Aux sources africaines de l’humanité, le message de Senghor

Cyr Descamps

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Cyr Descamps, « Aux sources africaines de l’humanité, le message de Senghor », Archipélies [En ligne], 2 | 2011, mis en ligne le , consulté le 30 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/1889

N’étant ni poète, ni homme politique, ni spécialiste des domaines favoris du poète-président, la linguistique, la grammaire, la littérature, les humanités gréco-latines, le dialogue des cultures et j’en passe, je n’aurais pas grand-chose à dire dans ce colloque.
Mais j’ai eu un immense privilège, celui de côtoyer – pour ne pas employer le verbe fréquenter, peut-être trop familier – Léopold Sédar Senghor pendant un séjour au Sénégal qui a duré dix-huit années (1964 - 1982). Séjour qui s’est d’ailleurs poursuivi au-delà, puisque, pendant les vingt années qui ont suivi, où j’enseignais à l’université de Perpignan, je n’ai eu que deux « années blanches », appellation donnée aux années où je ne me suis pas rendu dans un pays devenu ma seconde patrie. Et depuis septembre 2002, date de ma retraite, nous sommes retournés, mon épouse et moi, vivre à mi-temps à Gorée et travailler à titre bénévole à l’Institut Fondamental d’Afrique Noire de l’Université de Dakar, les deux organismes portant aujourd’hui le nom de Cheikh Anta Diop.

J’ajoute à cette autobiographie quelques dates repères de mon parcours sénégalais.

  • janvier 1964 : titulaire depuis quelques mois d’un diplôme d’études supérieures de paléontologie et d’un certificat de préhistoire, je débarque au sens propre (d’un bateau) à Dakar, béret rouge sur la tête, pour y poursuivre un service militaire commencé à Bayonne en novembre et qui durait, à l’époque, dix-huit mois.

  • juin 1964 : bénéficiant du statut de VSN (volontaire du service national), le service militaire devient civil et, inscrit à l’université de Dakar, je complète une licence ès Lettres par des certificats d’Histoire d’Afrique, de Sociologie générale et de Civilisation musulmane.

  • mars 1965 : démobilisé sur place, j’intègre l’IFAN, encore Institut Français d’Afrique Noire, dont Vincent Monteil vient de prendre la direction (et dont il changera l’appellation en Institut Fondamental d’Afrique Noire un an plus tard). Et j’entame des recherches sur la préhistoire ouest-africaine.

  • décembre 1967 : je participe à Dakar au VIe Congrès panafricain de Préhistoire, congrès présidé par Amadou Mahtar Mbow, futur directeur général de l’UNESCO. Nous allons revenir sur cet évènement.

  • décembre 1969 et décembre 1970-janvier 1971 : j’effectue, en qualité de consultant de l’UNESCO, deux missions pour inventorier le patrimoine sénégalais et proposer des mesures de protection et de mise en valeur.

  • octobre 1972 : je soutiens à Paris la première thèse consacrée à la préhistoire du Sénégal (Paléolithique et Néolithique), mes recherches concernant la partie occidentale du pays (Descamps, 1979).

  • octobre 1973 : la préhistoire, que j’enseignais depuis 1971 aux étudiants de deuxième année d’Histoire, fait l’objet d’un certificat de spécialité (on devrait dire de spécialisation) avec soutenance de mémoires de maîtrise et possibilité de poursuivre des études en vue du doctorat.

  • juillet 1982 : je quitte Dakar pour Perpignan, alors que plusieurs étudiants sénégalais ayant soutenu leur thèse peuvent, à leur tour, former les jeunes générations et occuper des postes d’enseignants et de chercheurs. 

Et Senghor ? J’y arrive… pour dire en liminaire que le parcours que je viens de résumer a bénéficié, dès le départ, et jusqu’à la fin, du soutien du Président de la République du Sénégal. Je vais donc, dans cette communication, développer deux thèmes :

  • Senghor tel que je l’ai connu

  • Senghor et la Préhistoire africaine

Un grand homme accessible

Le hasard (la Providence ?) a fait qu’un de mes amis d’enfance se trouve être le fils de Jean Onimus, condisciple de Senghor à Louis-le-Grand, et qu’une des amies d’enfance de mon épouse est la fille de Paul Flamand, fondateur des éditions du Seuil, éditeur du poète puis du président. Deux bonnes raisons pour que, résidant au Sénégal, je rencontre le chef de l’État sénégalais.
Il s’en est ajouté une troisième : Léopold Sédar Senghor était passionné par la Préhistoire, il a tout fait pour la développer dans son pays, et aussi pour lui donner la place éminente qu’elle devait, selon lui, occuper dans les études africaines. Des audiences accordées régulièrement et une vingtaine de lettres maintenant classées dans mes archives les plus précieuses m’ont permis de mieux connaître ce grand homme. J’égrènerai ici quelques souvenirs. 

