Dans son premier recueil de nouvelles, Shape Shifter (1990), Pauline Melville s’inscrit dans la mouvance des contes du « trickster » Anansi ; en revanche, elle place son premier roman, The Ventriloquist’s Tale (1997), sous l’égide du Brésilien Mário de Andrade, le premier sans doute à être remonté aux sources des contes des Amérindiens Caraïbes Pemon (Sá, 2008), afin d’en dégager un fonds imaginaire proprement brésilien, affranchi de l’emprise européenne. Dans son sillage, elle entreprend de « revisiter »1 l’imaginaire de ses propres ancêtres du Guyana. Le roman est donc sous-tendu par des oscillations binaires, entre passé et présent, ici là-bas, dedans dehors, nature-culture et, pour ce qui est du propos actuel, entre magie et rationnel.
La notion de réalisme magique2 est souvent convoquée dès qu’une œuvre de la littérature mondiale interroge la notion de frontière dans les imaginaires. Il ne s’agira pas ici de théoriser plus avant le réalisme magique, car d’autres critiques ont déjà proposé des critères pertinents pour cette étude de cas. Le projet est d’explorer une poétique, au sens réhabilité par Paul Valéry, à savoir « tout ce qui a trait à la création ou à la composition d’ouvrages dont le langage est à la fois la substance et le moyen3 » ; en bref, d’explorer un « faire » créatif.
Dans ce roman de réécriture de l’histoire – de l’imaginaire, pourrait-on dire plutôt – à visée identitaire, oscillant entre des univers disjoints, la tentation de la conjonction emprunte les voies du « réalisme magique » tel que défini comme mode de représentation de la fiction narrative par Amaryll Chanady (1985)4. Selon elle, les composantes requises pour l’identification de ce mode narratif, communes au réalisme magique et au fantastique, sont au nombre de trois : 1) la coexistence de deux modèles antinomiques de représentation du monde – le naturel et le surnaturel ; 2) leur caractère « antinomique », mutuellement exclusif, étant « résolu » dans le cas du réalisme magique, mais « irrésolu » dans celui du fantastique ; et 3) la « réticence » de l’auteur implicite, qui se refuse à livrer des clés d’élucidation. Si le fantastique cherche à nourrir l’angoisse et le frisson, le réalisme magique assume ce double encodage, le « naturalise » en quelque sorte. Ainsi le narrateur magico-réaliste met-il en scène des événements troublants, mais, contrairement au narrateur fantastique, il ne souligne nullement l’irruption de l’irrationnel qui subit un traitement narratif formel conventionnel. Ce faisant, il vide le double encodage de son aspect problématique et le rend acceptable – ou « résolu » selon la terminologie de Chanady – ce qui ne n’en demeure pas moins déstabilisant pour le lecteur, placé en situation de dilemme : pourquoi l’instance narrative ne se distancie-t-elle pas de certaines affirmations insensées ?
Parler de réalisme magique implique donc de repérer les techniques de « résolution des antinomies ». Il semble utile néanmoins, de situer Pauline Melville, tout comme Mário de Andrade, en tant qu’écrivains, avant d’explorer les antinomies constitutives du récit, tant sur le plan manifeste des pratiques et croyances – des doxas – que sur celui plus subtil du dispositif narratif. Le résultat s’annonce paradoxal, car la technique narrative de ces auteurs, d’abord fondée sur le binaire et donc sur une problématique de la liminalité, finit par amorcer un basculement vers un univers de complexité, générateur d’aporie.
