Introduction
Les convoitises suscitées en Europe par le continent africain, et particulièrement l'Afrique au sud du Sahara, sont l'un des phénomènes les plus anciens et les plus constants de l'histoire des relations entre les deux continents. Les incertitudes de la survie économique après l'abolition de l'esclavage qui avait alimenté pendant des siècles le commerce triangulaire, ont très vite été dissipées par la conférence diplomatique de Berlin, tenue du 15 novembre 1884 au 26 février 1885. Cette première rencontre internationale consacrée exclusivement au continent africain a fourni, en effet, l'occasion parfaite pour définir les règles communes du colonialisme européen en Afrique noire1. Partant de cette conférence, une vaste opération européenne d'acquisition territoriale est lancée avec des règles qui encadrent le processus, depuis la conquête militaire, l'annexion et l’assujettissement politique, jusqu’au tracé des frontières coloniales. Forte de sa grande expérience en terre africaine, la France se positionne très vite dans ce nouveau challenge de type impérialiste. Elle initie une large opération de conquêtes et d'annexions, dont l'aboutissement a été la mise en place d'un vaste empire colonial en Afrique subsaharienne.
L'installation de ces emprises coloniales françaises en Afrique noire à la suite de la traite esclavagiste devait, dans l'entendement de beaucoup de colons, permettre l'instauration d'un marché du travail libre. Pris dans l'euphorie de la surenchère idéologique sur l'apport positif de la domination coloniale française en Afrique noire, des théoriciens de la politique indigène ont spontanément entretenu, dans leur discours, l'espoir que la fin de la traite stimule enfin chez les Africains l'ethos du travail, autrement dit, qu'elle facilite la « transition entre esclavage et travail libre qu'incarnait le modèle européen »2.
Cet espoir s'est heurté cependant très vite à la réalité sur le terrain colonial que relatent les différents rapports rédigés par les premiers administrateurs coloniaux, dont on ne saurait pour beaucoup affirmer l'objectivité et la sincérité. La plupart d'entre eux étaient habités par un fort sentiment de supériorité vis-à-vis du Noir, et par une forme de condescendance méprisante qui stimulaient moult préjugés dévalorisants sur les populations locales. Dans ses écrits et correspondances, René Maran fait d'ailleurs état des sarcasmes du discours colonial sur le rapport de l'homme noir au travail, campé pour l'essentiel sur le terrain de la critique contre « les tendances naturelles des indigènes considérés comme apathiques, indolents, paresseux »3.
L'aversion supposée des Noirs pour le travail n'est en effet pas compatible avec la trajectoire que prend, dès le début du 20ème siècle, le rapport de la Métropole avec les colonies d'exploitation d’Afrique au sud du Sahara où la France instaure très tôt le principe de l'autonomie financière des colonies4, qui implique pour celles-ci de trouver, par leurs propres moyens, les ressources nécessaires pour la construction des infrastructures nécessaires à leur « développement ». L’ultime moyen pour les administrateurs coloniaux déployés sur le terrain reste dès lors le recours à la contrainte pour garantir la disponibilité en quantité suffisante de main-d'œuvre locale. Dans le même temps, la réglementation du travail devient, face à l'évidence de l'échec d'une transition de l'esclavage à un marché du travail libre5, un important enjeu politico-économique pour les autorités coloniales. Elle cristallisera d'ailleurs, pendant plus de cinq décennies, les plus grandes controverses politiques et juridiques au sein de l'administration coloniale, et même en dehors. L'objectif principal visé à travers cette initiative est l'affinement des ressorts administratifs du système de travail forcé colonial, sa légitimation, son encadrement juridique et surtout son institutionnalisation dans les colonies d'exploitation d'Afrique subsaharienne. Deux idées motrices furent avancées : la première était qu'il fallait remédier, selon les autorités coloniales, à la « pénurie » de travailleurs dans les colonies. La seconde idée était, quant à elle, liée au présupposé selon lequel seule la contrainte pouvait permettre de surmonter « l'oisiveté », la « paresse » de l'indigène et lui inculquer le goût du travail. Et pour reprendre les termes d'Almada Negreiros, « puisque les populations africaines détestaient le travail, l'obligation du travail apparaissait comme le seul recours pour l'administration coloniale »6.
Cette tendance rétive et restrictive en ce qui concerne la réglementation du travail indigène qui se dessine dès les premières décennies de la colonisation française en Afrique noire compromettait dangereusement la transposition régulière du droit social métropolitain. À la place d'une réglementation du travail inspirée de celle en vigueur en Métropole, les autorités coloniales firent le choix empirique de mettre en place un faisceau de dispositions juridiques éparses inspirées du droit social métropolitain mais distantes de celui-ci. Car, dans le fond, la volonté de « tropicaliser » le droit du travail français n'était en réalité qu'une chimère politique dans laquelle la grande majorité des administrateurs coloniaux ne se privèrent point de pervertir allègrement, les principes qui sous-tendaient la « grande œuvre civilisatrice » de la colonisation. C'est cette perversion que René Maran dénonce dans plusieurs écrits dont Batouala et sa préface. Cette dernière apparaît d’ailleurs, à bien des égards, comme un véritable manifeste politique contre l'impérialisme français en Afrique noire et contre la face hideuse de sa politique indigène, pivot central du programme de « mise en valeur » des colonies. Si, dans son récit, le romancier-administrateur colonial se contente de mettre, dans la bouche de certains personnages indigènes de l'Oubangui-Chari, des propos satiriques vis-à-vis des coloniaux français, dans son préambule, il laisse libre cours à l'expression de ses convictions personnelles et dénonce vertement les réalités sordides de la colonisation qu'il a pu observer – et vivre – au plus près.
