L’affirmation régionale : l’exemple de la poésie madawaskayenne de Sébastien Bérubé en Acadie

Carlo Lavoie

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Carlo Lavoie, « L’affirmation régionale : l’exemple de la poésie madawaskayenne de Sébastien Bérubé en Acadie », Archipélies [En ligne], 10 | 2020, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.archipelies.org/895

Nous proposons dans cet article de questionner les différentes postures identitaires adoptées par les gens de la région du Madawaska, une enclave majoritairement francophone située à la frontière du Nouveau-Brunswick et du Québec, au Canada, ainsi qu’à la frontière du Maine, aux États-Unis. Les particularités qui se dégagent du discours historique régional, officiel et non officiel, seront mises à profit dans la lecture des deux premiers recueils de poèmes d’un auteur madawaskayen, Sébastien Bérubé, pour saisir comment la poésie permet de se représenter et être productrice d’une identité qui, quoique régionale, puisse néanmoins tendre vers l’Autre. Cette identité régionale, qui peut souvent se résumer à une opposition binaire entre « nous » et « eux » laisse transparaître des traces de multiples appartenances. Ainsi, le questionnement de la poésie madawaskayenne de Sébastien Bérubé nous semble à même de jeter un nouvel éclairage sur cette mixité du « nous » et du « eux » dans la construction et l’affirmation d’une identité régionale en constante transformation.

In this article, we propose to question the different identity postures adopted by the inhabitants of the Madawaska region, a predominantly French-speaking enclave located on the border of New Brunswick and Quebec, in Canada, as well as on the border of Maine, in the United States. The particularities that emerge from the regional historical narrative, official and non-official, will be used in the reading of the first two collections of poems by a Madawaska author, Sébastien Bérubé, to understand how poetry can be used to represent and produce an identity that, while regional, can nevertheless tend towards the Other. This regional identity, which can often be summarized as a binary opposition between "us" and "them", reveals traces of multiple belongings. Thus, the questioning of Sébastien Bérubé's Madawaskan poetry may shed new light on this mix of "us" and "them" in the construction and affirmation of a regional identity in constant transformation.

Bon, la colonne du Madawaska qui grimpe dans le buckweat encore !
Ah ! Les Brayons, j’vous dis que vous faites chier l’Acadie !
(Morin Rossignol 1982 : 53)

où voulez-vous que nous allions dans la brillance ?
sur ces flots ravalant leur essor
nous l’étranger
enfants d’une exigeante mythologie
qui nous subjugue et nous persécute
(Thibodeau 1995 : 70)

Introduction

L’Acadie est souvent vue de l’extérieur comme un bloc monolithique où se laissent entendre un accent et un vocabulaire issus d’un autre âge français. Cependant, l’Acadie en elle-même est constituée de régions qui se présentent avec leurs particularités, ce qui peut souvent engendrer quelques querelles comme le relate Rino Morin Rossignol dans sa pièce humoristique Le pique-nique en 1982. Il devient dès lors possible de l’envisager comme l’on envisage la francophonie internationale, c’est-à-dire comme un lieu renfermant diverses identités francophones, des identités régionales, des lieux qui, une fois additionnés, forment l’Acadie.

En concevant l’identité « comme une dynamique évolutive, par laquelle l’acteur social, individuel ou collectif, donne sens à son être […] en reliant, à travers le passé, le présent et l’avenir, les éléments qui le concernent et qui peuvent être de l’ordre des prescriptions sociales et des projets aussi bien que des réalités concrètes » (Vinsonneau 2002 : 4), nous ne pouvons que la voir de façon mouvante. Comme le montre Amin Maalouf, « l’identité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l’existence » (Maalouf 1998 : 31). Les prescriptions sociales, les projets de société et les réalités concrètes sont d’abord le fait de subjectivités qui entrent en jeu dans ce que l’individu croit être, veut être et sent ce que les autres veulent qu’il soit ou le croient être. Selon cette optique, se dire Acadien revêt quelques particularités partagées par l’ensemble des Acadiens et reconnues par l’Autre. Mais lorsque l’individu ne se reconnaît pas dans ces particularités, il se construit une identité qui lui permet d’appartenir à un autre groupe. C’est à ce niveau qu’entre en jeu la construction de l’identité en fonction d’un groupe culturel, entre autres celui de sa région, dans une dialectique intégrant des contraires afin d’avoir « les moyens de se rendre semblable à autrui tout en s’en différenciant » (Vinsonneau 2002 : 4).

Il est alors intéressant de réfléchir à l’affirmation identitaire d’un jeune poète de la région du Madawaska, une enclave située au Nord-ouest de la province du Nouveau-Brunswick bordant les frontières du Québec, au Canada, et de l’État du Maine, aux États-Unis, et qui a été la région hôtesse du Congrès mondial acadien en 2014. Ainsi, nous proposons d’abord dans cet article de cerner les facettes importantes du terme « région » pour, dans un deuxième temps, questionner les différentes postures identitaires adoptées par les gens du Madawaska afin de rendre compte des réalités concrètes et des prescriptions sociales qui découlent des particularités régionales qui distinguent cette région de l’Acadie tout en l’y rattachant. Enfin, nous mettrons à profit ce que Stuart Hall appelle « l’utilisation des ressources de l’histoire, du langage et de la culture dans le processus du devenir » (Hall 2008 : 271) telle que nous la voyons à l’œuvre dans les deux premiers recueils de poèmes de Sébastien Bérubé, Sous la boucane du moulin (2015) et Là où les chemins de terre finissent (2017), pour saisir comment la poésie permet de se représenter et être productrice d’une identité qui, quoique régionale, puisse néanmoins tendre vers l’Autre (Lacassagne 2018 : 23)1. Cette identité régionale, qui peut s’apparenter aux identités meurtrières dans la mesure où « elle réduit l’identité à une seule appartenance » (Maalouf 1998 : 39), peut souvent se résumer à une opposition binaire entre « nous » et « eux ». Mais dans ce « eux » existent des traces du « nous » qui invitent plutôt le sujet à de multiples appartenances. Le questionnement de la poésie madawaskayenne de Sébastien Bérubé nous semble à même de jeter un nouvel éclairage sur cette mixité du « nous » et du « eux » dans la construction et l’affirmation d’une identité régionale en constante transformation.

