Introduction
Le 31 octobre 2015, une grande manifestation fait date à Paris : la Marche de la Dignité. On y retrouve toutes sortes de bannières et de slogans qui sont autant de cris contre les oppressions protéiformes subies quotidiennement par les minorités de France, et plus encore de la capitale parisienne. C’est la manifestation d’un ras-le-bol général, d’une nausée collective, voire séculaire, où les voix s’entremêlent : femmes, négresses, femmes racisées, transsexuel.les, prostitué.e.s, femmes voilées, homosexuel.le.s. Tous les opprimé.e.s crient leur courroux sur le pavé, sortent de l’anonymat…
Slogans :
« Gentrification = colonisation de l’intérieur »
« Négrophobie + sexisme = Misogynoir »
« À bas le Blantriarcat ! »
« La diversité ne règlera pas la négrophobie »
« Notre sororité est une force »
« La vie des Noir.e.s compte »
« Un homme, une Femme. Je n’ai pas encore décidé #madignité »
Les slogans et les pancartes sont autant de dénonciations des causes multiples et croisées qui émaillent la réalité sociale française, plus particulièrement francilienne. Ce foisonnement de maux ethnico-sociaux est également le surgissement d’une pluralité ethnique et d’une diversité identitaire – et nous employons ici le terme « diversité » au sens propre, en le dénuant de toute connotation politique – que la France d’en haut et d’en bas, se refuse à voir, à embrasser, à accepter, à reconnaître, à laisser être.
Cette marche de la dignité est, en quelque sorte, un des apex de la crise et de la révolution socio-identitaire traversées par la France. Elle l’est d’autant plus frontalement par et dans la capitale française que cette dernière en est l’épicentre, le théâtre. La dernière décennie a vu nombre de conflits sociaux autour de questions identitaires s’exprimer dans l’espace public, qu’ils soient liés à l’appartenance religieuse, à la question du genre, du choix matrimonial ou de l’identité nationale. Cette identité nationale est amenée à muter – invariablement et inévitablement – à travers des processus d’acculturation antagonique. Mais, les derniers changements semblent les plus inconcevables, car outrageusement et ostensiblement perceptibles et symptômes d’une véritable remise en question du modèle assimilateur dominant, du modèle de société transmis dans l’agenda éducationnel et civilisationnel. Comment nier, aujourd’hui, les racines judéo-chrétiennes d’un État qui se revendique comme laïque, mais qui oppose sanctions et interdictions à toute prétendue déviance face au modèle « blanc, masculin, catholique, élitiste » qu’il impose ?
Le premier fait qui éveille ma curiosité au phénomène afroféministe parisien, est la proposition d’une Université Populaire, « Retournement de Cerveaux », faite par le collectif « Assiégées – Citadelles des résistances1 » et adressée « exclusivement » aux femmes et aux hommes racisé.e.s. Entendons donc, aux non-blancs, qui expérimentent racisme, xénophobie et discriminations au quotidien. Cette Université se tint en juillet 2015 en plein cœur de Paris. Et, ma circonspection est grande puisque c’est à la fois excitant, car novateur, mais inquiétant également, car illégal et (traditionnellement) « illégitime » dans un pays comme la France. Nombre de militants séparatistes ont été faits persona non grata par l’État : Kemi Seba, entre autres.
Par ailleurs, au titre d’activiste culturelle, j’ai été mentionnée « afroféministe » par les médias, et je me suis interrogée alors sur la validité de ce terme en ce qui me concerne, comme en ce qui touche aux réalités qu’il revêtait en France, pour la France. Car déjà familière de l’histoire des féminismes étatsuniens, et africains-américains plus spécifiquement, il m’apparut indispensable de creuser la question française – et caribéenne francophone – au regard des récentes manifestations susmentionnées. Aussi circonspecte que je pusse être, conserver une neutralité axiologique certaine était indispensable pour mener cette recherche et interroger la genèse du phénomène ; et cela parce que je partageais à bien des égards les idées de mes interviewées. Ainsi, tout en sympathisant, je préférai ne pas m’impliquer dans leurs actions, par honnêteté intellectuelle et afin de conserver une capacité d’analyse sans faille.
La conférence internationale qui a favorisé l’écriture de ce papier, inscrivit les diverses interventions au sein de l’environnement naturel de l’université organisatrice : la Caraïbe. Aussi, fûmes-nous invité.e.s à centrer notre argumentaire au cœur même de cette aire géographique et culturelle. Bien que m’intéressant à l’afroféminisme en France, les protagonistes que je rencontrai sont, elles, Caribéennes, 10, 15 ou 20 – descendantes d’immigrants, immigrantes de première ou de seconde génération. En effet, nous considérerons que ces Françaises – issues d’une migration estudiantine en provenance des départements français d’Amérique (Guadeloupe, Martinique) ou originaires de ces îles – subissent les mêmes conséquences systémiques de la migration, l’extra-territorialisation. Une autre forme de diasporisation. Nous y reviendrons.