1. Pauline Melville et Mario de Andrade – aperçu
Le roman Le Conte du ventriloque est une plongée dans les profondeurs des savanes et forêts du Guyana, fondée sur deux repères historiques. L’un scientifique est la grande éclipse solaire de 1919, l’autre, littéraire, convoque l’équipée du romancier anglais Evelyn Waugh au travers des savanes du pays en 19335, épisode pour lui déprimant, relaté dans certains de ses écrits. La quête littéraire sert de fil d’Ariane à une jeune universitaire anglaise, Rosa Mendelssohn, venue sur les traces de l’écrivain, à la recherche de ceux qui l’ont hébergé, les McKinnon. Remontée dans l’espace, remontée dans le temps se conjuguent ainsi. À partir de cette entrée culturelle, Le Conte du ventriloque ré-active un grand mythe de cosmogenèse, commun à toute l’Amérique amérindienne : celui de la création de Lune, frère incestueux, enfui vers le ciel afin d’échapper à la honte, tandis que sa sœur est devenue, selon les groupes, soit le soleil soit l’étoile du berger.6 L’éclipse figurant l’inceste.
Dans cette configuration, Mário de Andrade (1893-1945) est un indice fort, car il est figure de proue du mouvement moderniste des années 1920, précurseur du « réalisme magique ». Musicologue, folkloriste de Sao Paulo, proche de Claude Levi-Strauss7, Mário de Andrade a donné forme à son rejet des influences européennes8 dans sa « rhapsodie romanesque » de 1928, Macunaima, œuvre fondatrice du modernisme brésilien. Le roman met en scène les divagations d’un « héros sans caractère » tant il est protéiforme, couard et menteur, caractérisé par l’instabilité spatiale et ontologique par le biais de la métamorphose, tantôt homme, tantôt enfant, tantôt blanc, tantôt noir, il est une nouvelle figuration du « trickster »9.
Comme Andrade, Pauline Melville est d’ascendance mêlée. Née en 1948 au Guyana, elle est issue de ce qu’elle nomme un « bouquet génétique » : « Je suis la blanchette du tas, le dieu trickster se manifeste sous une autre forme, il a enfilé l’habit scientifique de la génétique »10. Elle a débuté dans le monde du théâtre en Grande-Bretagne, dans le sillage de la révolution théâtrale des « angry young men » des années soixante, au Royal Court Theatre de George Devine, au National Theatre, auprès de Laurence Olivier, avant de se tourner vers l’écriture afin d’affirmer son hybridité. La scène lui interdisait de révéler la part occultée d’elle-même, celle de son père d’ascendance africaine, amérindienne et écossaise. Elle dit conserver précieusement le certificat de baptême d’un de ses ancêtres esclaves. Elle se perçoit comme une funambule en équilibre entre deux mondes, au-dessus de l’Atlantique11. Pour son projet de représentation de l’entre-deux, à visée identitaire, elle recourt à l’oxymore « réalisme magique ».
2. Les voies du réalisme magique
Comme mentionné précédemment, le réalisme magique se définit par une série d’antinomies constitutives, sous-jacentes. Quelles sont-elles dans le roman de Melville ? L’antinomie réside le plus souvent au plan thématique et/ou ontologique. Il se trouve qu’ici le choc des contraires se manifeste déjà dès le choix du dispositif énonciatif, car deux voix narratives opposées et cependant mêlées se succèdent : celle d’un conteur-scripteur homodiégétique, dans un récit-cadre, formé d’un prologue et d’un épilogue, et celle d’un narrateur hétérodiégétique dans le noyau central de la diégèse.
La voix narrative est ainsi d’abord celle d’un conteur-scripteur, dont elle a les caractères : style enlevé, adresse directe au lecteur, accent mis sur la corporéité, plaisanterie scatologique, incohérences et digressions. Ce conteur propose une improbable anti-biographie, s’exhibant ainsi figure de l’entre-deux, du non certain, homme ou esprit, positionné quelque part entre ciel et terre :
Un certain ressentiment contre mon biographe, le fameux Senhor Mário de Andrade, brésilien de son état me pousse à vous dire qu’il s’est trompé quand il a cru bon de me reléguer prématurément au ciel, d’une façon si désinvolte et si cavalière. Je suppose qu’il s’est dit que j’allais rester couché à tout jamais parmi les étoiles à palabrer – comme c’est la coutume chez nous autres Indiens d’Amérique du Sud, la nuit dans notre hamac – et à cracher par-dessus bord pour que la rosée matinale soit faite de bave d’étoile (9)12.
