est la Négresse en train de dire son fait à une autre partie qui est la Blanche. Les murs Banania, c’est aussi dans la chambre de Sartre, c’est aussi dans sa tête. Il y a une action, et encore une fois, tout – la politique, la geste personnelle de Senghor – s’exprime par cela, jusqu’à l’Académie française. De même qu’on dit qu’il faut une femme à l’Académie française, il faut qu’un Noir se dévoue pour leur montrer que c’est possible, que ce n’est pas au nom du quota, mais au nom d’une qualité de poésie, qu’ils ont du mal à voir parce que celui qui l’a écrite est bronzé, alors qu’il est plus facile de croire la valeur de René Char ou d’Henri Michaux, parce qu’eux n’ont pas ce bronzage qui fait masque à leur être, à leur poésie. C’est pathétique de jouer ainsi au rôle du médiateur, mais c’est la grandeur de Senghor de l’avoir fait. Parce que du même coup, il sera du côté de sa propre rive – on ne quitte pas ce qu’on a eu à l’âge de sept ans, c’est à ce moment que l’essentiel est joué. L’Afrique est profondément en lui et elle ne pourra jamais le quitter.

C’est pour cela qu’il sera toujours un poète – on l’a critiqué pour cela – de la célébration ; parce qu’il ne peut pas faire autrement que d’être, par exemple, un Péguy pensant la France, non pas en termes dialectiques, non pas en termes de ce qu’elle doit devenir, mais en termes d’une conscience profondément paysanne. Césaire, lorsqu’il parle de son poème sur Senghor, dit que « la patience paysanne », et qu’il ne l’a pas. Où est la patience paysanne dans la Caraïbe ? Peut-être un paysan de Marie-Galante, qui n’est jamais sorti, qui rejoint peut-être ce paysan de Sérère. Mais c’est l’enfance de Senghor. Et cette enfance de Senghor sera extraordinairement présente dans sa poésie, comme dans sa propre poétique, et fera qu’il sera beaucoup plus du côté de Saint-John Perse, du côté de Claudel, du côté du griot, que du côté de la révolte absolue, de la braise ardente que l’on a pu connaître avec Césaire ou Damas. Et l’on voit le problème que cela peut causer dans le même temps. Parce que dans la proximité qu’il y a avec Saint John Perse, Senghor retrouve encore une chose : les deux rives. C’est-à-dire que Saint-John Perse bâtit toute son œuvre et sa pensée sur le rejet des Antilles, sur l’idée qu’il n’est pas de là, qu’il a fui cet endroit, qu’il quitte cet endroit ; alors qu’il y a, profondément ancrée en lui, une antillanité totale, que l’on retrouve dans Prophétie de l’enfance. Parce que lui aussi jusqu’à sept ans il a été là – et on ne se guérit pas de ces sept premières années – à Saint-Claude, le volcan, l’eau, la brise, les cyclones, etc., dans la maison qui s’écroule. On a beau