Le présent article s'intéresse de façon spécifique à la nature de l'attitude de René Maran, qui se décline à travers ses écrits administratifs et littéraires qu'il s'agit ici d'interroger. Son principal enjeu est d'analyser, d'une part, l'impact du discours d'un fonctionnaire du système colonial dont le statut au sein de l'administration et la race semblent avoir facilité l'immersion dans la réalité du quotidien des colonisés et, d'autre part, le fondement et la finalité même de ce discours. Dans quelle mesure les écrits de Maran ont-ils contribué à l'amorce des réformes du droit social colonial ? Quelle a été l'incidence du succès littéraire de René Maran sur la politique indigène de la France en Afrique subsaharienne, particulièrement en matière de réglementation du travail, de la main d'œuvre indigène où l'interventionnisme de l'administration coloniale permettait de légitimer des distorsions empiriques dans la transposition du droit social métropolitain ?
Les archives coloniales offrent un amoncellement de documents sur l'historiographie de la réglementation du travail en Afrique noire qui, mis en rapport avec certains écrits de René Maran et les nombreux travaux sur la problématique en question, permettent d'apporter des éléments de réponse à toutes ces interrogations. L'analyse de cette bibliographie assez diversifiée laisse paraître une évidence indéniable : la complexité et l'extrême sensibilité de la question de la réglementation de la main d'œuvre indigène sont liées non seulement à leurs accointances avec les intérêts économiques français privés et publics, mais aussi au rôle prépondérant et déterminant de l'administration coloniale dans la construction d'un droit social colonial arbitraire et abusif. La colonisation n'a jamais été, en dépit des prétentions humanistes et civilisatrices qu'on chercha vaille que vaille à mettre en avant pour justifier son bien-fondé, un projet altruiste et désintéressé7. Les motivations économiques étaient bien réelles, et la France coloniale ne s'en cachait point dès lors qu'elle faisait une fixation ferme sur la main d'œuvre locale, son organisation et les meilleures modalités de sa mise à contribution dans le vaste programme d'exploitation des ressources locales au profit de la Métropole, dans lequel les véritables artificiers étaient les administrateurs coloniaux. En nous fondant sur les résultats de cette analyse, nous tenterons de mettre évidence, d'une part, la marginalité de la fronde de René Maran, en tant qu’administrateur civil, contre le racisme colonial systémique (I). D'autre part, nous démontrerons l'apport décisif de sa critique contre le système colonial français en Afrique noire, à la réforme de la réglementation de droit social colonial (II).
1. De la fronde contre un racisme colonial systémique
En conformité avec les priorités du programme économique qui sous-tend, à partir de la fin du 19ème siècle, sa présence en Afrique subsaharienne, la France entame, dès 1900, un vaste programme de « mise en valeur » des colonies basé sur des méthodes controversées dont la mise en application était du ressort d'administrateurs coloniaux qui, à l’image de René Maran, n'adhéraient pas entièrement à ces pratiques. Le statut de fonctionnaire colonial a d'ailleurs été, dans le cas de ce dernier, la position idéale pour mettre en exergue les incongruités de la pratique impérialiste par rapport à l'idéal de « civilisation » de la France en Afrique Équatoriale Française (1). Ces abus dans la politique de « mise en valeur » constituent d'ailleurs la trame de fond d'une « tropicalisation » du droit du travail français suivant la mentalité indigène (2).
1.1. Contestation d'une rupture empirique de l'égalité démocratique dans la fonction publique coloniale
Pour peu qu’on s’intéresse à la carrière administrative de René Maran, on se rend compte qu’il n’a pas attendu d’accéder aux échelons les plus élevés pour dénoncer et faire face aux auteurs de vexations dont il était l’objet ou le témoin. Cet engagement transparaissait déjà dans une correspondance du 6 mars 19178, dans laquelle le jeune Adjoint aux Services Civils de la circonscription de Kémo ne craignit point d’attirer l’attention du Gouverneur d’Oubangui Chari sur « les brimades administratives » de son supérieur hiérarchique, M. De Kermadec, au sujet d’une banale affaire de signature « illisible » (« griffonnage ») de pièces comptables. L’exorde ex abrupto de la lettre est volontairement véhément : « Monsieur le Gouverneur. J’ai horreur du ridicule. Quelle que soit cette horreur, il me faut vous exposer une contestation d'un ridicule achevé. C'est tout juste si elle est d'ordre administratif »9. Et la clausule est tout aussi assumée : « Je suis fier, très fier. La menace me stimule plus qu'elle ne m'abat.... J'ai donc refusé de me soumettre à la manie de la persécution qui, déjà, perçait. »10 La note de la transmission de De Kermadec renseigne à suffisance sur l’état d’esprit et le substrat raciste de son comportement :
Ce présent factum relève d'esprit présomptueux, indocile et de prétentieuse vanité. M. Maran est un irrégulier de la vie, qui se trouve par erreur dans l'Administration, où il ne manifeste aucune des qualités d'ordre, de conscience professionnelle et de tenue exacte … des fonctionnaires consciencieux. Étant donné les termes irrespectueux et les allégations et insinuations malveillantes à mon égard, son attitude indisciplinée, je demande qu'une sanction soit prise contre lui.11
Le choix délibéré d'un lexique dépréciatif démontre, si besoin en était encore, la banalisation de la mauvaise foi et de la manipulation dans l'administration coloniale. Ainsi, écœuré par la fréquence des rapports tendancieux et fallacieux de fonctionnaires sur sa personne et son travail, Maran contre-attaque. Il envoie dans la foulée au gouverneur général de l'AEF une lettre incendiaire datée du 06 juin 1918 dans laquelle il affirme sans ambages :
Répondre aux mensonges de Monsieur l’Administrateur M. Baudon est chose à ce point facile… Mentir est une chose facile à qui n’a su jamais que cela rien que cela. Il est des personnes qui ne peuvent supporter le mensonge. Elles s’efforcent de s’éloigner des milieux où il sévit. Elles tâchent à ne prêter aucune importance, si elles ne peuvent s’en éloigner, aux cancans ou âneries. Cette dernière attitude est la mienne12.
