Entretien avec Didier Destouches, auteur du Discours sur le néoracisme 

Steve Gadet

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Steve Gadet, « Entretien avec Didier Destouches, auteur du Discours sur le néoracisme  », Archipélies [En ligne], 13 | 2022, mis en ligne le , consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.archipelies.org/1166

Steve Gadet : Quelle est la différence avec le racisme qui s’est déjà exprimé en France et ce que tu appelles le néo-racisme1 ?

Didier Destouches : Le racisme que nous définirons comme l’expression d’un refus d’accorder dignité et respect à une personne en raison de sa couleur de peau, se manifeste actuellement dans la patrie de Voltaire sous de nouvelles formes et ne fait plus nécessairement référence à l’idée d’une hiérarchie entre les « races », mais plutôt à l’idée d’incompatibilité des cultures ethniques. Ce qui se manifeste est souvent un « racisme sans race », fondé sur l’affirmation que les différences communautaires sont irréductibles. Le racisme contemporain est plus insidieux, mais tout aussi délétère que le racisme traditionnel, puisque son but et ses effets sont les mêmes : il vise à expliquer et légitimer des comportements ou discours discriminatoires, et contribue à les alimenter.

Le racisme a plongé récemment les États-Unis dans une guerre civique entre noirs et blancs à la suite de violences policières racistes et de réactions stupéfiantes à ces évènements de la part du président Donald Trump. Le monde s’est alors enflammé à cause du racisme. En Europe et singulièrement en France, nous assistons à la montée d’une nouvelle forme décomplexée du racisme, de la xénophobie et de l’intolérance, plus particulièrement à l’égard des Afro-descendants, des migrants, des musulmans, des juifs et des roms. Au moins deux facteurs principaux semblent avoir exacerbé ce phénomène : d’une part, la crise économique de ces dernières années, débouchant sur une paupérisation anxiogène, et de l’autre, l’instabilité géopolitique dans certains pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, et les migrations qui en découlent. On doit y ajouter le contexte commun de concurrence mémorielle et de politisation excessive du phénomène identitaire contemporain.

S. G. : Qui étaient tes lecteurs imaginaires quand tu écrivais ce discours ? Les gens auxquels tu pensais…

D. D. : J’ai pensé à tout le monde en fait. J’écris pour mon peuple, il est vrai, mais aussi pour les oubliés des banlieues, les membres de la diaspora africaine, car ce sont eux qui sont en première ligne du vécu de ce racisme subtil. Mais je m’adresse à l’humanité, car elle doit guérir de ce cancer qui la ronge depuis toujours.

S. G. : En quoi Eric Zemmour est l’une des voix de ce néo-racisme ?

D. D. : En ce qu’il est un polémiste, homme de médias, candidat tribun de l’élection présidentielle de 2022, écrivain à succès et qui donc utilise toutes les ficelles et techniques de communication ainsi que les moyens mis à sa disposition depuis des années, pour distiller massivement la peur de l’étranger et la haine de l’autre par un racisme qui ne dit pas son nom. Le discours néo-conservateur et xénophobe dont Zemmour est le porte-parole médiatique, forme intellectuelle du racisme systémique, et pour lequel il a pourtant déjà été condamné par la justice, est de plus en plus répandu, notamment dans la sphère politique, mais aussi et surtout littéraire. Ce discours n’a rien à envier aux écrits de Gobineau au xixe siècle sur l’inégalité des races. Il est à l’œuvre sous la plume d’écrivains et chroniqueurs littéraires tels que Paul François Paoli ou Richard Miller. Il est à l’affût derrière les propos de philosophes comme Finkielkraut ou d’essayistes comme Barbara Lefebvre. Sur le fond, une redoutable intolérance se forme avec la crise de l’autorité dans la République, et la faute est souvent rejetée sur l’autre : celui qui est différent, qui certes n’est point inférieur, mais reste, de par sa culture, indésirable et nuisible dans la communauté nationale. Ce discours de Zemmour lui a permis d’être a plus de dix points dans les sondages d’intention de vote en France…

S. G. : Comment substituer le « dialogue honnête » à la cacophonie des mauvaises fois ? 

D. D. : En militant pour une réintroduction de l’éthique dans le débat public, en contrôlant les propos punis par la loi et qui pourtant prolifèrent sur les réseaux, en accentuant l’éducation des enfants sur les questions des droits et du respect de la dignité humaine. Il faut dépasser le stade de la sensibilisation !