1. Région

L’identité régionale nous semble l’une des premières identités collectives à laquelle l’individu est soumis dès son enfance. L’origine des parents, la famille élargie, les conditions de travail, la classe sociale, la langue, la géographie de la région, son économie, sa culture en général sont autant d’éléments qui entrent en scène. Ainsi, en littérature, s’intéresser à une région signifie s’intéresser à un territoire d’origine ou de vie d’un auteur, « un territoire relativement étendu, possédant des caractères physiques et humains particuliers qui en font une unité distincte par rapport aux régions voisines ou à un ensemble qui l’englobe » (Le Robert 1996 : 1907). On y voit tout territoire « qui jouit d’une personnalité propre [mais] qui ne constitue pas un État souverain » (Ibidem 1996 : 2238). Avec ses traditions, ses coutumes et son économie, la région peut être « une étendue de pays autour d’une ville », une contrée, une zone, ou même une province, soit un « état fédéré doté d’un gouvernement propre, souverain dans le domaine de ses compétences » (Ibid 1996 : 1811), comme le Québec ou encore le Nouveau-Brunswick au Canada. De plus, devant l’immensité d’un pays comme le Canada, l’on est appelé à donner deux sens au terme « région ». D’une part il peut s’agir d’un « grand ensemble, identifiable soit politiquement à une province entière, soit géographiquement à un ensemble de provinces ([comme par exemple] la région Atlantique ou les provinces maritimes, l’Ouest canadien, etc.) » (Dionne 1993 : 23). D’autre part, une agglomération urbaine et son voisinage peuvent constituer une région (la région métropolitaine de Montréal, celle de Toronto, etc.). Ce qui ressort de ces possibles définitions sont « des caractères politiques et économiques, tout autant que géographiques et humains » (Ibid 1993 : 23). Comme René Dionne l’affirme dans La littérature régionale aux confins de l’histoire et de la géographie, toutes ces caractéristiques font que « les régions, comme les nations, […] acquièrent une identité de diverses façons, à partir d’une situation sociale pénible, par exemple, ou à la faveur de certaines circonstances, politiques entre autres » (Ibid 1993 : 23).

Géographiquement, l’Acadie constitue une région qui regroupe les francophones des trois Provinces maritimes canadiennes, soit le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse et l’Île-du-Prince-Édouard2. Elle se distingue des autres régions canadiennes avec « une histoire […] humaine […] autant que physique, et politique » (Ibid 1993 : 23), avec sa langue, sa culture et son contexte socio-économique. Cependant, si l’on regarde bien l’Acadie, on se rend compte que, non seulement s’étend-elle sur trois provinces, mais que chacune de ces provinces elles-mêmes renferment plusieurs régions acadiennes, plusieurs îlots qui ont leurs propres caractéristiques, ce que la critique littéraire ne semble pas encore avoir pris en considération. Après tout, la vie à Moncton n’est pas la même que la vie à Caraquet, à la Baie Sainte-Marie, à Charlottetown ou à Edmundston. Chacune de ces régions a son histoire officielle racontée par les historiens, ses histoires issues de légendes locales ainsi que ses fictions, son paysage, son cadre socio-économique et même linguistique qui lui sont propres et qui deviennent autant de « vecteurs d’images » (Caradec 2010 : 94) qui nourrissent l’imaginaire de l’écrivain.

La question de la région devient intéressante puisque si, comme le postulent Stuart Hall et Édouard Glissant, l’identité est conditionnelle au dehors, à l’Autre, à la Relation à l’Autre, et qu’elle constitue un « mode d’expression » (Glissant 1997 : 573), l’affirmation identitaire marquerait un point de rencontre « entre, d’une part, les discours et pratiques qui tentent de nous interpeller, de nous parler comme si nous étions les sujets sociaux de discours particuliers et, de l’autre, les processus qui produisent les subjectivités, qui nous construisent en tant que sujets pouvant “être parlés” » (Hall 2008 : 273). Outre la famille, la région est dans ce sens sans conteste l’un des premiers discours qui façonnent les subjectivités. Les discours et les pratiques qui y sont associés deviennent les prémisses d’une première Relation à l’Autre.

2. Le Madawaska et l’Acadie

Les deux recueils de Bérubé qui nous intéressent ici s’appuient sur des paysages et des scènes propres à la région natale de l’auteur, une région forestière, sorte de zone tampon entre la frontière du Nouveau-Brunswick, du Québec et des États-Unis. Les discours et les pratiques qui en sont issus deviennent un terreau fertile pour questionner la place du paysage de la région devant l’industrialisation. Les intérêts régionaux se retrouvent ainsi reliés à une révolte face aux injustices qui rejoignent des intérêts nationaux devant la présence de plus en plus marquée de la société de consommation. Tout comme le paysage forestier entrecoupé de lacs et de rivières, dont la rivière Madawaska qui traverse Edmundston, la capitale régionale, pour se jeter dans la rivière Saint-Jean, le paysage et l’histoire régionale marquent la posture identitaire du poète. Le territoire dont il est question a été rapidement contesté par les États-Unis, le Nouveau-Brunswick et le Québec, et ce, avant même la formation du Canada. Pour mettre un terme à la dispute territoriale qui opposait les États-Unis à la Grande-Bretagne, le traité Webster-Ashburton, signé par les deux pays en 1842, utilise la rivière Saint-Jean comme frontière internationale dans la vallée du haut Saint-Jean. L’on imagine facilement les répercussions de cette délimitation, car elle survient plus de 60 ans après l’installation de la première colonie au Madawaska réunissant des Acadiens qui ont fui l’arrivée de Loyalistes venus s’installer dans la région de Sainte-Anne-des-Pays (aujourd’hui Fredericton, capitale du Nouveau-Brunswick) entre 1760 et 1770 pour se soustraire à la future indépendance des États-Unis d’Amérique (qui sera proclamée en 1776), ainsi que des Canadiens français partis à la recherche de nouvelles terres à cultiver, et des membres de la Première Nation des Malécites présents dans la région depuis des centaines d’années. Dès la fondation de la colonie en 1785, des familles acadiennes et canadiennes-françaises, souvent même des membres d’une même famille, s’installent des deux côtés de la rivière Saint-Jean. En 1842, les membres de ces familles qui habitent d’un côté de la rivière deviennent alors états-uniens. Ceux qui habitent de l’autre côté de la rivière demeurent sujets britanniques et deviennent canadiens lors de la création du Canada en 1867. En 1851, la frontière entre le Canada-Uni4 et le Nouveau-Brunswick est tracée et le comté de Madawaska est créé en 1873 par une division du comté de Victoria (Volpé 2015 : 67). De leur côté, les Malécites, premiers habitants de ce territoire qu’ils n’ont jamais cédé, voient les membres de leur nation et leur territoire ancestral de chasse et de pêche répartis des deux côtés de la frontière interprovinciale et de la frontière internationale.