Il se refuse à livrer son nom : « Vous pouvez m’appeler Chico. C’est le nom de mon frère, soit, et alors ? Là d’où je viens, ça ne se fait pas de donner trop facilement son vrai nom 13» (10). En revanche il dresse son arbre généalogique, remontant jusqu’à « un groupe de pierres en Équateur ». Lorsqu’il s’efface afin de laisser place au narrateur conventionnel à l’occidentale, il clôture l’espace du conte à la façon des dessins animés : « that’s all folks », « Voilà, c’est tout pour le moment, braves gens14 » (19). Si l’identité demeure floue, le nom de Mário de Andrade, oriente vers Macunaima, figure mythique des Indiens Macusi.
Ce cadre prologue-épilogue est le lieu du conflit des esthétiques, véritable manifeste métatextuel, visant à la carnavalisation des conventions « réalistes », que rend possible le positionnement liminal de la voix narrative. En effet, ce conteur est du dedans et du dehors : il participe du savoir des deux univers. Ainsi connaît-il assez les conventions du roman occidental pour les railler : « Vous avez tous oublié de quoi sont faits les héros » (…) « Une bande de héros en dessous de zéro. Une bande de minables, englués dans l’histoire ou pis dans la psychologie »15. Et comme sa grand-mère il se méfie de l’écrit :
Elle dit que tout écrit, c’est de la fiction. Même un texte qui prétend s’en tenir aux faits, qui reporte la date de naissance de quelqu’un et la date de sa mort, est une sorte de fabrication. Vous croyez vraiment que la vie d’un homme se pend entre deux dates comme un hamac ? Pendu au milieu de l’Histoire sans point d’appui visible ? Il faut plus d’une vie pour faire une personne16 (11).
Comme elle, il glorifie le mensonge, car si « la vérité change », « la variété reste constante », et exalte la réalité du mythe. Pourquoi alors décide-t-il soudain de se faire narrateur ? À « la demande générale », dit-il, celle des mots, qu’il a arrachés à un lit de rivière et qui ont fait resurgir des squelettes du passé en une loufoque danse macabre : c’est « la danse entrechoquée d’ossements en délire » qui l’a alors désigné comme le champion des mots. Le voici donc endossant le rôle de narrateur réaliste : « Pourquoi le réalisme ? Vous demandez-vous. Parce qu’il faut de nos jours du réalisme pur et dur. Le fait est roi. L’imagination à la niche » (17)17.
Paradoxalement, la métamorphose du conteur en narrateur réaliste, censée produire un « effet de réel », va embrayer sur une subversion interne. Certes, ce narrateur-là va se faire non intrusif, s’exprimer dans la langue dominante, mais bien qu’hétérodiégétique, il va se révéler totalement « unreliable », non fiable, en ce qu’il va traiter le magique sur le même plan que le rationnel. Procédant à rebours de la « défamiliarisation » chère aux formalistes russes, il va naturaliser l’étrange et sous couvert de posture réaliste, subvertir le récit réaliste de l’intérieur. Ce double encodage formel, pointe vers les antinomies diégétiques constitutives.
