Un homme pareil aux autres de René Maran : approche génétique d’une écriture paradoxale du « je »

Tina Harpin and Laura Gauthier Blasi

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Tina Harpin and Laura Gauthier Blasi, « Un homme pareil aux autres de René Maran : approche génétique d’une écriture paradoxale du « je » », Archipélies [Online], 14 | 2022, Online since 15 December 2022, connection on 08 October 2024. URL : https://www.archipelies.org/1377

Un homme pareil aux autres de René Maran, paru en 1947 aux éditions Arc-en-ciel puis en 1962 chez Albin Michel, est un projet d’écriture initié dans les années 1920 sous le titre Le Roman d’un nègre. Ce récit retravaillé par son auteur sur plus de vingt ans révèle une subtile écriture du « je ». Ni autobiographique ni autofictionnel, c'est un « roman autobiographique », genre par excellence où selon Yves Baudelle « s’exercent les processus de transfert fictionnel des données de l’existence ». Tout lecteur peut constater que Jean Veneuse ressemble à Maran et celui-ci n’a pas caché que l’écriture du roman l’a fait revenir sur son propre passé. Pourtant, Maran semble avoir voulu renforcer le pacte romanesque au fil des réécritures. Cet article analyse cette complexe écriture du « je » à la lumière du dossier génétique de l'œuvre, et des définitions de l'autobiographie et de l'autofiction. Il dévoile les ambiguïtés et la richesse de ce roman autobiographique où le statut et l’identité du « je » reste sujet à discussion.

Un homme pareil aux autres by René Maran, published in 1947 at Arc en ciel editions, then in 1962 at Albin Michel, is a writing project initiated in the 1920s under the name Le Roman d’un nègre. This narrative, rewritten by its author for over twenty years, reveals a subtle use of the first-person pronoun. Neither autobiographical nor autofictional, it is an “autobiographical novel”, a genre par excellence, where, according to Yves Baudelle, « processes of fictional transfer of living experiences are carried out ». Readers can see that Jean Veneuse resembles Maran, and the author didn't conceal that writing the novel made him come back to his own past. And yet, Maran seems to have strengthened the fictional pact throughout his rewritings. This article analyses this complex self-writing in the light of genetic criticism of his work, and the definitions of autobiography and autofiction. It reveals the ambiguities and the treasure of this autobiographical novel where the status and identity of the first-person pronoun is still to be debated.

Introduction

Le roman Un homme pareil aux autres est une des œuvres que René Maran a le plus constamment réécrite au cours de sa vie. Ce roman, moins connu que Batouala, n’en est pas moins important dans la mesure où il pointe le problème du racisme en France et dans les colonies, à travers l’intrigue amoureuse perturbée d’un administrateur colonial noir, Jean Veneuse, et d’une femme française blanche, Andrée Marielle. La fin heureuse de ce roman sentimental en accroît sa critique sociale et politique. Pour expliquer que l’œuvre de son ami ne trouve injustement aucun éditeur, Léopold Sédar Senghor précise ainsi à André Gide, dans une lettre datée du 3 février 1940, que « le récit finit par un mariage mixte, ce que l’on juge sans doute intolérable pour la dignité de l’homme blanc »1.

Finalement publié sous sa version définitive en 1947 aux éditions Arc-en-ciel2, republié par Albin Michel en 1962, et plus récemment en 2021 par les éditions du Typhon avec une préface du romancier sénégalais Mohamed Mbougar Sarr3, Un homme pareil aux autres soulève de nombreuses questions et a provoqué, comme Batouala, bien des malentendus, raison pour laquelle Mohamed Mbougar Sarr (2021, 22), à la fin de sa préface, nous exhorte à « essayer de mieux lire [René Maran] » et à « lever le malentendu » qu’ont pu susciter l’homme et son œuvre. Or, l’un des malentendus que provoqua Un homme pareil aux autres et que René Maran tenta à plusieurs reprises de dissiper, est la lecture biographique qui fut faite de son texte. Ce roman, dont l’inspiration autobiographique ne passait pas inaperçue, fut lu comme un témoignage déguisé, ou comme une « autobiographie honteuse » notamment sous la plume sévère de Frantz Fanon (1952, 51-66) dans le chapitre trois de Peau noire, masques blancs intitulé « L’homme de couleur et la Blanche ».

Le malentendu de la lecture autobiographique d’Un homme pareil aux autres naît de la dimension paradoxale du « je » dans ce roman. Il est vrai que le « je » du personnage fictif résonne étrangement avec la voix de René Maran et lui emprunte certaines de ses expériences, mais celui-ci se défend d’avoir écrit une autobiographie. Ces résonances voulues et cette absence apparente d’intention autobiographique rattachent ce texte à la catégorie du « roman autobiographique », distincte de l’autobiographie et de l’autofiction. Dans une étude antérieure (Harpin et Gauthier Blasi 2021), nous avions repéré des sources d’inspiration autobiographique de l’œuvre et des indices textuels troublant le pacte romanesque. Cet article approfondit nos réflexions, sans prétendre les clôturer. En nous appuyant sur les approches génétique et narratologique, nous analyserons le statut générique hybride du texte. Après avoir présenté le dossier génétique du roman, nous reviendrons sur les notions d’autobiographie et d’autofiction appliquées à l’œuvre de René Maran puis nous analyserons des passages précis du texte, raturés, réécrits ou conservés, qui révèlent les subtilités et difficultés de l’écriture du « je » du roman majeur qu’est Un homme pareil aux autres.

1. Approche génétique de l’écriture du « je » dans Un Homme pareil aux autres 

1.1. Le dossier génétique du roman

Nous entendons par dossier génétique, l’ensemble de documents ou témoins génétiques écrits, publiés ou non, associés au projet d’écriture d’une œuvre et pouvant être classés de façon chronologique (Grésillon 2016, 286). Le dossier génétique d’Un homme pareil aux autres permet d’éclairer l’évolution et l’élaboration d’une écriture du « je » dans ce roman aux accents diaristes et sentimentaux. À ce stade de nos recherches, il s’étend à 5 versions imprimées du texte et à 5 manuscrits déposés dans divers fonds d’archives publics ou privés.

1.1.1. Les versions imprimées

Parmi les versions imprimées, l’édition Arc-en-ciel de 1947 d’Un homme pareil aux autres est considérée comme l’édition de référence et fut reprise de manière posthume en 1962 par Albin Michel. Notre dossier génétique est constitué de trois autres publications du texte avant cette édition de référence : les « Notes d’un voyage de France au Congo », publiées dans la revue La Renaissance d’Occident, vol. II en 19204, l’extrait du Roman d’un Nègre présenté comme « à paraître », sous-titré « Retour en France », publié dans la revue Je sais tout du 15 novembre 19245 et les récits intégraux Journal sans date, publié dans la revue littéraire Œuvres libres, nº73, en juin 1927, et Défense d’aimer, publié dans la revue Feuillets Littéraires d’Arthème Fayard en 1932.