Tout ce brassage de nations et de frontières au 19e siècle unit la population de la région sans pour autant se traduire par un projet de société distinct de ceux de la société acadienne ou canadienne-française. Les gens s’identifient à un territoire et aux réalités qu’ils vivent sans se démarquer au niveau de l’histoire. Quelques tentatives ont toutefois cherché à créer une histoire qui soit le fait de la région avec, entre autres, la création de la légendaire République du Madawaska dont l’origine remonterait « au conflit frontalier entre l’État du Maine et le Nouveau-Brunswick lorsque l’Américain John Baker cherche à annexer l’actuel Madawaska canadien aux États-Unis » (Volpé 2015 : 78). Baker aurait d’ailleurs profité de l’occasion pour créer un étendard duquel l’on s’inspirera en 1965 pour créer le drapeau de la « République du Madawaska », un drapeau « composé d’un aigle et de six étoiles posées en demi-cercle sur fond blanc » (Couturier 2002 : 176). Cette « République » deviendra un puissant outil de marketing et de promotion touristique de la région à partir des années 1970. Outre les gentilés de Madawaskayens et de Républicains qu’elle engendrera, elle permettra l’affirmation de celui de « brayon » par la création d’un festival d’été en 1979, la Foire brayonne, devenue un événement touristique de grande importance dans la région et au Nouveau-Brunswick5. Encore de nos jours, elle constitue une sorte de rite annuel qui fait la promotion d’une identité « en opposition à l’acadianité, misant, pour des raisons économiques, sur l’exclusivité plutôt que sur l’inclusion » (Volpé 2015 : 87). Ainsi, le Madawaskayen se voit-il comme brayon et non comme acadien. Cette République légendaire, car elle n’a jamais, dans les faits, été politique, aucun gouvernement ne l’ayant reconnue, est devenue au niveau de l’imaginaire régional le point de rencontre d’un peuple amérindien, d’un peuple acadien et d’un peuple canadien-français, auxquels se sont ajoutés au fil du temps des immigrants irlandais, écossais et américains, ce qu’en sont venues à signifier les six étoiles présentes sur le drapeau de la République. De ce fait, l’on met l’accent sur une conception erronée de l’histoire, tant dans la création de la République du Madawaska qu’au niveau des six peuples fondateurs de la région, « un passé en quelque sorte fictif […] mais reçu par plusieurs comme étant réel. Il devient un ingrédient actif dans la construction de la différence madawaskayenne et de l’identité des Madawaskayens et des Madawaskayennes » (Couturier 2002 : 176). Comme le souligne l’historien Jacques Paul Couturier, « le Madawaska dispose dans son bagage d’un bon nombre des éléments symboliques et matériels qui entrent en jeu dans la fabrication collective des identités nationales [et] renvoie à un autre débat, celui sur la définition de l’identité acadienne elle-même » (Couturier 2005 : 27). Car en fait, la question reste entière : ces francophones du Nouveau-Brunswick qui se considèrent majoritairement madawaskayens ou brayons, sont-ils en fait des Acadiens malgré leurs façons de se voir ?

En 2000, le sociologue Patrick D. Clarke avançait dans un article intitulé « Régions et régionalismes en Acadie. Culture, espace, appartenance » que puisque l’Acadie n’a pas de limites juridico-politiques, « la question de l’espace – celui de la nation, aussi bien que des régions – se pose come imbroglio » (Clarke 2000 : 299). Ce constat lui permet de rejeter le Madawaska de son étude qui porte « sur l’Acadie du Nouveau-Brunswick et non sur le Nouveau-Brunswick francophone » (Ibid. 2000 : 299). Pour lui, la langue seule ne peut être un facteur justifiant l’inclusion du Madawaska dans l’Acadie, car ce territoire se distingue « sur le plan ethnoculturel depuis le XVIIIe siècle, il se pose comme entité distincte aux régions du Nord-Est et du Sud-Est du Nouveau-Brunswick » (Ibid. 2000 : 200) qu’il appelle les régions de l’Acadie traditionnelle post-déportation. Il appuie également sa position méthodologique sur l’orientation agroforestière et non maritime de la région, sur la colonisation majoritairement canadienne du territoire, rendant ainsi les Acadiens minoritaires au Madawaska ainsi que sur la « position excentrique [du Madawaska] par rapport à l’ensemble du Nouveau-Brunswick francophone [en étant] séparé du golfe Saint-Laurent par la cordillère appalachienne inhabitée » (Ibid. 2000 : 200). Il passe aussi sous silence la présence autochtone. Cette position qui réduit considérablement les limites territoriales de l’Acadie appuie sans conteste une identité régionale forte qui cherche à traduire « un sentiment de distinction et de différence par rapport aux collectivités acadiennes et québécoises voisines » (Couturier 2002 : 183).

Car en fait, si le Madawaskayen se définit par la négative en s’affirmant ni Acadien, ni Québécois, il porte en lui un métissage de ces identités. Les marques de l’identité acadienne seraient néanmoins présentes comme en témoigne l’historienne Nicole Lang qui montre comment l’histoire du Madawaska est une mémoire construite à partir de lieux et de cérémonies célébrant le passé acadien dans la région. Des monuments rappelant la Déportation des Acadiens, la fondation de la première colonie par des Acadiens à Saint-Basile en 1785, l’anniversaire du 400e anniversaire de l’Acadie en 2004 ou encore la contribution de familles acadiennes à l’établissement du Madawaska subsistent aux côtés de monuments à la mémoire de pionniers défricheurs et agriculteurs de la région. Elle remarque aussi que plusieurs lieux de mémoire et les discours prononcés lors des cérémonies de dévoilement – y compris au cours de la période récente – véhiculent l’idéologie traditionnelle de la survivance fondée sur le respect de l’histoire, de la religion et des ancêtres. Cette idéologie, développée lors des grands congrès nationaux à la fin du 19e et au début du 20e siècle, a permis la survivance du peuple acadien et doit assurer son avenir sur la foi catholique de même que sur l’histoire et les traditions acadiennes (Lang 2016 : 87).

