À Man Yanne, femme libre
Introduction
Les œuvres des deux romancières guadeloupéennes Maryse Condé et Gisèle Pineau mettent majoritairement en scène leur société, une communauté caribéenne francophone formée à partir de la déportation d’Afrique et du traumatisme de l’esclavage. Les questions primordiales de l’Histoire et de son lien avec la mémoire mais également celles de l’origine, de la généalogie et de l’identité qui en découlent sont au cœur de leur création. La représentation de la place et du rôle des femmes dans la société, de leurs relations interpersonnelles, notamment dans le cadre familial, caractérise leurs écrits. L’élaboration discursive de ces motifs littéraires récurrents est à la croisée de préoccupations personnelles des autrices et de celles d’un imaginaire collectif formaté par les données historiques, les fictions et les discours sociaux.
Les deux autrices ont souvent recours au récit de vie dans lequel on peut distinguer des éléments rattachables à leur parcours personnel. Elles ont également produit quelques récits autobiographiques1 parmi lesquels : Le cœur à rire et à pleurer (1999), suivi de Victoire les saveurs et les mots (2006), que compléteront plus tard La vie sans fards (2012) et Mets et merveilles (2015) pour Maryse Condé. Quant à Gisèle Pineau, Le papillon dans la cité2 (1992) constitue la première étape de son autobiographie littéraire, L’Exil selon Julia (2006) Mes quatre femmes (2007) et Folie aller simple (2010) suivront.
Les deux textes que nous étudierons dans cette contribution conjuguent biographie et autobiographie ; c’est le cas de Victoire les saveurs et les mots (2006) pour M. Condé, L’Exil selon Julia (2006) 3pour Pineau. Ces deux récits relèvent d’une forme d’hybridation intra-générique, l’imbrication de l’autobiographie dans la biographie4 constituant ce qu’on pourrait qualifier d’« auto/biographie auctoriale décalée ou partielle ». Dans L’Exil, le « je », instance énonciative caractéristique du genre, est celui de Gisèle Pineau-enfant. La romancière raconte une période de son enfance, les quelques années partagées avec sa grand-mère paternelle Julia ou Man Ya. Face aux violences conjugales que lui fait subir Astrubal, son époux, Maréchal son fils et sa belle-fille Daisy (parents de Gisèle) décident d’emmener Julia vivre avec eux dans l’hexagone pour s’occuper de ses petits-enfants et tenir leur intérieur. Dans un entretien à la Maison des Amériques, G. Pineau confirme la véracité de son récit : « je n’ai fait que m’adosser à ma propre histoire intime et familiale. Dans mon récit L’exil selon Julia, je rends compte du parcours de ma vraie grand-mère paternelle dans une cité de la banlieue parisienne au mitan des années 60. » (Pineau 2020).
Dans Victoire, M. Condé s’attache à retracer toute la vie de sa grand-mère Victoire qu’elle n’a pas connue car elle est décédée avant sa naissance, la biographie est à la troisième personne, le « je », quand il est utilisé, renvoie à Maryse Condé, femme adulte et écrivaine5.
Deux générations séparent ces deux écrivaines et leurs deux grand-mères. M. Condé est née en 1937, G. Pineau, en 1956, Victoire en 1876 et Man Ya qui avait soixante-dix ans dans les années 60, vraisemblablement à la toute fin du XIXème siècle, elle aussi. Au centre de ces deux histoires familiales, un même lieu, la Guadeloupe, avec laquelle chacune des écrivaines, entretient une relation complexe faite d’attachement profond, d’inconnaissance et de préjugés6.
Malgré leurs dissemblances, ces récits constituent des gestes7 biographiques originaux aux motivations et aux enjeux très proches. Il n’est pas anodin que ces deux autrices, déjà confirmées, aient éprouvé le besoin de se pencher sur la figure de leur grand-mère respective pour faire apparaitre son rôle déterminant dans leur vocation d’écrivaine.
Les titres, Victoire, les saveurs et les mots, L’Exil selon Julia, comportent les prénoms des héroïnes auxquels sont apposés des attributs thématiques. Ces appareils titulaires sont éloquents, pour Victoire « saveurs et mots » associent deux domaines de savoir et de pratique distincts annonciateurs de la relation qui sera opérée entre art de cuisiner8 et d’écrire pour Condé. Dans le récit de Pineau, la majuscule du mot « Exil », précédé de la préposition « selon », donne à cette expérience violente vécue par Julia (et les siens) une connotation biblique, annonciatrice d’un « renforcement identitaire », à l’instar de l’épreuve vécue par les Hébreux dans la Bible9. Ces deux titres qui mobilisent la capacité d’interprétation des lecteurs, estompent le caractère strictement autobiographique des récits, et les élargissent à une dimension collective privilégiant leurs valeurs sémantique, symbolique voire allégorique.
L’objectif pour les romancières est d’éclairer un phénomène de transmission transgénérationnelle matrilinéaire. Cependant elles ne visent pas à exhumer des aïeules d’exception, ni même fabuleuses10. Dans Mets et merveilles, M. Condé ironise sur le caractère dérisoire de la quête des généalogies prestigieuses : « En général, les gens se déclarent fiers de compter parmi leurs ancêtres un poète, un philosophe, un historien, dont traditionnellement ils ont retrouvé les écrits dans des malles » (Condé, 2015 : 14), ils revendiquent plus rarement une domestique. G. Pineau exprime son détachement vis-à-vis d’hypothétiques ancêtres « rois et reines en Éthiopie ou en Guinée » (Pineau 1996 : 159. Victoire et Julia sont des « personnes obscures » (Viala 1997 : 82) attachées aux soins domestiques ; cuisinière et domestique pour la première, paysanne et femme au foyer pour la seconde. Analphabètes, elles ont vécu la condition faite aux subalternes11 dans ces sociétés postesclavagistes et ne sont pas, de prime abord, de l’étoffe dont on fait les héroïnes. Dominées de manière intersectionnelle – Man Ya est soumise à la violence conjugale, Victoire est exploitée y compris sexuellement par ses patrons – ces femmes minorisées, font également l’objet d’une – forme de maltraitance plus subtile de la part de leur descendance qui a tendance à négliger voire nier l’originalité de leur personnalité considérée comme trop éloignée des figures iconiques. Toutefois, en dépit du silence qui nimbe leurs vies et qui aurait bien pu faire obstacle à la transmission, M. Condé et G. Pineau tiennent à faire apparaitre la dette qu’elles ont vis-à-vis de ces aïeules dont elles sont admiratives et qu’elles identifient comme étant à l’origine de leur activité artistique.