S. G. : Est-ce que ce néo-racisme s’exprime aussi aux Antilles ? Si oui, comment ?

D. D. : Des insultes humiliantes à caractère raciste, il y en a aussi dans la France des Amériques, en archipel métissé, terre de créolité. « Sale nègre ! Fils de pute ! Esclave ! Fils de vieille négresse ! Les nègres ont toujours été des chiens, Makak ! Un petit nègre comme toi, ne peut pas faire peur, je vais te faire tuer, sale petit nègre ! ». Ce sont les propos d’un béké (un Guadeloupéen de naissance, de descendance européenne). Les Européens qui « débarquent » pour coloniser l’île de Guadeloupe au début du xviie siècle, commencent par massacrer les premiers habitants. C’est un génocide et il reste impuni. Puis ces Européens organisent à leur profit la traite négrière et l’esclavage. Cela va durer pas moins de trois siècles… Après l’abolition de l’esclavage en 1848, les colons, qui ont toujours besoin d’une main-d’œuvre, sinon servile, mais à bon marché, récupèrent du continent indien des « coolies », travailleurs indiens.

En 1854, l’Aurélie débarque en Guadeloupe le premier contingent d’Indiens, et ils seront tout aussi maltraités que les anciens esclaves arrachés d’Afrique. Au début de la colonisation, les premiers Français « blanfwans », qu’on désignait par le terme « engagés » ou « 36 mois », débarquent aux Antilles. Ils sont pour certains des « mauvais sujets », parfois des délinquants, des repris de justice, des prostituées ramassées sur les ports français pour venir « s’installer » dans ces terres fraîchement colonisées. Ils n’ont pas à l’époque de noms à particule, ou pas encore, et encore moins, de sang bleu, et pour cause ! En 1656, une vingtaine d’années après le début de la colonisation française, on dénombre près de 12 000 blanfwans en Guadeloupe contre à peine 3 000 Africains. Vers 1848, selon les historiens de l’époque, les chiffres s’inversent. On recense plus de 87 000 « nègres » contre à peine 9 700 colons blanfwans.

De nos jours, la Guadeloupe, Antille française, a déjà connu toutes les appellations contrôlées : colonie, DOM, Région, RUP, DROM. Sur le plan politique, c’est toujours à Paris que se prennent les décisions importantes, souvent totalement inadaptées à la réalité insulaire, tropicale, sociale et culturelle de l’archipel guadeloupéen. Dans les administrations, les diplômés guadeloupéens (même s’ils sont 98 % des cadres territoriaux) doivent constamment lutter pour arracher un poste. Une grande majorité des blanfwans installés en Guadeloupe ont par ailleurs choisi le communautarisme.

C’est triste à dire, mais le vivre-ensemble en Guadeloupe est une vraie arlésienne, liée à l’échec d’une décolonisation qui n’a jamais été le fruit de la départementalisation. Les communautés européennes, afro-descendantes, indiennes ne se fréquentent pas ou peu et se contentent de rapports convenus. Il n’y a guère que dans les syndicats ou organisations d’enseignants que la « mixité » ethnique est visible. Les couples mixtes, eux, ne sont visibles que lors des vacances, quand ils débarquent de l’hexagone. Cette réalité est encore plus évidente en Martinique, l’île sœur.

Dès lors, il y a une persistance du racisme, qui n’est pas du néo-racisme à proprement parler, mais plutôt une survivance directe du colonialisme et des discours indignes d’inégalité des races qui ont hélas tant structuré les rapports sociaux aux Antilles depuis des siècles.

S. G. : Fais-tu un lien entre les réseaux sociaux et l’impact de ce néo-racisme ?

D. D. : Oui, un lien direct. Le néo-racisme a germé dans le terrain fertile pour les polémiques sur les réseaux sociaux que fut le quinquennat du président François Hollande, comme l’est celui du président Macron. Avant l’affaire Obono, il y a eu les polémiques Taubira, Léonarda et Thuram.

