L’écriture pionnière de l’« éthique de la terre » dans Bêtes de la Brousse de René Maran

Sylvie Brodziak

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Sylvie Brodziak, « L’écriture pionnière de l’« éthique de la terre » dans Bêtes de la Brousse de René Maran », Archipélies [En ligne], 14 | 2022, mis en ligne le , consulté le 19 mars 2024. URL : https://www.archipelies.org/1335

Publié en 1941, en un temps où la crise climatique était non identifiée et la réflexion écologique quasi inexistante, le recueil de contes Bêtes de la Brousse propose une écriture originale de l’animalité et nous invite à penser la nature en termes de coexistence et d’interdépendance, à interroger l’alliance de l’humain avec le vivant. Tout en s’inscrivant dans la tradition de la fable animalière, cette suite de quatre contes est traversée par l’éthique du bon usage de la nature, dans la lignée de l’écrivain, naturaliste et philosophe Henry David Thoreau au xixe siècle, et de la grande figure de l’écologie américaine, Aldo Leopold, mort en 1948.

Published in 1941, at a time when the climate crisis was unidentified and ecological reflection almost non-existent, the tales of Bêtes de la Brousse offer an original form of animal writing and invite us to think of nature in terms of coexistence and interdependence, and to question the alliance of the human with the living world. While pertaining to the traditional genre of beast fables, this series of four tales is imbued by the ethics of the good use of nature, in the tradition of the 19th century writer, naturalist and philosopher Henry David Thoreau, and of the great figure in American ecology of Aldo Leopold, who died in 1948.

Introduction

Publié en 1941, en un temps où la crise climatique était non identifiée et la réflexion écologique quasi inexistante, le recueil de contes Bêtes de la Brousse propose une écriture originale de l’animalité et nous invite à penser la nature en termes de coexistence et d’interdépendance, à interroger l’alliance de l’humain avec le vivant. Tout en s’inscrivant dans la tradition de la fable animalière, cette suite de quatre contes est traversée par l’éthique du bon usage de la nature, dans la lignée de l’écrivain naturaliste et philosophe Henry David Thoreau au xixe siècle, et de la grande figure de l’écologie américaine, Aldo Leopold, mort en 1948. Cette approche holistique de la terre dans Bêtes de la brousse a pour origine l’expérience du terrain que fit Maran en Oubangui-Chari.

Par conséquent, dans une première partie, il est important de voir quelle expérience de la nature a eue René Maran, pour déterminer, dans une seconde et troisième partie, comment la fiction propose à la fois une morale et une politique environnementales. Passées au tamis de l’écocritique contemporaine, les fictions écopoétiques de Bêtes de la Brousse, centrées autour des aventures d’un rhinocéros, d’un vautour, d’un serpent python, et d’un buffle et d’un chien, suggèrent « l’éthique de la Terre », définie par Leopold dans son célèbre et toujours actuel essai « The Land Ethic » publié sous le titre de A Sand County Almanac en 1949. La conception léopoldienne de la planète postule que la terre est une communauté et considère, plus exactement que, « [altérée] par le rôle de l’Homo sapiens, muant ce conquérant de la communauté de la terre en simple citoyen et membre de celle-ci, [elle] implique un respect envers tous ses autres membres et la communauté en tant que telle » (Léopold 2019 : 18).

1. Diègèse

Rappelons que le poète et romancier René Maran qui écrit la nature sauvage de l’Afrique équatoriale a, connu et arpenté la « wilderness », comme l’appelle Margareth Atwood dans son ouvrage Survival : A Thematic Guide to Canadian Literature. Fonctionnaire colonial en Oubangui-Chari dans les années 1910, et ayant lu deux des livres du Docteur Emile Gromier, médecin militaire, précurseur de la photographie des animaux sauvages en liberté1, sa connaissance de l’Afrique est loin d’être abstraite. Maran n’a pas que lu : il a « fait du terrain », comme en témoigne cet extrait de sa longue conversation épistolaire avec Paul Manoel Gahisto : « Crampel, le 6 février 1918. / […] Dimanche prochain, j’assisterai à une chasse au feu. Il faut que j’entende encore le bruit que fait le feu brûlant la brousse sèche. Et ce sera la mort de Batouala et… » (Maran-Gahisto 2021 : 399). Son expérience, son vécu est à l’origine de ses fictions, ainsi que l’atteste son essai Afrique équatoriale française, terres et races d’avenir, publié en 1937. Cette étude, tout en ne condamnant pas la domination française, se démarque, en deux points, des habituels rapports de mission. D’une part, idéologiquement, par les dernières lignes de sa préface, qui supposent le futur bonheur partagé des colons et des colonisés :