Le titre de notre exposé « Contre Misogynoir : des Caribéennes francophones entre Black Feminism et afroféminisme » incite donc, à interroger les parcours idéologico-diasporiques, féminins et féministes, avec pour postulat que le nœud de leur engagement fut la Misogynoir en France et dans les Départements français d’Amérique auxquels elles appartiennent ou dont elles se réclament, même partiellement. La Misogynoir2 est définissable comme la misogynie à l’égard des femmes noires ou tous les manifestations et comportements discriminatoires à l’égard des femmes noires et de couleur basés tout à la fois sur le sexisme, le racisme ou le colorisme. Ce terme vient du pays d’Obama et fut créé par l’activiste et universitaire noire, queer et féministe Moya Bailey, pour parler de la culture et des représentations populaires étatsuniennes. Il est bon de souligner que la Misogynoir, bien que pratiquée et praticable par tous, désigne initialement le regard des hommes noirs sur les femmes noires. C’est un phénomène intracommunautaire que Bailey décrivit.
Partant donc de cette terminologie, notre enquête suit la veine des discriminations sexistes à l’égard des femmes noires, vues par des femmes noires Caribéennes francophones, et les conséquences sur leurs choix et leur engagement politique. La problématique qui s’impose est simple : quelles sont les influences de ce mouvement ? Ce mouvement trouve-t-il racine dans un Black feminism paradigmatique et se développe-t-il dans une approche mimétique ? L’afroféminisme en France est-il une simple réappropriation du Black Feminism ou est-il fécondé de spécificités propres ? Existe-il un féminisme noir français laissé en héritage ? S’en sont-elles saisies ? Les Caribéennes francophones sont-elles plus susceptibles d’être sensibilisées par ce Mouvement ? C’est à cette toute dernière question que nous répondrons en ouverture par l’exploration ontologique des représentations de la femme dans la Caraïbe francophone et de ses effets supposés sur une identification au féminisme, pour poursuivre sur les conséquences de la re-territorialisation en France hexagonale. En second lieu, nous pourrons mettre en exergue le processus génétique de l’afroféminisme en France, selon nous, en explorant les ponts entre les diverses aires géographiques et culturelles prétendument naturelles à ces femmes Caribéennes, par la lentille de l’écologie de l’exil et de l’afro-américanisation. Enfin, nous réduirons la focale sur Paris et le collectif MWASI, pour ainsi dire, paradigmatique et représentatif, puisque fer de lance, de l’afroféminisme en France.
1. Caribéennes, francophones : l’évidence de l’afroféminisme ?
Les Caribéennes francophones, protagonistes de cette étude, peuvent-elles être considérées comme intersectionnelles par nature ? Ne s’agit-il pas là d’un apprentissage par l’existence-même ? Le terreau colonial des îles caribéennes francophones serait apparemment une écologie idéale pour la croissance des idéologies féministes ? D’aucunes – parmi les interviewées – le pensent : « Les Antillaises sont des féministes qui s’ignorent ». Y a-t-il confusion ici ? « Qu’est-ce qu’une féministe ? Qu’est-ce que le féminisme ? » est une autre question à élucider pour bien cibler le débat qui s’annonce.
1.1. Les sociétés postcoloniales et les femmes : colorisme, sexisme, classisme
La société caribéenne francophone est née – et nous n’aurons cesse de le mettre en lumière – d’un heurt civilisationnel, d’un commerce sanguinaire déshumanisant pour les esclavagisés, et d’une violence symbolique qui a fait de la couleur de peau un indice sur l’échelle sociale. S’il est vrai que le champ de recherche sur le colonialisme se développe depuis des décennies, peu ou pas de place est offerte à la question du genre, à travers évidemment une approche intersectionnelle. Peu de chercheur.e.s ont genré les questions coloniales, comme le soulignent Barthélémy et al :
Malgré la multiplication des travaux et l’ouverture de plus en plus nette à une histoire sociale et culturelle, les historiens du colonial comme les spécialistes des sociétés d’Afrique, d’Asie ou des Amériques, sont encore peu nombreux à faire une place aux femmes et au genre. Les raisons anciennes de cette occultation ont été maintes fois soulignées. Rappelons simplement qu’au lendemain des indépendances, l’analyse critique du fait colonial et les nécessités des constructions nationales ont suscité un processus de « fabrique des héros » excluant, de fait, les femmes (Barthélémy et al., 2011 : 8).