D’autres chercheurs qui abondent dans le même sens montrent que l’identité régionale, bien que forte, n’a jamais été définie au niveau idéologique. Ainsi, pour Philippe Volpé, l’identité madawaskayenne, ou encore brayonne, aurait été développée par des acteurs moins préoccupés par l’élaboration d’un projet de société que par la mise sur pied d’un projet touristique et économique. Sans idéologie clairement définie pouvant être mise en relais des traditions madawaskayennes, les gens du Madawaska qui adhèrent à l’idée de former un groupe singulier hors de l’Acadie se sont retrouvés incapables, faute de projet collectif, de s’interpréter autrement qu’en cherchant, tant bien que mal, à énumérer ce qui les distingue des « Autres » (Volpé 2015 : 67).

Comme le mentionne Patrick D. Clarke, ce qui distingue la région du Madawaska de l’Acadie est de taille et repose surtout sur l’histoire de l’exploitation des ressources naturelles. La vie n’a jamais été en fonction du rythme de la mer comme dans les régions du nord-est ou du sud-est du Nouveau-Brunswick. La pêche au Madawaska se pratique surtout pour les loisirs sur des cours d’eau douce ou encore dans des lacs et non sur la mer pour assurer sa subsistance. L’agriculture s’est faite au profit de l’avancée sur la forêt et non par la construction d’aboiteaux comme dans les régions côtières. L’exploitation forestière remplace l’exploitation de la mer. En plus d’être devenus cultivateurs, les hommes y sont devenus bûcherons et chasseurs et non pêcheurs. À ce niveau, ils se rapprochent plus du personnage de Gabriel que de celui d’Évangéline du célèbre poème de Longfellow. Cependant, certains, voyant dans l’attachement au territoire, à la langue, aux traditions et à la religion catholique des caractéristiques partagées par les ancêtres madawaskayens et les ancêtres acadiens, ont proposé un discours de compromis visant à inclure l’identité brayonne dans l’identité acadienne en proposant l’expression « Acadie des terres et forêts ».

En 2002, un spectacle d’été est présenté sous forme d’une pièce de théâtre explorant l’histoire de la région. Afin de préparer le Madawaska à célébrer le 400e anniversaire de l’Acadie en 2004 et le Congrès mondial acadien qui aura lieu dans la région en 20146, l’on multiplie les discours sur l’appartenance du Brayon à l’Acadie. Cependant, comme le remarquent Laurence Arrighi, Karine Gauvin et Isabelle Violette dans leur article « Discours identitaire en concurrence : se dire Acadien, se dire Brayon autour du Congrès mondial acadien 2014 », l’argumentation visant à inclure le Brayon dans l’Acadie au début des années 2000 ne repose pas sur des faits historiques, linguistiques ou géographiques, mais plutôt sur un langage marketing visant à faire ressortir les bienfaits de la rentabilité des retombées économiques (Arrighi, Gauvin et Violette 2018 : 233). Bref, tout comme pour le symbole de la République du Madawaska, l’on fait d’abord de l’Acadie des terres et forêts un véhicule de promotion touristique. On propose ainsi de mettre un terme à l’opposition brayon-acadien en appelant « à la solidarité des individus au nom d’un projet commun : celui du développement de la région au motif que tout le monde sortira gagnant de la tenue du [Congrès mondial acadien de 2014] » (Ibid. 2018 : 233). Pour ces chercheuses, il ne fait aucun doute que les tenants de l’Acadie des terres et forêts voient dans « l’investissement dans l’identité comme source de revenu […] une véritable stratégie de reconversion économique dans des régions traditionnellement vouées à l’extraction et à la transformation des ressources naturelles » (Ibid. 2018 : 233). Si cette stratégie s’avère payante économiquement, elle jette aussi un éclairage sur le rôle insoupçonné des subventions du gouvernement canadien qui exige depuis les années 1990 que son financement rapporte sur le plan économique. Si « miser sur l’identité brayonne ne [permet] pas d’avoir accès aux mêmes logiques de reconnaissance politique pourvoyeuses de subventions et d’appuis gouvernementaux, il devient profitable de se rallier à l’Acadie qui, dans ce contexte, ne se limite pas à un emblème identitaire, mais devient source de capitaux. » (Ibid. 2018 : 246). Tout comme la République du Madawaska, l’Acadie des terres et forêts aura d’abord été une marque de commerce dont le rôle aura été de stimuler l’économie de la région avant de devenir un vecteur identitaire.

3. Sous la boucane du moulin : industrie et économie locale

Voilà la toile de fond des deux recueils de Bérubé : une zone frontalière, forestière, où plusieurs peuples en sont devenus un seul. Dans son premier recueil constitué de vingt-trois poèmes distribués en trois parties, Sous la boucane du moulin, Bérubé propose une exploration qui semble verticale de la région. Il décrit un « Icitte » dont le ciel est souvent caché par la fumée de l’usine de transformation du bois en pâte et papier située en plein centre-ville d’Edmundston, lieu central de l’écriture :

« C’est directement sous la boucane du moulin que j’écris. Entre le bruit des vans et l’odeur cancérigène de la rue Canada. Ma plume est folle et mon crayon capote. J’aime mieux être puni d’avoir trop parlé qu’être sauvé par un silence. Je n’ai peut-être pas de courage, mais j’ai la langue de mon père et, by the way, ça me suffit. (Bérubé 2015 : 11).7 »

Ce poème inaugural place le recueil sous le signe du régionalisme littéraire rappelant une posture liée à la défense du territoire, voire du terroir, bien que « l’ici » qui y est décrit s’éloigne d’une conception idyllique que l’on peut avoir de sa région. Ce territoire devient un « espace relationnel » qui permet une réflexion sur l’autonomie du sujet inscrit dans un groupe (Ramos 2018) à partir de moments de contemplation. L’expérience poétique du lieu, cette contemplation, place la langue régionale et le français standard sur un pied d’égalité. La langue du père, avec ses anglicismes et ses régionalismes, devient langue poétique et ne souffre pas de pauvreté culturelle face à l’écriture de l’élite. Cette poétique en est une du quotidien. Pour Bérubé, « Le poète coule ses pensées dans la sueur/Se vide la tête/Pour se remplir les poches/Ses mains caressent/Tous les métiers du monde/Et finissent par se perdre/Dans la poussière des jobs de bras » (SBM : 14). Il avouera, dans le deuxième recueil : « Le plus grand des poètes/Que je connaisse/Ne savait pas lire/Mais limait une chainsaw/Comme personne » (Bérubé 2017 : 54)8. Dans cette expérience du lieu, la « boucane du moulin », cette fumée incessante, rappelle les avancées d’une industrie nécessaire à la bonne marche économique de la région malgré ses répercussions néfastes pour la santé et l’environnement. L’industrialisation, qui se passe en anglais (LCTF : 55)9, se voit en opposition au legs du père, au patrimoine. Les souvenirs d’enfance occupent d’ailleurs une place importante dans ce recueil comme en fait foi le deuxième poème du premier recueil intitulé « Les balançoires ne se balancent plus », en référence à un parc où le poète : 

« hallucine des cris/[et] où les enfants ne jouent plus […] Les balançoires grincent/Sous le poids des souvenirs/Mon enfance/y joue encore/Près des malaises de la rivière/À lancer son pain quotidien/Aux becs volatils du Styx madawaskayen/Elle est là assise à l’indienne/Devant moi dans les poussières du parc Lion/En attendant le retour des familles/Que le moulin a laissé se noyer » (SBM : 13).