Il est vrai que l’intérêt de cette étude réside ailleurs, puisqu’on n’a cherché, en sa première partie, qu’à montrer ce qui rapproche plus ou moins le Noir de l’Européen, et qu’on a tenu, dans sa seconde, à souligner quelques-unes des nombreuses possibilités de l’A.E.F., en suggérant les méthodes d’exploitation qu’on croit susceptible de faire le bonheur et de l’Européen et de l’Indigène pour le plus grand bien de la colonie. (Maran 1937 : 8).

D’autre part, stylistiquement, par la qualité de son écriture. En effet, tout fonctionnaire colonial qu’il est, Maran est avant tout un amoureux de la langue. Il écrit différemment et de façon singulière. À titre d’exemple, la comparaison ci-dessous de sa description de la forêt avec celle d’un de ses collègues, « homme de cabinet », dévoile son incontestable talent littéraire :

« La grande forêt équatoriale / C’est une forêt dense à l’aspect toujours vert, où les arbres ne perdent pas leurs feuilles tous à la même saison et où la floraison se poursuit à toutes les époques de l’année, selon les espèces. […] / La forêt primitive est caractérisée par la vigueur de la végétation due à une température et une humidité constamment élevées. Par endroits, des arbres au fût droit, de plus de 2 mètres de diamètres […]. Sous eux, pratiquement aucune végétation ne pousse, le soleil n’y atteint pas et il est très facile de circuler sur l’épais matelas de feuilles et de branches mortes qui parfois, la nuit, illumine le sous-bois d’une phosphorescence curieuse. Les espèces les plus diverses voisinent souvent pied à pied et c’est cette hétérogénéité qui, avec les dimensions énormes des arbres, donne à cette forêt le contraste le plus frappant avec nos fortes d’Europe soumises depuis longtemps à l’action raisonnée de l’homme et généralement constituées par des peuplements ne comportant qu’une ou deux espèces seulement. » (Trezenem 1947 : 27-28).

« La nature / L’Afrique Equatoriale Française, colonie d’une variété prodigieuse, n’est qu’une succession de forêts, de savanes, de lacs, de fleuves, de montagnes et de déserts. / La forêt s’étend sur plus de 30 millions d’hectares. Elle couvre le Moyen-Congo en partie et presque tout le Gabon. Fière des innombrables essences dont elle regorge, majestueuse, secrète, hostile, étouffante, immémoriale, elle se rue d’un jet à l’assaut du ciel, ventousant des monstrueuses tentacules de ses racines le sol spongieux qui la nourrit depuis des millénaires et qu’elle défend contre ceux qui le veulent violer. (Maran 1937 : 11).

Fort différentes, ces descriptions révèlent la relation à l’Afrique qu’ont leurs auteurs. Edouard Trezenem a l’œil sec et le discours froid du géographe. Sa description de la forêt équatoriale est un compte-rendu précis et rigoureux. En apparence, les explications sont scientifiques, dénuées de tout parti pris. Objectivité ruinée cependant par la comparaison finale avec les forêts d’Europe entretenues par des hommes « à l’action raisonnée » depuis longtemps. Une telle précision affiche la circonspection du fonctionnaire colonial pour les pratiques forestières des autochtones.

La description faite par René Maran, fonctionnaire colonial comme son collègue, est toute autre : elle est d’emblée poétique et vérifie l’hypothèse de John Dewey sur l’art comme expérience : « Afin de comprendre l’esthétique dans ses formes accomplies et reconnues, on doit commencer à la chercher dans la matière brute de l’expérience, dans les événements et les scènes qui captent l’attention auditive et visuelle de l’homme, suscitent son intérêt et lui procurent du plaisir lorsqu’il écoute et observe. (...) » (Dewey 2021 : 32).