Senghor procédait avec organisation et méthode, pour reprendre l’intitulé du B.O.M. (le Bureau Organisation & Méthode, qu’il avait rattaché directement à la Présidence). Il vous donnait audience à une heure précise qu’il fallait impérativement respecter ; on disait d’ailleurs qu’il n’y avait que deux choses « toujours à l’heure » au Sénégal : la chaloupe de Gorée et les audiences du Président de la République !
À l’heure fixée (à la minute près), l’huissier ouvrait la porte et le Président venait vous accueillir au seuil de son bureau, puis vous faisait asseoir dans un espace de convivialité, jamais face à son bureau. Il vous mettait immédiatement à l’aise, malgré le cadre impressionnant d’un bureau présidentiel : c’était un homme « courtois et timide », pour reprendre l’expression de l’ambassadeur Bernard Dorin. Mais aussi un Africain qui ne reniait pas coutumes et traditions. Je me souviens d’une audience où m’accompagnait un collègue d’ethnie toucouleur : lors des salutations, il n’a pas manqué de pratiquer la « parenté à plaisanterie » en lui rappelant qu’il était l’esclave des Sérères…

C’était un interlocuteur qui vous écoutait : quand il vous avait donné la parole, il ne la coupait jamais, la phrase souvent entendue en liminaire étant : « Monsieur le Professeur, comment va la Préhistoire sénégalaise ? »
Il aimait parler de ses premiers contacts avec la Préhistoire lorsqu’il fréquentait l’Institut d’ethnologie. Cet organisme était situé dans l’ancien Musée d’ethnographie du Trocadéro créé à l’occasion de l’Exposition universelle de 1878, et remplacé en 1837 par le Palais de Chaillot. Et rappeler qu’il avait été l’élève de Paul Rivet, anthropologue et ethnologue, fondateur et premier directeur du Musée de l’Homme. L’influence de son enseignement a été marquante, la formule du maître « Quand deux peuples se rencontrent, ils se battent souvent, se métissent toujours… » maintes fois entendue et lue.

Il citait volontiers ses autres professeurs : Marcel Mauss, Marcel Griaule, Lilias Homburger, et ses auteurs favoris quant à la découverte du passé de l’Afrique. En premier lieu, l’allemand Léo Frobenius (1873-1938), dont l’« Histoire de la civilisation africaine » traduite en français en 1936 l’a profondément marqué : « Enfin, Frobénius vint ! Mais quel coup de tonnerre soudain, que celui de Frobénius ! Toute la préhistoire de l’Afrique en fut illuminée jusque dans les profondeurs » (Senghor, 1977 : 398).

Mais il n’oubliait jamais Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), qu’il n’avait pas connu personnellement, mais dont il avait lu toutes les œuvres, alimentant une réflexion qui a dépassé de beaucoup la chose préhistorique (Senghor, 1962).

« Teilhard s’appuie non seulement sur les mathématiques, comme Descartes, sur la physique, comme Pascal, mais aussi sur les sciences naturelles et sociales, comme Marx et Engels. Il fait encore mieux, qu’il intègre dans sa recherche la chimie et la biologie, voire la paléontologie et la préhistoire qui sont, précisément, ses spécialités. Car Teilhard, comme Descartes et Pascal, est un savant avant que d’être un philosophe. » (Senghor, 1977 : 88)

Teilhard lui a montré qu’on pouvait être socialiste et croyant, et l’a éloigné définitivement du communisme athée. Et ce sont les travaux de paléontologie du savant jésuite qui ont ancré la notion d’Afrique « berceau de l’humanité » qui lui était particulièrement chère.

Dans le domaine universitaire, Senghor (il me l’a plusieurs fois répété) ne voulait pas de cadres au rabais, d’enseignements dévalués, et préférait mettre sur un poste quelqu’un possédant le diplôme pour le poste supérieur. Il tenait tout particulièrement à la bonne réputation de l’Université de Dakar et, le fait est à noter, il n’a jamais imposé le recrutement d’enseignants ou de chercheurs qui auraient pu se réclamer de sa protection. J’ai toujours eu le sentiment qu’il regrettait de n’avoir pas poursuivi une carrière d’enseignant, et de n’avoir pas formé d’étudiants.