« Noir je suis, boy on voulait que je devinsse »13, conclut-il. Ses rapports heurtés avec la hiérarchie se trouvent bien résumés dans cette formule concise très forte. En effet, ce que Maran vise et dénonce, c’est sa qualité d’administrateur colonial stigmatisé au nom de sa couleur, et constamment soumis à une « persécution, des procédés d'inquisition, de torture morale »14. Ce « racisme odieux » qui pénètre « toutes les fibres du psychisme européen »15 s’origine bien évidemment dans l’idéologie suprématiste qui encadre l’action coloniale, c’est-à-dire la classification raciale dualiste « eurocentrée » de race supérieure « dolichoblonde dirigeante et de race inférieure confinée dans la main d'œuvre la plus grossière »16, théorie savamment défendue par des penseurs occidentaux tel Renan, selon qui « La nature a fait une race de travailleurs de la terre, c'est le nègre ; une race de maîtres et de soldats, c'est la race européenne »17. Ce n’est donc pas tant « le désir d’embêter René Maran, rien que de l'embêter »18 qui est le lit de ses abaissements, mais bien le déni de son autorité de Noir et son aptitude à commander. Il y a là, de la part de ses collègues administrateurs, une dénégation à peine voilée d’une « émancipation de fait », et l’opposition consciente à une usurpation, de la part de Maran, de la fonction régalienne de commandement de la race blanche, la seule apte à gouverner les peuples.
Évidemment, Maran « ne fabule et n’exagère pas »19 au sujet de la réalité du racisme au sein de l'administration coloniale. Le gouverneur de l’AEF lui-même reconnait l’existence de ségrégation raciste dans le traitement réservé aux administrateurs coloniaux dans l’exercice de leurs fonctions. Dans sa correspondance sur ce qu’il appelait « l’Affaire René Maran », il avouait au ministre des Colonies :
Quand M. Maran, en 1921, rejoignait son poste je le vis à Brazzaville. Il était exaspéré parce qu’au Congo belge, des gérants d’hôtel, à Matadi et à Thysville, avaient refusé de le recevoir, les noirs n’étant admis là où logent les blancs… Au Congo belge où l'exclusion des noirs l'humiliait d'autant plus que des européens, moins gradés que lui étaient reçus dans des hôtels, des restaurants, dont l'entrée lui était interdite.20
Qu’une telle pratique discriminatoire soit connue à un tel niveau, et qu’aucune décision ne soit prise dans le sens de l’arrêter convainc que la ségrégation était un fait courant qui n’indisposait guère la tutelle, malgré les dispositions réglementaires. Et si le débat a pu être posé à la Chambre des députés, le mérite revient sans nul doute à Maran. Très tôt, il informa et mobilisa le réseau politique d’Outre-Mer autour de la problématique de la pratique ségrégationniste et du racisme qui avait cours dans le corps des administrateurs coloniaux. Gratien Candace, député de la Guadeloupe, interpellait alors le ministre des Colonies par lettre du 27 août 1919 « sur les agissements d’un grand nombre d’Administrateurs à l’égard des indigènes et même de fonctionnaires de race noire, qu’ils traitent avec un mépris absolu de la dignité humaine ou un parti-pris voulu pour diminuer l’autorité attachée à leurs fonctions »21. Refusant d’admettre que les telles pratiques racistes soient systémiques dans les colonies de la France, pays de droits de l’Homme, de l’égalité et de la fraternité, il avertissait avec fermeté et courtoise : « Je veux croire qu’il n’y a encore là que des errements d’isolés »22.
Par la question orale 12620 (du 23 février 1922), René Boisneuf, député de la Martinique demandait, à son tour, au ministre des Colonies, de fournir des réponses à propos de deux rapports remis en 1920 sur des iniquités et crimes dont René Maran aurait été témoin en AEF, ainsi que les suites données auxdites accusations, le cas échéant. Ayant nié avoir reçu le mémoire en question, mais contraint tout de même d’ouvrir une enquête, le ministre ne se gêna nullement de couvrir les auteurs des délits ou crimes visés. Dans une conclusion hâtive, il écrit : « les récriminations de M. Maran ne sont pas fondées » et relèveraient plus d’affaires personnelles23. Il est pourtant curieux de noter que le gouverneur de l’AEF avouait au ministre des Colonies une certaine connexité entre les faits rapportés par Maran et les agissements de M. Vendôme, administrateur en Oubangui Chari visé par une instance criminelle alors en cours24.
Ce sont d’ailleurs, selon Bocquet, cette aigreur et cette vexation « développées depuis plusieurs années dans ses relations souvent tendues avec l’administration coloniale, au sein de laquelle il a pu cependant constater des comportements blancs différents au fil des ans »25, que Maran exprime dans la fameuse préface, dont il est si fier, du reste : « La préface elle-même me plait. En supprimant quelques mots par ci par là, je lui ai donné une allure encore plus hostile. / Les coloniaux me voueront aux gémonies. Peu m’importe »26.
L’autre fait marquant de la carrière de Maran dans l’administration coloniale, qui renseigne sur le caractère prégnant de la rupture de l'égalité démocratique dans la gestion du personnel administratif colonial, est relatif à ce qu’on pourrait appeler « l’affaire du congé ». Pour rappel, tout fonctionnaire colonial avait droit à un congé en Métropole après 24 mois de séjour en colonie. Or, pour la troisième fois27, l’administration coloniale refusait à René Maran, après 24 mois de présence coloniale, ce droit « en excipant les mêmes motifs »28 de « manque de personnel »29. Curieusement, le Journal Officiel des colonies du 15 février 1923 mentionnait l’octroi des congés administratifs à d’autres30. Maran en déduit une rupture manifeste de l’égalité de traitement des fonctionnaires coloniaux : « On me refuse, avec une apparence de droit, après un séjour plus que normal, mon congé administratif.... On me refuse ce qu'on a depuis accordé à d'autres »31.