Dès la première phrase, l’emploi de l’adjectif « prodigieuse » par sa proximité sonore avec l’adjectif « merveilleuse » anime la colonie et la rend admirable. L’énumération fluide des éléments de relief, de végétation, des cours d’eau séparés par des virgules, reliés au désert par une unique conjonction de coordination, rompt le style strict du relevé topographique. Maran joue avec la métaphore, amplifie par la gradation et l’accumulation, ébranle le lecteur par l’infinitif final. Il ne décrit pas la forêt, il la chante et la défend. Par conséquent, l’officiel et banal rapport de mission intitulé l’Afrique équatoriale française, terres et races d’avenir manifeste le permanent et viscéral désir de jouer avec les mots et de jouir de la langue, tel que son auteur l’écrit avec enthousiasme à propos du Petit roi de Chimérie : « Je sertirai les phrases. Il y aura des mots rares, pleins de sonorités douces et belles » (Maran-Gahisto 2021 : 461). Maran ne peut utiliser le français sans en être amoureux. Orfèvre des mots, il s’engage implicitement dès le titre exposé. En qualifiant les races présentes en Afrique équatoriale d’avenir, il donne le futur et l’espoir à la fois aux Blancs et aux Noirs. Par là-même, il affirme de façon à peine voilée son désir d’égalité pour tous ceux qui peuplent la colonie. Il le confirme de façon plus radicale, à la fin de son rapport, lorsque sans détour il conteste la thèse de l’inégalité des races de Gobineau, et revendique le métissage : « Les grandes invasions barbares n’ont pris fin, en Europe, qu’au xe siècle. Elles ont métissé de fond en comble la race européenne. Ce fait est indiscutable. On n’hitlérise pas la science » (Maran 1937 : 81).

Dans Bêtes de la Brousse, la maîtrise de la langue et de ses nuances, du « français, une langue admirable qu’on ne soignera jamais assez…2 », sert une pensée très contemporaine de la nature et des animaux. Maran conçoit la nature comme un écosystème, dans le sens d’un ensemble d’éléments organisés entre eux de façon structurée, qui interagissent entre eux et forment une communauté autonome, dont il faut protéger chaque élément.

Ainsi, l’écriture de Maran, tout en s’abreuvant au contact direct avec la nature sauvage de l’Afrique, n’est pas vaine célébration même si on peut lui supposer le désir de transmettre ce que Claire Jacquier nomme « l’expression du pays » (Jacquier 2019 : 58). Son intention est de partager le lieu. Ce qu’il exprime longuement dans une lettre à Gahisto, le 19 juin 1911 :

Quel est celui qui, égalant est ses descriptions à son enthousiasme, pourra dire la fuite de l’antilope à travers brousse, le froissement fugitif du cibissi la sauvagerie des kaghas, montagnes où la roche surchauffée brûle les chaussures du voyageur ? (...) Cela n’est point littérature. Ce n’est point de l’exotisme imaginé. L’art du plaqué, de l’instantané, du réel. Ici, pour bien comprendre […] il faut pénétrer cette nature, s’en imprégner les sens, longtemps et bestialement, pour en conserver le charme impalpable fait d’observations, de parfums, et d’uniformité polychrome. (Correspondance Maran-Gahisto 2021 : 109).

Dès 1934, Maran avait réussi sa tentative littéraire, puisque Senghor, dans le premier numéro de L’Etudiant noir, dans la rubrique intitulée « L’humanisme et nous » et l’article titré « René Maran », refuse d’installer l’assimilé qu’il est comme précurseur de la Négritude, constate la beauté de sa poétique et déclare Le Livre de la brousse comme son « véritable roman nègre », volant son sous-titre à Batouala, prix Goncourt en 1921 :

L’Afrique est, pour Maran, la découverte des forces neuves, et cependant pressenties. Le génie de la brousse, à travers les générations d’exilés, l’a marqué de son tatouage, a gardé jalousement son sanctuaire au fond de cette âme ardente qui, dans le silence des « soirs sonores » fait écho à l’appel frémissant des lin'gas […]. Mais « le véritable roman nègre » est le « Livre de la brousse. » C’est l’impression de toute la brousse, de l’homme noir entier (…) ». (Senghor 1935 : 6).