Irrémédiablement, les femmes sont évincées lorsqu’il s’agit d’illustrer les hauts faits des batailles de libération, les guerres, les luttes. En Guadeloupe, une femme figure parmi les combattants pour la liberté : Solitude. Une mulâtresse, parturiente, qui lutta jusqu’à la mort, exécutée, après avoir mis au monde son enfant. L’érection des héros se conjugue à une masculinisation du fait colonial. Mais, oui la femme antillaise est héritière de ces luttes marronnes ! Toutefois, les stéréotypes qui pèsent sur elle l’éloignent drastiquement de la figure guerrière pour la confiner à la kaz, l’assigner au ventre, au sexe… Évoquons donc les assignations sociales, coloristes et genrées affublées aux femmes caribéennes francophones.
1.1.1. Assignations sociales : Phénotypique et socialement classée
Mais de cette coïncidence naquit en fait une nécessité idéologique : le préjugé servit de justification à l’esclavage (l’équation originelle, esclave = noir se retournant en noir = esclave)… (Bonniol, 2006 : 23).
La société issue de la plantation se dessine sous des contours phénotypico-sociaux, pour paraphraser Gérard Barthélémy. Cette terminologie met au jour un croisement entre la couleur/la race et la classe sociale. Ainsi, l’historicité du colonial a permis l’émergence d’une nomenclature de couleur (Moreau de Saint-Mery) à des fins de catégorisation des individus nés dans l’univers créolisé, non seulement en fonction de son degré de blancheur/noirceur (métis.se, mulâtre.sse, octoron.ne, quarteron.ne, mamelouque, griffe, sacatra…), mais également en fonction de son rang social. La société de plantation – faut-il encore le préciser – était constituée de trois coupes franches : les Blancs, maîtres élites, dominants et les Nègres, soumis, esclavagisés, biens meubles, avec un moyen-terme au milieu, la classe métissée, palier intermédiaire : le symptôme de la « purification » de la race, extrayant des damnation, servilité, maléfisme du corps noir3.
le « préjugé de couleur », y apparaît comme la pièce essentielle du paysage humain, l’ordonnancement hiérarchique des couleurs semblant en effet consubstantiel à l’esclavage colonial. L’institution particulière racialisa les relations entre les colons venus de l’Europe occidentale et les déportés arrachés de l’Afrique tropicale (Bonniol 2006 : 23).
Voilà résumé le mécanisme qui a contribué au découpage phénotypico-social des sociétés postcoloniales. Donc, ces exo-identités sociales du corps furent intériorisées et construisirent les imaginaires. Cette violence symbolique construit les individus par un prisme intersectionnel per se. Les relations sociales sont imprégnées du regard colonial, dont le compas placera l’Autre comme lui-même sur cette échelle de couleur, de grandeur, de valeur et déterminera ainsi leurs modalités d’interaction (qu’elles soient professionnelles, amicales, familiales ou matrimoniales). C’est le « préjugé de couleur » qui s’ancre dans ces sociétés postcoloniales. Et Jean-Luc Bonniol d’écrire :
la race travaille par et pour elle-même, constituant le principe ordonnateur de la société, au détriment des autres critères de classement sociaux. D’où l’attention portée à l’apparence physique dans le positionnement social des individus, apparence fondée sur une marque biologique, ainsi qu’un système de représentations touchant à l’hérédité, afin de penser la transmission de ces apparences. D’où également la mise en place d’une gestion sociale de cette transmission héréditaire (Bonniol 2006 : 23).
À cette racialisation du corps noir s’associe une hypersexualisation qui conditionne également autant les identités que les comportements et les imaginaires. Si le nègre est vu comme une légende sexuelle, virilité personnifiée indétrônable, le mulâtre lui se rapproche du blanc et donc de son manque de virilité. La négresse est également bestialisée et nullement enviée. Et quant au métissage, il apporte des nuances également aux portraits tirés des femmes de couleur.
1.1.2. Assignations sexuelles : Doudou, Potomitan & Manawa !
Stéphanie Mulot, consacrant un article aux « Chabines et métisses dans l’univers antillais » (2008), rapporte les descriptions suivantes sur les femmes à la peau claire (chapé ou sové) :
… de la chabine « takté kon dend » (tachetée comme une dinde, avec des taches de rousseur et des grains de peau) à la chabine « kalasasa » en passant par la chabine « pwel si » (aux poils durs). Et, chabine parmi les chabines, la « chabine dorée », qui jouit d’un prestige énorme et d’un pouvoir de séduction hors du commun. Elle se reconnaît à sa luminosité, due à ses cheveux blonds dits « jaunes » ou « chivé soley » (cheveux soleil), « cheveux d’or », à sa pilosité toute blonde ou rousse, à ses yeux gris-verts, dans un corps considéré comme étant celui d’une « négresse » du fait de ses traits négroïdes, et surtout à un tempérament caractériel et sexuel très chaleureux, voire explosif (Mulot 2008 : 116).