3. Antinomies diégétiques
Ces antinomies nous sont familières, car elles sous-tendent la quasi-totalité des écrits du réalisme magique ; il suffit ici de les illustrer. Les oppositions binaires découlent du choix des protagonistes. Trois générations d’une famille anglo-amérindienne permettent des allers-retours entre le début du XXe siècle et le Guyana contemporain, entre les systèmes de croyances et de valeurs amérindienne et européenne. Le clan McKinnon s’organise autour d’Alexander McKinnon, écossais, arrivé au début du XXe siècle dans les savanes du sud, recueilli par une famille amérindienne, dont il épouse les deux filles Maba et Zuna. Il se fixe là, a des enfants parmi lesquels Danny et Béatrice et leur demi-sœur Wifreda. Ainsi vont coexister et s’hybrider deux systèmes de pratiques et de croyances antinomiques. La dernière génération est resserrée autour de Chofy, ou Chofoye, leur neveu, obligé de se rendre à Georgetown, capitale du Guyana, où il rencontre une universitaire anglaise, un anthropologue tchèque, des prospecteurs miniers et tout le petit monde cosmopolite du littoral.
L’auteur implicite a pris soin de cliver la pensée occidentale en deux composantes selon les époques : la pensée rationnelle du progrès, figurée par McKinnon, libre penseur, très sceptique sur toutes les religions, et épris de technique, qui sans cesse invente et monte des expériences. L’autre versant de la colonisation, sa composante religieuse, est figurée par le Père Napier, jésuite écossais, venu évangéliser les peuples des savanes. Dans la section contemporaine, le clivage s’inscrit entre deux formes de prédation : la prédation « anthropophagique » de la connaissance universitaire et la prédation économique des prospecteurs miniers canadiens, la Hawk Oil, au nom évocateur. Connaissance universitaire anthropophagique en effet, car chercheurs littéraires et anthropologues viennent pour s’approprier le savoir des savanes. L’anthropologue Wormoal confie à l’universitaire Rosa : « C’est l’information qui est la nouvelle richesse » (Information is the new gold) ; il poursuit : « La connaissance que j’ai des Indiens est une façon de prendre possession d’eux – je l’admets. Nous leur disputons la possession du territoire intellectuel. Mais c’est mieux que de voler leur terre, n’est-ce pas » ? (100)18.
L’antinomie des pratiques se cristallise sur la figure de McKinnon, inlassable entrepreneur, toujours prêt à se lancer dans des projets invariablement voués à l’échec, sous le regard narquois de la famille : « il finit par comprendre qu’ils se moquaient de l’idée de progrès, méprisaient la nouveauté qu’ils traitaient avec suspicion. La nouveauté en fait, était dangereuse. Elle signifiait quelque défaut dans l’état actuel des choses »19. C’est par le biais du discours de l’autre (style indirect, direct ou indirect libre) qu’est restituée la pensée autochtone : son beau-père « expliqua à McKinnon qu’il était futile de changer quoi que ce soit à la vie quotidienne. Elle n’était qu’une illusion derrière laquelle se dérobait la réalité immuable du rêve et du mythe. […] Nous cherchons le masque derrière le visage, dit-il en agitant son doigt et en riant » (121-122)20. L’idéologie du progrès est ainsi massivement invalidée par ses échecs répétés.
La pensée autochtone, de type analogique, évoque la célèbre formule des alchimistes : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas »21. Elle postule l’analogie entre macrocosme et microcosme, que l’oncle Shibi-Din enseigne au jeune Danny en lui indiquant que « tout ici-bas a son maître dans le ciel » (149), « Tout ce qui bouge je veux dire. Il n’y a pas de plantes ni d’arbres dans le ciel parce qu’ils ont des racines et ne peuvent pas bouger »22. À ceci près que Shibi-Din ajoute un volet singulier : il enseigne la métamorphose des êtres et leur circulation entre terre et ciel : « Danny s’imprégna de tout ce savoir. Il apprit que toute constellation avait été une créature terrestre qui s’était réfugiée au ciel pour fuir la persécution et pour protéger une créature particulière » (149)23. Il y a osmose entre l’humain et la nature, entre l’humain et le cosmos. D’une manière générale, l’humain monte au ciel dès l’instant qu’il menace l’ordre terrestre24.