Cependant, de nos jours, relu dans l’espace de la littérature verte telle que la définit Pierre Schoentjes, à savoir : une littérature qui « fait une place importante aux atteintes à l’environnement (Schoentjes 2020 : 13), l’enjeu de Bêtes de la brousse dépasse largement l’écriture du paysage et propose un programme de lecture de la nature audacieux, déjà en prise avec la question écologique.

2. De la nature à la communauté biotique

Le conte Bokorro, le serpent python, dédicacé à Paul Léautaud, ami des chats comme le fut René Maran, commence par deux phrases énigmatiques que la fable progressivement explicite : « Il y a brousse et brousse. Celle de Ouadda, bonne pour les animaux qu’elle héberge, ne l’est guère pour les hommes noirs de peau qui y ont élu domicile » (Maran 1941 : 145).

Dans cet incipit, René Maran met en évidence la notion d’habitat qu’il va développer dans toutes ses fables animalières, terme adopté dès le début du xixe siècle par les zoologues et les éthologues, puis au xxe par les géographes et urbanistes, l’habitat désigne le territoire propre à la reproduction d’une espèce, à son éventuelle acclimatation et à son développement. Ainsi, dans Bokorro, le serpent python, est défini clairement ce qu’est la brousse et le vivant3 qui y demeure :

[la brousse de Ouadda] s’étend, an amont de Bakoundou et des rapides de Mokouangué, des marécages que forme la Ouahmbélé avant de se jeter dans le Nioubangui, jusqu’aux croupes boisées enclavant ces marécages. / Antilopes, bœufs sauvages, phacochères et troupeaux d’éléphants prolifèrent parmi ses palus pourris de miasmes. C’est la raison qui avait poussé une poignée de villages gobous à s’y établir en bordure du Nioubangui. Dans l’esprit de l’homme noir de peau, viande ou gibier, c’est tout un. (Maran 1941 : 145).

La brousse est donc présentée comme une vaste co-location dans laquelle animaux et humains co-existent. Leurs relations étant avant tout celles inscrites dans les chaînes alimentaires, organisatrices des dominations comme l’explique Doppelé le charognard aux animaux de la Yangana :

Les rapports que nous avons entre nous sont rapports de fort à faible, d’oppresseur à opprimé, de vainqueur à vaincu, de mangeur à mangé. Ils régissent les lois de la brousse. Leur impitoyable sérénité, leur sérénité sans défaillance vaut non seulement pour le monde des hommes et le nôtre, mais aussi pour le monde des végétaux et celui des insectes. (Maran 1941 : 124).

Chaque habitat dépend du milieu, de son environnement. Sa moindre détérioration, son altération conséquente entraîne la fuite de l’animal ou le déplacement de l’humain.

Ainsi en est-il pour les rhinocéros, hippopotames et charognards, dans Bassaragba, le rhinocéros :

C’est ainsi que s’ouvrit la saison des pluies. Doppelé, le charognard au cou pelé, prit à regret, le lendemain, la direction du ponant. Il survola un moment la contrée où il avait séjourné pendant la saison sèche. Son indécision était grande et faisait peine. Il avait l’air de compter sur on ne sait quoi pour retarder son départ […] Tout conspirait maintenant à mettre ses jours en péril. La crue de la brousse le condamnait au supplice de la mort lente. Où elle règne, haute et souveraine, charognard n’a qu’à disparaître. Personne ne l’ignore dans le monde animal. (Maran 1941 : 12).

et plus loin :

A vrai dire, les Konon [hippopotames], depuis un certain temps déjà, ne se sentaient plus en sécurité dans la poche d’eau qu’ils avaient naguère élue pour refuge. L’endroit manquait à présent de profondeur. Le danger croissait à mesure que s’accentuait la décrue du Bamingui. (Maran 1941 : 18).