1.1.2. Les manuscrits

Le dossier génétique actuellement constitué comprend 5 manuscrits6. L’un d’eux provient du fonds René Maran de la Bibliothèque Universitaire Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD)7 et les autres ont été reconstitués à partir des dossiers provenant du fonds privé du petit-fils de l’écrivain, Bernard Michel. Nous avions proposé un premier classement des manuscrits de ce fonds privé (Gauthier Blasi et Harpin 2021). Nous l’avons complété grâce à la découverte de nouvelles liasses que nous avons pu incorporer au classement antérieur. Après plusieurs repérages, nous avons proposé un classement chronologique de ces manuscrits, non datés pour la plupart : les manuscrits 1, 2 et 3 du fonds privé de Bernard Michel semblent antérieurs à la publication de Journal sans date (1927) et Défense d’aimer (1932). Après ces versions éditées et intégrales du récit, viendrait le manuscrit 4 du fonds Maran de l’UCAD puis le manuscrit 5 du fonds privé de Bernard Michel, intitulé Un homme comme les autres qui semble être la version la plus proche de l’édition de référence d’Un homme pareil aux autres de 1947.

Figure 1 – Premières pages des manuscrits du dossier génétique et classement chronologique

Figure 1 – Premières pages des manuscrits du dossier génétique et classement chronologique

1.2. Premières observations majeures sur les réécritures du texte

Après une observation minutieuse des manuscrits, nous avons constaté que le texte présente des changements majeurs : des paragraphes entiers, voire des chapitres entiers ont été biffés, modifiés ou ajoutés, publiés dans des versions postérieures ou au contraire, jamais publiés et méritent une attention particulière. Les manuscrits 1 et 2 en particulier contiennent plusieurs passages aux aspects parfois pamphlétaires sur les coloniaux et les pratiques coloniales. Ceux-ci n’apparaissent pas dans Journal sans date (1927), ni dans les versions éditées ultérieures. Nous retranscrivons en annexe un exemple d’un de ces passages supprimés, lu dans le manuscrit 1.

Figure 2 – Manuscrit 1 : Extrait présentant un passage non publié (pour transcription, voir en annexe)

Figure 2 – Manuscrit 1 : Extrait présentant un passage non publié (pour transcription, voir en annexe)

Nous constatons également des réécritures par exemple, liées à la temporalité :

Figure 3 – Manuscrit 4 : Exemple de réécriture du texte

Figure 3 – Manuscrit 4 : Exemple de réécriture du texte

« Premier décembre – l’après-midi » biffé dans le manuscrit 4, devient « matinée du 25 novembre ». Bien que cela semble mineur, il s’agit d’une des rares dates mentionnées dans le roman, elle ouvre le chapitre I, tel qu’il a été publié dans Un homme pareil aux autres (1947). Ce repère temporel, entraîne des modifications de la description du port de Bordeaux, le jour du départ : Ms1 -> Ms4 : L’hiver écrase Bordeaux // Ms4->HPA : L’automne écrase Bordeaux. Il ne s’agit pas de savoir laquelle de ces deux dates est la plus proche de l’expérience vécue du départ. Mais l’automne avec son champ sémantique et émotionnel est peut-être le plus à même de participer à la construction cohérente du récit. Il semble avoir une signification bien particulière pour René Maran, puisque l’automne, dans Le Cœur serré (1931), un autre roman de l’auteur, d’inspiration autobiographique, est aussi la période durant laquelle Georges Lindre est conduit par ses parents au lycée de Talence, à Bordeaux.8

Enfin, nous observons dans les manuscrits des ajouts majeurs, comme ce premier chapitre célèbre, aux accents préfaciels, dans le manuscrit 4 de l’UCAD. Il est retravaillé dans le manuscrit 5 pour apparaitre tel qu’il a été publié dans l’œuvre de référence Un homme pareil aux autres (1947).

Figure 4 – Manuscrit 4 : Ajout manuscrit du premier chapitre

Figure 4 – Manuscrit 4 : Ajout manuscrit du premier chapitre

D’après la composition du roman, il s’agit du premier chapitre de l’œuvre, mais ses accents préfaciels et sa position augurale lui donnent presque la valeur d’un texte seuil dans lequel s’instaurent les relations entre lecteur et auteur et s’établissent aussi les relations contractuelles (Lejeune [1975] 1996, 43). Ce chapitre affirme l’identité du personnage fictif et le pacte romanesque : c’est Jean Veneuse, un homme noir, fonctionnaire colonial qui livre ses confidences. Dans ce chapitre, on retrouve donc l’écriture à la première personne :

Ms4 : Je m’appelle Jean Veneuse. Peut-être le nègre que je suis a-t-il tort de ne pas garder pour soi les présentes confidences. 

Cette première personne est cependant mise à distance dans le manuscrit 5 et dans Un homme pareil aux autres (1947), par l’intrusion de la 3ème personne dans ce chapitre :

Ms4 : Les pages qui le composent sont tirées de l’espèce de journal […] où, treize années durant, j’ai noté, de façon intermittente, les hauts et les bas de ma vie de fonctionnaire colonial.
Ms5 et HPA : Les pages qui le composent sont tirées du lot de vieux cahiers […] où treize années durant, il a noté, de façon intermittente, les hauts et les bas de sa vie de petit fonctionnaire colonial. 

Cette réécriture à la 3ème personne, lisible dans le manuscrit 5, révèle un choix narratif pleinement pensé que l’étude des manuscrits met en lumière. René Maran utilisait déjà le pronom « il » dans le dernier chapitre de son roman dès le manuscrit 1, lorsque Jean Veneuse arrive à Paris pour rejoindre sa bien-aimée André Marielle :

Ms1 : L’escalier roulant a déposé Veneuse au seuil de la salle d’attente. Fatigué et frémissant, fiévreux et lucide, il promène ses regards autour de lui.

Cette phrase reste inchangée dans les textes qui lui succèdent et dans Un homme pareil aux autres (1947). En réaffirmant l’hétéronymie et en utilisant la troisième personne du singulier, René Maran rompt abruptement avec le déroulement du récit à la première personne. Le changement de perspective est brutal pour le lecteur qui se retrouve arraché d’une focalisation à la première personne pour devenir le témoin peut-être plus distancé des retrouvailles et de la demande en mariage d’un homme noir à une femme blanche, ce qui, rappelons-le, pouvait à l’époque être jugé sulfureux (voir la lettre de Senghor précédemment citée).