Emblématique de cette antinomie des systèmes de pensées est l’épisode séminal de l’éclipse de Soleil, du 29 mai 191925. L’éclipse solaire était attendue par la communauté scientifique et par McKinnon26, car on savait que cette conjonction allait permettre de vérifier la théorie d’Einstein. Féru de photographie, McKinnon avait installé un laboratoire pour fixer cet instant. Ses femmes, de leur côté, demeurent interdites à l’annonce de l’événement, car l’éclipse c’est le chaos sur terre :
C’est honteux, une éclipse. Ça amène le chaos. Des monstres sortent de la jungle pour attaquer les gens. Les gros anacondas qui flottent sur les rivières, quand l’éclipse elle arrive, ils lèvent leur grande tête jusqu’au ciel. Même les morts se relèvent pour voir ce qui se passe. Et tout peut changer en quelque chose d’autre. Des animaux en gens. Des gens en animaux. Les morts et les vivants se confondent27 (214).
Lorsque l’obscurité et le silence se sont abattus sur la savane, alors que McKinnon s’affairait autour de ses objectifs, tous les villageois terrorisés ont lancé un grand tohu-bohu, tiré coups de feu et flèches en direction du ciel afin séparer les deux astres. Tous les pots et autres contenants de liquide ont été renversés, y compris les préparations de McKinnon, car susceptibles de retenir l’éclipse. Mais sur un plan dramatique, c’est précisément l’éclipse – figuration mythique du tabou de l’inceste frère-sœur, qui révèle à Mamaï Maba la relation de ses enfants Danny et Beatrice. Ceci est restitué en focalisation interne : « On eût dit qu’il n’y avait aucun moyen d’échapper à ce qui devait arriver » (214). Elle consulte alors les ossements de son père, accrochés dans un sac, puis entreprend d’informer McKinnon. Effectivement, le chaos s’abat sur la famille.
4. Résolution de l’antinomie
Au plan narratif, les deux types de discours se déploient sur le mode rhétorique de l’asyndète (absence de mot de liaison), car le narrateur se borne à accoler les discours des uns et des autres, sans commentaire. Le lecteur ne se voit plus imposer un discours d’autorité, chacun des deux étant également recevable. L’étrange est rendu naturel, ou « résolu » ; ce qui induit, comme au théâtre, pour reprendre l’expression de Coleridge « a willing suspension of disbelief » (mise en suspens délibérée de l’incrédulité ou sidération consentie de l’esprit critique), qui sera plus tard appelée « la dénégation théâtrale » (Anne Ubersfeld).
Parmi les techniques de naturalisation du surnaturel, deux sont privilégiées : d’une part le débrayage énonciatif – shifting out – qui délègue la parole à un narrateur secondaire, exprimant l’une des deux doxas, d’autre part le basculement brutal de la focalisation externe vers la focalisation interne, assorti des modalités linguistiques du certain, d’où cet effet de polyphonie, qui prend ici le nom de « ventriloquie ».
Soit par exemple, l’épisode de la guérison chamanique de Béatrice, atteinte de rougeole28. Toute la communauté villageoise se rassemble en silence dans le carbet entièrement occulté, noyé dans la fumée de tabac, où opère la « piaï », Koko Lupi. Les villageois restent passifs, mais leur présence est requise pour l’accomplissement du rite. Le narrateur relate en focalisation externe les palabres de Koko avec les esprits : elle repousse les inutiles, comme la loutre géante et l’ara macao et appelle celui qui entretient un rapport d’analogie avec la maladie, l’esprit du jaguar (123-126). Sans transition, la focalisation se fait interne, à ceci près que le psychisme investi est celui de l’actant collectif des villageois : « Après une longue attente vint le son à nul autre pareil du reniflement guttural d’un jaguar et un rugissement extraordinairement profond se répercuta à travers la pièce », puis « La pièce bondée était silencieuse. Tout le monde put entendre le jaguar s’approcher du lit à pas feutrés, renifler, feuler et s’éloigner de nouveau à pas feutrés 29» (125). La modalisation ici est catégorique, car l’indicatif passé dénote la modalité du certain : on lit non pas « crut entendre », mais « put entendre ». La magie est ainsi donnée pour réelle. Toutes les manifestations magiques, qui foisonnent dans ce roman, sont ainsi traitées, sans exception, par le décrochement vers la focalisation interne, étayée par les modalités du certain.