Mais, tout en étant soumis aux saisons et aux conditions climatiques, les déplacements des animaux dépendent étroitement de l’homme noir, premier prédateur. Dans tous les récits, René Maran insiste sur l’approche prométhéenne de la relation entre les humains et les animaux. L’homme doué de raison est le supérieur de l’animal doté d’instinct. L’homme domine et méprise l’animal, et, par la chasse ou ses techniques agricoles, détruit sans émotion l’habitat de ceux qu’ils apprivoisent, domptent ou tuent.

Narrée dans les quatre récits, la pratique de l’écobuage par le feu de brousse en est le moyen le plus spectaculaire :

L’orient brûlait. Le ponant brûlait. La brousse n’était que flammes et fumées. Et ces fumées, violentées par le vent qui attisait les flammes, couraient sur lui. [Dog le buffle] se mit à trotter en rond, tête baissée. Son cœur battait à rompre. […] Il lui fallait mourir. Plus d’issue. Il avait trop espéré l’impossible, trop attendu. Le feu l’avait cerné. Il était à sa merci. Il allait faire de lui ce qu’il voulait. Les flammes se resserraient sur lui. Chaque herbe se démettait des siennes en faveur de celle qui les rapprochait de Dog. Elles bondissaient, innombrables et rouges, de l’une à l’autre, trouant de leurs innombrables petites torches mouvantes, dont l’ensemble formait un immense brasier, le grouillement de fumées torses qui suivait l’invasion de l’incendie. (Maran 1941 : 252-253).

Toutefois, tout en distinguant les habitats et en identifiant les rapports de force, l’écrivain met en valeur la notion d’équilibre environnemental. L’animal et l’homme noir sont les acteurs de cet équilibre, comme le rappelle Bokorro, le serpent python philosophe :

La brousse de Ouadda regorgeait aussi de taons, de tiques, de tsé-tsés, d’abeilles, de moustiques et de ces terribles petites mouches piqueuses appelées fourous, dont le véritable nom est simulies. […] Nombreux, il est vrai, sont les marigots qui irriguent ses forêts et ses sous-bois, ses fougères arborescentes et le fouillis de ses andropogons. […] La nature poursuit alentour son œuvre de genèse. Les hommes noirs de peau, les animaux qu’ils traquent et qui cherchent à éventer leurs artifices sont les spectateurs principaux et les principaux acteurs de ce travail que jamais rien n’interrompt. Et tout est sans doute pour le mieux, dans le meilleur des mondes possibles, puisque les premiers comme les seconds se résignent à subir leur destin et à n’être que ce qu’ils sont. (Maran 1941 : 146).

L’expression « tout est sans doute pour le mieux » invite à penser la nature comme une communauté biotique, à savoir un ensemble des êtres vivants et non vivants entre lesquels existent des liens nombreux notamment d’interdépendance, de compétition ou de symbiose, une communauté d’intérêts par laquelle se définit un écosystème. Par là-même, Maran met en question l’opposition occidentale nature-culture, opérant un véritable basculement ontologique chez lui, écrivain forgé par la culture française fondée sur l’ancestral dualisme. L’orientation élégiaque de sa production poétique, comme le souligne Bernard Mouralis, conforte son changement de perspective (Mouralis, 2013 : 183-196). Sans préconiser le retour à la terre prôné par Virgile dans les Bucoliques, le romancier rejette la culture unique de la société coloniale et, à l’instar du poète latin, installe de la même façon l’homme dans le cycle des saisons, dans son milieu. « L’homme, à son insu, n’est qu’une émanation de la contrée qui l’a vue naître » (Maran 1950 : 13).

René Maran pense la nature et la culture comme formant un tout indivisible et inclusif. Par là même, il se rapproche du philosophe et garde forestier Aldo Léopold. Dans Bêtes de la Brousse, il construit à sa manière « son éthique de la Terre ». Autrement dit, il élargit les frontières de la communauté humaine au sol, à l’eau, aux plantes et aux animaux, en un mot, selon Léopold, à la Terre.