Les chabines démontreraient donc un tempérament sexuel plus « chaleureux », plus fougueux comme le souligne Mulot : « elles manifesteraient plus leur plaisir que les autres femmes et surtout seraient capables d’en donner davantage. » (2008 : 4). Ainsi sont-elles positionnées sur un registre virilisé du rapport, soit la prise d’initiative et l’hypersexualité. Cet exemple très pertinent montre que selon la carnation, mais aussi en fonction des attributs physiques, sont attribués aux femmes des rôles sexuels genrés et des traits de caractère bien déterminés et fortement ancrés dans les mentalités dans la Caraïbe francophone. En en dressant l’inventaire, nous noterons les analogies pertinentes avec les stéréotypes attribués à la femme africaine-américaine. Elles se déclinent principalement comme suit :
La doudou est une figure de la culture caribéenne francophone, devenue symbole iconique culturel : c’est la femme à la peau claire qui illustre la beauté du pays, et de ses femmes, souvent utilisée à des fins mercantiles (tourisme, publicité, etc.). L’histoire l’a décrite telle que citée par Jacqueline Couti :
Dans leur perspective du xviiie siècle, des Caribéens créoles blancs comme Moreau de Saint-Méry, ou des voyageurs européens aux îles antillaises comme le baron de Wimpffen ont vanté la générosité des femmes de couleur, dites semblables à Vénus, ainsi que leur sollicitude pour les hommes blancs, surtout lorsque l’amant blanc était malade. (Couti 2015 : 118).
Effectivement, la Doudou comme la Jezebel des Noirs-Américains sont vues comme vénales, sexuellement insatiables et hyperactives, et en recherche de l’homme blanc. Toutes deux sont associées à la mulâtresse, la métisse.
La Fanm Djók (femme dure) ou Fanm Grenn (femme à graines) est archétypale de la femme caribéenne francophone, ici noire représentée comme foncée de peau. C’est la négresse héritière de l’esclavagisée des champs de canne. Elle est grossière, émasculatrice puisqu’elle porte la culotte, autoritaire, dirigiste… Dans l’imaginaire, elle est « nappy », naturelle (ou du moins la pense-t-on au cheveu grossier). On la rapprocherait de la Sapphire de l’imaginaire étasunien.
La Potomitan4 (The Matriarch/Mammy) est une figure centrale de la société caribéenne francophone. Pour mémoire, le terme créole potomitan désigne le pilier central et porteur d’une habitation. Métaphoriquement, cette terminologie renvoie à la famille matrifocale omniprésente dans les communautés de la diaspora africaine. La femme potomitan est sacralisée : elle est mère d’une progéniture nombreuse et issue de plusieurs couches. La sexualité qui permit cette famille nombreuse n’est pas observée et reste sans effets dérogatoires, car la maternité sacralise. En général, elle est de toutes les carnations possibles.
Lui est opposable la Manawa (Jezebel également). Ce terme créole désigne une femme virilement active sexuellement. Autrement dit, elle prend des hommes, les consomme, comme le feraient les coqs, les hommes à femmes, légendaires d’ailleurs. Mulot d’écrire en ce sens : « Les termes les plus insultants sont adressés aux femmes qui se risqueraient sur le terrain d’une sexualité active et assumée et qui ne respecteraient pas les frontières du genre : « ochan, malprop, rat, cochoni, visièz… » (2008 : 4). Car il existe des frontières imposées par les assignations de genre. Bien que la gradation de couleur permette le développement de stéréotypes sexuels, les normes hétéronormées judéo-chrétiennes sont hautement valorisées et recherchées, voire transmises aux jeunes femmes. Il faut endiguer la fournaise qui brûle en elles jusqu’au mariage. Mulot d’ajouter encore :
Cette attribution d’un rôle sexuel actif et chaleureux tranche complètement avec les règles de construction des identités sexuelles très hétéronormées, où la respectabilité des femmes se construit, en droits plus qu’en faits, sur leur discrétion sexuelle, leur inhibition, leur soumission et leur fidélité, par opposition à la réputation des hommes qui doit leur permettre d’afficher ostensiblement leurs capacités sexuelles. (Mulot 2008)
Si les hommes ont le droit de « courir », les femmes doivent « se respecter » selon l’expression consacrée. Rien de paritaire ici. Rien d’égalitaire. Aussi, le terreau colonial des îles caribéennes francophones serait apparemment un milieu idéal pour la croissance des idéologies féministes ? Cette question initiale trouve ici réponse partielle : il semble que le contexte antillais a favorisé le développement d’une identité intersectionnelle, mais pour autant, le féminisme n’existera pas pour ces raisons-là.