Comme pour en éprouver une véridicité12 révélatrice d’une circulation entre réalité et fiction caractéristique du genre, ces récits biographiques rejouent les motifs récurrents de l’écriture romanesque antillaise, les topoï familiaux du père « hypothétique » 13ou désinvesti et de la mère comme maillon particulièrement décisif dans la construction et la transmission communautaires.
1. Une entreprise auto/biographique et herstoryque
M. Condé a prolongé le retour sur son parcours biographique et littéraire dans La vie sans fards, mais aussi dans Mets et merveilles (Condé : 2015) dont le titre laisse entrevoir une continuité thématique avec l’œuvre étudiée ici, mais qu’elle présente comme étant « une suite plus légère de La vie sans fards », un prolongement de son projet autobiographique mais qui implique moins directement les siens14. Les mots « geste » ou « entreprise » sont utilisés ici pour rassembler ensemble les différentes productions écrites auto/biographiques de ces deux écrivaines qui participent d’un dispositif élargissant la généalogie familiale au collectif.
1.1. Reconstruction d’une histoire familiale genrée et socio-historique
Pour leurs descendantes, relater les vies silencées de leurs aïeules prend donc aussi la forme d’une (en)quête sur la société guadeloupéenne. Ainsi, par l’évocation détaillée de ces existences, leur regard jeté sur l’horizon que constitue le passé familial, contribue à l’esquisse d’un tableau de la condition des femmes guadeloupéennes et éclaire près d’un siècle de l’histoire collective.
Rappelons que dans l’univers mortifère de la plantation esclavagiste, la déportation de l’Africain, migrant nu des Amériques 15fut assortie d’une interdiction de fonder famille. Ce qui a entrainé à la fois un empêchement et une nécessité obsessionnelle de la filiation, de la généalogie16 et de la transmission dont l’empreinte marque les sociétés post-esclavagistes ainsi générées. Condé le précise « personne de ma famille ne m’instruisit ni de la Traite, de ces voyages initiatiques qui fondèrent notre destinée d’Antillais, ni de l’esclavage. Je dus négocier sans aide le poids de ce terrible passé. » (Condé 2006 : 117).
Le récit de Pineau qui se situe un demi-siècle plus tard, nous fait pénétrer dans le milieu antillais de la région parisienne des années 6017où l’esclavage est un mot tabou, « honni par les grandes personnes […] seule Man Ya ose nous instruire. Elle excelle en ce domaine. » Contrairement à Daisy, sa bru, pour qui « le passé est mort et enterré », Julia transmet à ses petits-enfants ce qu’elle a « entendu raconter par de vieilles gens ». Sa parole a une fonction collective cardinale : celle de ne pas « perdre pied dans les grandes eaux de l’Histoire du monde » (Pineau 1996 : 154).
Bien que tues, les séquelles de l’esclavage toujours vives dans l’inconscient collectif impactent douloureusement les vies individuelles et familiales que ces deux récits mêlent intimement à des éléments de l’histoire collective, sociale et politique. Ainsi en mentionnant des personnages politiques dont certains sont été liés à sa famille ; Hégésippe Légétimus, Dernier Agilus–qui aurait été le géniteur de sa mère18 (Condé 2006 : 109) Victoire, les saveurs et les mots informe sur les mouvements indépendantistes guadeloupéens au début du XXème siècle, dans la période post abolitions. Il est intéressant de remarquer que, ce faisant, Condé se situe dans une généalogie familiale politique dont sa militance indépendantiste est probablement héritière.
L’autrice exhibe les sources du travail d’enquête (archives, ouvrages historiques, travaux universitaires sur l’histoire de la Guadeloupe) qu’elle a mené pour écrire ce récit familial et lui donner sa crédibilité et sa force. L’« effet de fiabilité » historique est corroboré par la mention la mention récurrente à l’historien universitaire J.P Sainton19 qui lui sert de caution scientifique et qu’elle remercie « tout particulièrement » (Condé 2006 : 9) au début de l’ouvrage. En ancrant son récit dans un réel historico-spatial authentifié dans le présent, elle détaille la « négociation » qu’elle a conduite pour la prise en charge de l’ensemble de son héritage familial, dont la complexité contribue à l’identité culturelle de son île d’origine. Les démarches des deux autrices confirment donc que « les biographies des personnes “obscures” (sont)significatives pour l’histoire sociale ou des mentalités 20».
Les rémanences de l’Histoire dans le présent – l’esclavage, puis l’immigration vers la France métropolitaine au milieu du 20ème siècle, un deuxième exil21 plus ou moins forcé – sont déterminantes dans le présent des protagonistes. Elles se manifestent également à travers la problématique coloriste porteuse d’une mémoire de la condition servile qui est au centre des deux expériences de vie relatées, dans une société insulaire marquée par le racisme en escalier22. En effet, leur couleur figure une malédiction pour les deux grand-mères : Victoire parce qu’elle est une mulâtresse à « la peau trop pâle » et Julia parce qu’elle est une « négresse noire à gros pied »23, une « négresse campagnarde » (Pineau 1996 : 304). Par ailleurs, lors de leur déplacement en métropole, les familles Condé et Pineau sont en prise au racisme. La première partie du livre de G. Pineau s’intitule Noir et Blanc24. Le chapelet des insultes racistes : « Négro/Négresse à plateau/Blanche-Neige/ Bamboula/ Charbon… » (Pineau 1996 : 11) dont elle a été victime enfant reviennent tout au long du récit comme une antienne. L’écrit de M. Condé témoigne de la complexité du colorisme dans les sociétés antillaises où les aléas du phénotype et les liens contradictoires avec la France comme entité colonisatrice politique et culturelle dessinent des relations sociales complexes irréductibles aux divisions en groupes ethniques.