dire, vingt ans après, que souhaiter que le cyclone détruise toute la maison est à prendre politiquement comme une violence de rejet des Antilles, c’est parce qu’il pense aux cyclones quand il avait six ans, qu’il a vécu et qu’il se traînait, et qu’on regardait en sortant, et que la belle maison blanche était devenue toute noire à cause des feuilles qui étaient collées dessus. Le vrai poète n’échappe jamais au charnel, il n’échappe jamais à ces choses-là. Il peut vouloir le faire. Comme Perse qui écrit dans une lettre à Ravelier d’Harbour : « Je vous remercie, à propos de Prophétie de l’enfance, de n’avoir pas dit que c’était antillais, parce que les Antillais, d’ailleurs s’ils le lisaient, diraient qu’il y a autant d’Asie, d’Afrique, d’Océanie, de volcanisme, que des Antilles. » Par cette phrase, Saint John Perse redevient antillais, c’est-à-dire la synthèse de plusieurs continents réalisée dans l’île de la Guadeloupe. C’est-à-dire que ce n’est pas ni Blanc, ni Noir, ni Indien, c’est justement quelque chose qui, dans la braise ardente, a fabriqué un jeune homme, Saint-John Perse, qui, pour n’être jamais revenu dans son île, n’empêche pas que dans sa poétique, dans son esthétique, dans sa rythmique, quelque chose de sa propre Caraïbe va le marquer, du premier jusqu’au dernier vers. Senghor, qui lit cela, se dit que pour lui aussi il faut qu’il y ait cette rupture. Le reniement politique de Saint-John Perse conforte Senghor dans cette idée qu’il faut toujours s’arracher à une rive, dans le regret de l’enfance, dans le regret de cette Afrique ; Senghor passera son temps à se demander s’il ne trahit pas l’Afrique, s’il ne trahit pas sa mère… Tant de poèmes sont dédiés à sa mère. Il est d’ailleurs comme cela avec les soldats. Il a été à Tours prisonnier avec les tirailleurs sénégalais, les Français, etc. « Mère, sois bénie ! » C’est à la mère qu’il raconte cette histoire, c’est-à-dire la décadence la plus grande, le mépris le plus absolu, le moment où il ne s’agit plus de princes, où il ne s’agit plus de grandeur, il s’agit vraiment de prisonniers dans une déchéance humaine, il dit « Mère, reconnaîtras-tu ton fils ? » C’est à cela qu’il pense, le fils d’avant sept ans, d’avant le déracinement, d’avant les blessures, d’avant le bricolage d’humanité à partir de débris de synthèse, comme le disait Césaire. Enfin, est-ce que « Mère », tu reconnaîtras quelque chose qui serait de l’ordre de la pureté de l’enfance, avec ce soldat perdu à Tours au milieu de gens de toutes sortes. L’obsession de cette pureté originelle caractérise ce médiateur qui n’a jamais oublié les deux rives et le fait que, au fond, il existe peut-être un pont entre ces deux rives.