Le président Senghor n’a jamais hésité à intervenir pour soutenir des actions qui lui semblaient légitimes ou intéressantes. Je vais en donner quelques exemples personnels.

Un protecteur attentif

Une adduction d’eau pour Dakar à partir du lac de Guiers a entraîné l’enfouissement d’un pipe-line sur plus de 200 km. Il était nécessaire que le personnel de l’entreprise Mannesmann, chargée des travaux, porte attention aux vestiges qui seraient susceptibles d’être mis au jour dans cette vaste tranchée. À ma demande, le Président a fait un courrier1 au directeur de l’entreprise et des objets concernant les périodes tant préhistoriques que protohistoriques ont ainsi pu être récupérés.

En 1970, le célèbre ethnologue Henri Lhote2, du Musée de l’Homme, est venu en mission au Sénégal avec un projet bien arrêté : transférer à Dakar l’un des cercles mégalithiques du Sine-Saloum. Par un choix malencontreux, il avait jeté son dévolu sur le cercle double (deux cercles concentriques) de Sine-Ngayène, que la tradition a baptisé Bammelu-Buur « la tombe du Roi » et qui est l’élément central d’un ensemble de 52 cercles de pierres dressées et d’un nombre encore plus grand de tumulus. L’ethnologue avait obtenu du ministère de la Culture les autorisations nécessaires et s’apprêtait à partir sur le terrain. Mis au courant du projet, j’ai rédigé en urgence un mémorandum que le directeur de l’IFAN a fait parvenir à la présidence. La réaction de Senghor a été immédiate, et des ordres ont été donnés en Conseil des ministres pour qu’on ne démembre pas l’ensemble le plus important de l’aire mégalithique sénégambienne3.

En 1971, un ingénieur a fait parvenir un mémoire, intitulé Les Mégalithes et la Tombe du Roi. Dans ce travail qualifié d’essai, l’auteur s’efforçait de démontrer qu’au Sénégal se trouve le berceau du phénomène mégalithique. Il espérait que ce point de vue « entièrement nouveau » retiendrait l’attention de son illustre correspondant et lui demandait d’émettre un jugement. Senghor m’a transmis ce document pour avis, par la voie de la direction de son cabinet, puis accusé réception de ma réponse par la voie de son secrétariat particulier. Je recopie en annexe cette correspondance, pour donner l’ambiance des contacts que nous avons eus pendant une quinzaine d’années. (Je n’étais bien sûr pas le seul préhistorien en relation avec le président du Sénégal : Senghor a entretenu avec Yves Coppens des échanges suivis et, beaucoup plus tard, a soutenu sa candidature à l’Académie française.)

La même année 1971, j’ai voulu attirer l’attention du Président sur le cas d’une coopérante française, professeur d’histoire à Saint-Louis, qui faisait à ses moments libres des fouilles fructueuses dans la région du bas fleuve Sénégal ; elle avait mis en évidence une curieuse industrie d’époque néolithique dont la matière première n’était pas la pierre, localement de trop mauvaise qualité, mais l’os. Senghor m’a dit : « pour montrer la reconnaissance du pays, je vais la décorer ! » Et effectivement, il lui a conféré l’Ordre national du Lion, l’équivalent sénégalais de la Légion d’honneur. Cette marque d’estime a favorisé l’obtention par la préhistorienne d’un emploi à plein temps dans la recherche.

En 1973, pour pallier le manque de documents pédagogiques concernant la préhistoire sénégalaise, j’avais conçu un ouvrage de type audiovisuel constitué d’un livret et de 60 diapositives, ouvrage intitulé Le Sénégal de l’Âge de la Pierre à l’Âge des Métaux. L’éditeur de la Coopération française, un organisme nommé AUDECAM, a retenu l’ouvrage dans ses publications, mais, par mesure d’économie, m’a demandé de réduire le nombre de diapositives de 60 à 20… Je m’en suis ouvert au Président. Celui-ci a immédiatement écrit au ministre français de la Coopération, Pierre Abelin, et m’a fait savoir, dans les jours qui ont suivi, que l’ouvrage paraîtrait avec l’intégralité de son illustration.