En France, le procédé discursif raciste de notre temps, est à la fois subtil et structuré autour d’une seule idée : le négationnisme révisionniste néo-colonial. Il s’exprime sur ce que l’on appelle la Fachosphère et on voit que les commentaires sur twitter par exemple (des milliers), veulent faire des descendants d’esclaves ou d’immigrés des agitateurs victimaires animés par une haine identitaire qui les conduit à un communautarisme prosélyte et dominés par une volonté de mettre à bas la culture occidentale française.

Cette stratégie collective est présente dès la polémique Taubira qui est née d’une volonté d’attaquer directement à la dignité de la femme politique à l’origine de la reconnaissance française de l’esclavage comme crime contre l’humanité. Cette reconnaissance fût saluée mondialement comme une avancée décisive, mais a sonné le signal de départ d’un révisionnisme historique visant à nier la totale responsabilité des puissances coloniales et à s’appuyer sur le rejet de toutes formes de repentance de la part de certains historiens, philosophes et journalistes. S’il y a eu esclavage, c’est de la faute des Africains eux-mêmes. S’il y’a eu colonisation, c’était au profit des colonisés eux-mêmes. Voilà le fondement d’un discours raciste qui désormais utilise le relativisme pour justifier la lutte contre la reconnaissance même des droits communs ou spécifiques revendiqués par les minorités visibles non reconnues de la République française.

Ce discours si présent dans les médias exprime et véhicule une peur sociale d’un règlement de comptes identitaires. C’est un phénomène qu’il faut combattre.

S. G. : Comment imagines-tu le rôle de l’État dans toute cette dynamique ?

D. D. : Il faut que l’État soutienne vigoureusement les politiques publiques culturelles permettant l’expression d’une vision laïque, rationnelle, humaniste et honnête de l’histoire des cultures et des peuples des colonies françaises. En particulier en matière de médias et d’édition.

Il y’a aussi une question à régler. Celle de l’usage et de l’orientation des politiques publiques de mémoire. Une mémoire avec une exigence de plus en plus forte : le droit à réparation, avec une question : l’État français doit-il réparer financièrement les dommages causés par l’esclavage colonial aux descendants d’esclaves ? Mais il en est une autre qui devrait aussi interpeller : avons-nous réellement la capacité d’obtenir de l’État la réparation exigée ? Et cette question est éminemment plus politique que juridique. Elle concerne le rôle et l’influence concrète des lobbys identitaires, mais aussi ceux de nos élus face au traitement judiciaire d’un gigantesque crime international contre l’humanité et donc du préjudice subi. Un rôle incarné dans une action jusqu’ici inefficace et désordonnée. Alors que le propre de la réparation est de permettre à la justice de contribuer à guérir les souffrances et les plaies. Pourtant l’État en France a déjà réparé certains préjudices collectifs par l’indemnisation. Il faut que cette question soit tranchée en toute sérénité, objectivité et en grande concertation. Ce chantier doit être lancé par l’État.

S. G. : Serge Letchimy parle aujourd’hui de politique de reconnaissance à mettre en œuvre par la République vis-à-vis des citoyens français vivant en Martinique et en Guadeloupe. Qu’en penses-tu ?

D. D. : Je suis totalement d’accord. Mais il faut aller plus loin. Nous devons, nous Antillais, montrer que nous voulons que soient respectés de façon intangible, les droits, nos droits, à manifester et à nous exprimer, à être des citoyens à part entière et à ne pas être des cibles du mépris et de la méchanceté de ceux qui souillent la noblesse et la dignité de notre couleur de peau et de notre culture.

1 Discours sur le néo-racisme, de Didier Destouches, Bookelis, Sainte-Luce-sur-Loire, 2020, 132 p.

1 Discours sur le néo-racisme, de Didier Destouches, Bookelis, Sainte-Luce-sur-Loire, 2020, 132 p.

Steve Gadet

Université des Antilles, steve.gadet@univ-antilles.fr

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