La négresse est utilisée dans les champs de canne à sucre, harnachée comme un animal de trait au même titre que le nègre, qu’elle soit parturiente ou pas. Il n’y a pas de fragilité permise chez la femme esclavagisée. Aussi, le combat féministe ne peut-il se situer sur l’accès au travail, ayant toujours été égales à leurs alter ego masculins en la matière. Tous les nègres étaient assignés à la servilité, à l’assujettissement, aux travaux forcés… Les femmes souffrent d’ostensibles inégalités de genre, pourtant elles ont toujours travaillé. Au sortir de l’esclavage, l’émancipation individuelle et intellectuelle est l’objectif principal de certaines caribéennes francophones ; contrairement aux femmes occidentales, européennes, qui elles, ont dû lutter pour le droit au travail. Le féminisme dans la Caraïbe francophone s’attachera au renforcement politique de la classe féminine (Gerty Archimède). Le terreau colonial amènera son lot de luttes, mais le contexte européen les inscrira dans une mouvance féministe bien plus mondiale. Nous y reviendrons en deuxième partie. Ébauchons une réponse, en interrogeant le contexte français : qu’en est-il donc lorsque les Caribéennes francophones arrivent en Métropole5 ?
1.2. En Métropole : Exil, Race & Classe
Un fort contingent d’Antillais arrivera en métropole, entre 1963 et 1981. En deux décennies, plus de 160 000 Antillais quitteront leur pays pour répondre à des offres d’emplois fallacieuses, mensongères. Face au fort taux de chômage qui étreint les Antilles après la chute de l’agriculture cannière, les jeunes partent en masse. Cette communauté caribéenne francophone arriva massivement avec le BUMIDOM. Et les conséquences identitaires seront déterminantes quant à la montée du féminisme noir.
1.2.1. DOMiennes, Migrations de Travail, de Peuplement, Exil…
La Caribéenne est une travailleuse. Au sortir des champs de canne, le chômage croissant, le pays en proie à des révoltes indépendantistes, la jeunesse est exhortée à partir rejoindre les latitudes métropolitaines. On leur fait miroiter opportunités de travail et ascension sociale, et le BUMIDOM (Bureau de développement des Migrations des Départements d’Outre-Mer) sera le contremaitre principal de ce « Passage du Milieu ». Les femmes antillaises sont nombreuses à traverser et s’installent principalement en région parisienne. Stéphanie Condon le confirme :
... déjà en 1954, les femmes comptent pour près de la moitié des migrants antillais résidant en métropole. Puis, après les recrutements massifs essentiellement masculins, les débouchés pour les femmes s’ouvrant, le nombre de migrantes entre 1962 et 1968 est très proche de celui des hommes (13 736 et 15 152 respectivement)… (Condon, 2000).
En ce qui touche aux catégories socioprofessionnelles, les Caribéennes francophones sont dirigées principalement dans les services publics, notamment les métiers du care. Condon précise en ce sens :
…71 % des femmes actives sont regroupées dans trois secteurs, les emplois de bureau, le personnel de santé/services sociaux, ou le personnel de service/agents mixtes des transports ou PTT. La moitié des Antillaises travaillaient alors dans les services publics. […] On note que les femmes antillaises sont proportionnellement deux fois plus nombreuses que les hommes dans l’enseignement : on retrouve 5 % de Guadeloupéennes et 6 % des Martiniquaises actives dans ce secteur. (Condon 2000)
Les forces vives se dévident des îles secouées par les revendications indépendantistes. Au bout de la traversée, des déceptions. Voici le témoignage d’une jeune Antillaise tiré d’une coupure de presse annexée à la brochure de la Coordination des Femmes noires (1978) :
L’arrivée en France en décevra plus d’un. Les jeunes femmes se rêvaient secrétaires ou infirmières, avec un poste digne de fonctionnaire, elles sont formées aux arts ménagers et aux bonnes manières métropolitaines. Dans des foyers spécialisés, les familles bourgeoises viennent choisir leur future employée de maison. D’autres femmes sont recrutées comme filles de salles, petites mains dans les centres hospitaliers construits dans les années 1970.
Petits boulots et avilissement. Manifestement, on y revient, les femmes caribéennes sont des travailleuses. Le travail est la seule voie de survie. Une idéologie bien établie depuis les étendues cannières et l’esclavage. Cette jeune antillaise de souligner encore :
Les femmes antillaises travailleuses se reconnaissent avant tout comme travailleuses. D’abord elles sont venues en France pour travailler. Et c’est la première chose à laquelle elles sont sensibilisées. Au travail, elles sont souvent mal considérées ou ont des boulots dégueulasses. C’est à ce niveau-là qu’elles ressentent avant tout toutes les agressions contre elles. Ensuite, vient le problème « d’être antillais.