Les nombreuses correspondances où il expose tour à tour des raisons juridiques, et le certificat médical de Dr Riquier (le 26 mars 1923) constatant un état de santé vacillant (accès de fièvre fréquents, anémie cérébrale, troubles oculaires, congestion de la rate et du foie…) et la nécessité de prise en charge prolongée ne firent guère plier la hiérarchie. De guerre lasse, Maran quitta son poste après une passation de service dûment effectuée en avril 1923. Son absence constatée, le gouverneur Victor Augagneur envoya aussitôt un télégramme (Brazzaville 137 36 25/4) au Service Colonial de Bordeaux pour « suspension de solde de monsieur Maran au motif qu’il avait quitté la colonie du Tchad sans autorisation pour rentrer en Europe par le Nigéria sans feuille de route »32.
En haut lieu, ce départ de Koumra (Oubangui-Chari) pour Fort-Lamy (Tchad) fut naturellement considéré comme un abandon de poste inadmissible, un acte d’insubordination, et la preuve de l’ « inaptitude de M. Maran à soumettre sa vanité à une discipline quelconque »33, pour reprendre les mots du gouverneur, qui, soit dit en passant, transpirent insidieusement le racisme en ce sens qu’ils voilent à peine le préjugé du Nègre congénitalement insoumis et incapable d’ordre. Sérieusement, pouvait-on reprocher à Maran d’être « un fonctionnaire qui transgresse de façon aussi brutale les règlements et les ordres de ses supérieurs »34 après près de deux ans de démarches vaines, et qu’au même moment on lui refusait un droit qu’on accordait à d’autres ? La longue correspondance entretenue depuis 1921, la demande de rapatriement pour raison de santé dûment constatée et la violation flagrante de la réglementation du séjour colonial d'un administrateur poussent à croire que les raisons des poursuites judiciaires étaient ailleurs…
La réalité est que son roman, Batouala, surtout sa préface, avait « bouleversé le monde colonial »35, pour reprendre les mots de gouverneur de l’AEF. Le couronnement par le Prix Goncourt ne faisait donc que renchérir et légitimer pour ainsi dire cette volonté de subversion. L’administration coloniale avait goûté très peu qu’un homme du système se livrât à une critique si acerbe de l’esprit et de la mise en œuvre de la « mission civilisatrice » en Afrique. Rendant compte de cette affaire, le gouverneur M. Antonetti revient avec obsession et méchanceté sur cette irrévérence : « certaines polémiques, certains ouvrages publiés par M. Maran, les attaques auxquelles il s'est livré contre les fonctionnaires coloniaux ont fait apparaître un esprit fâcheux »36. Et il ajoute, avec une pointe d’ironie et de sarcasme : « cela est d’autant plus regrettable qu’il est difficile que ces diatribes aient été bien inspirées par un amour profond des indigènes, puisque l’auteur lui-même fut condamné pour violence envers les noirs »37.
Son prédécesseur Augagneur qui avait suspendu Maran de ses fonctions et suspendu sa solde par arrêté n° 339, écrivait pour sa part : « M. Maran jette sur les fonctionnaires de l'AEF une suspicion injurieuse, plus nuisible, peut-être que les imputations contenues dans la préface de Batouala.»38 Très clairement, la parution de Batouala a desservi son auteur, jusque dans ses droits les plus élémentaires dans la fonction publique coloniale. Cet acharnement exagéré contre lui n’avait, au regard de la détermination de ses supérieurs, d’issue qu’une radiation déguisée en démission ; démission à laquelle Antonetti l’invitait dans un style qui relève a priori d'une volonté de conciliation, mais qui, dans le fond, cache une détermination à sanctionner et humilier : « Il (René Maran) peut fort bien songer à donner sa démission. J'envisage cette éventualité parce qu'elle me parait la meilleure solution qui puisse intervenir et je puis, par avance, dire que je serais disposé à constater cette démission si elle est demandée »39.
D’un autre côté, la hiérarchie semblait vouloir se débarrasser d’un agent qu'on soupçonnait d'être désormais attiré par les fastes littéraires auxquels il avait goûté, et qui avait déjà un cercle de « protecteurs en France » :
Il se peut fort bien aussi, que les craintes de M. Maran résultent d'un calcul. Devant la coterie littéraire qui a fait de lui un grand homme, Maran a voulu paraître en beauté ; son œuvre a bouleversé le monde colonial, il lui faut, pour éviter la vengeance, pour conserver un grand nom à la littérature, un grand cœur à l'humanité, traverser les déserts, éviter la terre française.40
Pourtant, quand il arrive le 1er août 1923 en France (à Bordeaux), René Maran, avec le soutien du député Gratien Candace, cherche à rencontrer son ministre de tutelle qui se braque : « Il ne m’appartenait pas d’accorder la permission de rentrer en France pour se défendre », rétorquait-il.
La tournure démesurée d’une affaire de congé légalement dû et d’itinéraire emprunté, doublée de la controverse administrative autour du remboursement des frais de voyage et d'une solde de six mois, entretient indéniablement une troublante coïncidence avec le succès en Métropole de Batouala. En fait, ce roman se démarquait d'une littérature coloniale exotique et complaisante vis-à-vis de l’ordre colonial pour inaugurer une veine réaliste, voire subversive du colonialisme. René Maran n’est pas dupe, il a la claire conscience d’avoir mis un coup pied dans la fourmilière coloniale. Par conséquent, il ne pouvait rien attendre d’une hiérarchie qui lui refusait un droit élémentaire et, qui plus est, avait fermé les yeux sur les sévices discriminatoires contre sa personne. Sa vie était réellement en danger dans les colonies et il en était conscient :
Les polémiques suscitées par Batouala, les avertissements reçus de France, et même, par personnes interposées, de fonctionnaires appartenant au Ministère des Colonies ; les conseils que de vive voix ou par écrit, me donnèrent des amis ; et surtout, le désir compréhensif que j'avais de ne pas risquer d'être maltraité ou lynché par les Européens Belges, Portugais ou Américains habitant le Congo léopoldien, tout, en somme, motivait et justifiait ma prudence.41
À tout considérer, René Maran a vécu les pires vexations et humiliations dans l’exercice de ses fonctions d’administrateur civil colonial. Mais l’homme est « fier », pour reprendre le qualitatif qu’il se donne lui-même. Aussi n’a-t-il pas craint, au risque de se mettre à dos toute sa corporation et sa hiérarchie, de dénoncer les brimades administratives teintées de racisme et de s’attaquer ainsi à un système fondamentalement discriminatoire.