À cause de l’usine qui y déverse ses eaux usées, la rivière Madawaka est devenue un fleuve d’enfer, un Styx, dans lequel il est impossible de nager, une sorte d’« arbre de Jade » (SBM : 26) qui ne fait partie que du décor. Le poète tient à dénoncer la situation et son écriture prend des allures pamphlétaires comme en fait foi le poème intitulé « Ma Terre » :

« J’habite une Terre violée/Que l’industrie gouverne à grands coups/De sodomie électorale/Il faut fumer à cinquante pieds de la porte/Mais la boucane du moulin/Porte jusqu’aux étoiles et personne/Ne hausse le ton/Icitte les arbres goutent la pâte d’argent/[…] Citoyen/Souris/Tout va bien » (SBM : 22-23).

Cette Terre en crise est aussi castrée, avortée, en panne d’électricité (SBM : 24-25). Cette crise met également en cause la solidarité humaine transformée par le système :

« J’habite une Terre qu’on a laissé pourrir/Comme un vieux dans le fond d’un foyer/Qui passe son temps à se chier dessus/Et qu’on torche aux quatre heures/Qu’on aime mieux confier à d’autres/Mourant d’une jeunesse qui ne trouve pas/L’application pour se réveiller » (SBM : 25).

Ce poème au langage cru se trouve en écho dans le dernier poème du recueil, « L’ère fécale ». On y retrouve entre autres la même dichotomie entre le « je » et le « on », encore inclusif :

« Je suis d’une génération sans repère/[…] On laisse les gouvernements nous voler/[…] Je suis d’une génération qui fonce/Dans le mur de la bureaucratie/[…] Je suis d’une génération enfermée/Dans les jeux vidéos/Qui a appris à violer/Tuer/Voler/Sur console/Avant d’apprendre à lire/[…] Je suis d’une génération qui ne laisse plus couler/Le robinet pour de l’eau froide/Qui préfère l’acheter étiquetée/Au dépanneur du coin/[…] Je suis de l’ère fécale/L’ère du pas pire et du pas chaud/Indécise avec incertitude/Qui hoche la tête avec nonchalance/Au lieu de dire non/On lève la voix/On la baisse aussitôt/[…] Je suis de l’ère fécale/La nouvelle ère glaciale » (SBM : 62-65).

Mais Bérubé ne se contente pas de seulement dénoncer la pollution et les tords de la société en général, dont ceux de sa propre génération. Il s’en prend également aux processus de marchandisation qui opèrent même au niveau local. Il dénonce, entre autres, le Congrès mondial acadien 2014 dans un poème intitulé « EXPOMonde 21/08/2014 » :

« Le monde s’expose l’Acadie/Se remplit les poches de tourista/Et d’Acadie commerciale/Venez ! Venez ! /Venez prendre une photo en costume d’époque/Venez gouter la Louisiane/Me caresser la ploye/Entendre le chant des mimes/L’Acadie s’expose le monde/Se remplit les poches de touristes/Aux tripes bleu blanc rouge » (SBM : 20).

Cette vision touristique de l’Acadie se porte en faux face au sentiment d’appartenance des Acadiens. Ainsi, sur le site Internet du Congrès mondial acadien qui a eu lieu en août 2019 à l’Île-du-Prince-Édouard et dans le Sud-Est du Nouveau-Brunswick, nous pouvons voir que :

« Le Congrès se veut aussi une occasion d’accueil pour tous ceux et celles qui s’intéressent et qui aiment l’Acadie. Le Congrès sera non seulement une occasion de démontrer notre dynamisme et notre attachement à notre culture, mais également, notre légendaire ouverture sur le monde. » (CMA 2019).

L’attachement à la culture acadienne ne serait que de façade pour Bérubé, un attachement culturel qui ne sert qu’à mettre en évidence le folklore lié aux costumes d’époque, aux mets de la lointaine Louisiane mis sur un pied d’égalité par rapport au met typique du Madawaska, la ploye10, sous les couleurs du drapeau tricolore étoilé, le but étant surtout, de maximiser les retombées économiques dans la région au détriment des repères culturels et de la langue du père. Voilà qui nous ramène à l’article de Arrighi, Gauvin et Violette (2018) discuté auparavant : se dire acadien n'aurait rien à voir avec la culture mais surtout avec le marketing touristique et les retombées économiques qui lui sont associées.

4. Là où les chemins de terre finissent : région et province

Ces dénonciations liées à l’économie et à la culture acadienne se voient encore plus percutantes dans le recueil Là où les chemins de terre finissent. Ce recueil contient huit poèmes qui reprennent tout en dépassant les thèmes évoqués dans le recueil précédent. De « God bless Canada », en passant par « Hymne » ou encore « Ma province ou le souvenir loin des plaques de char », la région du Madawaska s’y trouve convoquée par son patrimoine, son histoire, son paysage, ses saisons et son cadre socio-économique devant la marche de l’industrialisation et de la mondialisation.