De fait, les familles Condé (Boucolon) et Pineau ne semblent pas s’ériger en réaction violente contre l’ordre colonial ; l’acceptation de leur appartenance à la nation française par certains aspects, elles peuvent le faire apparaitre comme étant « assimilées ». Dans le prolongement d’une veine ouverte dès sa première nouvelle Paroles de terre en larmes 25et qui se poursuivra dans plusieurs de ses textes, G. Pineau met en scène un aspect de l’histoire rarement évoqué dans le roman antillais, à savoir l’engagement dans l’armée française des hommes de sa famille et de son pays par fidélité à la mère-patrie26. Les horreurs vécues lors de la première guerre mondiale hantent son grand-père Asdrudal, ce sont les manifestations d’un choc post traumatique27 qui expliquerait en partie sa violence conjugale. Quant au père de la romancière, Maréchal, il a pris part à la guerre de 39-45, comme dissident, en réponse à l’appel du Général De Gaulle, il s’est engagé dans les Forces françaises libres. Militaire de carrière, il fera les guerres coloniales, notamment celle d’Indochine.
Reflet des relations contradictoires entretenues par les deux familles avec la Métropole, l’importance et la prégnance des langues se profilent également dans l’évocation des vies de ces deux figures grand-maternelles. Le français apparait comme instrument de domination et d’exclusion mais également d’appartenance. Victoire et Julia ne maitrisent cette langue ni à l’oral, ni à l’écrit. M. Condé déplore à plusieurs reprises dans le récit que personne n’ait songé à instruire sa grand-mère, donc à lui donner accès à une possibilité d’émancipation par la voie du savoir, capacité si déterminante au sortir de l’esclavagisme. Alors que sa propre fille Jeanne deviendra une des premières institutrices noires de Guadeloupe, Victoire reste illettrée, son difficile maniement du français28 et sa honte de ne parler que créole la marginalisent dans la bourgeoisie noiriste intellectuelle dans laquelle évolue le couple formé par sa fille et son gendre. Le cœur à rire, premier texte autobiographique de M. Condé, décrit une scène récurrente vécue par la famille Boucolon. Lors de ses séjours parisiens dans les cafés les serveurs s’extasiaient face à son bon maniement du français :
-
Pourtant nous sommes aussi français qu’eux soupirait mon père.
-
Plus français renchérissait ma mère avec violence. Nous sommes plus instruits. Nous avons de meilleures manières. Nous lisons davantage. (…)
-
Il y avait dans cet échange un pathétique qui, toute petite que j’étais, me navrait. C’est d’une grave injustice qu’ils se plaignaient. Sans raison les rôles s’inversaient. Les ramasseurs de pourboire se hissaient au-dessus de leurs généreux clients. Ils possédaient tout naturellement cette identité française qui, malgré leur bonne mine, était niée, refusée à mes parents. (Condé 1999 : 13).
La langue française, héritée de la situation coloniale, est la langue d’écriture – et d’expression – de Condé et Pineau, mais, l’une comme l’autre entretiennent une relation très libre avec cette dernière hors de toute déférence excessive contrairement à leurs parents. M. Condé qui a grandi dans une « famille qui avait le fétichisme du français », s’en affranchit en le considérant comme faisant partie de son héritage parental direct et légitime parce qu’ayant « été marronné par des parents aimants qui me l’avaient offert, voulant me parer au mieux pour l’existence. Je ne pouvais pas davantage le contester que la couleur de mes yeux ou la nature de mes cheveux qu’eux aussi m’avaient léguées. » (Condé 2007 : 213), et en affirmant n’écrire « ni en français ni en créole », mais « en Maryse Condé. » (Condé 2007 : 205).
Si ces autrices exhument des destins individuels féminins puisés dans le passé familial, tressés à des éléments de l’histoire communautaire c’est parce l’ensemble constitue le gisement de leur créativité artistique résultant d’une combinatoire d’héritages aussi multiples qu’inattendus. Les modalités de ce processus d’exhumation le rattachent, selon moi, au terme anglo-saxon « her story », « herstoire 29» qui désigne le rôle joué par une énonciation au et à travers le féminin d’une partie de l’Histoire, loin de sa conception comme roman national, monolithique monolingue et patriarcal.
1.2. Un matrimoine de silence
Bien qu’attestée depuis 1408 pour désigner les « biens matériels » de la mère, la notion de « matrimoine », moins utilisée que celle de « patrimoine »30, est particulièrement opportune ici et s’articule avec la notion de her-history. Son évincement, comme celui de la réalité qu’elle désigne, signale bien une minoration de la reconnaissance de l’apport des femmes dans les sociétés patriarcales. Le phénomène prend un relief tout particulier dans cette société (post)esclavagiste totalement inégalitaire. Il n’est pas anodin que, malgré sa prééminence dans la société antillaise passée comme contemporaine31, le rôle des femmes – singulièrement celui des mères – ait été effacé et/ou controversé32 et la question de l’héritage culturel envisagé plutôt au masculin.
L’importance du silence dans ces deux œuvres se rattache à la difficulté de la transmission mémorielle préalable à toute visée de contribution à une élaboration culturelle et identitaire dans les sociétés créoles. Les deux romancières font état d’un manque d’information concernant leurs origines que leur élaboration biographique tente de réparer. On relève plusieurs occurrences de ce silence : sur Victoire de la part des parents Boucolon, sur les réalités sociales de la Guadeloupe à laquelle Julia s’identifie tant elle y est attachée, et plus largement sur des questions de répartition du pouvoir qui caractérisent la société antillaise dans laquelle l’expression de certaines femmes pouvait être violemment réprimée : ni lire, ni écrire, ni parler.
