Sur Antiquités décentrées. Walcott, Quignard, Ransmayr, de Franck Collin

Érick Noël

Référence(s) :

Collin, Franck, Antiquités décentrées. Walcott, Quignard, Ransmayr, Ed. Classiques Garnier, coll. Perspectives comparatistes, 2021, ISBN 978-2-406-11934-0, 486 p.

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Érick Noël, « Sur Antiquités décentrées. Walcott, Quignard, Ransmayr, de Franck Collin », Archipélies [En ligne], 11-12 | 2021, mis en ligne le 15 décembre 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.archipelies.org/1060

L’Antiquité ne cesse d’être l’enjeu de découvertes et de réappropriations. Dans les études post-coloniales, l’Antiquité de l’aire méditerranéenne, sur laquelle l’Europe a fondé sa culture, et imposé à la face du monde sa colonialité civilisationnelle, a paru, à raison, suspecte, et fait l’objet de déconstructions nécessaires, révélant d’autres antiquités, mais montrant aussi l’inadéquation de thèses qui calquent sans nuances certains de nos standards modernes sur l’héritage gréco-latin. Sans la compréhension avisée que sous-tend la méthode historique, on se risque à des réductions fausses, à la ringardisation du passé, voire à des antagonismes spécieux.

Tout au contraire, l’ouvrage de Franck Collin, Antiquités décentrées. Walcott, Quignard, Ransmayr1, nous convie à une réception critique et argumentée de cette culture européenne. Les trois auteurs contemporains qu’il compare offrent en effet trois lectures « décentrées », déconstruites, décoloniales, dont le vœu est bien de dépasser la vision monolithique et eurocentrée sur laquelle s’est appuyée toute une tradition en interprétant idéologiquement le récit antique. Paru en septembre dernier (2021) chez Classiques Garnier, dans la collection « Perspectives comparatistes », ce livre constitue l’inédit d’Habilitation à diriger des recherches, soutenu en 2019 à Paris-Sorbonne devant un jury composé de spécialistes de toutes les littératures, modernes et antiques, post-coloniales et comparées, notamment Véronique Gély, Romuald Fonkoua ou William Marx.

Le Saint-Lucien Derek Walcott (1930-2017), le Français Pascal Quignard ou l’Autrichien Christoph Ransmayr invitent leur lecteur à repenser et dépasser une filiation culturelle établie en remettant à plat ses préconçus, en la décentrant plutôt qu’en en faisant table rase. Chacun réévalue de la sorte un auteur ancien qui lui est cher et qui guide sa réflexion : Homère est sous-jacent à l’écriture du grand poème de Walcott, Omeros (1990), Virgile hante l’essai Les Paradisiaques (2005) de Quignard, et Ovide le roman Le dernier royaume (1988) de Ransmayr. Il n’y va nullement, redisons-le, d’une sujétion esthétique, mais bien d’un réemploi conduisant à un élargissement critique. Pour Walcott, il s’agit bien de se réapproprier la culture des anciens maîtres britanniques, au lieu d’estimer naïvement que l’évacuer serait un acte suffisant de libération. Il rappelait déjà l’urgence, dans La Muse de l’histoire (1974), d’échapper aux conservatismes aussi bien qu’aux radicalités stériles. Pour les peuples qui se sont vu imposer la domination de l’Occident, il revendique donc le droit de regarder en retour cette Antiquité matricielle avec leur diversité, de la trouver étrange, violente, négative, mais aussi d’en comprendre les mécanismes et de pouvoir la corriger, se l’adapter quand c’est possible.

Si les poétiques du décentrement prennent tout leur sens chez les écrivains post-coloniaux, quelle légitimité, quelle valeur peuvent-elles rencontrer chez des écrivains européens tels Ransmayr ou Quignard ? N’est-ce pas confondre, ou usurper, des situations de parole profondément distinctes dans l’Histoire ? Justement, de même que Walcott pose la nécessité de repenser la culture du colon, de même n’est-il pas moins nécessaire pour les descendants eux-mêmes des anciens dominants, de la repenser, de comprendre les déséquilibres et les préjugés qui en ressortissent. Cette postcolonialité doit aussi s’opérer de l’intérieur, d’autant plus à une époque où les Occidentaux éprouvent toujours autant de difficultés dans la reconnaissance du bilan désastreux du fait colonial, l’enseignent de façon inégale dans leurs écoles, et ne renoncent pas à des mécanismes économiques de type néocolonial. « Prendre acte du décentrement, dit Collin (p. 20), [consiste] à adopter un état d’esprit où le rapport de domination au monde occidentalo-centrée cesse d’être une échelle de valeur principale pour accepter la mondialité de toutes les cultures dans leurs diversités et dans leurs convergences ». Après avoir permis, par ses conquêtes, une rencontre inédite de l’Autre, l’Européen doit lui accorder dialectiquement sa reconnaissance et sa place, admettre des humanités plurielles qui ne sont pas à sa propre image.

La littérature a fait avancer, et peut encore faire avancer les mentalités à cet égard. Dépasser la « représentation d’un Occident oxydé dans la grandeur de son passé » (p. 24), c’est lui donner une autre vitalité, nécessaire, inévitable. Les poétiques de Walcott, Quignard et Ransmayr ouvrent à une refictionnalisation salutaire. Résolument, elles déplacent les auctorialités intimidantes que constituent Homère, Virgile ou Ovide vers un espace autre de réception, plus contemporain, en reconfigurant les mythopoétiques qu’ils véhiculent. Tout en connaissant bien leurs sources, elles leur appliquent une torsion qui les redéfinissent en-dehors de tout cadre « classique ».