Césaire va servir énormément à Senghor. S’ils ont passé leur temps à parler de cette fameuse rencontre du lycée Louis-le-Grand, qui est quasiment une espèce de mythe d’origine de la Négritude, c’est parce qu’au-delà – n’oublions pas qu’il était le plus grand ; sept ans de plus c’est énorme à cet âge-là – c’est presque un adulte par rapport au petit jeunot débarquant en France tout perdu, s’attendant à trouver la France et rencontrant l’Afrique, comme premier geste, comme première personne ; une attente totalement inconnue et méconnue.
Cette braise ardente va servir finalement à Senghor. Toute sa vie, il va essayer de retrouver, dans sa poésie notamment, quelque chose de ce qui lui manque le plus, c’est-à-dire le feu et l’air, qui sont dans la braise, dans la flamme, ce qui caractérise bien évidemment Césaire, qui brûle, et qui caractérise aussi Damas.

Je confonds l’enfance et l’Eden. Pensez-vous que Damas peut dire cela ? Pensez-vous que Césaire peut dire cela, quand on entend Cahier d’un retour au pays natal ? On voit cette maison sur quatre roches, et quand on entend parler de Noël dans la petite église bondée, quand on entend parler de la rue Paille, cette rue Paille avec quasiment des cadavres dedans, quand on entend la manière dont l’eau bat les pirogues et fait qu’elles vont s’écraser si le piroguier ne fait pas le bon geste pour arriver à bon port sur la plage, nous sommes dans l’affrontement, dans le cyclone, dans la colère. Nous sommes dans ce qu’il appelle la « divagation déchiquetée des îles ». Lui, à sept ans, c’est ce qu’il a connu.
Et quant à Damas, c’est au même âge, à sept ans, qu’il vit l’arrachement quand sa mère meurt et qu’on l’enlève à son monde. Tout cela, il l’écrit dans Black Label : tout ce qu’on lui rejetait et qu’il allait, en petit nègre marron, faire en douce, comme jouer du banjo plutôt que prendre la leçon de « pi-a-no », comme il l’écrit dans son poème ; cet arrachement à sept ans après la mort de sa mère, puis le départ aux Antilles, où on l’envoie au Lycée Schœlcher. Là, il rencontre Césaire ; ils font ensemble des poèmes et écrivent des tragédies antiques pendant les cours de français, parce qu’ils ont fini avant les autres. Il y a un arrachement qui fera le grand pathétique de Damas ; quelque chose qui fera que l’enfance n’est pas un retour à l’Eden et qui est véritablement l’enfer du présent, parce qu’il sait que l’enfance est perdue. Il n’est pas question de retrouver la mère ; il n’est pas question de faire des poèmes : « Mère, sois bénie ! », parce que la mère est morte, elle a disparu. Il y a quelque chose d’un arrachement fondamental aussi, quand il dit qu’il est tombé à l’eau dans la Caraïbe entre Cayenne et Fort-de-France. C’est du « surnagement » de cette eau que sortira la poésie de Damas, qui est une poésie de rescapé, une poésie de surnagement. Black Label commence comme cela : « La Seine a vu pleurer un homme ». Dans Névralgies, ensuite : « Un homme qui louche à la Seine, qui louche à un poignard ». Il a sans arrêt cette idée qu’au fond, il est un rescapé et que la mort n’est pas loin. Ce n’est pas la mort de Senghor, ce n’est pas cette envie du suicide pour retrouver l’âme profonde, pour retrouver l’origine et le bon côté de la rive ; c’est la mort sale, c’est la mort du suicide dans l’eau par défaut d’amour, thème central de Black Label et de Névralgies.

Il y a donc deux choses dans ce travail que veut faire Senghor et qui devient un vrai rêve. C’est qu’au fond, il constate grâce à Césaire que ce rêve ne peut être réalisé, qu’on n’échappe pas à la dialectique, qu’on n’échappe pas à ce dans quoi Sartre avait pu l’enfermer. C’est en cela qu’il y a, au passage, quelque chose de très nouveau et qui apparaît pour lui dans la poétique de Césaire, c’est Nietzsche, c’est véritablement les « casseurs » de dialectique ; l’idée que c’est dans la fusion entre le Même et l’Autre, que se situe le proche, que se situe l’avènement de ce qu’il appelle l’homme nouveau. C’est l’influence du romantisme allemand dans les années trente qui revient ; Césaire se plonge dedans, pour dire qu’il faut arrêter de couper les hommes en tranches, arrêter de vouloir classer : Occidental ou Africain, etc., l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait, comme le dira Sartre un peu plus tard ; pour affirmer que l’homme est fait de débris, que tout homme part du mélange d’un certain nombre de choses qui sont absolument incompatibles les unes avec les autres et cela fait l’humanité. L’humanité n’est pas une synthèse théorique réalisée, ce n’est pas le paradis terrestre, justement ; quelque part, le défaut du paradis est ce qui crée, non pas un enfer, mais une humanité. C’est ce que la Caraïbe sait. C’est l’accrochage de Senghor à cette expérience américaine qui est fondamental chez lui, qui est fondamental dans sa quête, parce que ce n’est ni la rive africaine ni la rive européenne, c’est le fleuve américain dans lequel il parle très souvent, le « grand fleuve noir » d’Amérique, et qui permet de réaliser cette synthèse qu’il recherche.