3. Dénonciation de la colonisation et éthique de la Terre

Dans la communauté biotique de Maran, la terre n’est pas simplement un sol. C’est, pour paraphraser Aldo Léopold, une « fontaine d’énergie » qui traverse un circuit de sols, de plantes, d’animaux et d’humains. Il peut y avoir des changements mais ceux-ci ne désorganisent pas l’ensemble de la communauté ; il y a accommodement de la part des espèces qui, soit par l’évolution, soit par l’adaptation, rétablissent l’équilibre perturbé. Autrement dit, les co-locataires du vivant négocient pour maintenir la cohérence du système et apprendre à « Vivre avec le trouble », dirait Donna Haraway (Haraway 2020 : 7).

Cette conception de Gaïa dans ses diversités est poétiquement à l’œuvre dans Bêtes de la Broussse. René Maran y démontre comment l’arrivée de l’homme blanc détruit de façon durable la nature et souille sans retenue la communauté biotique. Il insiste sur l’action néfaste de la colonisation sur l’environnement qui s’emploie à détruire les modes de coopération écologiques, propres à protéger non seulement les ressources mais la vie tout court. L’homme blanc et l’homme noir sont mûs l’un et l’autre par la quête du pouvoir et des richesses comme l’énonce le charognard Doppelé « sur un ton de rogue insolence » :

Nous tous qui sommes tel, à l’exception de toi peut-être, Baingué [le phacochère], et des tiens, nous savons tous, en effet, que c’est chez les hommes, et chez eux seuls, qu’on assiste à l’écœurant spectacle de deux vieux amis de toujours qui se brouillent un beau jour, on ne sait pourquoi, et dont l’un, le lendemain même de cette brouille, cherche à tuer l’autre pour se repaître de sa chair ou s’emparer de ses biens. (Maran 1941 : 102).

Toutefois, l’homme noir est la victime de l’homme blanc qui l’empêche de tenir sa place dans l’éco-système. En effet, l’homme blanc « qui connaît le maniement de la foudre » détruit les espaces et les temps pour imposer les siens. L’installation d’un homme blanc dans la brousse à Ouadda est un homme « qui se fourre partout, pis que les sangsues et les fourmis rouges et oblige les bêtes à s’enfuir, [comme le fait] le caïman Moumeu » (Maran 1941 : 153).

L’homme blanc terrorise : il est le prédateur par excellence. Sans conscience, il tue par profit, violant la nature, massacrant les animaux et asservissant les hommes qui y vivent : « l’homme blanc ne craint ni Mourou [la panthère tachetée] ni Mbala l’éléphant et ne fait de quartier à personne » (Maran 1941 : 156). Il décompose les lieux pour les recomposer à sa guise au mépris des usages et des traditions. A coups de foudre, il fait fuir les animaux et les gens :

Doppelé fut frappé tout de suite par l’agitation à laquelle étaient en proie les villages gobous de Ouadda. Les hommes noirs se préparaient à passer sur l’autre rive de la Grande Eau. On attendait, la nuit pour effectuer cette traversée. L’homme blanc de peau ne trouverait le lendemain, à son réveil, que cases vidées par l’exode et pourrait tempêter à loisir. Ce départ massif – et sa spontanéité – l’inciteraient peut-être à ne pas séjourner trop longtemps à Ouadda ? Qu’y ferait-il sans main d’œuvre. (Maran 1941 : 156 -157).

Ainsi, le colon qui commet « meurtres sur meurtres – ici tombe une antilope cheval ou bozobo, là un buffle ou gogoua, plus loin un ou plusieurs rejetons de Mbala, l’éléphant » (Maran 1941 : 172) – est un conquérant, sans aucune éthique sinon celle du productivisme qui exaspère les inégalités. L’homme noir, lui, est un glouton incapable d’ingurgiter la viande mise à sa disposition par le fusil de l’Européen.