Le poète y affirme haut et fort son appartenance cette fois-ci à sa province, ses rivières, ses « champs de promesses », ses parcs, ses peuples autochtones, ses salons de coiffure, ses commérages, sa bière, son café Tim Horton’s, ses enfants, ses jardins botaniques, ses associations secrètes, ses routes, ses frontières de chaque côté, ses gens qui y parlent français et ses slogans « in English », à ses deux langues parlées dans la même bouche, à ses richesses naturelles, à ses racines jusque dans les bayous, à ses homards, à sa chasse à l’orignal. Il fait ressortir le caractère populaire du Nouveau-Brunswick, sa dimension bilingue. Il avoue : « J’ai du Nouveau-Brunswick/Du nouveau et du brunswick/Et un avenir en trait d’union/J’ai des poètes qui font les pour et les contre/Pour se convaincre que tout n’est pas noir ou blanc/Pour se construire un hymne » (LCTF : 52). Son discours identitaire s’éloigne encore plus de l’Acadie traditionnelle dans un poème intitulé « Ma province ou le souvenir loin des plaques de char » :

« Ma province/Celle que je connaissais/N’avait pas de mer/Elle ne passait pas son temps à attendre ses hommes/Au large/Ma province/Se noyait dans les épinettes/Elle regardait ses hommes disparaitre dans le bois/Elle se parfumait de gaz à mixer/Et d’huile à chaine » (LCTF : 53).

Cette province « Tissait ses frontières en nom de famille » (LCTF : 56). Elle se noie dans les épinettes, est faite de bûcherons, de sang indien, de messes le dimanche, d’assurance-emploi, de pommes de terre, de sarrasin, de cordes de bois qu’il faut préparer pour se chauffer l’hiver, de motoneiges (LCTF : 58). « Les gens de ma province/N’avaient pas peur de voir plus loin/[…] Ils tapaient la trail/Tapaient du pied/Tapaient fort/Tapaient souvent/Pour laisser une trace/leur trace » (LCTF : 58). Ce discours, qui oscille entre ce que la province n’est pas, ou n’est plus par rapport à ce que la région acadienne est, et l’affirmation des traits particuliers que possède la région de sa province, traduit une multitude de points de tension et de points d’ancrage de l’identité du poète et l’identité régionale en mettant l’accent sur l’histoire populaire que les gens se racontent et vivent et non sur l’histoire officielle racontée dans les livres. Nul doute que l’affirmation de l’identité pour l’auteur repose sur un rôle politique attribué à l’écriture. L’histoire, le paysage et l’exercice du langage deviennent partie prenante de ce que nous pourrions appeler « le geste politique de l’écrivain » (Paré 2001 : 97). Puisque le Madawaska oscille entre les cultures acadienne et québécoise, deux langues (le français et l’anglais) et qu’il tisse « ses frontières en noms de famille » (LCTF : 56) « séparées par des douanes » (LCTF : 44), l’on constate que cette langue du père suffit pour inscrire sa région dans le paysage de la littérature acadienne (Kirouac Massicotte 2017). La démarche subjective du poète inclut l’Autre – l’Acadien, le Québécois, l’Américain, l’Amérindien, la femme –, non seulement à cause de la proximité des frontières, mais aussi à cause des noms de familles de part et d’autre des frontières.

Le poète semble toutefois même aller à contre-courant de l’esprit de l’Acadie des terres et forêts. Il active non seulement les traits identitaires de sa région pour les mettre en opposition à l’Acadie, mais il les intègre dans le régime identitaire du Nouveau-Brunswick tout entier. Ces traits opèrent tous comme autant de repères culturels qu’il dénonçait avoir perdu dans son recueil Sous la boucane du moulin et qui seraient partagés par les Néo-Brunswickois, qu’ils soient francophones ou anglophones. Cependant, le ton nostalgique de ce poème, donné par l’utilisation des verbes à l’imparfait, cède le pas à un constat se rapprochant de l’échec :

« Les gens de ma province/Parlaient comme ils marchaient/Ils marchaient bien et fier/Les gens de ma province/Ne savaient pas ce qui leur manquait/Ils connaissaient ce qu’ils avaient/Les gens de ma province/Avaient des cousins là-bas/Où les diplômes sont des couronnes/Où les drapeaux ne font pas que flotter

Ma province/Celle que je connaissais/Ne se connaissait pas, parait-il/On la força à partir/À se découvrir/on ne la revit jamais/Elle est surement loin/Maintenant/À se fendre en deux pour arriver/Pour payer son gros truck/Pour acheter le gaz/Qu’elle produit/Seule/Loin des cordes de bois/Et des pieds qui frappent fort » (LCTF : 59).

L’on pourrait parler de ce recueil comme d’une tentative de se rendre plus loin de ce que le discours acadien propose. En se rendant là où les chemins de terre finissent, le poète arrive là où l’asphalte commence, c’est-à-dire là où la civilisation, selon le discours néo-libéraliste dénoncé, commencerait. L’Acadie du Nouveau-Brunswick serait alors partie prenante de ce néolibéralisme en favorisant l’endettement et le sous-emploi. Les gens doivent quitter leur province pour se payer des objets de consommation, comme de « gros truck ». Mais si cet asphalte rend possible une identité francophone au Nouveau-Brunswick, la seule province canadienne officiellement bilingue, en permettant l’intégration des traits identitaires régionaux, la fin des chemins de terre signifie le début de l’aliénation, la fin des repères face à un fardeau économique de plus en plus lourd : la recherche de la richesse économique individuelle et collective efface la richesse culturelle et historique de la communauté. La jonction de la terre et de l’asphalte laisse entrevoir un choc que la nostalgie encaisse difficilement : le choc lié au recul de la nature. Des frontières provinciales et internationales furent érigées et séparèrent des familles. L’exploitation forestière contribue à la croissance économique et à la pollution tout en empiétant sur le territoire autochtone. Mais le choc est aussi lié au recul de la nature même du Madawaskayen, celle de pouvoir se raconter des histoires et de se créer une identité qui lui est propre à l’encontre des discours officiels de l’élite. Il n’est pas étonnant alors que le meilleur poète que connaisse Bérubé soit un bûcheron qui sache préparer et manier une chainsaw (une scie mécanique). La poésie se retrouve dans la vie quotidienne, l’histoire du peuple et la langue du père, celle de la région. Ainsi, se dire Madawaskayen, Brayon ou Acadien des terres et forêts se voudrait vain. Dans son refus de participer à cette marche qui efface tout repère culturel au profit de retombées économiques, Bérubé n’emploie d’ailleurs aucun de ces gentilés dans ses recueils.