Le secret du lien avec Damas est sous doute dans cet arrachement à la mère absente, l’un pour cause de séparation (le père l’a arraché) et Damas pour cause de la mort. La différence est que, pour Senghor, il s’agit d’un acte humain ; tandis que pour Damas, c’est un acte qui est prévu, qui est dans la chair et auquel personne ne peut remédier par une quelconque théorie.
Senghor n’arrête pas d’être pris – jusqu’à la mort même de son propre fils, qui est un médiateur entre deux mondes – dans cette espèce de théorisation permanente entre deux endroits qu’on lui demande de tenir ensemble et de créer ensemble pour l’avenir, alors que tout en lui aspire à se demander si ce n’est pas le présent, si ce n’est pas ce qu’il vit déjà, s’il a besoin de son fils métis pour être métis, s’il a besoin de cela pour vivre au-delà de sa seule couleur de peau qui lui a été imposée par son origine sérère. On s’est moqué, car il a cherché s’il n’avait pas du sang portugais, pour essayer de théoriser l’idée que l’Homme est universel et que l’Homme n’est pas enfermé dans une seule peau. On se dit que ce n’est pas nécessaire, mais on se dit en même temps que Nous, ce « nous », de tout son environnement, des gens de la Caraïbe, des autres, de tous ces poètes, de son Anthologie, n’arrêtent pas de le lui dire ; mais il constate que lorsqu’il fait l’innocent en Europe, on le ramène à sa couleur et qu’il est donc obligé d’essayer d’aller plus loin que l’Anthologie, d’aller plus loin que le réel, parce que ces gens-là ont besoin qu’on théorise la réalité, qu’eux-mêmes pourtant ont contribué à faire advenir. Il y a des poèmes comme « Ils sont venus ce soir » de Damas, comme par hasard dédié à Senghor, et comme par hasard Senghor n’arrête pas de répéter ce poème :

« Ils sont venus ce soir où le
tam tam
roulait de
rythme
en rythme

la frénésie
des yeux
la frénésie des mains
la frénésie
des pieds de statues
DEPUIS
combien de MOI MOI MOI
sont morts
depuis qu’ils sont venus ce soir… »

C’en est presque devenu un poème de Senghor lui-même puisqu’il l’a lu dans le disque qu’il a fait sur sa vie. On voit bien, avec cette rythmique, ce chant, cette puissance-là, qu’il ne le récite pas de la même façon. Parce qu’il ne peut pas dire cela à sa mère, il ne peut pas parler ainsi ; il faut qu’il fasse Damas dans les formes de Claudel, dans les formes de Saint-John Perse. C’est le drame quelque part et en même temps la réalité esthétique de ce grand poète qu’est Senghor, qui ne doit pas correspondre à la volonté de tel ou tel autre. On ne demande pas à Senghor d’être Damas ni d’être Césaire, mais on saisit quelque chose. Lorsqu’il reprend le poème, n’oublions pas que c’est Senghor qui a en premier fait connaître ces textes « Rendez-les-moi mes poupées noires… ». Et lorsque Damas en parle, il dit les caprins, « tout ce que vous m’avez fait perdre de mon enfance », « Ils sont venus », « ils ont déshabillé », « ils ont… » ; chez Senghor dans « Enfance à nous », personne n’est venu arracher cette enfance pure. Quand lui veut la retrouver, c’est au nom des retrouvailles, de quelque chose que personne n’est venu abîmer ; personne n’a abîmé l’enfance de Senghor et il comprend le pathétique de celui qui toujours aura eu la perte, la saleté, la misère, l’écrasement, la douleur. Cela, c’est la rue Paille de Césaire, c’est l’enfance brisée de son frère et de son ami Damas.

Il va un peu plus loin, parce que Senghor s’arrête là où il y a chez les autres une espèce de désenchantement, une espèce de cri qui dépasse alors et qui va, par exemple, au-delà de la célébration, à la condamnation. Les poèmes de condamnation sont présents chez Césaire, chez Jacques Roumain, chez Damas ; lorsque Damas écrit Pigments en 1937 et qu’il fait lire cela à Senghor, notamment ce fameux poème sur les tirailleurs sénégalais, qui ont envoyé un télégramme d’indéfectible attachement à la France en 1936. Damas fait ce poème en disant qu’il leur demande de taire ce besoin qu’ils ont de coupe-coupe, ce besoin qu’ils ont d’aller violer sur les bords du Rhin, ce besoin qu’ils ont du sang, au-delà de leur couleur, au-delà de la défense du drapeau, au-delà de la défense de l’humain. Est-ce que ce n’est pas aussi quelque part une espèce de haine qui est aussi au fond des êtres humains, quels qu’ils soient ; il écrit :

« Moi je leur demande de foutre aux “Boches” la paix »,
« Moi je leur demande
de commencer par envahir le Sénégal ».