(Coordination des Femmes Noires, 1978 : 33).
La migration de travail se transformant très vite en migration de peuplement et en exil – les travaux mal rémunérés devenant des freins à leur retour – les identités s’en retrouveront affectées. La couleur de peau prendra l’ascendant dans le composite identitaire. Et la question de classe est sous-tendue également.
1.2.2. Exil, Race & Classe : Communautarisme
En plus, en tant qu’Antillaise en France, je ne voulais pas me cantonner à la couleur. Quand je me trouve en face d’un Antillais, issu d’une famille bourgeoise, qui est venu en France faire ses études et qui a eu tout pour lui, toutes les facilités, je me dis que je n’ai pas eu toutes les possibilités et qu’il y a un problème de classe qui vient se greffer là…. (jeune Antillaise témoignant, brochure Coordination des Femmes Noires, 1978).
Il est aisé de saisir combien les conditions engendrées pour ces migrantes qui arrivent massivement en Métropole vont induire une subalternisation matérielle de ces femmes et de la communauté dans son entier. En sus de la question raciale se posera la question de classe, bien évidemment.
« Tiens, un nègre ! » […]
« Tiens, un nègre ! » Le cercle peu à peu se resserrait. Je m’amusai ouvertement.
« Maman, regarde le nègre, j’ai peur ! » Peur ! Peur ! Voilà qu’on se mettait à me craindre. Je voulus m’amuser jusqu’à m’étouffer, mais cela m’était devenu impossible.
Je ne pouvais plus, car je savais déjà qu’existaient des légendes, des histoires, l’histoire…
Frantz Fanon (Peau Noire, Masques blancs)
Les caribéens francophones, en quittant leur île, se sont extraits de leur contexte phénotypiquement homogène6 (bien que fondé dans le colorisme) où la majorité de la population est noire, pour plonger dans un environnement où les mélanodermes sont minoritaires tant en nombre qu’au sein des imaginaires.
Bien que prétendument français depuis 1848 (abolition de l’esclavage) et composée de citoyens de facto après 1946 (Départementalisation), les Caribéens francophones n’en restent pas moins étrangers en terre métropolitaine. Effectivement, cette population peu ou pas qualifiée, déplacée, extra-territorialisée dans un contexte étranger, acculée à accepter des emplois secondaires, subordonnés, et, par-dessus tout, visibilisée par sa couleur de peau et sa culture allogène, se définit dans l’altérité et se voit imposer une identité d’allochtone. La communautarisation est inévitable face au préjugé de couleur qui fera surface dans une binarité qui dichotomisera de nouveau leur univers tant au niveau social qu’au niveau phénotypique.
Les interactions sociales entre les Caribéens exilés en France et la population française autochtone seront établies par le prisme de la différence, le prisme ethnique et culturel. Voire civilisationnel. Comme le décrit si bien Frantz Fanon, dans son ouvrage-monument, Peau Noire, Masques Blancs, l’homme noir prend conscience de sa négritude une fois passé au tamis de l’altérité, au travers du regard de l’autre.
Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques, – et me défoncèrent le tympan, l’anthropophagie, l’arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout : « Y a bon banania »…
… Qu’était-ce pour moi, sinon un décollement, un arrachement, une hémorragie qui caillait du sang noir sur tout mon corps ?
– Frantz Fanon (Peau Noire, Masques Blancs)
Il y a une différenciation et une distanciation qui s’opèrent. Ainsi, le phénomène de diasporisation est-il réel bien qu’intraterritorial – des anciennes colonies à la métropole, au cœur d’une France proclamée « une et indivisible » – et toutes les caractéristiques en sont notables : implantation dans des zones spécifiques de la région parisienne par la chaîne de migration (et la discrimination de l’habitat), maintien d’une culture spécifique (cuisine créole, Gwoka, concerts de musiques traditionnelles, etc.), un maintien des identifications ethniques : guadeloupéens, martiniquais, et un rapport au pays d’origine, et un transnationalisme incontestable : quand bien même la nation guadeloupéenne ou martiniquaise n’ont pas encore d’existence administrative. Pour certains, l’implication ne pourra être que relative au regard de l’éloignement tant spatial que temporel, ne se cristallisant que par les congés bonifiés. Toutefois, l’identification est claire : Ils sont « antillais ». Une communauté existe de facto. Un communautarisme également :
Oui, nous constituons bien une communauté, mais une communauté d’un type bien particulier, reconnaissable à ceci qu’elle est, qu’elle a été, en tout cas qu’elle s’est constituée en communauté : d’abord, une communauté d’oppression subie, une communauté d’exclusion imposée, une communauté de discrimination profonde. Bien entendu, et c’est son honneur, une communauté aussi de résistance continue, de lutte opiniâtre pour la liberté et d’indomptable espérance. (Césaire, 1950)
Parallèlement au BUMIDOM, il y eut une importante migration estudiantine. Et ces étudiants, eux instruits, éduqués, politisés, se constituent en associations, s’engagent, et militent. Les femmes, également – travailleuses ou étudiantes – participent de ces mouvances. Le féminisme des femmes caribéennes noires émergera dans un contexte spécifique : celui de la décolonisation et des migrations. Avant, il y eut la Négritude, idéologie émancipatrice. Il y aura ensuite, le Black Is Beautiful. Le mot est lâché : Black. Notre raisonnement nous amène maintenant à questionner l’historicité du mouvement afroféministe parisien pour tenter de décrypter son code génétique : Black Feminism, Blackstream, afroféminismes, nous distinguons. Procédons.