Conclusion

En affirmant une identité régionale dans ses deux recueils de poèmes, Bérubé prend la parole à partir d’un lieu et en abolit la marginalité. Il le place comme toile de fond d’un discours revendicateur qui s’en prend aux affres du libéralisme économique et de la mondialisation, mais aussi au centre d’une Relation à l’Autre qui opère « sous rature », c’est-à-dire par ce que Stuart Hall appelle « l’intervalle entre émergence et renversement » (Hall 2008 : 268). L’identité régionale du poète se construit dans la différence au sein d’une représentation selon un point de vue stratégique et positionnel à travers « ce qui n’est pas, ce qui manque » (Hall 2008 : 271), d’où un sentiment de nostalgie qui imprègne bon nombre de ses poèmes. Néanmoins loin d’être insoutenable, cette identité repose sur des points de rencontre qui s’insèrent dans l’histoire, dans un questionnement de l’espace culturel, politique et économique dont elle fait partie, et laisse une trace.

En écrivant le lieu, Bérubé transcrit un espace, c’est-à-dire que le lieu fait alors partie de ce que Daniel-Henri Pageaux, dans son étude sur la littérature régionale, appelle « une écriture de fondation : il s’agit de faire passer dans les mots, dans l’ordre de la culture ce qui avait échappé jusque-là au processus civilisationnel de l’homme » (Pageaux 2010 : 285). Le poète intériorise sa région, sa province, fait un inventaire de ce qui a laissé une trace pour lui donner un sens et retrouver ses repères. Par son langage parfois cru, son discours environnementaliste et celui en opposition à l’Acadie, il jette un regard qui transforme sa région en un paysage dans lequel existe une diversité naturelle. Il propose des signes identitaires qui sont à la fois propres à sa région et à sa génération mais qui les dépassent en faisant tomber les frontières internationales qui séparent des familles, les frontières linguistiques pour y reconnaître le bilinguisme et les frontières culturelles pour y intégrer l’autochtone. Ce sont aussi les frontières de la mémoire qu’il fait tomber en donnant préséance à l’histoire vécue par les gens de la région et non à celle qui est écrite de façon savante. Il rejoint de la sorte des poètes acadiens comme Serge Patrice Thibodeau, aussi natif du Madawaska, qui fait de sa région natale le pivot dans son exploration de la tension entre le local/l’intime et l’ailleurs/l’universel (Lavoie 2019) ou encore Georgette Leblanc, qui, par exemple dans Le grand feu (2016), s’élève au-dessus de la politique en proposant au lecteur une liberté créatrice qui se (ré)génère dans un espace géographique restreint intimement lié à la mémoire historique et folklorique. Même dans la négative par son discours d’opposition à l’Acadie et sans employer le terme Madawaskayen ou encore Brayon, Bérubé propose un discours identitaire régional hybride, métissé, qui repose sur une interprétation du présent à la lumière du passé. Dans ce sens, il est possible d’affirmer sa régionalité tout en se sortant d’une mythologie qui subjugue et perpétue.

1 Notons au passage que Bérubé a publié un roman en 2012, L’œil de papier (Caraquet, Éditions de la francophonie) et a fait paraître en 2019 un

2 Notre définition de l’Acadie englobe ce que nous pourrions appeler l’Acadie des origines, soit la Nouvelle-Écosse, ainsi que le Nouveau-Brunswick (

3 Pour Édouard Glissant, de manière collective, la construction identitaire peut se vivre selon deux pratiques : le Retour, comme « obsession de l’Un

4 Cette colonie britannique précède la formation du Canada et inclut le Haut-Canada (l’Ontario) et le Bas-Canada (le Québec) de 1840 à 1867.

5 Il semble presque impossible de retracer l’origine du gentilé « brayon » auquel une large part de la population de la région s’identifie toujours.

6 Le Congrès mondial acadien a lieu tous les cinq ans depuis 1994 et son but est de réunir et maintenir les liens entre tous les Acadiens du monde. En

7 Désormais, les références à ce recueil seront indiquées par le sigle SBM, suivi du folio.

8 Désormais, les références à ce recueil seront indiquées par le sigle LCTF, suivi du folio.

9 L’anglais serait d’ailleurs, selon le poète, « la langue des boss » (LCTF : 55).

10 Sorte de crêpe faite d’un mélange de farine de sarrasin, de farine de blé, d’eau et de poudre à pâte et cuite que d’un seul côté.

Arrighi, Laurence, Gauvin, Karine et Violette, Isabelle, « Discours identitaire en concurrence : se dire Acadien, se dire Brayon au tour du Congrès mondial acadien 2014 », Regards croisés sur les français d’ici (Laurence Arrighi et Karine Gauvin, éd.), Québec, Presses de l’Université Laval, 2018, p. 223-250.

Bérubé, Sébastien, Sous la boucane du moulin. Moncton, Les Éditions Perce-Neige, 2015.

Bérubé, Sébastien, Là où les chemins de terre finissent, Moncton, Les Éditions Perce-Neige, 2017.

Caradec, Nathalie, « Aux périphéries… », Carnets, [En ligne], Première Série – 2, numéro spécial, p. 87-98. URL : http://journals.openedition.org/carnets/4982, 2010.

Clarke, Patrick D, « Régions et régionalismes en Acadie. Culture, espace, appartenance », Recherches sociographique, 41 (2), 2000, p. 299-365.

Couturier, Jacques Paul, « La République du Madawaska et l’Acadie : la construction identitaire d’une région néo-brunswickoise au xxe siècle », Revue d’histoire de l’Amérique française, 56 (2), automne 2002, p. 153–184.

Couturier, Jacques Paul, « La République du Madawaska et l’Acadie : la construction identitaire d’une région néo-brunswickoise au xxe siècle », Les territoires de l’identité. Perspectives acadiennes et françaises, xviie-xxe siècles (Maurice Basque et Jacques Paul Couturier, éd.), Moncton, Chaire d’études acadiennes, 2005, p. 25-54.

Dionne, René, La littérature régionale aux confins de l’histoire et de la géographie, Sudbury, Éditions Prise de Parole, 1993.

Glissant, Édouard, Le discours antillais, Paris, Gallimard, 1997.

Hall, Stuart, Identités et Cultures. Politiques des cultural studies, Paris, Éditions Amsterdam, 2008.

Kirouac Massicotte, Isabelle, “Là où les chemins de terre finissent : un cri de terre du nord”, Astheure, 20 septembre 2017, En ligne: URL : https://astheure.com/2017/09/20/la-ou-les-chemins-de-terre-finissent-un-cri-de-terre-du-nord-isabelle-kirouac-massicotte/ (page consultée en ligne le 16 janvier 2019).

Lang, Nicole, « Lieux de mémoire et cérémonies commémoratives : les représentations de l’Acadie au Madawaska », Acadiensis, vol. XLV, n2, été/automne 2016, p. 68-91.