Ce jeu d’oscillation de l’écriture du « je » vers la troisième personne, présent aux chapitres d’ouverture et de fermeture du récit (premier chapitre du manuscrit 5 et dernier chapitre du manuscrit 1) a pour effet de renforcer le pacte romanesque. À travers une narration qui joue sur l’énallage, René Maran s’attache à polir un récit-témoignage qu’il revendique comme fictif mais qui se veut « vrai ». Le contenu de sa propre expérience s’y trouve ainsi « transposé », « stylisé [dans] le rayon spécial de la fiction, arraché au prosaïsme des jours ordinaires pour lui donner un relief inaccoutumé », comme l’écrit Yves Baudelle (2003, 14) au sujet du travail de l’écriture romanesque.

2. Le statut générique d’Un Homme pareil aux autres

Le dossier génétique laisse à penser qu’Un homme pareil aux autres (1947) a été conçu, dès les débuts du projet d’écriture, comme un récit (sous-titre du manuscrit 4), un récit de fiction et un « roman ». Ce terme est utilisé dans le premier titre donné à ce texte, Le Roman d’un Nègre et il est repris comme sous-titre des manuscrits 3 et 5. Mais les précédents titres montrent qu’il s’agit aussi de proposer une fiction d’écriture de soi, ce à quoi renvoie l’idée de « journal », dans Journal sans date et l’idée de voix dans le titre Un nègre parle, titre biffé du manuscrit 4.

Figure 5 – Titres et sous-titres des manuscrits 3, 4 et 5

Figure 5 – Titres et sous-titres des manuscrits 3, 4 et 5

L’étude des cinq versions imprimées d’Un Homme pareil aux autres (1947) et la réflexion sur les titres des manuscrits et tapuscrits, ne fait pas de doute du projet littéraire entrepris : il s’agit d’offrir au lecteur un roman qui réfléchit au sujet grave du racisme, à travers le témoignage à la première personne du personnage fictif de Jean Veneuse. L’ajout majeur du chapitre liminaire de la première partie dans le manuscrit de Dakar conforte l’hétéronymie qui scelle le pacte romanesque de la fiction. Ce chapitre, où le narrateur-personnage se présente en déclarant « je m’appelle Jean Veneuse », brise le doute que peut provoquer la lecture des premiers mots du récit à la première personne. Il renforce ainsi l’introduction de l’identité du personnage dans les précédentes versions du roman, Journal sans date et Défense d’aimer. Surtout, ainsi que l’explique Xavier Luce (2021), « le ‘Je m’appelle’ devient l’acte performatif d’un dédoublement littéraire, geste inaugural de l’œuvre romanesque de Maran ». En effet, Xavier Luce rappelle que ce geste théâtral du « je m’appelle » se retrouve dans son autre roman d’inspiration autobiographique, Le Cœur serré (1931), qui commence par le tonitruant « Je m’appelle George Lindre ».

Par l’hétéronymie, René Maran revendique l’art de la fiction, mais ses œuvres qui s’inspirent particulièrement de sa vie sont à classer selon nous, dans la catégorie complexe des « romans autobiographiques ». Ce type de textes contrarie le « modèle théorique dominant – fictionnaliste – qui se refuse à penser l’hybridité ontologique du roman », selon Yves Baudelle (2003). Or Un Homme pareil aux autres nous invite précisément à penser l’hybridité ontologique du roman et les ambiguïtés subtiles de l’écriture du « je ».

2.1. Ce que nous apprend le dossier génétique

Le dossier génétique d’Un homme pareil aux autres (1947) semble fourmiller d’indices qui tendent à distinguer cette œuvre d’une entreprise autobiographique.

En s’interrogeant sur l’histoire génétique des titres de cette œuvre, Roger Little a mis au jour une des sources du roman de René Maran, en 2013, dans son article « Le Roman d’un Nègre à la recherche d’un titre » republié et actualisé depuis dans la revue « Continents Manuscrits » (Little, 2021). Roger Little montre que René Maran a lu le roman Hiên le Maboul écrit par le capitaine d’infanterie coloniale Détanger sous le pseudonyme d’Emile Nolly : il possédait ce livre paru en 1908 et le recommandait à ses amis. Il fut de toute évidence très inspiré par les malheurs amoureux du tirailleur annamite Hiên en Indochine française. Méprisé par sa fiancée, Hiên se suicide et le roman se clôt sur la phrase « Ainsi finit Hiên le Maboul qui voulut vivre comme les autres hommes ». Roger Little remarque dans le texte de Nolly la récurrence des expressions « pareil aux autres » et « comme les autres » qui sont, comme on le sait, des expressions que René Maran a voulu garder pour le titre de son œuvre. S’il puise donc dans son expérience vécue pour écrire, il s’inspire aussi de romans pour écrire à son tour de la fiction et ne cache pas cette intertextualité.

Un deuxième exemple du statut fictionnel que René Maran accordait à son texte provient de sa correspondance personnelle. Le 26 octobre 1947, il écrit à son amie Daphné Trevor : « Mon Jean Veneuse, dont j’ai fait un nègre, j’aurais pu le peindre tout aussi bien sous les traits d’un juif ou d’un indochinois. […] Pour en revenir à mon roman, qui n’est nullement une autobiographie, j’ai tenu à montrer que ‘mon noir’ était pareil aux autres hommes »9. Dans cette lettre, il défend à la fois le caractère fictionnel de son œuvre (qui n’est pas une « autobiographie ») et son engagement : sa fiction, inventée, se veut une démonstration de l’humanité de l’homme noir et une dénonciation du racisme. Le « devoir social de l’écrivain » revendiqué à la fin de la préface de 1937 de Batouala supplanterait donc tout désir d’épanchement et c’est ce « devoir » plutôt que le projet d’un dévoilement de soi que René Maran évoque le plus souvent dans sa correspondance10. On sait par ailleurs qu’il ne voulait pas s’exposer : dans une lettre écrite à Manoël Gahisto (Maran 2021, 402), nous apprenons qu’il aurait ainsi déchiré sa pièce Les Timides pour ne pas laisser voir sa vie personnelle11.

En dépit de ces indices plaidant pour le statut « purement » fictionnel d’Un Homme pareil aux autres, le dossier génétique fournit en réalité d’autres éléments qui invitent à reconnaître l’importante dimension autobiographique de l’œuvre. Cette part décisive de la vie de l’auteur dans sa création est corroborée par les entretiens accordés par la veuve de René Maran, Camille Maran, à Femi Ojo-Ade en juin et juillet 1973. En effet, quand l’écrivain, critique et professeur nigérian lui demande très franchement « Avez-vous servi de modèle pour le personnage d’Andrée dans Un homme pareil aux autres ? », elle répond : « Tout le monde croit que c’est moi mais ce n’est pas moi. Je ne suis pas là-dedans. Il a mélangé les choses : j’en étais très heureuse. (…) je n’étais pas jalouse du passé » (Ojo-Ade, 1975, 29-30). Loin de désamorcer une lecture biographique du roman, Camille Maran laisse entendre que la femme décrite serait une ancienne conquête de son époux ou tout au moins, un mélange d’images féminines différentes… En outre, elle explique plus loin que René Maran « avait une jeune fille là-bas [en Afrique]… Adidja, elle s’appelait Adidja, je crois, elle était très gentille… Que veux-tu, un homme ne peut pas rester seul… » (Ojo-Ade, 1975, 30). Le personnage de fiction Adidja, compagne barguimienne de Jean Veneuse, prend ainsi une autre dimension à la lecture de ce témoignage…

S’il est impossible de nier le matériau autobiographique à l’origine d’Un Homme pareil aux autres, il semble nécessaire de « lever le malentendu » qui règne sur cette œuvre, ainsi que nous y invite Mohamed Mbougar Sarr : Un Homme pareil aux autres n’est pas une autobiographie.