Une place spécifique était réservée à la femme esclavagisée dans l’économie plantationnaire, sa capacité à procréer lui conférait une valeur particulière, à la fois marchande et identitaire et culturelle car, par elle, s’établit un lien avec l’origine « perdue », contrecarrant les visées réifiantes de l’entreprise esclavagiste. Celles qui travaillaient dans la maison des maitres y assuraient les soins domestiques : nourrice, cuisinière, blanchisseuse. Ces activités pourvoyeuses du care, relevant de l’intime où aucune valeur économique n’est accordée au don de soi, ont survécu aux abolitions et leur invisibilité maintenue33. Les biographies de Condé et Pineau, mettent au jour que, malgré cela, ces pratiques ont mis en branle des potentialités créatrices chez celles qui les exerçaient : les talents de conteuse pour Julia et de cuisinière pour Victoire se sont transmués en un héritage artistique pour leurs petites filles.
2. Condé-Pineau : déchiffreuses de testaments émancipateurs
À travers ces démarches scripturaires, M. Condé et G. Pineau expriment la volonté de mesurer tous ces silences des/sur les subalternes, afin de rompre le tabou sur les maux qui accablent le sujet féminin dans les sociétés post-esclavagistes.
2.1. Une dette de silence féminin à négocier
Ainsi, les deux autrices visent également à faire apparaitre l’agentivité de ces figures, leur capacité à trouver des voies/voix d’expression peu visibles mais tangibles.
Il convient de remarquer que dans ces récits biographiques, la passation de la mère à la fille ne relève pas de l’évidence, la relation avec la grand-mère supplante celle avec la mère. M. Condé choisit de reconstituer la vie de sa grand-mère maternelle, Victoire, morte bien avant sa naissance, et affirme clairement son désir « d’emprunter (s)a trace » (Condé 2006 : 16). De manière très signifiante, d’emblée, ses prénom et nom, « Victoire Elodie Quidal, l’“empli[ssen]t d’admiration”, alors qu’elle “déplorait les sonorités du (s)ien” » (Condé 2006 : 14). Lorsqu’elle apprend ce que fut son métier, elle déclare à sa mère :
Moi aussi, je voudrais être une cuisinière.
À l’expression de ma mère, je sus que je faisais fausse route. Elle ne m’élevait pas pour devenir une cuisinière, même une chef.
- Elle ne t’a appris aucun truc aucune recette ? Elle ne répondit pas à la question.
« C’était la meilleure des blagues ma mère fille d’une cuisinière ! Elle qui n’avait pas de palais et était notoirement incapable de faire cuire un œuf ». (Condé 2006 : 15)
Cet échange met au jour la complexité des relations mère-fille. Jeanne Quidal est prise dans un conflit de loyauté ; ses désirs de réussite d’ascension sociale et intellectuelle et de réhabilitation de la race noire se combinent difficilement avec son amour filial. Sa mère est une figure embarrassante qu’elle relègue dans le silence, en raison de la couleur de sa peau métissée signe d’une sorte de trahison renforcée par son attachement compromettant aux Blancs pays, en raison également de son ignorance – « elle ne savait ni lire ni écrire 34» (Condé,2006 : 17)
En se tournant vers Victoire, l’ambition de M. Condé est de choisir librement son héritage :
Ce que je veux c’est revendiquer l’héritage cette femme qui apparemment n’en laissa pas. Établir le lien qui unit sa créativité à la mienne. Passer des saveurs, des couleurs, des odeurs des chairs ou des légumes à celle des mots. Victoire ne savait pas nommer ses plats et ne savait pas s’en soucier. Elle était enfermée le plus clair de ses jours dans le temple de sa cuisine, petite case qui s’élevait à l’arrière de la maison […] – Sans parler, tête baissée, absorbée devant son potajé tel l’écrivain devant son ordinateur (Condé 2006 : 85)
Pour désigner ce legs, elle utilise les termes d’invention et de « créativité » que je rapproche de celui de « poïétique » pour titrer cette contribution35. Pour les deux autrices, accepter ces héritages en les érigeant comme un modèle résultant d’une survivance familiale à l’origine de leur activité d’écriture, c’est, accomplir un acte profondément politique : les matrimonialiser. Ainsi, appliquée à ces personnes oubliées de l’Histoire, la notion même d’héroïsme est redéfinie. De manière récursive, ces deux écrivaines comblent une dynamique de transmission familiale entravée et lacunaire dans un contexte de domination culturelle et socio-historique. En sautant un cran générationnel et en privilégiant l’affiliation comme palliatif à la filiation, elles s’attachent à déjouer la déliaison avec l’origine dont souffriraient les sociétés créoles et restaurent une lignée matrilinéaire.
Une simple photographie couleur sépia trônant sur le piano dans le salon familial, trace de la mémoire familiale, déclenche, chez M. Condé enfant, le désir de savoir qui est la personne photographiée. C’est à partir ce biographème, dans une zone poreuse où se mêlent réalité et fiction/intrigue familiale, que commence à se dérouler le fil d’un récit chronologique qui va de la naissance à la mort de Victoire, fruit d’une relation amoureuse entre Éliette Quidal, une adolescente de quatorze ans à peine et un soldat français en garnison pour quelques mois à Marie– Galante. À cette origine, tenue secrète, vécue comme une honte, s’ajoute l’énigme que constitue la résultante de son métissage – « Une tête garnie d’épais cheveux de soie noire. Des prunelles d’eau claire. Une peau coloriée en rose. » – dont la narratrice ne cesse tout au long du texte de rappeler l’incongruité et le caractère déplacé dans un milieu où il n’y a pas de Blancs et où on les exècre. Cela lui vaudra d’être ostracisée au sein de sa communauté descendante d’esclaves. Elle est l’objet de quolibets et de sarcasmes des Grands Nègres du Moule fiers non pas de leur origine servile mais de s’en être extraits. Or, Victoire ne revendique pas une condition meilleure que celle de cuisinière. Et c’est elle, que Condé, Prix Nobel alternatif de littérature, prenant le contrepied du rêve de réhabilitation et de grandeur de ses géniteurs, situe aux sources probables de son activité créatrice. Le récit de Pineau, souligne, lui aussi, un écart culturel et intellectuel entre Man Ya, son fils Maréchal, sa bru Daisy et ses petits-enfants. Les adultes connaissent les codes de la culture et du mode de vie français qui constituent un idéal auquel ils aspirent et s’identifient mais que l’expérience de l’exil rend caduc. Julia n’échangerait pour rien au monde son existence de femme noire battue.