2. Black Feminism, Blackstream, afroféminismes: historicité d’une genèse
Black feminism is not white feminism in blackface. Black women have particular and legitimate issues which affect our lives as Black women, and addressing those issues does not make us any less Black.
(Audre Lorde, I am Your Sister)
Audre Lorde déclara que le féminisme noir n’est pas un féminisme blanc au « visage noirci ». Les femmes noires ont des questions singulières, particulières et légitimes qui affectent leur vie et qu’elles doivent aborder… En effet, le féminisme noir émerge pour répondre aux discriminations multiples et croisées que subissent les femmes noires aux États-Unis, confrontées à la fois aux patriarcats blanc et noir, comme à une ultra-subalternisation, étant elles-mêmes déclassées en-deçà de l’homme noir.
Par les pérégrinations historiques qui suivront, nous attendons une réponse à la question suivante : quelles influences singulières ont permis l’amorce du mouvement afroféministe actuel ? Nous intéressant aux femmes caribéennes spécifiquement, nous cartographierons les afroféminismes au travers de trois aires géographiques constitutives de leur écologie : La Caraïbe, L’Europe et les États-Unis. Quelles sont, donc, les empreintes les plus naturelles aux femmes noires caribéennes francophones ?
2.1. Des féminismes noirs dans la Caraïbe ?
La Caraïbe pourrait sembler le contexte le plus favorable, car le plus naturel. La localisation régionale des Départements français d’Amérique dans l’arc antillais aurait pu constituer le terreau originel de l’afroféminisme en France. Les Caribéennes francophones rencontrées – nous les présenterons en troisième partie – sont nées ou ont vécu dans ces îles. N’y a-t-il eu aucun échange interrégional ? Comment expliquer l’inertie entre nos îles et ces nations ? Le deuxième environnement qui pourrait sembler « naturel » à nos Caribéennes francophones : l’Europe. Leur implantation en France – notamment pour nos interviewées – aurait pu également être favorable à une inspiration afroféministe européenne. Toutefois, cela est sans compter avec les mécanismes induits par notre postcolonialité. Tout d’abord, un petit tour d’horizon s’impose.
Parler de féminismes noirs dans la Caraïbe n’est pas chose simple, compte tenu de la grande diversité phénotypique du bassin Caribéen. En effet, les sociétés caribéennes, postcoloniales présentent non seulement un large kaléidoscope de carnations, mais également une manifeste pluriethnicité. Aussi, est-il loisible de constater que les identifications s’opposent non seulement entre les femmes d’origine africaine et européenne, mais également entre les populations d’origine africaine ou indienne (les trois principales dominantes). Abordant les cas du Surinam, de Trinidad et Tobago ou encore du Guyana, Rhoda Reddock souligne :
Singulièrement, les femmes ont été « différenciées » en relation les unes avec les autres et des distinctions stéréotypées sont devenues des marqueurs de différence de groupe. Les femmes afro-caribéennes, par exemple, furent construites comme délurées, immorales, bruyantes, indépendantes et sexuellement disponibles ; En contraste, les femmes Indo-Caribéennes furent construites comme chastes, pures, mesurées et sexuellement indisponibles…7 (Reddock, 2007 : 4-5)
Cependant, toutes ces femmes se sont organisées en mouvements féministes, qu’ils soient définis comme noirs, menés par la communauté indienne, ou caribéens. Il est possible de soutenir, d’ores et déjà, que les bases de ces mouvances résidaient dans les mouvements prolétaires et s’inscrivaient clairement dans des luttes de classe. En effet, les féminismes se construisent dans la Caraïbe à la faveur de grands changements géopolitiques qui se produisent après la Guerre froide : le socialisme, entre autres choses. Le panafricanisme conjointement, dans certains cas.