2.2. Ni autobiographie, ni autofiction – à propos de l’« erreur » de Fanon

Ce qui caractérise le projet autobiographique, c’est la volonté de livrer l’histoire de sa vie, en toute sincérité, ce qui fait de l’autobiographie un genre « fiduciaire » et paradoxal selon Philippe Lejeune (Lejeune, [1971], 2004, 20). Dans la lettre de René Maran à Daphné Trevor précédemment citée, ce dernier ne se plaint pas qu’on n’ait pas écouté ou compris son « moi ». Il regrette que le message porté par son roman n’ait pas été entendu et commente le silence « glacial » qui a accueilli sa parution dans la presse française. Ce silence est selon lui révélateur du racisme en France : « On ne pourrait condamner plus sévèrement la thèse que je défends » écrit-il. Cette thèse est que « c’est au pied du mur du mariage qu’on distingue les pays racistes des pays non racistes. Le racisme disparaît lorsqu’il y a fusion des races » et que l’homme noir, juif, indochinois, non-blanc, souvent perçu comme « différent » est « pareil aux autres ». D’autres lettres de René Maran datées de 1948 et citées notamment par Buata Malela (2018) et Lourdes Rubiales (2005)12 reprennent cette idée forte du silence coupable à la réception de son ouvrage.

L’ironie de l’histoire est que l’auteur qui a le plus parlé au début des années 1950 du roman de René Maran, est un autre intellectuel noir, médecin psychiatre d’origine martiniquaise : Frantz Fanon, qui a lu Un Homme pareil aux autres sans tenir compte de son pacte romanesque. Dans Peau noire, masques blancs, il psychanalyse Jean Veneuse et à travers lui, son auteur, en lisant le roman comme une autobiographie honteuse, et en renversant d’un revers de main le dispositif fictionnel établi. Il affirme une identité indubitable entre auteur, narrateur et personnage : « Jean Veneuse, alias René Maran n’est ni plus ni moins qu’un abandonnique noir » (Fanon 1952, 64). Soulignons que le raisonnement de Fanon est par ailleurs peu cohérent dans son ensemble : il considère que René Maran rationnalise à tort sa névrose d’abandon en pointant le problème racial. Mais dans le même temps, il reconnaît ce problème racial en faisant de l’auteur et de son personnage, le symptôme d’une situation sociale que lui, Frantz Fanon, serait mieux habilité à décrire. Ėvidant la critique du racisme que fait René Maran dans Un homme pareil aux autres, Fanon occulte la portée de l’œuvre et la réduit au rang de document-symptôme d’une aliénation. Plus injuste encore, il en fait le pendant masculin d’un autre texte, sans commune mesure, et autobiographique celui-là : le roman Je suis Martiniquaise de Mayotte Capécia (1948).

La lecture autobiographique par Frantz Fanon d’Un Homme pareil aux autres a été souvent interprétée comme une « erreur », et cette lecture partisane est effectivement contestable. Cependant, elle nous paraît moins être une erreur qu’un choix de lecture délibéré qui transgresse le pacte romanesque affiché et qui se fie à d’autres indices textuels corroborant l’inspiration autobiographique du roman. Si la lecture et le jugement de Fanon peuvent s’expliquer par des raisons extérieures au roman qu’il ne s’agit pas d’investiguer ici, ce qui nous intéresse davantage c’est de comprendre comment ce choix de lecture peut s’expliquer par le récit même. Par quelle fissure du texte Frantz Fanon a-t-il pu s’engouffrer pour lire là où il n’y a qu’un roman, une autobiographie ? A-t-il instinctivement perçu la zone grise de l’écriture de soi qui fut appelée à tort ou à raison « autofiction » après la mort de René Maran et la sienne ?

Depuis son invention par l’écrivain et universitaire Serge Doubrovsky en 1977, la notion d’« autofiction » doit son succès et ses critiques à l’efflorescence de ses définitions concurrentes. Jean-Louis Jeannelle (2013, 226) a bien montré que « la cohérence définitionnelle de l’autofiction est inversement proportionnelle à son extension chronologique, géographique ou conceptuelle », ce qui fait « l’impasse de ce genre, condamné à s’imposer par la surenchère ». Presque d’emblée, le terme fut au cœur d’un déchirement théorique comme le remarque Philippe Gasparini (2008, 72) : tiré du côté de la fiction ou du côté du référentiel comme l’atteste l’opposition entre Vincent Colonna et Serge Doubrovsky. Cette notion polysémique pourrait-elle donc cerner le genre particulier d’Un Homme pareil aux autres ? Ou serait-ce un anachronisme et une nouvelle dérive dans l’usage de ce mot déjà critiqué pour le flou conceptuel qui l’entoure ?

2.3. Un Homme pareil aux autres est-il une autofiction ?

Il serait insuffisant de répondre par la négative sous prétexte d’anachronisme. Vincent Colonna (2004) a montré que s’il fallait cartographier ce qu’il appelle « les mythomanies littéraires », il faudrait faire remonter l’autofiction à Lucien de Samosate. Alors venons-en aux définitions : pour Serge Doubrovsky, l’autofiction est, selon l’expression de Philippe Lejeune, une « écriture de fiction, mariée à un contrat de vérité » (Lejeune 1990, 85 cité par Gasparini, 2008, 94). Elle est caractérisée par l’homonymat auteur/narrateur/personnage. Pour Vincent Colonna, le terme embrasse l’autofabulation et « tous les composés littéraires où un écrivain s’enrôle sous son nom propre (ou un dérivé indiscutable) dans une histoire qui présente les caractéristiques de la fiction, que ce soit par un contenu irréel, par une conformation conventionnelle (le roman, la comédie) ou par un contrat passé avec le lecteur » (Colonna 2004, 70-71). À la lumière de ces définitions, Un Homme pareil aux autres ne peut pas être une autofiction et semble plutôt correspondre à la catégorie générique négligée du « roman autobiographique ».