Pour nos deux autrices, il s’agit donc de revendiquer l’héritage d’une subalternité complexe faite de servitude consentie mais dépassée et constitutive d’un terreau créatif. Ces reconstitutions biographiques opèrent des liaisons36 et confèrent un sens à un héritage, auquel elles impriment le sceau de la littérature dans sa capacité à extraire de toute vie, fût-elle « minuscule », une matière à fiction37.
2.2. Ce que nous n’avons pas eu : inventions de la transmission et récupération de soi
Le rôle de Julia est de faire échec à l’assimilation, de combler le caractère fuyant de l’origine afin d’exhiber et de préserver l’identité. La citation placée en exergue de L’Exil revendique l’utilisation de l’imagination comme instrument dont l’écrivaine a la prérogative pour accomplir les gestes de réappropriation et de transmission.
Hasards de la mémoire, inventions ?
Tout est vrai et faux, émotions
Ici, l’essentiel voisine les souvenirs adventices. (Pineau 1996 : 7)
Dans un entretien avec F. Pfaff38, M. Condé reconnait :
Chercher ses aïeux c’est se chercher soi-même. On cherche un aïeul parce qu’on veut se connaitre. Toute littérature est une connaissance de soi qui passe par une connaissance de ses aïeux. […] Il n’y a pas de romancier pour qui « je » soit un donné. Il faut expliquer ce « je » (Pfaff 1993 : 108-109).
Le caractère volontariste de sa démarche généalogique est mis en lumière. D’ailleurs, Condé ne cache pas, la dimension artefactuelle de cette « généalogie créative » reconstruite, puisqu’elle affirme : « (…) J’ai essayé de dire que l’effort de créer culinairement s’apparentait beaucoup à l’effort de créer littérairement » « la création est multiforme » […]Et même, pour aller plus loin j’ai prétendu que c’est ma grand-mère, illettrée et incapable de parler le français, qui m’avait donné ce don de créativité qui, chez moi, s’exprimait doublement à travers la cuisine et la littérature. » (Pfaff 2016 : 74-75).
Quant à Pineau, elle ne cesse de répéter qu’elle doit son goût des histoires, son talent de raconteuse, à la « relation privilégiée » qu’elle a eue avec cette figure féminine fondatrice :
« J’ai eu la chance d’avoir une merveilleuse grand-mère. […] J’ai été bercée par ces histoires créoles où le magique et le religieux se mêlent intimement. Julia m’a raconté tellement d’histoires […] Elle a donné de la grandeur et de la beauté à la Guadeloupe qui était plus ou moins dénigrée par les Guadeloupéens vivant en “Métropole”. Elle m’a transmis la langue créole, ses subtilités, sa splendeur cachée, son humour aussi. Ma grand-mère Julia, […] m’a également enseigné des pans de l’histoire de la Guadeloupe que l’on ne trouvait pas dans les livres – à savoir le rôle des combattants de la liberté, la place et les stratégies des nègres marrons face aux maîtres, la scélératesse des esclavagistes. Cette femme illettrée a joué un rôle déterminant dans mon enfance. » […]. (Pineau 2020)
2.3. Telle écrivaine : telle grand-mère
Les destins familiaux de Condé et de Pineau sont marqués par la vaillance des femmes 39 et la défaillance des hommes. Dans leurs récits la relation entre grand-mère et petite fille est mise en abyme. Dans Victoire, sa fille Eliette décédée, Caldonia, « qui n’avait jamais éprouvé réellement de sentiments », jusqu’à sa mort accidentelle alors que Victoire avait à peine quatorze ans, eut le cœur littéralement « envahi » par un amour inconditionnel pour sa petite fille. Le caractère falot des figures masculines tutélaires rend son rôle d’autant plus prépondérant. Oraison, le grand-père de Victoire s’en serait bien débarrassé, le père Lebris, qui lui donna son prénom, mourut prématurément, selon M. Condé, « s’il avait vécu, il aurait probablement servi à Victoire de mentor et peut-être, sa destinée aurait été différente » (Condé 2006 : 22-23). Après L’Exil, Mes Quatre femmes40 confirme cette prédominance de la filiation féminine et le caractère second(aire) des figures (grand)paternelles.
Dans le geste d’écriture auto/biographique qui rapproche Victoire et Julia de leurs petites filles qui les ont élues, on comprend aisément que ce qui est rapporté (ou reconstitué) de leur existence, de leurs activités a été sélectionné pour construire la ressemblance. Victoire est présentée comme dérogeant à l’imagerie d’Épinal de la femme antillaise, dans une attitude d’indocilité identitaire proche de celle que l’écrivaine revendique pour elle-même. « Elle ne fut pas une poto-mitan » ni « une matador », sa force fut dans l’amour pour sa fille, en se sacrifiant, elle parvint à lui ouvrir les portes de la « petite bourgeoisie noire naissante » (Condé 1996 : 17). M. Condé bat ainsi en brèche des lieux communs qui sont aussi ceux des doxa littéraire et intellectuelle antillaises, concernant l’image des femmes et le mythe de la mère. Elle est bien consciente que son refus d’y correspondre a façonné son ethos d’écrivaine.
Je me demande souvent ce qu’auraient été mon rapport, à moi-même, ma vision de mon pays, des Antilles et du monde en général, ce qu’aurait été mon écriture enfin qui les exprime, si j’avais sauté sur les genoux d’une grand-mère replète et rieuse la bouche pleine de
Tim, tim
Bois sec !
La cour dort ?
Non, la cour ne dort pas !