Pour mieux dénoncer, la plume de Maran n’est ni amère ni vengeresse. Avec intelligence et délicatesse, elle manie l’humour et l’ironie et, fait de l’homme blanc ou de l’homme noir un personnage grotesque. Provoquer le sourire du lecteur et de la lectrice permet de diminuer la tension dramatique dans la narration ; la complicité avec l’auteur née de l’humour les détend et les rend plus réceptifs aux rebondissements de l’intrigue. Pour exemple, dans la nouvelle Bassaragba, le rhinocéros, la révélation de l’existence des hommes au mammifère est teintée d’ironie. La métaphore de « la bête verticale à deux pieds » est cocasse pour le lectorat tout en n’altérant pas l’impression d’angoisse qu’elle suscite chez l’animal :

L’instinct [chez le rhinocéros] ce bon maître enseigne – entre mille autres choses – qu’il est sage de toujours se méfier de la bête à deux pieds. Où elle paraît, les animaux ont tous à craindre. (…) On peut n’avoir que mépris pour la bête verticale, quand elle va seule dans la brousse, le nez au vent. Le mépris n’est plus de mise quand plusieurs bêtes verticales s’attroupent en un point précis. (Maran 1941 : 52-53).

Ainsi, l’amusante pause, de courte durée, édulcore le tragique discursif et donne du poids à l’idée d’une « éthique de la Terre ». Morale à transmettre par la poétique puisque, si « chacun des animaux porte en lui le destin qui le meut qui n’est autre que l’instinct dont il hérite » (Maran 1941 : 163), l’homme, doué de raison et de valeurs, doit penser à « sauvegarder le règne animal ».

Dans le conte Bokorro, les animaux se vivent interdépendants et savent comment agir lorsque leur environnement se modifie ; ils interagissent avec lui de façon intelligente et efficace afin de préserver l’éco-système : [ils appliquent] « cette loi de brousse qui nous impose la Trêve-Bêtes en période d’inondation, de chasse au feu ou d’invasions de fourmis rouges, c’est à dire chaque fois qu’il y a danger de mort pour nous tous » (Maran 1941 : 181).

La reconnaissance de la nécessaire solidarité entre animaux, proclamée par l’éléphant Mbala le pince-sans-rire, participe à la formulation d’une éthique environnementale. En condamnant la folie de l’homme blanc, Maran pose par la fiction la question des dégâts que l’humain fait subir à la planète dans l’Antropocène et le Capitalocène. En AEF, l’homme blanc, inconscient et cupide, saccage la brousse et le vivant. En un tableau d’une tristesse infinie, dans une brousse encore épargnée, Maran annonce les extravagances de l’homme qui va œuvrer à l’extinction de tous les taxons biologiques et réduire à la misère toutes les espèces, dont l’espèce humaine sur toute l’étendue de la Terre :

L’homme blanc de peau avait un air paterne et tranquille, qui respirait la sérénité. Pourtant aucun des animaux présents ne s’y trompa. Ils avaient tous compris au plus profond de leur être, grâce à leur instinct, en voyant passer l’homme singulier aux joues couleur de fesse de singe à gueule de chien, que cet homme à l’air doux, bonasse et miséricordieux était plus que féroce que la panthère, plus indomptable que l’éléphant, et qu’il allait surgir de la brousse un monde où chacun serait bientôt obligé de subir silencieusement sa loi. (Maran 1941 : 197).

Conclusion

Bêtes de la Brousse énonce sans détour la menace écologique qu’est l’action humaine sur la faune et la flore, sur l’environnement et l’ensemble du vivant. Ces quatre contes sont tous sous-tendus par une éthique de la terre et proposent une esthético-politique de protection de la nature. Ils ne sont pas uniquement ekphrasis, tableaux fidèle de l’espace africain, ils doivent convaincre le lecteur de l’urgence de la préservation et l’inciter à agir. En cela, l’écriture de Maran peut être affirmée pionnière. Théorisée dans les années 1970 dans le cadre de l’écologie profonde, l’éthique de la terre vise à transformer le rapport de l’homme à la nature, exige un décentrement, et appartient à une démarche éthique, politique et spirituelle. La connaissance des cultures et des religions de l’Afrique, par l’auteur – deux domaines dans lesquels le Dieu suprême émane des divinités de la nature, la présence dans ses récits de références à l’animisme qui affirme que l’homme fait corps avec la nature et se sent en communion avec l’invisible peuplé des ancêtres, des divinités, des esprits et des puissances spirituelles de l’univers – font de son éthique de la Terre l’outil d’une démarche spirituelle qui lui est singulière, à la source d’une « âme nègre » que son œuvre tentera inlassablement de définir.