À ce moment, tout le monde s’arrête, la France s’arrête et interdit le livre, parce que c’est grave, en temps d’avant-guerre, d’inciter à la désertion, c’est puni par la loi, donc on supprime ce livre. Au-delà de cet acte politique et d’une violence que nous avons presque du mal à imaginer, cela prête à rire aujourd’hui. Mais il faut s’imaginer l’époque, cette violence terrible de Damas disant : vous voulez aller violer les Allemandes derrière l’idée d’aller défendre la patrie. Il y a là une limite que jamais Senghor n’avait franchie, parce que Senghor, lui, n’a pas eu cette blessure profonde qui fait que Damas peut aller jusque-là, jusqu’où ni Césaire, ni Senghor, ni Roumain n’ont été. Et Senghor répond pour une fois à Damas, avec ses très beaux poèmes sur les tirailleurs, où il montre l’humanité de ces gens, où il dit qu’il y a quelque chose d’autre derrière. On voit bien le dialogue pathétique qui peut exister, parce que nous sommes entre humains, nous ne sommes plus dans la théorie. Quelque part, il y a un dialogue pathétique entre Damas et Senghor, qu’on retrouve tout au long de la poésie avec des allusions, qui lui aussi a une conséquence esthétique, parce que lorsque Senghor dit qu’il ne faut pas dire « même » dans un poème et que Damas, exprès, le fait, et que Césaire le fait aussi, il y a quelque chose de politique : jusqu’où peut-on aller, que peut-on dire ? Après avoir décrit l’enfance, la belle enfance, l’enfance où l’on partait comme cela dans les rues au-delà de Cayenne, etc. Voilà l’enfant qui recommence à dire « même ». Un poème s’en passe volontiers ; citant « Oui, on me l’avait dit, ma grand-mère, Grand-mère, malgré les préceptes de grand-mère, Grand-mère Joanne ». Grand-mère Joanne, c’est évidemment une allusion directe aux discussions avec l’ami Senghor qui disait : « tes poèmes sont trop prosaïques, il ne faut pas que tu dises des choses comme cela ». « Grand-mère Joanne », c’est Senghor très directement qui, avec son interprétation de grammaire, corrigeait les fautes, corrigeait le texte, mais au-delà du simple problème de bien écrire, en bon français, ce n’était pas ça, c’était la poésie, le lyrisme, le chant, la célébration, l’attention, le danger, la condamnation, la prose et la dénonciation ; toute la poétique en somme. « Barbares », c’est le mot qui le soutient, c’est le premier poème que met Senghor dans l’Anthologie. Il le re-cite pour que l’on comprenne bien, en 1950, dans une conférence qu’il fait sur la poésie des hommes nouveaux ; c’est-à-dire cette tentation d’être enfin dans le direct, dans les choses qui ne passent pas par le chant, qui ne passent pas par cette célébration, à l’africaine, et quelque chose qui profondément marque la poétique de Senghor et son jeu entre les rives. On le voit enfin dans Jacques Roumain aussi, où il y a quasiment, et sans qu’ils se soient donné le mot, une reprise de « Bois d’ébène » avec cet extraordinaire moment où il dit : « Nègre colporteur de révolte/Tu connais tous les chemins du monde… »

Et il cite à la fin en disant : « pourtant, attention, je ne suis pas seulement de votre race, je ne veux être que de votre race, ouvriers paysans de tous les pays ». Prose. Il cite : « ouvriers », « Noirs d’Alabama », « ouvriers de croupe », « Sicile »… C’est une liste de solidarité pour les combats dans une pétition. Senghor écrit, dans un de ses grands poèmes, toujours à sa mère, « Mère, sois bénie ! », puis reprend la liste et ajoute « et nous sommes et du bon et du rang », « et le Sénégalais », « et le Musulman », et tout ça. On constate les limites de cet engagement de ces hommes nouveaux : préserver la poésie en étant « envahis » par la prose du monde, envahis par la nécessité de dire, de parler, de résister, d’afficher ; alors qu’avant tout ils n’ont qu’une idée en tête, c’est chanter : Damas, comme Césaire, c’est chanter, dans la solitude la plus grande.