1.2. Critiques assumées contre les tendances abusives du droit social colonial
L'une des particularités de la législation coloniale dans le domaine du droit du travail en Afrique subsaharienne réside dans son défaut d'uniformité et d'harmonisation42. Cette lacune, qui n'est pas liée à un oubli, est plutôt une normalité dans le contexte colonial, surtout dans un domaine aussi important que le travail, pilier fondamental de la vie sociale et économique. L'essor de l'économie coloniale était en effet intrinsèquement lié à la bonne gestion de la main d'œuvre locale, car au-delà de la propagande politique autour de la motivation humaniste de la « mission civilisatrice » française en Afrique noire, le véritable motif de l'impérialisme français était d'ordre économique43. Or, la réalisation de ces ambitions économiques nécessitait un enrôlement massif d'ouvriers locaux réputés très paresseux. L'analyse des nombreux écrits coloniaux sur le rapport de l'Africain avec le travail laisse paraître une critique très acerbe sur la paresse légendaire des indigènes. Dès lors, le jugement péremptoire des défenseurs du travail forcé fait (très vite) force de loi dans les milieux coloniaux : « C'est méconnaître totalement la mentalité des indigènes que de croire qu'ils viendront d'eux-mêmes proposer leur travail au colon. L'expérience est faite que, sans la pression de l'autorité, les indigènes préfèrent leur vie misérable mais libre et oisive au travail rétribué »44.
Ce discours rébarbatif a, pendant presque toute la période coloniale, servi à légitimer un système juridico-administratif de mise au travail des indigènes aux fins de palier le risque permanent de pénurie de main-d'œuvre. Le pouvoir colonial y trouve en effet un terreau fertile pour agréer le bien-fondé des abus dans la gestion de la main d'œuvre locale. L'objectif d'exploitation illicite des ressources des colonies était un consensus acquis au plus haut sommet de l'État colonial. Le corps des administrateurs civils déployés sur le terrain colonial avait pour mission de lui donner une déclinaison réelle dont la faisabilité reposait, eu égard aux préjugés sur les Africains, sur le recours à la force et à la violence. Et c'est là tout le paradoxe de la doctrine coloniale française qui, sous le prétexte d'une « mission civilisatrice », cherche à excuser la barbarie d'un projet économique de « mise en valeur » des colonies dans lequel tous, ou presque, s'accordent sur la primauté de la force sur le droit45 au nom du devoir de civilisation46; toutes choses que Maran fustige ouvertement dans la préface de Batouala :
Après tout, s'ils crèvent de faim par milliers comme des mouches, c'est que l'on met en valeur leur pays. Ne disparaissent que ceux qui ne s'adaptent pas à la civilisation. Civilisation, civilisation, orgueil des Européens, et de leurs charniers d'innocents ! [….] Tu bâtis ton royaume sur des cadavres. Quoi que tu veuilles, quoi que tu fasses, tu te meus dans le mensonge. A ta vue, les larmes de sourdre et la douleur de crier. Tu es la force qui prime le droit. Tu n'es pas un flambeau mais un incendie. Tout ce à quoi tu touches, tu le consumes…
En Afrique subsaharienne, la prégnance des objectifs économiques du colonialisme français a conditionné la construction du droit social au début du 20ème siècle. Face à la difficulté de s'accorder sur une réglementation uniforme du travail indigène, le pouvoir colonial a laissé se développer un droit social épars, dans lequel priment arbitraire et abus, et qui s'est imposé comme le référentiel juridique en matière de réglementation de la main d'œuvre indigène. La France a, en effet, dans une logique prétendue « civilisatrice », cherché à transposer en AEF, dans le domaine spécifique du travail et de la main-d'œuvre, un dispositif normatif dont la seule ressemblance avec l'existant en Métropole se limitait à la forme. Au-delà, les différentes règles qui organisent le travail et la main d'œuvre indigène dans les colonies d'Afrique noire, présentent les mêmes particularités inhérentes au droit colonial. D'une part, la prégnance de la contrainte avec l'institutionnalisation d'un système de travail obligatoire dans lequel l'interventionnisme administratif et l'invasion excessifs du pénal étaient érigés en normalité. D'autre part, l'enrôlement systématique de logiques discriminatoires et rétives, qui permettent aux autorités coloniales de saborder avec aisance certains principes fondamentaux de la législation métropolitaine.
Le rôle prépondérant des fonctionnaires coloniaux dans la construction du droit social applicable à la main d'œuvre indigène est la véritable matrice des errements et les abus dans sa gestion. En Oubangui-Chari, le travail forcé, symbole prééminent de la banalisation dans le cadre du système de l'indigénat, du recours à la violence par les fonctionnaires européens, n'est pas un vecteur de « civilisation » nécessaire pour lutter contre la paresse naturelle des Noirs, incapables de s'engager et de se maintenir, sans y être contraints, dans un travail régulier et continu. Pour Mercier, le recours à la contrainte pour mettre au travail des indigènes considérés comme naturellement apathiques, indolents, paresseux est d'autant plus légitime que :
une politique coloniale bien comprise, consciente de ses droits comme de ses responsabilités ne poursuit pas seulement la mise en valeur matérielle mais encore, si nous osons dire, la mise en valeur humaine du territoire considéré; l’exploration des ressources terrestres, […] doit se doubler d’une action civilisatrice vis-à-vis des races prises sous tutelle.47
En dehors de la réquisition, les autres formes de travail obligatoire, sur lesquelles porte l'essentiel des constatations de Maran sur les errements et les abus des fonctionnaires dans la gestion de la main d'œuvre locale, sont, principalement, le portage, les prestations et les cultures obligatoires – le caoutchouc, le café et le coton, considéré, dès le début du 20ème siècle par certains administrateurs coloniaux, comme le ressort principal de la prospérité économique de la région48.