En 1975, effectuant avec mon collègue Guy Thilmans la fouille d’un cercle mégalithique de Sine-Ngayène, nous avons exhumé douze squelettes humains entremêlés, avec armes (fers de lances) et parures (bracelets en cuivre). Que faire ? Reboucher l’excavation ? Procéder au démontage de ces inhumations après en avoir relevé le plan et pris des photos, puis poursuivre la fouille ? La solution se trouvait au palais présidentiel : alerté, Senghor a donné sur les « fonds secrets » que l’on croit généralement réservés à des fins politiques, une somme suffisante pour faire venir de France deux spécialistes ; ceux-ci ont procédé, en janvier 1976, au moulage de la surface dégagée (Thilmans et al., 1980 : 47). Cette technique, expérimentée dix ans auparavant par l’équipe du professeur Leroi-Gourhan sur le site magdalénien de Pincevent, était mise en œuvre pour la première fois en Afrique tropicale. Le document qui en a résulté, un positif au plâtre, est maintenant exposé à Gorée, au Musée Historique du Sénégal. Et la fouille a pu continuer, permettant la mise au jour de douze nouvelles inhumations…

En 1977, président de jury de baccalauréat à Saint-Louis, j’ai eu la joie de recevoir un candidat dont la moyenne générale était de 17/20. Après lui avoir fait attribuer les félicitations du jury, j’ai écrit au Président pour lui signaler le cas de cet élève, né « vers 1957 » dans une famille modeste d’un village aux environs de Bambey. Il a immédiatement fait le nécessaire pour que ce brillant sujet ait une bourse et poursuive ses études en France. Malheureusement, celui-ci n’a pas suivi la voie que j’aurais aimé lui voir prendre, celle de l’archéologie et de la préhistoire.
Consolation, la même année, un de mes étudiants ayant son diplôme de maîtrise et ne trouvant ni bourse sénégalaise ni bourse française pour des études en vue d’un doctorat, Senghor lui a fait obtenir une bourse de la Fondation portant son nom, qu’il avait créée deux ans auparavant4. Ce futur collègue a pu ainsi partir en France, préparer et soutenir une thèse de préhistoire, et se trouve aujourd’hui conservateur d’un grand musée de Dakar…
Ces quelques exemples montrent l’attention constante qu’a portée le président Senghor aux recherches concernant le plus ancien passé de son pays. Mais son action ne s’est pas arrêtée aux frontières du Sénégal. C’est le passé de tout un continent qu’il a voulu faire connaître.
La tenue à Dakar d’une rencontre internationale de préhistoriens lui a fourni l’occasion de donner son sentiment sur ce domaine de la connaissance et la place qu’il souhaitait lui voir occuper dans les études africaines.

Le congrès panafricain de Préhistoire de Dakar (1967)

J’ai eu la chance, moins de trois ans après mon arrivée à l’IFAN, de contribuer à l’organisation puis de participer au VIe Congrès panafricain de Préhistoire et de l’Étude du Quaternaire, en décembre 1967. Les réunions précédentes s’étaient tenues à Nairobi (1947), Alger (1952), Livingstone (1955), Léopoldville, aujourd’hui Kinshasa (1959), et Las Palmas de Grande Canarie (1963). C’était donc la première fois que cette manifestation se tenait dans un pays indépendant d’Afrique.

Le congrès s’est tenu dans le nouvel auditorium de l’Université et a bénéficié des équipements créés, un an auparavant, pour le premier Festival mondial des arts nègres, en particulier le Musée Dynamique où a été présentée une superbe exposition de Préhistoire ouest-africaine.
Nous n’entrerons pas dans le détail de cette manifestation, qui a regroupé les plus éminents préhistoriens africanistes, et s’est poursuivie par une excursion dans la région du bas Sénégal, puis en Mauritanie jusque dans l’Adrar, où les congressistes ont rejoint Théodore Monod, le pionnier de la préhistoire saharienne.

Mais nous évoquerons ci-après un des moments les plus forts de cette réunion scientifique, le discours d’ouverture prononcé le 2 décembre par Senghor5 (Senghor, 1977 : 158-162). Je me souviens des applaudissements prolongés des participants, debout, qui avaient reconnu un des leurs dans ce premier conférencier.
Dès son introduction, Senghor rappelle que l’Université de Dakar, comme le chef de l’État sénégalais, accorde une attention toute particulière à la Préhistoire. Et il souligne la primauté donnée à la Culture par son gouvernement, où quatre ministres sur quinze sont uniquement chargés de développer l’enseignement et la recherche ; près du quart du budget de fonctionnement est consacré aux activités culturelles au sens large, parmi lesquelles « la Préhistoire tient une place de plus en plus importante. »
Après avoir rappelé son propre parcours universitaire et intellectuel, il prononce cette formule qui, quarante ans après, apparaît comme son principal message : « Il se trouve que le chef de l’État sénégalais accorde plus d’importance à la Préhistoire qu’à l’Histoire. »