D’une grand-mère ancienne étoile du gwo ka ou de la mazouk, me soufflant à l’oreille un mythe doucereux du passé. (Condé 2006 : 17).
L’héritage transmis par cette figure grand-maternelle se caractérise également par ce qu’il n’est pas, son défaut, son absence totale d’intentionnalité : c’est dans l’espace libéré par cette lacune que peuvent naitre et s’ancrer l’imaginaire d’une filiation récursive et un héritage. Ils donnent son unicité à l’ethos condéen M. Condé construit à la fois en rupture avec les valeurs bourgeoises étriquées de son milieu familial et en continuité, notamment dans son usage de sa langue d’écriture. Au-delà du branchement anthropologique, l’origine de l’héritage de son talent pour la cuisine revêt une valeur disruptive et libératrice : « être une excellente cuisinière contribuait aussi pour moi à casser cette image d’intellectuelle, de militante et de féministe que l’on me colle trop aisément. » (Condé 2015 : 12).
Pour Pineau, la transmission par la grand-mère se fait directement, mais c’est de retour en Guadeloupe que se révèlent pleinement la valeur inestimable de ce matrimoine et de la connaissance déterminante dont il est porteur.
Alors nous comprîmes réellement ce que man Ya nous avait apporté… Sentes défrichées de son parler créole. […] Elle nous avait donné : mots, visions, rais de soleil et patience sans l’existence, nous avait désigné les trois sentinelles : passé, présent, futur, qui tiennent les fils du temps, les avait mêlés pour tisser, jour après jour, un pont de corde solide entre Là-bas et le Pays. Pendant toutes ces années de neige et de froidure, elle avait tenu allumée la torche qui montrait le chemin. […]
Savants, nous voulions, à toute force lui apprendre à lire et écrire, pour la tirer des ténèbres où nous la sentions embâclée. Selon nous, poser les dires sur du papier, tracer des lettres à l’encre définissait la connaissance dans son entier, marquait l’évolution.
[…] Et là, quelques années plus tard […] nos certitudes périclitaient. […] Nous étions à son école. (Pineau 2006 : 303-305).
Cette connaissance identitaire – alliant histoire et entour guadeloupéens – participe d’une approche écopoétique qui donne sa saveur particulière à l’écriture de G. Pineau. Elle ajoute :
En 1970, nous nous sommes retrouvés en Guadeloupe, sur les hauteurs de Capesterre-Belle-Eau. J’avais quatorze ans. Je me suis sentie bien misérable lorsqu’elle m’a appris les noms des arbres, fruits et fleurs de son jardin. Comme elle, j’étais à mon tour une illettrée, incapable de lire la nature. Sans rechigner ni fanfaronner, elle m’a montré les mangues, les avocats, le café, la muscade et les cent trésors de son jardin…
J’ai compris la leçon. (Pineau, 2020)
Mis en mots et en gestes, le savoir-pouvoir de Man Ya fonde une véritable philosophie41 de vie qui, transférée à ses petits-enfants, a constitué une sorte d’arme miraculeuse pour parer au potentiel destructeur de l’expérience exilique vécue.
Par ailleurs, ces propos font apparaitre la différence de la conception du savoir entre la France et la Guadeloupe et donnent aux traditions anthropologiques (orales et magico-religieuses) antillaises le rôle majeur qu’elles jouent dans la construction culturelle, identitaire des membres de cette famille et de cette communauté « négropolitaine »42 dans laquelle elle évolue pendant quelques années.
3. Un savoir/ contre-pouvoir féminin comme héritage disruptif et émancipateur
On sait que, l’art fut un des moyens de résister à l’anéantissement à la déculturation visés par le programme esclavagiste. Si on envisage l’art 43comme « façon d’être » ou « façon d’agir », activité tendue vers un ordre qui revêt une valeur esthétique et qui regroupe les œuvres humaines destinées à toucher les sens et les émotions du public, il appert, alors, que les activités déployées par les deux grands-mères, en relèvent, échappant à l’ordinaire, elles donnent lieu à une nouvelle grammaire du monde et se transforment en art-culture et par la mobilisation de la capacité à recomposer à partir des traces culturelles africaines agencées aux différents apports mis en présence dans le monde dit nouveau. Ainsi, leur connaissance intuitive et leur intimité avec leur environnement, ses richesses et potentialités qu’elles exhaussent et esthétisent par la virtuosité de leurs pratiques artistiques aboutissent à des créations originales qui compensent et invalident leur subalternité.
Plus que d’un art canonique, les deux écrivaines ont hérité de la créativité de leurs aïeules c’est-à-dire de l’aptitude et de la liberté d’intervenir de manière transformative 44sur des éléments de la vie quotidienne. Selon V. Y. Mudimbe la créativité est au cœur du processus d’émancipation, car « c’est en étant créateur que l’individu dépasse le conflit entre la soumission et la révolte. » (Mudimbe 2003 : 77). Cette inventivité créatrice conjuguée au féminin est un geste d’autant plus émancipateur que la femme est demeurée longtemps moins visible dans les pratiques artistiques. Créer librement malgré une extériorité hostile, telle est la capacité que se sont octroyées ces deux figures grandes-maternelles et qu’elles ont transmise en héritage inopiné à leurs descendantes.
3.1. Inventivité et créativité féminines comme poïétiques émancipatrices et décoloniales
Victoire et Julia possèdent toutes deux un savoir propre, non livresque, un rapport distancié, sans révérence particulière pour la chose écrite 45car elles se distinguent par la possession d’un don, à la manière d’un art brut, tel qui se pratiquerait sans connaissance et sans conscience des techniques artistiques : Julia a un talent spontané pour agencer, composer, élaborer les récits qui « racontent » la Guadeloupe dont elle a une « connaissance » empirique. Victoire, quant à elle, ne savait ni nommer ni décrire ses plats, élaborés de manière intuitive à partir des produits locaux, qui sont comparables à des chefs d’œuvres artistiques.