En Oubangui-Chari, comme dans les autres colonies françaises d'Afrique noire, les administrateurs coloniaux avaient les coudées franches pour torpiller le droit et la morale afin de garantir la disponibilité de la main-d'œuvre locale et la rentabilité économique de l'impérialisme français. L'amplitude des pouvoirs octroyés aux fonctionnaires coloniaux dans la gestion de la main d'œuvre locale a facilité l'institutionnalisation du recrutement par voie d'autorité, du travail forcé. Et, bien que la réglementation juridique du travail indigène, appliquée dans la plupart des colonies subsahariennes à partir du début du 20ème siècle, ne prescrit pas de façon formelle le travail forcé, ce mode de recrutement était le plus répandu. Cette situation met en lumière l'habileté du jeu de l'administration coloniale et tout l'art dans sa technique de construction de normes de droit colonial qui réside, incontestablement, dans la parfaite maîtrise de la manipulation des ambiguïtés dissimulatrices.
Ainsi, l’autorisation formelle du travail forcé n'apparaît nulle part dans les différents textes mentionnés, alors qu'une analyse minutieuse du contenu de certaines de leurs dispositions permet de se rendre compte qu'ils renferment tous des formules ambiguës qui tantôt incitent, tantôt valident ou tendent à faciliter le recours au recrutement contraint. En réalité, toutes ces mesures de réglementation du travail et de la main d'œuvre indigène dans les territoires d'Afrique subsaharienne plaident pour le développement d'un double régime du travail indigène : le régime du travail libre et le régime du travail forcé. Cette dualité découle d'un réalisme politique du législateur colonial qui, dans ses manœuvres de transposition du droit du travail métropolitain en Afrique noire, n'a pas opéré un mimétisme juridique absolu, mais plutôt une « tropicalisation » parcimonieuse des principes de droit du travail français, en édictant des dispositions spécifiques adaptées à la conjoncture coloniale.
Cette idée de « tropicalisation » constitue l'une des matrices des « saburres coloniales » que René Maran constate et enregistre en Oubangui Chari dans ses écrits parmi lesquels deux rapports circonstanciés appuyés de pièces officiels sur les iniquités et les crimes commis en Afrique équatoriale par plusieurs fonctionnaires et dont il aurait été témoin49. Cette dénonciation lui vaudra la médaille coloniale, qu’il avait pourtant refusée :
L’un des administrateurs contre lequel j’avais formulé des accusations implacables et précises, vient d’être, pour exaction, expulsé de l’administration. […] d’autres ont été déplacés. Et l’on m’a envoyé au Tchad pour m’éloigner de la haine agissante de mes ennemis. […] On me colle d’office la médaille coloniale que j’avais refusée50.
La réglementation du travail indigène reste, à bien égards, l'un des domaines où la plasticité du droit colonial s'est déclinée sous les formes les plus subtiles à cause d'une tradition d'interprétation empirique des dispositions législatives et réglementaires qui encadrent le travail indigène. C'est d'ailleurs par ce jeu de modulation du droit, que deux régimes juridiques du travail antagonistes ont cohabité pendant des décennies en AEF où, en dépit de la consécration formelle de la liberté d'engagement des indigènes, le travail forcé s'est maintenu grâce au visa administratif obligatoire pour la validité de tout contrat d'embauche et dont la responsabilité incombait aux fonctionnaires européens de l'administration coloniale, en l'occurrence les commandants de cercle. Or, « rares sont parmi ces fonctionnaires, ceux qui cultivent leur esprit et résistent à la "veulerie la plus abjecte" », constate René Maran. En effet pour lui, la réalité coloniale quotidienne en Oubangui-Chari n’est qu’un condensé d'abus, d'atrocités, de crimes51 et d'autoritarisme.
Ces excès et bien d'autres sont l'œuvre de fonctionnaires coloniaux que Blaise Diagne qualifie « non de coloniaux de profession, mais de troupiers européens dans la tranchée », qui, tout en endossant la charge de représenter la France, assument aussi la responsabilité des errements à l'origine des maux dont souffrent les Africains. Suivant les dispositions relatives à la procédure du recrutement par voie d'autorité, tout employeur désireux d'engager des manœuvres autochtones devait adresser une demande écrite au lieutenant-gouverneur de la colonie où se situe son entreprise. Ce dernier était chargé de saisir les commandants de cercle ciblés auxquels revenait le rôle crucial de mobilisation de la main d'œuvre requise en quantité suffisante, sans que ni l'avis des recrues indigènes ni leur adhésion ne soit sollicités, et encore moins pris en compte52. Dans les régions de l'Oubangui-Chari, la désagrégation des structures sociales locales est, selon René Maran, la conséquence d'abus imputable à des agents européens de l'administration coloniale se comportant en princes autoritaires sur le terrain colonial et despotes méprisants à l'égard d'indigènes qui se trouvaient entre le marteau d'une réglementation coloniale du travail dominé par la contrainte et l'enclume de l'impôt de capitation qui lui servait de moyen de pression.
Cette réalité constitue un des aspects les plus contestables du colonialisme français en Afrique Équatoriale Française où la rudesse de la réglementation coloniale a entraîné la désagrégation et l'effondrement de structures traditionnelles jadis riches et très peuplées, comme la circonscription de Kémo. Témoin privilégié de cet effondrement grâce à sa position d'administrateur, Maran déplore la célérité du processus et fustige par la même occasion les conséquences désastreuses de la politique indigène adossée à un droit arbitraire, abusif et dérogatoire. À propos de la circonscription de Kémo qu'il connaît bien, il affirme :
Cette région était riche en caoutchouc et très peuplée. Des plantations de toutes sortes couvraient son étendue. Elle regorgeait de poules et de cabris. Sept ans ont suffi pour la ruiner de fond en comble. Les villages se sont disséminés, les plantations ont disparus, poules et cabris ont été anéantis. Quant aux indigènes, débilités par des travaux incessants, excessifs et non rétribués [...] ont vu la maladie s'installer chez eux la famine les envahir et leur nombre diminuer.