3. Un Homme pareil aux autres : un roman autobiographique aux ambiguïtés multiples

Si Un homme pareil aux autres n’est ni une autobiographie ni une autofiction, l’étiquette de « roman » affichée et défendue par René Maran jusque dans sa correspondance, sert à justifier son statut supposé purement fictionnel. Or Yves Baudelle rappelle qu’au fondement du roman, se trouve son « hybridité ontologique » à savoir « non sa polyphonie ou son impureté générique (…) mais l’hybridité ontologique de toute fiction, à cheval entre deux mondes » (2003, 9). Cette hybridité est exemplaire dans Un homme pareil aux autres, notamment du fait de l’incertitude qui règne sur l’identité niée mais possible de l’auteur René Maran et du personnage narrateur Jean Veneuse. La négation de cette identité et le pacte romanesque permettent d’affirmer que René Maran n’a écrit ni une autobiographie ni une autofiction. Néanmoins, l’ambiguïté patente du statut générique du texte invite à le considérer un « roman autobiographique », si l’on en juge par la définition qu’en donne Philippe Lejeune.

Le roman autobiographique désignerait en effet :

[…] tous les textes de fiction dans lesquels le lecteur peut avoir des raisons de soupçonner, à partir des ressemblances qu’il croit deviner, qu’il y a identité de l’auteur et du personnage, alors que l’auteur, lui, a choisi de nier cette identité, ou du moins de ne pas l’affirmer. Ainsi défini, le roman autobiographique englobe aussi bien des récits personnels (identité du narrateur et du personnage) que des récits « impersonnels » (personnages désignés à la troisième personne) ; il se définit au niveau de son contenu. À la différence de l’autobiographie, il comporte des degrés. La « ressemblance » supposée par le lecteur peut aller d’un « air de famille » flou entre le personnage et l’auteur, jusqu’à la quasi-transparence qui fait dire que c’est lui « tout craché » (Lejeune [1975] 1996, 25).

Si Un Homme pareil aux autres est un roman autobiographique, pourquoi et à quel degré le serait-il ?

3.1. Jean Veneuse : un personnage très proche de l’auteur

Comme l’a bien noté Lourdes Rubiales, le choix du nom de Jean Veneuse est une « négation du pacte autobiographique par l’hétéronymie » ce qui « n’a pas empêché pour autant le lecteur d’[…] établir des rapports d’identité entre le héros-narrateur et l’auteur de c[e] text[e] » (Rubiales 2005, 57). C’est ainsi le choix de lecture de Frantz Fanon qui ne respecte pas le « pacte romanesque ». Or, ce choix de lecture est motivé en partie par le texte même. En effet, Yves Baudelle explique que « les signaux textuels (…) qui définissent le pacte, romanesque ou autobiographique, ne font jamais que proposer un mode de lecture (…) dont rien ne garantit qu’ils seront respectés » (2003, 13), surtout si le contenu du texte intrigue le lecteur. Ainsi, il est indéniable que Jean Veneuse ressemble étrangement à René Maran : comme lui, c’est un homme, noir, ayant ses attaches à Bordeaux, ayant étudié au petit lycée de Talence, comme c’est précisé dès le manuscrit 1. Comme Maran, Veneuse occupe les fonctions d’administrateur colonial en Afrique, est épris de livres, rédige un journal, une abondante correspondance et écrit des poèmes ! Si René Maran se défend auprès de Daphné Trevor d’avoir écrit une autobiographie, on ne peut qu’être troublé par les nombreux points communs existant entre lui et Jean Veneuse.

D’autres faits entretiennent le doute sur le statut générique du texte. Tout d’abord, notons que la première version imprimée du texte, intitulée Journal sans date est paru l’année du mariage de René et Camille Maran. Cette coïncidence n’est peut-être pas anodine pour un roman qui finit précisément par une promesse de mariage entre un homme qui ressemble à Maran et une femme blanche qui pourrait ressembler à Camille Maran ! Journal sans date serait-il inspiré du journal intime de René Maran ? Si ce document n’a pas été retrouvé, il a existé. Léon Bocquet l’affirme, dans la préface qu’il signe pour Le Petit Roi de Chimérie. Cet ami et admirateur de Maran cite des lettres où ce dernier évoque l’écriture intime et note plein de compassion : « Il est pathétique le journal intime que je suis certainement le seul à connaître, où [René Maran] consigne ses appréhensions et ses espoirs » avant de s’excuser d’en recopier des extraits (Bocquet 1924, 29). L’inspiration diariste est corroborée par d’autres documents comme ce feuillet manuscrit probablement rédigé à l’occasion des « causeries de René Maran avec France Danielly à la radio française – section coloniale » dans les années 5013. Dans ce texte, René Maran mentionne ses carnets de route pour expliquer la composition d’Un Homme pareil aux autres, roman dont il souligne que « bien qu’affectant la forme d’une autobiographie », il « n’en est pas une ». « Je dois déclarer, en outre » ajoute-t-il « qu’à l’exception des notes et extraits de mes carnets de route d’autrefois, il ne faut voir en lui que la synthèse de confidences qui m’ont été faites, en leur temps, par trois de mes congénères et les européennes [sic] qu’ils avaient épousées. »

Nous pouvons également citer la lettre envoyée à Charles Kunstler, le 23 février 1921, dans laquelle René Maran, à bord du navire Tchad, évoque son projet de roman en ces termes (Kunstler, 1965, 51) :

Tout au long de la traversée j’ai pris des notes, ici et là, rectifié certaines de mes observations antérieures. Les unes et les autres participeront au « Roman d’un nègre ». Je me suis décidé à le mettre en train…Il m’aidera à revivre un passé qui m’est cher parce que je l’avais peuplé de belles illusions. Je suis de la race de ceux qui ne vivent qu’en priant chaque jour sur les tombeaux du souvenir…

Cet extrait de correspondance révèle à nouveau l’ambigüité du statut générique initial du Roman d’un Nègre devenu Un Homme pareil aux autres. Effectivement, « revivre un passé qui m’est cher », « les tombeaux du souvenir » sont des expressions qui prouvent que René Maran envisageait l’écriture de ce texte comme un retour sur lui-même et sur son passé, ce qui caractérise souvent et spécifiquement (mais non pas exclusivement, certes) l’écriture de l’autobiographie. Différents documents du dossier génétique de l’œuvre suggèrent par conséquent qu’Un Homme pareil aux autres a pu être envisagé par son auteur, à l’origine, comme une autobiographie.