Il va en donner la raison : « Un continent, comme une nation, comme un individu, ne peut bâtir son avenir qu’en se fondant sur le roc de son passé : de son histoire. » Puis il pose la question : « Que représentent six mille ans d’histoire écrite, qui sont un maximum, dans l’Histoire totale de l’Afrique, qui dure depuis plus d’un million d’années ? » Pour Senghor, l’histoire doit être prise dans sa totalité. Or l’histoire existe dès qu’il y a connaissance ou relation de faits importants. Le travail des préhistoriens nous donne ces informations, cette connaissance : il n’y a pas de discontinuité entre préhistoire et histoire.
Le pédagogue prend alors le relais de l’homme de culture. Senghor raconte comment il a expliqué à son fils Philippe, alors âgé de 9 ans, ce qu’était la préhistoire, en insistant sur la création du langage et l’invention de l’art et en illustrant son propos par des objets d’art préhistorique dont il avait la reproduction.

Après cette incursion très concrète dans l’enseignement, son domaine de prédilection, Senghor résume les trois principaux acquis des recherches préhistoriques en Afrique :

Le climat africain a été le plus favorable aux primates anthropoïdes et donc à l’Homme ;
L’Afrique possède les plus vieilles industries lithiques ;
On a retrouvé en Afrique les plus vieux squelettes humains fossiles.

Il salue les pionniers de ces recherches présents dans la salle, les professeurs Arambourg et Leakey, auxquels il associe les grands disparus que sont Van Riet Lowe, l’abbé Breuil et le père Teilhard de Chardin. Grâce à des découvertes qui se sont multipliées ces derniers temps,

« l’Afrique nous est apparue, depuis près de deux millions d’années, depuis les premiers australopithèques, comme un foyer irradiant de vie et de recherche, d’invention et d’expression […]. Loin d’être un continent maudit, l’Afrique a été tout au contraire une terre bénie des dieux. »

Senghor revient à la politique en parlant de la tentation pour les chercheurs de succomber aux pressions de certains gouvernements, « en leur présentant une préhistoire qui nourri[t] le nationalisme, voire le racisme ». Et les applaudissements fusent quand il salue, nommément, les savants sud-africains, rhodésiens et portugais et leur rend un hommage particulier « pour la rigoureuse objectivité de leurs travaux ». Il faut se rappeler qu’en 1967, le Portugal n’avait pas décolonisé ses territoires, et que la Rhodésie et l’Afrique du Sud vivaient sous le régime de l’apartheid.
Puis il fait deux propositions, souhaitant qu’elles fassent l’objet de « résolutions à l’adresse des gouvernements » dans les conclusions du Congrès.

La première est de donner aux Congrès panafricains un siège et un secrétariat général permanent « car il est aberrant que l’Afrique, berceau de l’humanité, ne possède pas, sur son propre sol, le moindre organisme [qui puisse] regrouper nos connaissances en la matière. »
La seconde concerne l’enseignement : « La préhistoire africaine, étant exemplaire, doit être enseignée dans toutes les écoles et universités du monde, mais, d’abord, en Afrique […] jusqu’à égaler celui de l’Histoire africaine. »
Le chef de l’État sénégalais ne peut faire de promesses pour les autres, mais prend l’engagement, pour son pays, d’étendre son enseignement au rythme du progrès des connaissances. Et il conclut sur une note à la fois philosophique et politique en revenant sur le concept qui lui est cher d’Africanité :

« Depuis l’émergence, en Afrique, de l’Homo sapiens, les races, mieux : les ethnies, au lieu de se détruire, comme auparavant, se confrontent pour s’unir et s’enrichir de leurs différences complémentaires […]. L’Homo sapiens dépasse, de toute sa liberté, les déterminations de son milieu. »

Le Congrès panafricain de Dakar, où ont été révélées pour la première fois les découvertes de fossiles humains dans la vallée de l’Omo, en Éthiopie, a donné une nouvelle impulsion aux recherches dans le continent d’où l’homme a émergé.

Cheikh Anta Diop et Aimé Césaire

Il est difficile de parler de préhistoire au Sénégal sans évoquer la grande figure de Cheikh Anta Diop. J’ai bien sûr été en contact étroit avec lui pendant mes dix-sept années de présence à l’IFAN. Nous avons particulièrement fraternisé à deux reprises : lors du VIIe Congrès panafricain de Préhistoire qui s’est tenu à Addis-Abeba en 1971, et à Nice en 1976, où il a habité dans la maison paternelle lors du congrès de l’Union internationale des sciences Préhistoriques et Protohistoriques (UISPP).
Je n’entrerai pas dans un débat sur ses idées et son œuvre, ce n’est pas le sujet ici, mais je voudrais témoigner de la proximité intellectuelle qui existait entre Léopold Sédar Senghor et ce chercheur.