Ils descendaient pourtant d'une famille robuste et guerrière, âpre au mal, dure à la fatigue. Ni les razzias senoussistes, ni de perpétuelles dissensions intestines n'avaient pu la détruire. [...] La civilisation est passée par là, [...] toutes les tribus bandas ont été déminées.53
Au-delà de cet impact négatif de la réglementation coloniale du travail indigène dont la rudesse et la gravité des abus tenaient pour l'essentiel à l'intervention des fonctionnaires coloniaux dans le processus de recrutement des travailleurs locaux, il existe une autre grande particularité de la réglementation du travail indigène en AEF, qui la démarque du droit métropolitain : l'invasion du pénal qui transparaît à travers le « délit d'emport avances »54. Cette situation renseigne, si besoin en était encore, sur la réalité du caractère abusif et répressif de la réglementation du travail indigène. L'apparition de ce délit dont les origines se situent en Indochine55 a, aussi paradoxal qu’il puisse paraître, été facilitée par l'existence d'une politique d'attractivité en matière de recrutement, initiée et soutenue par les employeurs européens et l'administration coloniale. Sa mise en place était liée aux difficultés criardes dans la mobilisation de la main-d'œuvre locale. Face à ce déficit, l'alternative a été toute trouvée de « faire venir des travailleurs originaires d’autres contrées en les amadouant avec des offres attractives comme des avances, soit en argent, soit en denrées [...], soit en matériels divers, des outils, par exemple »56. Malheureusement, le résultat était décevant : « les désertions (étaient) très nombreuses, [...] et les indigènes (quittaient) leurs lieux de travail sans rembourser les avances qui leur ont été consenties »57. Face à cet échec, la pénalisation de « l'emport avances » s'est imposée et elle a été actée d'abord par le décret du 10 juin 1911, remplacé quelques années plus tard par celui du 2 juin 1932 qui généralise son application dans tous les territoires d'Outre-mer relevant du ministère des Colonies.
2. La contribution à l'impulsion d'une réforme de la réglementation du travail en Afrique noire francophone
La parution de Batouala de René Maran, en 1920, intervint dans le contexte particulier de l'après-guerre, marqué par l'internationalisation du débat colonial, et la censure inédite du colonialisme européen, portée désormais par la nouvelle Société des Nations (SDN). Et si la consécration du roman par le Goncourt a été l’objet d’une bruyante publicité et d’une avalanche de comptes rendus dithyrambiques dans diverses revues et mouvements noirs en Amérique58, c’est parce que l’écrivain engageait une dénonciation retentissante « des abus intolérables d’un système qui se targue hypocritement d’une mission civilisatrice louable pour couvrir une exploitation inhumaine»59. Face à ces nouveaux regards, autrement attentifs aux questions coloniales, sur lesquelles les verrous de souveraineté nationale, jadis très efficaces, ne s'appliquent plus, la France est obligée de s'adapter dès 1919 à la nouvelle conjoncture. Il faudra cependant attendre l'avènement du gouvernement du Front populaire pour voir émerger les premières grandes réformes de la réglementation du travail indigène (1) suivie, quelques années plus tard, par une mise à niveau des institutions chargées du contrôle de l'application de cette réglementation dans les colonies (2).
2.1. L'amorce d'un réajustement « débridé » de la réglementation du travail indigène à partir de 1919
Au-delà d'une consécration littéraire, le Goncourt accordé à Batouala récompense aussi une désapprobation morale des abus et indignités du colonialisme, contenue surtout dans la préface. Des travaux récents portant sur la genèse et la publication du roman ont montré le long processus de maturation qui avait conduit Maran à inclure, dans son préambule, des passages délibérément « sulfureux qui allaient déchaîner les passions dans les institutions coloniales de la République et lui valoir d’être interpellé jusque devant l’Assemblée nationale »60. Cette préface incendiaire avait été approuvée non seulement par l'éditeur Albin Michel, mais aussi par les soutiens de Maran parmi les hommes de lettres, ces « frères en esprit, écrivains de France », dont il espérait que la « voix s’élève ! » pour protester avec lui contre les abus qu'il avait le courage de dénoncer61.
Avec l'instauration du « système des mandats » au lendemain de la Première Guerre mondiale, la communauté internationale acquiert une légitimité confortable pour intervenir dans le débat colonial. La nouvelle censure internationale qui se déploie « exerce sur l'œuvre coloniale l'arbitrage de tous ceux qui sont intéressés à ses accomplissements matériels et moraux »62, rendant ainsi la marge de manœuvre des puissances européennes de plus en plus exiguë dans leurs colonies. Pour René Maran, au contraire, cette évolution du rapport de la communauté internationale avec le fait colonial est une opportunité inespérée de libérer l'écho longtemps annihilé de son indignation face à la cruauté et au racisme du système dont les prétentions humanistes ne sont, au regard des pratiques sur le terrain colonial, que leurres.
Les renseignements fournis à travers la préface de Batouala sur le travail forcé en Oubangui-Chari, sont d'autant plus importants que le recrutement par voie d'autorité n'a pas été explicitement formalisé dans la réglementation du travail indigène en vigueur dans l'empire colonial français d'Afrique subsaharienne. Cette situation, qui n'est pas fortuite, met en lumière, si besoin en était encore, tout l'art dans la technique de construction des normes de droit colonial qui incontestablement réside dans la maîtrise de la manipulation des ambiguïtés dissimulatrices. Face à ce flou juridique, la préface de Batouala vient en appoint au travail de documentation de la communauté internationale sur le phénomène et aux efforts qu'elle déploie pour impulser la refondation d'une réglementation du travail colonial qui, dans les territoires français, reste, à bien des égards, l'un des domaines où la plasticité du droit colonial s'est déclinée sous les formes les plus subtiles.