Pour Derek Walcott, la Méditerranée est, dès l’adolescence, un puissant vecteur d’inspiration parce que cet espace offre des similitudes avec le monde caribéen : un archipel comparable avec des îles de tailles variables, au carrefour de trois continents. Mais la Caraïbe est le lieu d’une culture neuve dont la reconnaissance est récente. La poétique d’Omeros consiste à donner sa dignité à une épopée caraïbe qui en fédère le peuple, s’inspirant du poème homérique pour mieux lui contrevenir par un art du détour. Car il ne s’agit ni de cautionner la force belliqueuse de l’Iliade, ni de réduire le personnage d’Helen à un objet de conquête qui divise plutôt qu’il ne rassemble.

Christoph Ransmayr situe son roman au moment de la relégation d’Ovide à Tomes aux confins de l’Empire connu, lieu où le poète exilé termina sa vie (de 8 à 18 de notre ère). Tomes est l’envers de Rome. Ransmayr la crée comme « une ville de fer », dans un temps anachronique à mi-chemin entre la latinité et le XXe siècle, où les valeurs centralisatrises de Rome et son pouvoir autocratique, incarné en la personne de l’empereur Auguste, ne tolèrent aucun écart avec la vision univoque du monde qu’ils façonnent. Or, les écarts, à Tomes, s’avèrent nombreux, tant ses habitants, loin de tout, échappent à tout caractère normatif, cherchant même refuge dans ce lieu étrange. Ovide lui-même, modèle raffiné du Romain cultivé, s’est révélé lors de sa plongée inattendue dans cet endroit « barbare » et « sauvage ». Son retrait imposé, loin de ladite civilisation, a libéré pour lui de toutes nouvelles possibilités humaines.

Pascal Quignard évoque de même un « danger de mort » à la question « qu’est-ce que l’homme ? » telle que l’a posée l’humanisme (Les Désarçonnés, 2012, chap. 42). Franck Collin avait déjà rédigé un article relativement à la manière d’entendre ce constat (2016/2018, « Païdeïa de l’anthropomorphose »). Il trouve ici, dans Les Paradisiaques, un attachement paradoxal de Quignard à l’égard du poète Virgile : tout en le critiquant sévèrement pour avoir composé cette Énéide qu’il considère comme une œuvre courtisane de propagande, Quignard ne peut s’empêcher d’admirer le poète de la nature des recueils précédents, ou l’inventeur du domaine orphique des ombres auquel le chant 6 de l’Énéide donne une consistance qui marquera tout l’Occident, et notamment Dante. Aussi Virgile est-il malgré tout choisi par Quignard comme figure emblématique d’un tâtonnement parmi les ombres de la culture européenne qu’il revisite, à côté des autres, non du tout pour ressusciter le passé, mais pour lui trouver une dynamique collective, pour l’élargir à cette diversité dont elle recevra une vitalité nouvelle.

Le volume Antiquités décentrées se divise ainsi en trois parties au cours desquelles Collin examine les procédés de décentrement employés par Walcott, Ransmayr et Quignard. La première, « Décoloniser les imaginaires » (p. 31-149), s’applique à reconnaître les outils de transgression qu’utilisent ces auteurs dans une filiation complexe qu’ils critiquent. La seconde, « Subversions de l’auctorialité » (p. 151-297), s’attache aux mutations génériques, à la prolifération postmoderne des voix, comme à l’impermanence de la notion d’auteur dans les trois œuvres. Le troisième volet enfin, « Mythopoétique des Nouveaux Mondes » (p. 299-431), considère les nouvelles approches qui découlent de ces décentrements, prend en compte toutes les « ombres » (« Umbrae, shadows, Schatten », p. 343) que l’Histoire avait d’abord oubliées, et qui deviennent des interfaces vers une meilleure compréhension des humanités et des espaces. Mais à la reconnaissance de la diversalité doit s’ajouter en outre le recul du potentat humain sur son environnement, la fin à court terme de la destruction des ressources et du mépris de l’animalité. La conclusion du livre inscrit Walcott, Quignard et Ransmayr dans un programme d’écopoétique chargé de « refaire monde », si du moins ce monde ne disparaît pas avant (ce qui est une des lectures envisageables du Dernier des mondes, mais non celle de Franck Collin).

Antiquités décentrées s’appuie sur une bibliographie très vaste qui intègre non seulement l’histoire (Bernal ; Diop ; Mbembé), la critique littéraire (Steiner ; Brunel ; Dash ; Clavaron), la philosophie (Lévi-Strauss ; Anders ; Glissant), mais encore des auteurs de toute époque, outre le corpus étudié, et de tout espace géographique. Cette érudition n’en est pas moins agréablement dosée, servant une démonstration qui, de page en page, tout en étant agrémentée d’exemples probants tirés des textes, serre incontestablement son objet. Cet ouvrage n’échappera pas à ceux qui veulent enrichir leur imaginaire, trouver des explications sur le monde d’aujourd’hui, et envisager des perspectives face à certaines de ses impasses.

1 Antiquités décentrées. Walcott, Quignard, Ransmayr, de Franck Collin, Classiques Garnier, ISBN : 978-2-406-11934-0, Paris, 2021, 486 p.

1 Antiquités décentrées. Walcott, Quignard, Ransmayr, de Franck Collin, Classiques Garnier, ISBN : 978-2-406-11934-0, Paris, 2021, 486 p.

Érick Noël

Université des Antilles, erick.noel@univ-antilles.fr

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