L’opposition politique entre les deux hommes est une page connue de l’histoire du Sénégal. De profondes divergences ont également existé en linguistique, domaine dans lequel je m’interdis de m’immiscer. Mais dans le domaine de la Préhistoire, et de la place de celle-ci en Afrique, il n’y a vraiment aucune opposition entre les deux Sénégalais. Quelques citations vont confirmer cette assertion.

Le 24 mai 1974, lors d’une conférence à l’Université indienne Annamalai (Senghor, 1977 : 490), Senghor revient sur ses années d’étudiants, où il suivait des cours de préhistoire et de linguistique à l’Institut d’ethnologie de Paris et à l’École pratique des hautes études :

« C’est dans ce temps-là que commença à naître, en moi, une certaine vision du passé des peuples noirs […]. Les peuples noirs occupaient le Bassin méditerranéen et toute l’Asie du Sud avec le Moyen-Orient, le sous-continent indien et la péninsule indochinoise. Ce sont eux qui jetèrent les fondements des premières civilisations historiques : égyptienne, sumérienne et indienne. »

Quelques années auparavant, en février 1967, dans une célèbre conférence à l’Université du Caire intitulée « Les fondements de l’Africanité, ou Négritude et Arabité » (Senghor, 1977 : 105-150), le tiers de son propos concerne la préhistoire. Senghor brosse un panorama des connaissances de l’époque, de l’Afrique, berceau de l’humanité, aux civilisations du Néolithique en passant par les Africains du Paléolithique moyen

« où des hommes présapiens, doués de caractères plus progressifs, plus adaptatifs que partout ailleurs, émergeaient plus vite des marais du monde ancien, et du Paléolithique supérieur, où l’on trouve une race formée en Afrique [la race de Grimaldi] chez qui apparaît, pour la première fois au monde, le sens artistique dans un style négro-africain. »

Et après avoir visité le Musée des Antiquités Egyptiennes du Caire, il écrit sur le Livre d’Or : « Avec ma fierté d’avoir revu les fondements de l’Africanité ».
C’est un fait que Senghor cite rarement son compatriote. Il préfère se référer à son condisciple de la Sorbonne :

« Comme le dit Césaire, qui inventa le mot de Négritude, nous sommes “véritablement les fils aînés du monde”. Et je dis qu’avant d’être des consommateurs, nous avons été pendant des millénaires les premiers producteurs de civilisation. » Il ajoute : « La réalité recouverte par le mot [Négritude] existait bien avant, depuis 40 000 ans, depuis les statuettes des Négroïdes de Grimaldi » (Senghor, 1977 : 90).

Pour faire comprendre en quoi l’art nègre diffère de l’art grec, il entreprend une comparaison entre la Vénus de Lespugue, statuette en stéatite du Paléolithique supérieur, et la Vénus de Milo. Un véritable exercice de style, dont il se tire fort bien, distinguant par exemple la callipygie des populations négroïdes du Paléolithique supérieur, de la stéatopygie que peuvent montrer, conventionnellement, leurs représentations féminines…

Dans l’index du recueil Liberté 3 « Négritude et Civilisation de l’Universel » publié en 1977, « Préhistoire » fait l’objet de 32 références paginales, « Teilhard de Chardin » de 31, « Césaire » de 27, « Frobénius » de 24… et « Cheikh Anta Diop » n’y figure pas. Je n’y vois pas un oubli intentionnel, mais plutôt le fait que des démarches parallèles basées sur une documentation commune ont abouti – dans le domaine qui nous occupe, la préhistoire – à des synthèses convergentes.

Aux sources africaines de l’humanité, le message de Senghor

Prononçant le 16 décembre 2004 à l’Académie française l’éloge de son prédécesseur, Giscard d’Estaing pose une question existentielle :

« Quel avenir pour la Négritude ? Quel avenir pour l’homme noir, qui a tant de passé et qui se connaît si peu d’avenir ? Cette interrogation va animer la réflexion de Senghor durant son parcours poétique, comme pendant l’action politique qui va remplir son espace de vie pendant trente-cinq ans. »

Et voici la réponse de Senghor 6:

« Nous nous acheminons, vous le savez bien, vers la Civilisation de l’Universel. Cette longue marche de l’humanité ne date pas d’aujourd’hui. J’ai écrit, ailleurs, qu’il nous fallait avant toute chose être attentifs au fait que les grandes races actuelles […] n’avaient fait leur apparition qu’au Paléolithique supérieur, c’est-à-dire il y a quelque 40 000 ans. C’est peu au regard des quelque cinq millions et demi d’années de l’humanité. Mais c’est stupéfiant si l’on songe au prodigieux développement de l’homme pendant ce temps si court. […]
Pendant tout le Paléolithique, la même race d’homme montant de l’Afrique se répandait, en nappes de plus en plus larges, vers l’Europe et l’Asie. Ce que prouve, au demeurant, la similitude des civilisations lithiques à travers le monde. […] Nous assistons maintenant au phénomène qui s’était produit à la fin du Paléolithique pour donner naissance à l’Homo sapiens. Nous assistons, en ce dernier quart du xxe siècle, à la naissance d’une nouvelle civilisation humaine par métissage biologique et surtout culturel. […]
Loin de moi l’intention de proposer au monde la civilisation négro-africaine comme civilisation universelle […]. De quoi sera donc faite la Civilisation de l’Universel, sinon de l’ensemble des valeurs que les différentes races du monde ont élaborées pendant des millénaires ? Les contraintes de la vie, l’hostilité de la nature ont dispersé les hommes sur notre planète, mais voilà que les progrès de la culture, l’esprit de la civilisation les rassemblent. Nous assistons ainsi à la symbiose des valeurs les plus diverses grâce au Dialogue des Cultures. […] Chaque continent, chaque race, chaque nation doit apporter sa contribution à l’élaboration de cette civilisation. À ce “rendez-vous du donner et du recevoir” pour reprendre le mot de Césaire, ce qu’on apporte vaut davantage que ce qu’on obtient. »

Merci, Léopold Sédar Senghor, puisse votre message être entendu !

Annexe

Dakar, le 15 mars 1971 (PR-DIR/CAB.1 263)

Monsieur le Directeur,

Veuillez trouver ci-joint une étude de M. C. F., Ingénieur Civil, intitulée
« Les Mégalithes et la Tombe du Roi »
Vous voudrez bien examiner ce document, et me faire part de votre avis.
Je vous prie de croire, Monsieur le Directeur, à l’assurance de mes
sentiments cordialement distingués.

Léopold Sédar Senghor à Monsieur Cyr Descamps, Directeur du Département de Préhistoire de l’IFAN

Dakar, 20 mars 1971

Monsieur le Président de la République,
La confiance que vous me témoignez en m’envoyant pour examen l’étude de M. C. F. me touche profondément.
Cette étude appelle les remarques suivantes.

L’auteur ne semble pas connaître personnellement les sites mégalithiques du Sénégal, dont aucun n’est décrit ni même localisé géographiquement. Il avoue d’ailleurs (p. 35) ignorer « la provenance des pierres de Tambacounda » dont la nature pétrographique (latérite) lui semble inconnue.
La Tombe du roi souvent nommée est probablement le double cercle de Sine-Ngayène (département de Nioro-du-Rip) dont votre haute intervention avait empêché la transplantation l’an dernier. Mais il y a, à ma connaissance, au moins deux autres monuments analogues […]

L’auteur n’a pas non plus dépouillé la bibliographie puisqu’il la qualifie d’avare (p. 9) et affirme qu’aucun ouvrage ne figure de reconstitution alors que, dès 1930, le docteur Jouenne en a publié une (Bull. Com. Et. AOF, 1930, p. 323) reprise par la suite par R. Mauny (Mém. IFAN n° 61). En 1968 a paru dans les Notes Africaines (n° 117) un article intitulé « À propos de la datation des mégalithes sénégambiens » que l’auteur aurait pu consulter avec profit.
Cette méconnaissance des sources permet à l’auteur d’échafauder une théorie reposant sur trois postulats :

l’existence d’une « civilisation mégalithique universelle » (p. 6)
l’âge paléolithique des sites sénégalais (p. 13)
la transmission par les mégalithes de courants telluriques dont l’homme préhistorique aurait modulé la longueur d’onde (p. 33)

Ces trois affirmations sont gratuites, et aucun scientifique ne les a jamais prises à son compte. La démonstration de leur non-validité est d’ailleurs aisée.
De tout cela, il résulte que l’étude de M. C. F. relève plus de la science-fiction que d’autre chose. Et sa dernière conclusion, où il voit dans le mégalithisme une sorte d’acupuncture de la Terre (p. 37) s’inscrit dans la ligne d’une certaine littérature popularisée par la revue « Planète ».
Le mégalithisme, comme la pyramidologie, a toujours excité l’imagination de chercheurs marginaux qui ne se sentent pas « handicapés par la fonction de savant », comme l’avoue curieusement l’auteur dans son liminaire.