La préface de Maran au Livre de la Sagesse nègre, publié en 1950 par Elian J. Finbert, l’atteste :

Mais du Zambèze au Congo, et du Congo au Niger, les différences tribales, qu’elles soient dues ou non aux brassages des invasions ou à l’influence des milieux géologiques, n’enlèvent rien à l’unité foncière de ces indigènes sortant de moules dissemblables. Qu’ils soient de l’Afrique occidentale ou équatoriale, qu’ils soient de l’Afrique australe ou de l’Afrique du Sud, ils ont tous une âme commune. Les coutumes nègres illustrent cette identité, qui n’est surprenante qu’en apparence. Il suffit par conséquent de les bien connaître pour bien connaître l’âme nègre. (Finbert 1930 : 14).

Par là-même, dépouillés de la présence formelle de Dieu, les contes de Bêtes de la Brousse participent au profond et très contemporain questionnement sur la place et le devenir de l’humain et des non humains sur Gaia, à l’époque de l’Anthropocène.

1 La vie des animaux sauvages de l’Afrique et la vie des animaux sauvages du Cameroun ont été retrouvés dans sa bibliothèque.

2 Lettre inédite à Manoel Gahisto, 11 mai 1917, archives familiales Maran.

3 Le philosophe Baptiste Morizot a forgé ce concept « qui met l’accent sur nos interdépendances, et qui permet de travailler pour le bénéfice de nos

Atwood, Margareth, Survival. A Thematic Guide to Canadian Literature, Toronto, Anansi, 1972.

Filbert-J. Finbert, Le livre de la Sagesse nègre, Sentences exemplaires recueillies par Finbert, présentées par René Maran, Motifs décorés par André Corbin, Paris, Robeert Laffont, 1950.

Dewey, John, L’art comme expérience, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2021.

Gromier, Emilie, La vie des animaux sauvages de l’Afrique et la vie des animaux sauvages du Cameroun, Paris, Payot, 1936.

Jacquier, Claire, Par-delà le régionalisme, Roman contemporain et partage des lieux ? Neufchâtel, Editions Alphil, 2019.

Haraway, Donna, Vivre avec le trouble, Vaulx-en Velin, Les éditions des mondes à faire, 2021.

Léopold, Aldo, L’éthique de la terre, [première édition sous le titre A Sand County Almanac, New York, Oxford University Press, 1949], Paris, Petite Biblio Payot classiques, 2019.

Maran, René et Gahisto, Manoel, Correspondance Maran-Gahito, introduction de Romuald Fonkoua, Paris, Présence africaine, 2021.

Maran, René, Afrique équatoriale française, terres et races d’avenir, Paris, L’imprimerie de Vaugirard, 1937.

Mouralis, Bernard, René Maran et le monde antique, du lyrisme élégiaque au stoîcisme, in Présence Africaine, numéro 187-188, 2013.

Senghor, Léopold Sedar, « René Maran » in L’Etudiant noir, journal de l’Association des étudiants martiniquais en France, numéro 1, mars 1935.

Trezenem, Edouard, La France équatoriale par Edouard Trezenem, administrateur des colonies, dans la collection Terres lointaines publiée sous la direction du gouverneur G. Spitz, 1947.

1 La vie des animaux sauvages de l’Afrique et la vie des animaux sauvages du Cameroun ont été retrouvés dans sa bibliothèque.

2 Lettre inédite à Manoel Gahisto, 11 mai 1917, archives familiales Maran.

3 Le philosophe Baptiste Morizot a forgé ce concept « qui met l’accent sur nos interdépendances, et qui permet de travailler pour le bénéfice de nos relations avec les écosystèmes, sans opposer a priori et toujours les intérêts des humains et ceux de la “nature” ». (Le Monde, 22 septembre 2021).

Sylvie Brodziak

CY Cergy Paris Université, sylvie.brodziak@gmail.com

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