Parmi les multiples manifestations du surnaturel, ainsi authentifiées, émerge la réincarnation (re-enactment) du mythe par Danny et Béatrice, et l’étrange parenté de Béatrice avec le soleil, agent de sa vengeance. Ainsi les deux amants ont-ils été obligés de fuir, car Wifreda les a vus ; ils coulent alors des jours de félicité à l’unisson avec la nature, jusqu’au moment de l’éclipse, annoncée par d’étranges présages (239). Danny, tremblant de terreur, s’abandonne aux soins de Béatrice : ils conçoivent leur enfant au moment même de l’éclipse. Béatrice, ne parvenant pas à le calmer entreprend de lui enserrer le corps dans un fin maillage de lignes tracées à la teinture de genipa.
Ce faisant, tous deux accomplissent le mythe : ils concrétisent le lien inceste-éclipse et Béatrice couvre de teinture le corps de son frère. Cette pratique, rapportée dans toutes les variantes amérindiennes, et celle-là même qui est contée au chapitre précédent (224-227) – à un détail près. En effet, dans les mythes recueillis, la sœur enduit de genipa le visage du frère incestueux afin de le confondre à la lumière du jour ; c’est pour cela qu’accablé de honte, Lune est monté au ciel, où il présente encore sa face barbouillée.
Danny a accompli le rôle de Lune, Béatrice quant à elle est liée de façon mystérieuse au soleil ; elle semble avoir été l’élue : elle a reçu son initiation sexuelle d’un rayon de soleil (152). Plus tard, au moment de se venger du Père Napier, qui lui a arraché Danny, elle s’éloigne dans la savane et, telle une prêtresse en transe, en appelle au soleil30. C’est lui qui accomplira la vengeance, car la piaï, en remettant les graines qui vont anéantir le Jésuite, ajoute : « Moi non plus, je n’aime pas cet homme. Il cherche à éliminer le soleil du ciel. Lui et son dieu mort sur un bâton. Il croit qu’il peut venir se mettre entre le soleil et la lune. Donne-lui ça et laisse faire le soleil. Le soleil va l’achever 31» (279).
Aussitôt dit, aussitôt fait, les chapitres suivants retracent l’agonie du Père Napier, fuyant la brûlure du soleil, incendiant la totalité des missions qu’il a construites est finalement obligé d’admettre, en focalisation interne et en style indirect, la victoire du soleil-jaguar : « Par moments, un formidable rugissement déferlait sur lui de tous côtés, comme si le soleil s’était métamorphosé en un jaguar sur le point de l’attaquer » (298). Le Christ lui-même est défait : « En dépit de tous les efforts qu’il faisait pour prier et maintenir l’image du Christ devant lui, les histoires que lui avaient racontées les garçons s’insinuaient dans son esprit : le soleil habillant le jaguar de jaune pour en faire son représentant sur terre ». L’instant d’après, l’assertion se fait catégorique, « Le soleil jaguar se mit à rugir et à lui lacérer la peau 32» (298).
Si les doxas sont nettement contrastées, les modalités de négociation entre les deux se révèlent autrement complexes, source de brouillage des frontières, d’insoluble enchevêtrement. La coexistence entre rationnel et surnaturel se déploie sur le mode de la contiguïté (oxymore ou asyndète), mais l’interaction des deux, le brouillage des frontières, s’organise non seulement par le biais des décrochages des voix narratives ou de la focalisation, mais surtout au moyen de la dislocation structurelle du récit. C’est plus par celle-ci que par les images qu’est noué ce complexe écheveau. On peut parler ici non plus de poétique de la liminalité, mais de poétique de la complexité.