3.2. Un poème inséré de Maran ou de Veneuse ?

Philippe Lejeune appelle, avec d’autres, « illusion autobiographique » un type de lecture qui repose en partie sur la « corrélation […] que perçoit le lecteur entre l’histoire narrée dans le roman et ce qu’il sait ou croit savoir de la vie de l’auteur » (Lejeune [1975] 1996, 24-25). Sans tomber dans cet écueil, force est de constater la ressemblance frappante entre Jean Veneuse et René Maran. Veneuse est un administrateur colonial noir ayant grandi à Bordeaux, cultivé et amoureux des belles lettres, qui écrit à ses amis et compose aussi des poèmes. Or, l’une des créations poétiques de René Maran est insérée dans les manuscrits 1, 4 et 5 et dans les différentes versions imprimées du roman des années 1920 aux années 1940. Ce poème apparaît, sans titre, et sans variation, au chapitre X de la première partie de Journal sans date et de Défense d’aimer et au chapitre IX de la première partie d’Un Homme pareil aux autres :

Quand on aime, il ne faut rien dire,
Il vaut bien mieux s’en cacher, même.
Rien ne peut valoir le sourire
Qui ne saura jamais qu’on l’aime.

La plus durable des tendresses
Est celle qu’on avoue à peine.
Oh ! le délice des caresses
Dont toute la douceur est vaine…

Des moindres gestes économes,
Pour cet amour lucide et sombre
Un battement de cils est comme
Un murmure achevé dans l’ombre.

Passion chère qu’on étouffe,
À la fois veuve et fiancée,
Sous la crépusculaire touffe
Du silence de la pensée, –

Pour peu que la mémoire ordonne
Vos nuances sentimentales,
Vous charmerez l’extrême automne
De nos promenades mentales…

Ce texte est présenté comme la création de Jean Veneuse qui explique : « En les caressant de la voix, je me récite tendrement les vers du petit poème que je viens de composer, tout en marchant. Plus tard, lorsque je les lui dirai à l’oreille, elle [Andrée Marielle] verra bien que l’éloignement ne m’empêchait pas de penser à elle… » (Maran [1947] 2021, 114). Ce serait donc le poème amoureux du personnage fictif, qui pense à sa belle. Mais en réalité, le poème est celui de René Maran, et il est antérieur à son Roman d’un Nègre. René Maran en reconnaît la paternité dans sa correspondance. Dans la lettre envoyée à son ami Charles Barailley le 14 mai 1917, il parle de ses frères, de sa mère et de la peur de la solitude à laquelle il aboutirait « parce qu[‘il est] de ceux qui ne savent pas vouloir leur vie, étouffés qu’ils sont ou par trop de timidité ou par trop de scrupules… ». Puis il évoque un poème composé en 1915, à Bordeaux, « au sujet d’une personne qui [lui] est plus chère que jamais » et il cite quatre vers (dont les deux premiers) du poème qui apparaît plus tard comme la création de Jean Veneuse. Ce poème est en outre publié en 1935 sous le titre « Tendresse » dans le recueil poétique dédié à sa femme, Camille Maran, Les Belles images (éditions Delmas), et reparaît ensuite en 1957 dans Le Livre du Souvenir (Présence africaine).

Il est en outre possible que le poème ait déjà été publié sous le nom de René Maran dans une revue avant la parution de Journal sans date (1927), mais nous n’avons pas encore pu le vérifier. En tout cas, le texte paraît ultérieurement dans des recueils de poésies de l’auteur. Comment donc qualifier cette insertion du poème signé René Maran dans la fiction ? Si l’écrivain jouait ostensiblement avec les frontières fictionnelles de son histoire, et s’il affichait son nom à ce moment précis de la fiction, on aurait pu croire à une métalepse, ce phénomène par lequel interviennent dans la diégèse des instances extradiégétiques, ou inversement. Les métalepses, quel que soit leur type (Genette 2004), renvoient toutes à une forme de transgression, déstabilisation, ou intrusion. Or, l’insertion du poème de René Maran dans Un Homme pareil aux autres n’est pas de cet ordre : le lecteur ne se doute pas que le poème de Veneuse a paru ailleurs car seuls les vers demeurent, et même le titre est effacé.

Dans les faits, René Maran se cite lui-même, mais s’agit-il pour autant d’une autocitation si d’une part le poème n’avait jamais été publié avant Les Belles Images (1935) et si, d’autre part, le poème est privé de son titre et de tout autre indice faisant signe vers son auteur, et qu’il est présenté par un narrateur-personnage qui affirme en être l’auteur ? Le fait même que ces questions se posent montrent la complexité de l’écriture du « je » dans Un Homme pareil aux autres. L’insertion d’un écrit de René Maran dans la narration de Veneuse n’a jamais été commentée à notre connaissance, et pourtant, elle est emblématique des rapports complexes entre fiction, écriture de soi et vie personnelle, dans certains textes romanesques de René Maran, en particulier dans ses romans autobiographiques.

3.3. Un texte épuré au style retravaillé

Nous avons constaté à travers l’approche génétique que la réécriture de son texte par René Maran a tendance à brouiller les indices qui ramènent le personnage à son auteur tout en renforçant, paradoxalement, le réalisme de la voix du personnage.

Dans le manuscrit 1, au chapitre II, Veneuse vit une crise identitaire. Rejeté par les Blancs et par les Noirs, il affirme : « Auteur et spectateur en ce conflit tragique, je recherche à tâtons la vérité. Voilà exactement ou j’en suis ». Le texte de ce manuscrit nous semble ainsi se déployer autour de cette crise et de cette recherche de vérité. Cette phrase qui semble être le point de départ d’une écriture expérientielle et le fil conducteur du récit, est effacée à partir du manuscrit 3. Ce manuscrit 1, de même que le manuscrit 2, contient de nombreux passages entièrement dédiés à la question coloniale et la prise de position y est parfois virulente. Mais ces critiques ont été supprimées et l’on peut se demander si ce n’est pas parce que ces passages ramenaient trop à la voix de l’auteur, en particulier à la voix de l’auteur de Batouala et de sa préface. Une de nos hypothèses serait que les passages retirés au fil des manuscrits l’ont été pour brouiller la référentialité et pour empêcher qu’on n’entende trop la voix de Maran dans celle de Veneuse. D’autres suppressions concernent aussi des envolées lyriques qui rappellent le René Maran sentimental des poèmes et de la correspondance. Par exemple au premier chapitre de la deuxième partie du roman, le passage suivant a été supprimé dans le manuscrit 2 : « Quand le vent de la passion se lève en tempête sur l’océan de la vie, il est bon de carguer les voiles du désir et de tâcher à regagner les havres de la raison ou de l’oubli (…) ».

Le pacte romanesque semble prendre le dessus lorsqu’on examine, à la lumière des manuscrits, les biffures, modifications, ajouts et surtout, les passages biffés et déplacés, qui sont parfois transposés à d’autres situations moins personnelles. Par sa réécriture constante d’Un Homme pareil aux autres, René Maran semble avoir particulièrement cherché à transfigurer le vécu et à brouiller la référentialité, alors même que son œuvre semble être née de l’expérience intime, mais aussi de ses notes les plus personnelles, cachées au public.