Personnellement, j’épouse les conclusions de mon ami J. Girard, évoquées dans sa « Genèse du pouvoir charismatique en Basse-Casamance » (IFAN, 1969) : le mégalithisme est un stade technoculturel que les civilisations ont atteint, indépendamment, tant dans la préhistoire que la protohistoire ou même l’histoire.
Quoi qu’il en soit, de tels écrits montrent l’urgence d’une étude systématique du mégalithisme sénégambien ; j’avais d’ailleurs, dans un rapport demandé par l’UNESCO, insisté sur l’inestimable intérêt de cette aire mégalithique pour la recherche scientifique et le développement touristique. […]
Je vous prie de croire, Monsieur le Président de la République, à l’assurance de ma très haute et respectueuse considération.

Dakar, le 20 avril 1971 (N° 769/PR/SP)

Cher Monsieur,

Merci de votre lettre du 20 mars 1971 dans laquelle vous m’avez donné un avis précieux sur l’étude de M. C. F. […]
Croyez, cher Monsieur, à l’assurance de mes sentiments cordiaux.
Léopold Sédar Senghor
à Monsieur Cyr Descamps
Chargé du Département de Préhistoire
IFAN
Dakar-Fann

1 964/PR/SP du 5 mai 1969

2 Qui a fait connaître l’art rupestre saharien dans À la découverte des fresques du Tassili, Arthaud, 1958.

3 En décembre 2006, Sine-Ngayène, ainsi qu’un autre site du Sénégal et deux de Gambie, ont été classés par l’UNESCO au Patrimoine mondial de l’

4 La Fondation Léopold Sédar Senghor intervient dans le domaine de la Culture, de la Science, des Arts et Lettres, le dialogue des cultures et la

5 Publié d’abord en 1972 dans les Actes du Congrès.

6 Discours du récipiendaire d’un doctorat honoris causa de l’Université Meiji, Japon, 19 avril 1979.

Descamps, Cyr, Contribution à la préhistoire de l’Ouest sénégalais, Univ. Dakar, Département d’Histoire, Travaux et Documents, vol. II, 1979.

Lhote, Henri, À la découverte des fresques du Tassili, Paris, Arthaud, 1958.

Senghor, Léopold Sédar, « Les leçons de Frobénius », Liberté 3, Paris, Seuil, 1977.

Senghor, Léopold Sédar, « La francophonie comme culture », Liberté 3, Paris, Seuil, 1977.

Senghor, Léopold Sédar, « Préhistoire africaine », Liberté 3, Paris, Seuil, 1977.

Senghor, Léopold Sédar, « Pourquoi un département indo-africain à l’Université de Dakar ? », Liberté 3, Paris, Seuil, 1977.

Senghor, Léopold Sédar, « Qu’est-ce que la Négritude ? », Liberté 3, Paris, Seuil, 1977.

Senghor, Léopold Sédar, Teilhard de Chardin et la politique africaine, Seuil, 1962.

Thilmans, Guy, Descamps, Cyr, Khayat, Bernard, « Les sites mégalithiques », Protohistoire du Sénégal t. 1, Dakar, Mém. IFAN 91, 1980.

1 964/PR/SP du 5 mai 1969

2 Qui a fait connaître l’art rupestre saharien dans À la découverte des fresques du Tassili, Arthaud, 1958.

3 En décembre 2006, Sine-Ngayène, ainsi qu’un autre site du Sénégal et deux de Gambie, ont été classés par l’UNESCO au Patrimoine mondial de l’humanité.

4 La Fondation Léopold Sédar Senghor intervient dans le domaine de la Culture, de la Science, des Arts et Lettres, le dialogue des cultures et la coopération internationale pour la paix. Elle a pour mission de « Sauvegarder, enrichir et diffuser le patrimoine culturel africain, favoriser en Afrique le développement de l’enseignement supérieur, de la recherche et de la culture, coopérer avec les institutions similaires et contribuer, notamment par le dialogue des cultures, à l’instauration d’un climat de compréhension et de coopération internationale »

5 Publié d’abord en 1972 dans les Actes du Congrès.

6 Discours du récipiendaire d’un doctorat honoris causa de l’Université Meiji, Japon, 19 avril 1979.

Cyr Descamps

Professeur ; Institut fondamental d’Afrique Noire (IFAN)

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