5. Poétique de la complexité
Pauline Melville, confrontée elle-même, comme Béatrice, aux regards perplexes des autres pensionnaires au couvent à Georgetown, se voit comme source de confusion et ne cesse de préciser son aversion des catégories nettes. Il s’agit pour elle de « passer outre les oppositions nettes, de susciter le doute, ébranler les opinions, faire bouger les frontières et déjouer les identités fixes »33.
Du côté des Européens, peu d’ambiguïté : ils demeurent du dehors, quoi qu’ils puissent tenter. Même le mécréant McKinnon, dès la découverte de l’inceste, en appelle au Jésuite et décide de partir. En témoigne tout au long du roman l’isotopie de l’aveuglement qui les enserre tous dans un même réseau : le colon historique Mynheer Nicklaus, qui ne voyait rien ; McKinnon, l’expert en optique, qui n’a rien vu ; et Evelyn Waugh, le romancier qui a côtoyé l’enfant merveilleux de l’inceste, Fiston-Sonny, fils du soleil, monté au ciel par un arc-en-ciel de flèches, et n’a vu qu’un arriéré mental.
En revanche, les comportements des personnages hybridés ne se réduisent pas à la seule alternance codique : chez eux la confusion prévaut, due à la porosité des frontières. Wifreda, bonne chrétienne, a compris quel sort s’abat sur le père Napier et lui glisse un antidote industriel dans le sac. Plus tard, venue se faire opérer les yeux à Georgetown, elle a la vision de sa sœur Béatrice au moment même où une cécité inexpliquée s’abat sur elle. Elle ressent alors que s’accomplit la malédiction de Béatrice : « je te rendrai aveugle comme un termite ». À l’époque contemporaine, le moderne Chofy est troublé d’entendre la signification de son nom, divulguée par l’anthropologue, et la suite lui donnera raison, car cette divulgation, source de malentendu, va entraîner la mort de son petit Blabla. On pourrait dire qu’ils sont le lieu même du dialogisme au sens de Bakhtine, coexistence dans une même conscience de deux discours croisés ; quand il s’agit de discours structurants, on peut, comme les Américains, parler de « négociation de l’identité ».
Le brouillage des frontières est au cœur des préoccupations de l’auteur. Pour ce faire, elle s’attache à organiser un chaos narratif par le morcellement et l’imbrication des fragments. Il y a d’abord eu cette rupture épistémologique entre le récit-cadre conté et le corps de la diégèse, narré à l’occidentale. Au sein même de la diégèse s’insère un second phénomène d’enchâssement, car la première et la troisième partie se déroulent au Guyana contemporain, tandis que la partie centrale représente une vaste analepse (flashback), qui retrace les premiers temps du clan McKinnon.
Cette vaste analepse elle-même se fracture en une myriade de séquences – c’est-à-dire de scènes distinctes, séparées par différents types de disjonctions : disjonction actorielle, narratologique, temporelle, spatiale ou thymique, etc. En termes de dislocation temporelle, le roman est proprement vertigineux : le chapitre 3 qui se passe au présent, par exemple, est fait de trois analepses renvoyant à trois épisodes distincts de la vie de Rosa Mendelssohn. Au sein même de l’analepse qui relate sa rencontre en Angleterre avec Nancy Freeman, la préceptrice des enfants McKinnon, celle qui a « coupé les cheveux d’Evelyn Waugh », sont insérées deux autres analepses, dont le récit de l’arrivée du romancier un mercredi des cendres (65), sans parler de furtives prolepses. La dislocation se retrouve au niveau de la structure générale, des parties et des sous-parties, d’où la notion d’auto-similarité, riche de complexité.