Il y a une réalité dans cela qui explique véritablement une poétique de Senghor, une politique de Senghor, une esthétique de Senghor, le médiateur. Il disait qu’il y a les résistants et il y a les missionnaires, ce sont les deux choses qu’ils veulent être, mais face à qui ? Il le dit, toujours dans cette conférence de 1950, « aux ingénieurs et aux diplomates », encore une fois « ceux qui retrouvent la raison raisonnante ». Il termine en disant : « Nous nous sommes partis non pas à la conquête, mais à la quête du monde ». On comprend bien alors, que plonger dans l’eau, plonger dans quelque chose, c’est retrouver quelque chose qui n’est plus, de l’ordre du bon, qui lui ne se jette pas à l’eau, qui lui n’est pas mouillé, qui lui ne se mouille pas ; mais le médiateur qui se salit les mains, comme ont osé le faire Damas, Césaire, Senghor, etc., en allant aussi dans l’ordre du politique.

Chez Senghor, il y a un rejet profond du politique et en même temps une assomption du pouvoir et de la puissance absolument nécessaires. Il le dit, d’ailleurs, dans l’Élégie pour Martin Luther King, son rêve aurait été d’être un Luther King, d’être du côté de ceux qui n’ont pas les mains qui se salissent dans l’exercice même du pouvoir, du quotidien et des choses de ce genre, mais qui sont les consciences, comme le poète est la conscience qui dit, au-delà de la liberté, au-delà de la libération politique et de la liberté fondamentale, à suivre. De ce point de vue, il y a donc une filiation, ou plutôt une fraternité avec les autres, Césaire, Damas et Jacques Roumain ; parce que deux grands textes, Le roi Christophe de Césaire et Chaka de Senghor, reprennent cette idée : qu’allons-nous faire quand nous serons au pouvoir, nous qui voulons l’humain, qui ne voulons pas la race, qui ne voulons pas l’ethnie, qui ne voulons pas la bourgeoisie ? Comment allons-nous être des hommes au pouvoir dans ce xxe siècle qui n’arrête pas de ramener les gens vers l’État-nation, qui n’arrête pas de dire : si vous voulez être indépendants, il va falloir montrer votre différence, montrer que vous n’avez pas la même langue, aller à votre tradition ancienne et ressortir ce qui vous rend différent pour exiger la décolonisation ? Eux sont au-delà de cela puisque, encore une fois, ils sont déjà au-delà des deux rives, et c’est ce qu’on leur demande. Il va alors falloir fabriquer des États-nations. Senghor sera le dernier à le faire puisque l’indépendance, c’est la Fédération du Mali, comme il y a eu aux Antilles la Fédération des West Indies et ensuite, chacun a repris son pays et son petit État-nation, chacun dans son île, parce que c’est comme cela qu’il faut faire. C’est comme cela qu’on a dit qu’il fallait être indépendant. Un an après le Mali, on fait le Sénégal, mais ce n’était pas le projet, ce n’était pas le programme ; c’était le Rassemblement démocratique africain (RDA), c’était quelque chose qui, notamment sur un plan politique, face à la puissance des blocs, devait former un bloc africain, pour afficher une réalité de pouvoir et d’une seule puissance, et non pas une bataille-nation, comme l’a été soigneusement organisée par les puissances occidentales, notamment pour lesquelles c’était une des conditions de la décolonisation. On retrouve cette idée centrale, dans les textes de Césaire et Senghor, de se demander ce que fera le Chaka de ce pouvoir, ou Christophe de son pouvoir et de son or ; avec cette scène extraordinaire où on voit le roi Christophe qui remet l’esclave au travail en lui disant qu’il va falloir qu’il travaille plus parce qu’ils sont envahis, qu’il faut fabriquer l’État et qu’il fait tirer au canon sur les paysans qui dorment. C’est le grand risque du révolutionnaire qui se transforme ensuite en dictateur une fois l’exercice du pouvoir fait. C’est cette tentation que, dès le départ, avant même de prendre le pouvoir, l’un comme l’autre écrivain avait déjà décrite dans la tragédie du roi Christophe et dans Chaka. Ce Chaka tueur, destructeur, au nom de la résistance ; ce roi Christophe tueur, destructeur, dictateur, au nom de la libération, de la décolonisation et de l’abolition ; c’est ce que combattent Senghor comme Césaire, y compris dans leur action politique et avec ce que Denon appelle le refus de transiger. Et, contre ce Chaka, contre ce Christophe, pour un Luther King, pour un Toussaint Louverture, célébré dans le Cahier, pour un Loumoumba, de la deuxième pièce de théâtre, pour un Fanon, sujet d’un des grands textes de Césaire ; parce que, eux, le seul sang qu’ils ont répandu, c’est le leur, et non pas celui des autres. Il y a dans ce modèle un peu absolu, un peu romantique, un peu romanesque de la vie de Fanon, de la vie de Loumoumba, de l’intransigeance, au-delà de la race, au-delà de la peau, au-delà de l’infini. Il y a le grand rêve senghorien qu’il retrouve chez eux alors que lui a dû faire « Président » comme on dit, il a dû faire président du Sénégal. Cette espèce de distance vis-à-vis de l’exercice même du pouvoir s’explique aussi par cela.