Conclusion

Étudier Un Homme pareil aux autres au prisme des approches génétiques et narratologiques révèle une écriture du « je » très complexe. Ce roman n’est ni une autobiographie ni une autofiction mais relève du « roman autobiographique », genre par excellence où, selon Yves Baudelle (2003, 12), « s’exercent les processus de transfert fictionnel des données de l’existence ». René Maran écrit à Charles Kunstler en 1921 que son roman contient des éléments de son vécu et tout lecteur peut constater que Jean Veneuse lui ressemble étrangement. Il n’en reste pas moins que les réécritures de l’œuvre montrent aussi que l’auteur retravaille et renforce sans cesse le pacte romanesque du récit. Enfin, d’autres études, telles celle de Roger Little précédemment citée, pointe la dimension intertextuelle de cette fiction, et il est clair qu’Un Homme pareil aux autres joue notamment avec le genre sentimental et érotique de certains romans coloniaux.

L’écriture du « je » dans Un Homme pareil aux autres se révèle ainsi subtile et notre réflexion est loin d’être close. Nous nous demandons notamment : René Maran, si sensible à ce qu’il appelait le « devoir social de l’écrivain », n’a-t-il pas été foncièrement conscient que son expérience singulière pouvait représenter celle de tous ceux qui comme lui, noirs et éduqués en France, se retrouvaient confrontés au racisme dans une société où le sujet était tabou ? Dans quelle mesure cela a-t-il pu le détourner de l’écriture de l’autobiographie, à une époque où la fiction pouvait sembler plus universelle et plus acceptable comme exemplum que l’écriture égotique ?

1 Cette lettre est archivée dans le catalogue daté de 1979 de l’exposition consacrée à Léopold Sédar Senghor du 25 novembre 1978 au 18 février 1979 à

2 Nous désignons cette version définitive du texte, dite édition de référence, à travers les initiales HPA dans la suite de cet article.

3 Mohamed Mbougar Sarr a remporté le Prix Goncourt cette même année 2021, qui est aussi celle du centenaire de Batouala et du Prix Goncourt décerné à

4 Il s’agit d’un récit construit sous la forme de notes de voyage plus que d’une version du roman mais en raison des points communs entre ce récit et

5 Cet extrait de trois pages correspond au chapitre 7 de la deuxième partie de Journal sans date et de Défense d’aimer.

6 Nous citons ces manuscrits dans la suite de l’article en les désignant à travers les abréviations Ms1, Ms2, Ms3, Ms4, Ms5.

7 Il s’agit du fonds légué par Camille Maran à la République du Sénégal et conservé à la bibliothèque de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar après

8 « Mes parents et moi, nous partîmes pour Bordeaux dans les derniers jours de septembre » (Le Cœur serré, 1931).

9 Fonds privé de Bernard Michel, lettre citée [avec une légère erreur de date] par Elsa Geneste dans son article « Autour de Batouala de René Maran :

10 René Maran revendique également ce devoir dans une lettre du 1er Novembre 1947 à René Violaines : « Peut-être aussi ai-je tort de trop vivre en

11 Le 24 février 1918, René Maran écrit à Manoël Gahisto : « J’ai bien écrit une petite pièce, en trois actes et en vers. Elle était chaste, très

12 Buata Malela (2018, 161) cite une lettre du 5 avril 1948 à Jacques Temple où Maran écrit qu’« en n’en parlant pas », on le « punit de [s]on

13 Nous sommes très reconnaissantes à Claire Riffard de nous avoir fait connaître ce document provenant du Fonds Maran conservé à la bibliothèque de l

Baudelle, Yves, « Du roman autobiographique : problèmes de la transposition fictionnelle », Protée, vol 31 nº 1, Chicoutimi, Département des arts et lettres - Université du Québec, 2003, pp. 7–26. https://doi.org/10.7202/008498ar

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Passage extrait du manuscrit 1, biffé dans le manuscrit 3 et non publié dans Journal sans date. Il figure au chapitre II de la première partie du roman.

Note des transcripteurs : Jean Veneuse est sur le paquebot Europe, en partance pour l’Afrique, au tout début de son voyage. Il est 6 heures du matin, et le navire se trouve alors en « plein Golfe de Gascogne, au large des côtes d’Espagne ». Jean Veneuse sort sur la promenade du pont arrière alors que tous les passagers dorment encore. Il fuit sa cabine « où [ses] trois compagnons de route prolongent leur bruyant sommeil » et il se met à soliloquer sur ces derniers : il s’agit d’hommes blancs, représentatifs selon lui des coloniaux qui sont à bord.

[…] Je n’aurai pas ainsi à supporter leur urbanité parfaite ni la finesse de leurs facéties, lorsque tantôt ils daigneront se réveiller, en baillant et en s’étirant, tout comme ont accoutumé de faire les nègres, leurs administrés, dont peu ou prou, ils ont fini par épouser les habitudes naturelles…

Pris mon bain, rasé de frais, je monte sur le pont lavé à grande eau ; de bon matin, et m’y promène de long en large, solitaire.

Vraiment, à bord de ce paquebot où tout le monde dort encore, exceptés le pilote et les hommes de quart, un peu d’imagination, je pourrais croire que je suis sur un navire abandonné, qui s’en va à la dérive.

Je pense à Monna, à Andrée, à madame Demours, à la monotonie de la vie à bord, qu’égaient mal de fugitives idylles. Je pense aussi aux coloniaux qui m’entourent, à leurs qualités et à leurs défauts.

Il m’est impossible de ne pas reconnaître que je leur dois beaucoup. En me transmettant, par une sorte d’osmose spontanée, toute leur science acquise, ils m’ont appris à vivre durement, et enseigné l’indulgence qui leur manque.

A présent que plus rien de leur enseignement ne m’est étranger, je peux répéter par cœur leurs plus belles leçons. Liberté, égalité, fraternité, droit, civilisation, justice, progrès, bonheur, je sais désormais que ces mots fétiches ne signifient absolument rien, qu’ils ne sont que des oripeaux sonores, du vent articulé. Je sais que la vie des livres n’est pas la vie et que, contrairement à ce que l’on ose prétendre, ce n’est pas l’idée qui mène le monde, mais l’intérêt, forme larvaire du sauvage instinct original. Je leur dois plus encore.

Il apparaît tout de suite à qui se donne la peine de réfléchir avec impartialité que, de nos jours comme de toujours, les européens [sic] continuent à s’ignorer et à se mésestimer superbement les uns les autres, bien que les siècles d’interpénétration qu’ils portent en eux, eussent dû les aider à se comprendre.

Mais leur altruisme les poussait à ne voir que la paille qui est dans l’œil du voisin, ils ont eu la complaisance de me montrer celle qui se trouvait dans le mien. Et je leur sais un gré infini de tout le soin qu’ils ont mis à me révéler à moi-même, en me révélant ma race.