C’est à regret qu’elle révélait à Anne-Marie le secret de ses compositions culinaires afin que celle-ci les baptise et les fasse imprimer : comme un écrivain quand l’éditeur décide du nom, de la couverture, des illustrations de l’ouvrage, c’était en partie se dessaisir de sa création. Elle aurait préféré en conserver tout le mystère. Et puis, pour elle, cuisiner n’impliquait aucun désir de vengeance vis-à-vis d’une société qui ne lui avait jamais fait de place. […] c’était sa manière d’exprimer un moi constamment refoulé, prisonnier de son analphabétisme, de sa bâtardise, de son sexe, de toute sa condition servile. Quand elle inventait des assaisonnements, ou mariait des goûts, sa personnalité se libérait, s’épanouissait. Alors, elle dominait le monde. Pour un temps elle devenait Dieu. Là aussi comme un écrivain. (Condé 2006 : 100-101)
Les menus et recettes réalisés par Victoire, qui émeuvent les sens et l’esprit de ceux qui ont le privilège d’y goûter, sont la preuve de ses « dons de cuisinière », ils sont « révélés à tous », en faisant régulièrement l’objet de publication dans la presse locale, l’Écho Pointois, accompagnés de commentaires dithyrambiques. Du menu d’un repas de baptême expédié au journal, il est dit qu’il est « composé avec lyrisme comme un poème » et qualifié d’« œuvre d’un véritable amphitryon », suscitant maintes exclamations élogieuses : « quelle imagination hardie, quelle créativité ont présidé à l’élaboration de ces délices » (Condé 2006 : 99).
Pratiqués par les femmes dans le cadre domestique, les arts spontanés de (ra)conter ou de cuisiner perçus comme mineurs46, établissent, cependant, des pratiques anthropologiques majeures liées à des facultés d’adaptation participant du processus de la créolisation47. Ce phénomène est lisible dans Victoire, quand le curé du Moule décide de confier à Victoire la confection des repas de la soupe populaire :
Vu la modicité de ses fonds, le curé ne disposait que de « racines », d’oreilles, de groins, de queues de cochon, de morue salée, parfois de tripes. Des fois, des commerçants lui faisaient cadeau de marchandises à demi avariées […] Victoire métamorphosait tout. Cela tenait de la Transfiguration. […] Ne pouvant plus contenir sa reconnaissance, à la grand-messe, le curé du Moule fit en chaire le panégyrique de Mme Quidal, une vraie chrétienne. Il alla jusqu’à invoquer le miracle des noces de Cana quand Jésus avait changé en vin l’eau des jarres. (Condé 2006 : 167-168)
La cuisine mise en œuvre par Victoire illustre un bricolage créatif constitutif du processus de créolisation dont la dimension miraculeuse48 est attestée par la présence de la métaphore religieuse filée dans cette citation. Introduites dans le cadre d’une bifurcation dans l’ordre familialiste habituel de la transmission, ces gestes d’écriture biographique opérés par des femmes à partir de trajectoire de femmes qui les ont précédées et inspirées revêtent donc plusieurs valeurs, y compris méta/littéraires.
M. Condé s’identifie à une aïeule qu’elle n’a pas connue, à laquelle elle ne ressemble même pas physiquement et dont elle fait un portrait dont elle ne « garanti[t] certainement pas l’impartialité ni même l’exactitude. » (Condé 2006 : 17). La métaphore, associant fabrication culinaire et écriture mise en place dans ce récit sera filée jusqu’au dernier récit biographique de l’autrice intitulé Mets et merveilles qui parachève la liaison entre les différents aspects de son tempérament et de sa pratique littéraire. Dans la préface, se livrant à un métadiscours sur son œuvre, M. Condé met en parallèle les enjeux scénographiques de ses deux passions en déclarant :
Ainsi le goût que m’avait inspiré la cuisine naquit largement du désir ne pas me conformer à l’image de la petite fille modèle chère à mes parents et surtout à ma mère. Au lieu de massacrer la Lettre à Élise devant un parterre d’amis faussement admiratifs, je préférais rentrer dans la cuisine. C’est le même plaisir de déplaire qui a accompagné mon entrée en littérature. Dans mon livre Victoire, les saveurs et les mots, qui se veut une réhabilitation de ma grand-mère cuisinière dans une famille de Blancs créoles, entre une large part de provocation, trait dominant de mon caractère. […] Revendiquer une « dey chez », une servante qui ne sut jamais parler français, a une légère odeur de soufre. » (Condé 2015 : 13-14)
S’ajoute cette interrogation cruciale pour elle :
« La cuisine ne me venge -t-elle pas de l’écriture ? Pour moi qui ai du mal à m’intégrer dans la littérature guadeloupéenne, dans la littérature africaine et enfin dans la littérature africaine-américaine, pour moi qui ai connu tant de rejets et tant d’exclusions, la cuisine n’est-elle pas une voie plus commode de séduction ? » (Condé 2015 : 14).
Au-delà de sa contribution à esquisser une continuité ontologique et à dresser un portrait de famille, cet hommage aux grands-mères remplit une fonction méta discursive majeure pour ces écrivaines : une déclaration d’identité littéraire leur donnant légitimité à affirmer : « je suis une écrivaine guadeloupéenne » et les instituant comme des figures fondatrices d’une construction culturelle guadeloupéenne. Pour M. Condé, qui s’adresse à ses descendantes féminines et leur expose les origines et les orientations profondes de son art d’écrire et de sa vision du monde, il s’agit d’infléchir le legs dans un sens plus large et inclusif et d’échapper à l’assignation de sa famille petite-bourgeoise. Les récits de Condé et Pineau sortent de la transmission passive ou subie, ils font échec au risque de désagrégation identitaire et culturelle produit par la colonisation : ils fabriquent le ciment de la transmission.