Lavoie, Carlo, « Ici le monde : marginalité acadienne et mondialisation chez Serge Patrice Thibodeau », Journal of Canadian Studies/Revue d’études canadiennes, vol. 53 no. 3, 2019, p. 577-598.

Leblanc, Georgette, Le grand feu, Moncton, Les Éditions Perce-neige, 2016.

Le Robert, Le Nouveau Petit Robert, Montréal, Dicorobert Inc, 1996.

Maalouf, Amin, Les identités meurtrières, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 1998.

Morin Rossignol, Rino, Le pique-nique, Moncton, Les Éditions Perce-Neige, 1982.

Pageaux, Daniel-Henri, « Terre, province, région, lieu : autour de la notion de “littérature régionale” », Carnets, Littératures nationales : suite ou fin – résistances, mutations & lignes de fuite, nº spécial printemps/été 2010, p. 271-287.

Paré, François, Les littératures de l’exiguïté, Ottawa, Le Nordir, 2001.

Thibodeau, Serge Patrice, Nous l’étranger, Trois-Rivières/Luxembourg, Les Écrits des Forges/Éditions Phi, 1995.

Vinsonneau, Geneviève, « Le développement des notions de culture et d’identité : un itinéraire ambigu », Carrefours de l’éducation, 2002/2, n° 14, p, 2-20

Volpé, Philippe, « La brayonnité, la brayonnité ?!? : référence madawaskayenne en chantier, 1785-2014 », Acadiensis, vol XLIV, no 1, hiver/printemps 2015, p. 64-90.

1 Notons au passage que Bérubé a publié un roman en 2012, L’œil de papier (Caraquet, Éditions de la francophonie) et a fait paraître en 2019 un troisième recueil de poèmes, Maudire les étoiles (Moncton, Éditions Perce-Neige). Il compte aussi à son actif deux albums à titre d’auteur-compositeur-interprète, soit L’encre des saisons (Caraquet, Distribution Plage, 2013) et Madouesca (Caraquet, Distribution Plage, 2019). Mentionnons aussi que son deuxième recueil, Là où les chemins de terre finissent, lui a valu le Prix littéraire Antonine-Maillet-Acadie Vie en 2018. Ce prix « vise à reconnaître des Acadiens et Acadiennes qui, par la qualité de leur travail dans le domaine littéraire, contribuent au rayonnement et à la promotion de l’Acadie dans le monde » (pour plus d’info sur ce prix, voir http://prixlitteraire.acadie.com/).

2 Notre définition de l’Acadie englobe ce que nous pourrions appeler l’Acadie des origines, soit la Nouvelle-Écosse, ainsi que le Nouveau-Brunswick (créé à partir d’une division de la Nouvelle-Écosse en 1784) que l’on pourrait aussi appeler l’Acadie du retour puisque bon nombre d’Acadiens sont venus s’y installer après les déportations de 1755 à 1763, cette année marquant la signature du Traité de Paris qui cédait officiellement à la Grande-Bretagne le Canada, l’Acadie, l’île Royale et l’isle Saint-Jean. Nous ajoutons à l’Acadie la province de l’Île-du-Prince-Édouard (connue comme l’ilse Saint-Jean jusqu’en 1758 et island of Saint John entre 1758 et 1798), car ce territoire a été colonisé majoritairement par des Acadiens de 1720 jusqu’aux déportations de la population en 1758. Certaines familles acadiennes sont également revenues à l’île après 1763.

3 Pour Édouard Glissant, de manière collective, la construction identitaire peut se vivre selon deux pratiques : le Retour, comme « obsession de l’Un [consacrée] à la permanence » (Glissant 1997 : 44) d’une identité qui a été ou qui aurait pu/dû être et le Détour, « conquête sur le non-dit ou sur l’édit (c’est-à-dire sur les deux modes principaux de la répression), à partir du moment où le Détour, non plus imposé dans le réel, se continue en finesse de préhension, d’analyse et de création » (Ibid. 1997 : 57).

4 Cette colonie britannique précède la formation du Canada et inclut le Haut-Canada (l’Ontario) et le Bas-Canada (le Québec) de 1840 à 1867.

5 Il semble presque impossible de retracer l’origine du gentilé « brayon » auquel une large part de la population de la région s’identifie toujours. Pour Philippe Volpé, ce terme serait un « exemple d’appropriation référentielle par dérision » (Volpé 2015 : 75). Il serait apparu pour la première fois dans le journal hebdomadaire local, Le Madawaska, en 1922. Volpé y voit une dérision détournée de ses différents sens pour désigner les gens du Madawaska. Ainsi, certains se basent sur une interprétation populaire erronée de l’histoire voulant que les Madawaskayens se seraient autoproclamés « Brayons » parce qu’ils brayaient le lin ou seraient des descendant du Pays de Bray, en France, alors qu’en réalité, cette désignation leur aurait été donnée par des Québécois. Volpé montre aussi que les chercheurs semblent s’entendre de plus en plus sur les connotations péjoratives associées à ce terme. Par exemple, une linguiste faisait voir en 1961 que les « brèyons » brèyaient (écorchaient) le français. Pour d’autres, le terme « brayon » signifierait « être vêtus de guenilles » (Ibid. 2015 : 76). Quoi qu’il en soit, nous voyons dans ce terme un refus de l’histoire officielle d’une région qui se sent coincée entre l’histoire acadienne et québécoise d’un côté, et l’histoire canadienne et américaine de l’autre.

6 Le Congrès mondial acadien a lieu tous les cinq ans depuis 1994 et son but est de réunir et maintenir les liens entre tous les Acadiens du monde. En 2014, il a eu lieu du 8 au 24 août dans l’Acadie des terres et forêts qui englobe pour l’occasion le nord-ouest du Nouveau-Brunswick, la vallée de la rivière Aroostook au Maine (États-Unis) et la région du Témiscouata, au Québec.

7 Désormais, les références à ce recueil seront indiquées par le sigle SBM, suivi du folio.

8 Désormais, les références à ce recueil seront indiquées par le sigle LCTF, suivi du folio.

9 L’anglais serait d’ailleurs, selon le poète, « la langue des boss » (LCTF : 55).

10 Sorte de crêpe faite d’un mélange de farine de sarrasin, de farine de blé, d’eau et de poudre à pâte et cuite que d’un seul côté.

Carlo Lavoie

Université de l’Île-du-Prince-Édouard, clavoie@upei.ca

licence CC BY-NC 4.0