Comme la linéarité chronologique, la linéarité narrative est constamment brisée par le jeu d’insertions multiples : micro-récits avec débrayage énonciatif : récits des mères, des grand-mères, oncles, récits et mime de scènes mythiques, ou encore de multiples saynettes (micro-scenarii), pittoresques, exemples d’hypotypose, de la vie quotidienne d’aujourd’hui ou d’hier. Le monde européen fait l’objet d’insertions hétérogènes de documents parfois authentiques, comme l’extrait du journal The Times du 12 novembre 1917, annonçant l’expérience de la « pesée de la lumière » ou un essai de l’anthropologue Wormoal, qui recèle des citations verbatim de Levi-Strauss. L’esthétique est celle de la dislocation et du collage.
Cette dislocation contrôlée abolit tous les discours d’autorité sans pour autant que s’impose une lecture alternative, car l’effet de polyphonie, de ventriloquie, prévaut. La fracturation a pour effet de ballotter le lecteur dans une cascade d’inclusions imbriquées, pourvoyeuses de chaos. La pulsation binaire a cédé place à une esthétique de la complexité, qui induit au plan thématique un discours de l’indécidabilité, de l’aporie. Ce discours de l’indécidabilité – celle du peuple effacé – est porté par Tenga, le cousin de Chofy, habitant en périphérie de Georgetown : « Tu dis que nous devons nous mélanger, dit amèrement Tenga. Comment faire ? Nous sommes finis si nous nous mélangeons. Et nous sommes finis si nous ne nous mélangeons pas »34 (72). Il se sent enfermé dans un zoo humain, pour touristes et ajoute : « on ne leur montre pas ce qui grandit le plus vite, par ici. La partie du cimetière réservée aux enfants »35 (71). L’avenir semble oblitéré par ce massacre des Innocents, que dramatise le roman au fil des générations par le biais de la mort du petit Ignace, mort d’épuisement, victime du zèle évangélisateur du Père Napier ; du petit Linus, empoisonné avec lui ; plus tard, de Blabla, fils de Chofy, victime du contresens fait sur le nom de son père Chofoye, « explosion des eaux ». La tentation du néant est forte : autrefois, Béatrice s’est abandonnée à l’eau de la crique dans l’espoir que la mère de l’eau allait l’aspirer. Aujourd’hui, les amis de Chofy s’abandonnent à l’alcool et à ce camion fou, qui déboule vers le néant : « Nous allons mourir, reprenait en chœur la camionnée d’Indiens à l’adresse des étoiles au-dessus d’eux »36 (75). Du reste, dans ce foisonnement d’humanité, seuls deux personnages demeurent sans nom, ce sont le gardien arawak du home amérindien, qui ne parle même plus sa langue, et l’Amérindienne canadienne paupérisée, qui s’exhibe au cirque, dans un cercueil de glace.
Il ressort de ces mises en abyme vertigineuses, une poétique de l’interstice par où sourdent de multiples possibles sans qu’aucun ne puisse jamais s’affirmer. L’instance narrative duelle est elle-même instable, n’oublions pas que le narrateur est en réalité le conteur Macunaima, qui comme dans la leçon de chasse au daim, utilise des stratagèmes mimétiques afin de mieux tromper sa proie.
Peut-on dire alors comme le fait Faris (2004), que le réalisme magique ouvre au « ré-enchantement du réel » ? C’est oublier trop vite l’implacable rigueur de l’instance organisatrice du récit. De ce vortex savamment organisé surgit une très ancienne fonction du langage, selon le maître Jakobson, la fonction illocutoire – performative disent d’autres – par laquelle le langage opère une transformation du réel. Il enclenche ici le processus d’anamnèse, le travail mémoriel de l’imaginaire. S’affirme aussi la plus magique des fonctions du langage, la fonction poétique37, qui « projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison » – en clair, qui met en co-présence dans la chaîne linguistique, une épaisseur de significations entrelacées. On est bien là dans une poétique de la complexité ou de la relation. En récusant la clôture du sens, l’œuvre vient convoquer le lecteur à sa place de co-constructeur ; à lui d’ouvrir son chantier.