3.2. Un récit de filiation créative comme enrichissement culturel et identitaire
L’adresse insistante à ses filles et petites filles de l’autrice qui ouvre Victoire et G. Pineau évoquant une constellation familiale féminine signalent bien un récit de filiation, tel que défini par D. Viart, renouvelé par l’accent mis sur le féminin49. En effet, ces récits biographiques s’inscrivent dans un « régime d’historicité »50 scripturaire spécifique qui vient du fait que ces écrivaines éprouvent leur « passé [familial] comme une énigme dont elles se savent […] tributaires » et à partir de laquelle elles choisissent d’appréhender leur activité créatrice51.
Dans les deux récits, le milieu familial, statique, est implicitement critiqué. Victoire prononce de manière plus ou moins feutrée une condamnation de l’univers noiriste dans lequel a grandi M. Condé et qu’elle perçoit comme sclérosant, revendiquant une autre vision du monde. Dans Le cœur à rire et à pleurer ses parents sont qualifiés « d’aliénés52 » par un de ses frères. Une aliénation enkystée dans son héritage familial identitaire et culturel dont elle a souhaité se défaire comme le prouve tout son itinéraire intellectuel. Sous sa plume, dans Victoire, le noirisme apparaît comme une idéologie de l’ordre du fétichisme quasi-schizophrénique pour la couleur noire et pour la langue française qu’il convenait de bien parler. Il est possible de dire que l’autrice déconstruit cette idéologie aliénante, son énonciation de la permanence de la domination impériale associant classe, race et genre accompagne sa détermination à ne pas la reproduire.
M. Condé se positionne en tant que femme et écrivaine à la lumière des multiples héritages qu’elle a négociés. Elle déconstruit « la philosophie de la vie de (s)a mère qui dicta […] l’éducation » qu’elle donna à ses enfants :
Les Blancs et les Mulâtres sont nos ennemis naturels. Mais les Nègres, ah, les Nègres, grands ou petits leur méchanceté est insondable. Ce sont des cyclones ou des tremblements de terre dont on doit se garder. Elle nous persuada que l’amitié n’existe pas. Il faut vivre seul. Superbement. Elle nous persuada enfin de la vulnérabilité de la femme […]. Père ou mari. Pour franchir sans trop de dommages le chemin à ornières de la vie, il fallait le bras d’un homme. Mais attention ! Pas n’importe lequel ! […] Il fallait armer son cœur, choisir pour partenaire un homme qui se distinguait des autres par sa dimension personnelle et s’élevait comme un arbre tutélaire.
Un Grand Nègre quoi ! On n’y revenait toujours. (Condé 2006 : 168-169)
M. Condé s’est distanciée de l’idéologie portée par cette conception élitiste et patriarcale, en recomposant l’itinéraire biographique de Victoire. Cette dernière, de manière silencieuse mais résolue, a échappé aux clivages sociaux raciaux et aux stéréotypes dans lesquels sont enfermées les relations hostiles entre les serviteurs et les maîtres/les Noirs et les Blancs. Elle fut la maîtresse de Boniface Dalberg53 qui l’aima et la meilleure amie de son épouse qui lui enseigna la musique. C’est une dénonciation ironique et teintée de provocation des stéréotypes ethniques entretenus par les Nègres eux-mêmes54 qui a pour effet de bousculer les certitudes identitaires. Au cœur des débats qui se jouent dans la société guadeloupéenne sur l’acceptation de la multiplicité de ses origines biologiques et/ou culturelles. Peu importe la fidélité du portrait qui en est fait, la non-conformité physique et le non-conformisme (amoureux et sexuel) de Victoire en font une femme libre, très proche de l’inconvenance55 dont on a si souvent qualifié M. Condé qui, du reste, s’en revendique.
En guise de conclusion : L’inventivité féminine au cœur d’une tradition marronne créole
La réhabilitation de ces figures subalternes et le travail de mémoire effectué vis-à-vis d’elles permettent aux deux romancières d’explorer leur ancestralité pour y trouver les fondements hors-canonicité de leur ethos et de leur praxis littéraire créative résultant du marcottage de ces héritages féminins silencieux. L’expérience exilique marque fortement la création romanesque de G. Pineau, mais grâce à Julia, dès l’enfance, elle intègre les éléments culturels créoles, de sorte qu’elle échappera au sentiment « d’altérité particulière », celui de « l’Autre-proche, […] » envisagé par A. Lanthier, ce qui a probablement facilité son installation définitive en Guadeloupe. Le rattachement, sans doute en partie fantasmé, à la figure de Victoire, permet à M. Condé56 de réconcilier ses ancestralités compliquées, de revendiquer la multiplicité de son être et de justifier ses positions politiques et éthiques anticoloniales malgré ses origines petites-bourgeoises. Héritage intempestif donc, que celui sans testament de ces figures grand-maternelles démunies et illettrées mais aptes à fournir à leurs descendantes une créativité et une inventivité résilientes exerçant une fonction de révélation de leur identité artistique guadeloupéenne menacée par leur condition « domienne 57».
L’inattendu est la démarche des autrices qui ont perçu cet héritage matrimonial et l’ont rendu tangible en l’extrayant de l’inextricable silence du passé familial et sociétal dans un geste d’élaboration biographique. La démarche de ces récits de filiation féminins est cruciale car relevant d’une double « éthique de la restitution » telle que théorisée par D. Viart : d’abord dans le sens « d’établir ce qui a eu lieu, de reconstituer ce qui s’est défait. (…) de combler une ignorance et de donner voix à ce qui n’a pas eu accès à la langue ni au récit. », ensuite de « rendre quelque chose à quelqu’un », plus encore de « rendre leur existence à ceux qui s’en sont trouvé dépouillés, leur conférer une légitimité perdue, leur retrouver une dignité malmenée. » Dans la langue de l’empire et dans un genre littéraire occidental convenu, M. Condé et G. Pineau se livrent à un exercice de lucidité qui consiste à discerner une grammaire des subalternes faite d’inventivité et de marronnage quotidiens qu’elles matrimonialisent en la transmettant à leur tour. En marge et au-delà des mouvements littéraires58, ces gestes biographiques pointent les voies adventices empruntées par la transmission pour dépasser les déterminismes, décoloniser et féminiser l’histoire de la création artistique et littéraire.