Bien que consciente des nouveaux enjeux, la France n'infléchit pas véritablement sa position sur le travail forcé. Au contraire, elle tente de le maintenir par tous les subterfuges possibles, retardant ainsi l'avènement d'une refondation de réglementation du travail colonial. Finalement, c'est avec le gouvernement du Front Populaire qu'interviennent les réformes les importantes, notamment la réglementation du travail des femmes et des enfants, et la prohibition de l'intervention directe de l'administration coloniale dans le recrutement de la main d'œuvre locale pour les exploitations privées, à l'origine d'innombrables abus.
La dislocation et la chute du Front populaire marque un coup de frein à cet élan et le retour en force du régime des prestations en Afrique subsaharienne, française. Il faudra attendre la conférence africaine de Brazzaville de 1944 pour voir se dessiner un nouvel horizon dans l'évolution de la réglementation du travail indigène, l'une des principales conclusions de cette rencontre étant « qu'en Afrique comme en Europe, le travail doit être encouragé et protégé par des lois et des règlements dont l'application exige d'être contrôlée par des corps techniques spécialisés. Blessés du travail et vieux travailleurs ont droit en Afrique comme en Europe à des garanties »63. Cette prise de conscience de la nécessité d'une refondation des paradigmes du droit colonial du travail fut en grande partie facilitée par les positions de deux grandes figures de l'administration coloniale : les gouverneurs Saller et Latrille dont les rapports64 ont été parmi les plus critiques contre le régime juridique du travail indigène en Afrique noire.
Les premiers textes législatifs inspirés des recommandations de la conférence de 1944 seront le décret du 18 juin 1945 et la loi Houphouët Boigny de 1946 portant abolition du travail forcé, qui consacrent, tous les deux, le principe de la liberté de travail et l'interdiction de toute forme de contrainte dans le recrutement des travailleurs, dans leurs rapports avec leurs employeurs et, dans l'exécution de leurs obligations de travail. Ces mesures phares seront complétées, quelques années plus tard, par la loi du 15 décembre 195265 instituant un code du travail dans les territoires et territoires associés relevant du ministère de la France d’Outre-mer et une réorganisation de l'inspection du travail.
2.2. Une réorganisation des services de l'inspection du travail
Près de vingt-cinq ans après le succès littéraire de Batouala, et dans la droite ligne de réveil des consciences noires, l'idée d'une réorganisation des services de l'inspection du travail dans les territoires d'Afrique noire est portée par le député sénégalais Léopold Sédar Senghor qui initie, dès 1946, un débat politique sur la situation des inspections du travail à Dakar, et en Afrique noire de façon générale. Car, au-delà du cas spécifique du Sénégal, la situation de « l'inspection du travail est restée assez rudimentaire en droit, et plus encore en fait [...] avec des effectifs réduits, souvent non spécialisés et temporaires »66 dans les colonies françaises d'Afrique au sud du Sahara. Dans une lettre du 08 mars 1946 adressée au ministre de la France Outre-mer, le député sénégalais dénonce cette situation de léthargie et expose dans le même temps, les aspirations urgentes des travailleurs africains parmi lesquelles, la mise à disposition de deux inspecteurs du travail métropolitains détachés du Ministère du Travail. Et en dépit de l'urgence signalée, le député reste intransigeant sur les compétences des futurs inspecteurs, au sujet desquels il précise qu'« il va de soi qu'il ne saurait être question d'administrateurs détachés. Ce n'est pas leur métier et ils ne connaissent pas assez les questions du travail telles qu'elles se posent au Sénégal »67. Nonobstant son argumentaire solide, les autorités françaises décident de maintenir le statu quo et de retarder l'envoi d'inspecteurs du travail détachés du ministère du Travail. Le prétexte avancé pour motiver ce refus sera la pénurie de personnel spécialisé68. Cet argument fallacieux cache cependant mal l'état d'esprit des autorités coloniales et, surtout, la ténacité du racisme colonial que René Maran dénonce dans sa préface de Batouala.
Mais même adoptées, ces réformes se heurtèrent à un écueil de taille : celui de leur applicabilité des normes édictées, car le contexte colonial est par essence une situation où s'embrigadent des idées, des stratégies et des calculs qui s'opposent, se récusent et se recoupent au gré des conjonctures et des intérêts particuliers des acteurs de la colonisation, et surtout de l'État. L'importance de la question du travail indigène a hissé la problématique de sa réglementation sur les plus hauts sommets du débat colonial, pendant toute la durée de l'impérialisme français en Afrique noire. Les mesures qui ont été prises dans le cadre de la réglementation juridique du travail et de la main d'œuvre locale ont la plupart du temps été adossées à des exigences de maximisation de gains et de rentabilité, au détriment du respect de la dignité humaine. Cette triste réalité constitue leur force et a longtemps été l'un des principaux obstacles à une réforme de la réglementation du travail indigène en Afrique noire, lacune qui a conforté, malheureusement, un maintien parcellaire du travail obligatoire au-delà de 195269.
Conclusion
Il apparaît donc que la carrière administrative mouvementée de René Maran a été liée indissociablement à la question du droit social colonial, surtout à la gestion du personnel noir de l’administration civile et à celle du recrutement et du traitement de la main-d’œuvre indigène. En AEF, et même dans toutes ses colonies en Afrique, la France a le plus régulièrement fait fi des injonctions de sa « mission civilisatrice ». L'examen des différentes dispositions d'ordre juridique ou administratif, prises dans le cadre de la réglementation du travail et de la main-d'œuvre locale, laissent paraître, du point de vue de leur formulation et leur application, de nombreuses lacunes qui renseignent sur la réalité d'une attitude rétive du colonisateur qui fluidifiait le recours à la contrainte et aux abus de tout genre en matière de droit social colonial. Le mérite de René Maran, qui a vécu de l’intérieur cette distorsion systémique, est de s’être posé en un administrateur anti-système qui a indéniablement réussi à ramener des Colonies un débat qui a indisposé « l’âme de la Grande France »70.