Grâce à eux, en dépit de légères variantes, je peux déclarer en tous lieux, avec certitude, que le nègre est un être abject, immonde, ignoble, bestial et répugnant ; qu’il mange avec les doigts, se mouche avec les doigts, et qu’il n’est pas rare que, rompant avec les plus élémentaires convenances, il se laisse aller à commettre en public les pires incongruités.

Quelle érudition, et quelle précision dans l’érudition !

Toutefois, si démesurée que soit la distance qui sépare le nègre de l’européen, une fois de plus je m’imagine comment, tout à l’heure, au moment de se lever, les trois bons blancs à qui les hasards du voyage m’ont imposé, vont peut-être affirmer leur vitalité et leur éducation irréprochable.

Au bout de six traversées, on est savant… Aussi n’est-il pas le moins du monde impossible qu’ils se conduisent comme le plus arriéré des nègres. Je les connais si bien, eux et leurs congénères… Mais ce n’est rien. Et dans trois ou quatre fois vingt-quatre heures, se dépouillant devant moi, qui les observe, du clinquant de leur civilisation polie et raffinée, je suis persuadé qu’ils prendront plus de liberté encore…

[…]

1 Cette lettre est archivée dans le catalogue daté de 1979 de l’exposition consacrée à Léopold Sédar Senghor du 25 novembre 1978 au 18 février 1979 à la Bibliothèque nationale de France (BnF), à Paris, consultable sur le site Gallica (https://gallica.bnf.fr/ ). Le catalogue est signé Michèle Le Pavec, Michèle Dorsemaine, Alfred Fierro, Josette Masson et Georges Le Rider pour la préface. Nous remercions vivement Xavier Luce et Claire Riffard de nous avoir signalé cet intéressant document.

2 Nous désignons cette version définitive du texte, dite édition de référence, à travers les initiales HPA dans la suite de cet article.

3 Mohamed Mbougar Sarr a remporté le Prix Goncourt cette même année 2021, qui est aussi celle du centenaire de Batouala et du Prix Goncourt décerné à René Maran.

4 Il s’agit d’un récit construit sous la forme de notes de voyage plus que d’une version du roman mais en raison des points communs entre ce récit et le texte définitif, nous le considérons comme faisant partie de l’avant-texte de l’œuvre. Ces notes se retrouvent pour la plupart dans le roman qu’elles ponctuent ainsi de pensées et de descriptions du paysage ; elles constituent une sorte de canevas autour duquel la trame se déploie.

5 Cet extrait de trois pages correspond au chapitre 7 de la deuxième partie de Journal sans date et de Défense d’aimer.

6 Nous citons ces manuscrits dans la suite de l’article en les désignant à travers les abréviations Ms1, Ms2, Ms3, Ms4, Ms5.

7 Il s’agit du fonds légué par Camille Maran à la République du Sénégal et conservé à la bibliothèque de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar après le décès de son mari.

8 « Mes parents et moi, nous partîmes pour Bordeaux dans les derniers jours de septembre » (Le Cœur serré, 1931).

9 Fonds privé de Bernard Michel, lettre citée [avec une légère erreur de date] par Elsa Geneste dans son article « Autour de Batouala de René Maran : réflexions sur quelques formulations racistes et antiracistes du mot ‘nègre’ », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, Debates, 15 November 2021, URL : https://doi.org/10.4000/nuevomundo.60301. Lettre transmise par Bernard Michel à Laura Gauthier Blasi par email le 8 juin 2021.

10 René Maran revendique également ce devoir dans une lettre du 1er Novembre 1947 à René Violaines : « Peut-être aussi ai-je tort de trop vivre en marge de mon temps. Le problème que j’ai posé en toute impartiale bonne foi est pourtant angoissant au possible. On s’en rendra compte un jour, et que j’ai rempli, en le posant, mon devoir social d’écrivain. » (Violaines 1965, 33). Il parle aussi de cet engagement dans une lettre du 5 avril 1948 à Frédéric Jacques Temple, « Quant à mon Homme Pareil aux Autres, j’en ai depuis longtemps pris mon parti. […] Au fond, peu importe. L’essentiel est de faire, seul parfois contre tous, son devoir social. Travailler de son mieux, à son rang, à sa place, selon son intelligence, telle est la règle du jeu. » (Six lettres inédites de René Maran à Frédéric Jacques Temple, 2013, 180).

11 Le 24 février 1918, René Maran écrit à Manoël Gahisto : « J’ai bien écrit une petite pièce, en trois actes et en vers. Elle était chaste, très chaste. Je l’avais imaginée en 1909, et construite, peu à peu, amoureusement, insatisfait, l’élevant vers cette perfection que je voudrais atteindre. Pièce d’automne et de rêverie exquise et délicate. Elle s’appelait Les Timides. Je l’ai déchirée vers juillet 1917. Elle comprenait des scènes qui du rêve sont passées dans ma vie actuelle. J’ai détruit avec des remords, ces trois actes, dont je ne vous avais jamais parlé, je crois, qu’en projet. Je la revoyais souvent. C’est peut-être ce que j’avais écrit de meilleur… » (Maran 2021, 402).

12 Buata Malela (2018, 161) cite une lettre du 5 avril 1948 à Jacques Temple où Maran écrit qu’« en n’en parlant pas », on le « punit de [s]on non-conformisme » et que « le silence qui a été observé [au sujet du roman] est la pire des manifestations racistes » et Lourdes Rubiales (2005, 54) cite une lettre de Maran à René Violaines de 1948 où l’écrivain déclare : « le silence dont la presse a entouré mon dernier ouvrage me prouve plus que tout la gravité du mal que je dénonce. »

13 Nous sommes très reconnaissantes à Claire Riffard de nous avoir fait connaître ce document provenant du Fonds Maran conservé à la bibliothèque de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar.

Figure 1 – Premières pages des manuscrits du dossier génétique et classement chronologique

Figure 1 – Premières pages des manuscrits du dossier génétique et classement chronologique

Figure 2 – Manuscrit 1 : Extrait présentant un passage non publié (pour transcription, voir en annexe)

Figure 2 – Manuscrit 1 : Extrait présentant un passage non publié (pour transcription, voir en annexe)

Figure 3 – Manuscrit 4 : Exemple de réécriture du texte

Figure 3 – Manuscrit 4 : Exemple de réécriture du texte

Figure 4 – Manuscrit 4 : Ajout manuscrit du premier chapitre

Figure 4 – Manuscrit 4 : Ajout manuscrit du premier chapitre

Figure 5 – Titres et sous-titres des manuscrits 3, 4 et 5

Figure 5 – Titres et sous-titres des manuscrits 3, 4 et 5

Tina Harpin

Université de Guyane, tina.harpin@gmail.com

Laura Gauthier Blasi

Universidad Europea de Madrid, l.gauthier.blasi@gmail.com

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