Au fond, nous sommes face à des hommes qui ont pensé un avenir, l’un dans sa présence et dans sa réalité, c’est ceux de la Caraïbe ; et l’autre dans quelque chose qui toute sa vie a été présenté par lui-même comme une utopie, comme quelque chose vers laquelle il fallait aller, mais deux obstacles l’en empêchaient en même temps : sa propre enfance d’Eden dans le paradis du ventre maternel pendant sept ans, et une sorte d’invisibilité de cette dimension de réunion et d’universalisme qui étaient renvoyés en face de lui par l’Europe, par Sartre, par le monde occidental, par la manière dont l’ordre du politique s’établissait dans ce monde. Ainsi, comme le dit Césaire :

« Alors la solitude aura beau se lever d’entre les vieilles malédictions […]
je n’aurai garde d’oublier la parole
du dyali… »

Parce que là où cela s’est réalisé, ce n’est pas dans l’acte, ni dans la réalité, ni dans la descendance même des enfants morts, mais c’est dans la parole dite à travers la poésie, à travers cette poésie qui peut ne pas nous convenir, qui peut être trop dans le lyrisme, trop dans le romanesque ou trop dans ce retour permanent à l’enfance, alors que nous sommes déjà dans la braise telle que la décrivait Senghor, ou celle de René Char et il y a véritablement quelque chose là qui est à la fois de l’ordre du pathétique, mais de l’ordre de quelque chose qui a été réalisé dans la chair.
C’est pour cela que je termine avec cette page où Senghor parle du grand paradoxe de sa poésie à la fois dans le rêve qu’il aurait d’atteindre, à cette braise que son ami Césaire lui a montrée, d’atteindre à cette virulence que lui avait donnée son ami Damas et en même temps de préserver la vertu d’enfance telle qu’il l’a. Tout cela peut être résumé dans un vers de leur ami René Char, qui disait : « Hâte-toi de transmettre/Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance »

Il est très difficile au poète de faire les trois. Senghor a été plus du côté du merveilleux, moins du côté de la rébellion. Et c’est ce qu’il explique en 1952 :

« Paradoxe de la poésie, magie de la poésie, cette négritude et ces richesses abyssales, cette chose si particulière ; comment faire communier les autres hommes entre elles et comment l’exprimer dans la langue bis des ingénieurs et des diplomates ? Sans doute l’entreprise ne pouvait-elle être tentée, en tout cas réussie, quand ce demi-siècle, celui-ci, parce que parti non à la conquête, mais à la quête des continents et des hommes [konpè], pouvait faire nourriture pour l’homme, les mythes ambivalents créés par les Nègres nouveaux, nous, ceux de l’exil-passion et ceux de l’Afrique, royaume d’enfance. »

Daniel Maximin

Poète romancier

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