Evidemment, les premiers chevaux de bataille de toutes mouvances féministes sont le vote de lois matrimoniales en leur faveur, ou encore l’accès au vote. Mais pas seulement. Prenons deux exemples caribéens, l’un hispanophone, l’autre anglophone. À Cuba, les prémices du féminisme cubain en faveur d’une inclusion de la femme cubaine à la vie publique, s’annoncent dès les années 1920, entre crise agraire et république sous influence américaine :
A partir des années vingt, surgiront diverses associations citadines et formations politiques constituées de femmes comme le Parti Féministe, le Parti National Suffragiste, la Ligue de Protection de la Femme, la Ligue Bienfaitrice de la Femme, […]. Dans un premier temps, les demandes du mouvement seront liées fondamentalement à la modification du Code Civil, l’approbation de la Loi de Divorce, la journée de travail de huit heures, […] ou le droit à l’éducation et à la culture. Le suffrage universel deviendra en peu de temps leur revendication principale8 (Barcia, 2000).
Barcia de rajouter :
Tandis que se construit un paradigme de la femme qui défend sa participation à la sphère publique, le féminisme comme idéologie articulée à Cuba, se rapproche plus de la stratégie réformiste du mouvement étatsunien qu’aux propositions européennes alimentées de techniques de propagande et de désobéissance civile identifiées qu’on appelle le socialisme9 (Barcia, 2000 : 39).
Le Pr. Rhoda Reddock, auteure de nombreuses publications croisant genre, race et classe dans la Caraïbe anglophone, met en lien le Panafricanisme et le féminisme dans la région dès le début du 2ème siècle. En effet, elle jette la lumière sur quelques pionnières de l’activisme féministe noire à la Jamaïque, notamment :
Une des toutes premières féministes publiques identifiées dans la région est Catherine McKenzie, secrétaire de l’antenne de l’Association Pan-Africaine (PAA) de Jamaïque à Kingston […] Un autre exemple est Amy Ashwood Garvey, la première femme de Marcus Garvey, qui travailla avec lui à établir la première United Negro Improvement Association (UNIA) à la Jamaïque. […] Plus tard, une grande part de l’activisme d’Amy Ashwood en dehors de l’UNIA prit place en Angleterre, où elle était profondément impliquée dans des actions Pan-Africanistes et féministes comme à travers son amitié avec l’Éthiopianiste et féministe Sylvia Pankhurst10 (Reddock, 2007 : 6).
Un autre exemple : la Grenade. Dans l’article qu’elle consacre au Mouvement National des Femmes (National Women’s Organization, 1979-1983) de Grenade, elle décrit une nation où l’équilibre entre hommes et femmes rappellent grandement les schémas rencontrés dans la Caraïbe francophone : matrifocalité, fort chômage chez les femmes, forte migration (notamment dans les années 1970). C’est dans le cadre de la révolution agraire et économique, puis d’un véritable front populiste – tant au niveau politique qu’à travers la lutte armée – que ce mouvement de femmes émerge. Nonobstant le fait qu’elles faisaient face à des carences à l’emploi, elles subissaient également la réputée « sexploitation » (exploitation sexuelle) qui consistait à coucher contre un emploi.
On sait et comprend que le féminisme dans les grandes îles de la Caraïbe est plus précocement développé : c’est une quasi-évidence que les luttes pour les indépendances et les indépendances elles-mêmes, entraînent une politisation de toutes les couches de la population. Cuba est indépendante en 1868, et connaît une seconde émancipation en 1959 avec la Révolution castriste. La Jamaïque et Trinidad et Tobago sont indépendantes en 1962. Les années 1970 sont des années de pleine organisation des peuples. Dans ce maelström géopolitique, les luttes de classe sont à leur paroxysme dans une dialectique oppresseur/opprimé ; et l’activisme des femmes de Grenade résonne avec l’internationalisation de la lutte féministe, comme celui des femmes de la Jamaïque avec le panafricanisme Garveyite. Ce sera également le cas chez les femmes noires en Europe.
2.2. De l’Europe et de l’avant-garde féministe noire et caribéenne
A explorer les tendances du féminisme noir en Europe, on découvre, non loin de la France, l’Afrofeminismus en Allemagne. Quelques noms se détachent clairement. Citons, May Ayim, écrivaine, historienne, activiste et poète afro-allemande née en 1960 à Hambourg et décédée en 1996 à Berlin. Née Sylvia Andler, May Opitz – de son nom de plume – est l’enfant d’une mère allemande et d’un père ghanéen, étudiant à l’époque. Elle est adoptée par une famille allemande blanche. Après avoir repris contact avec sa famille ghanéenne, elle adopte le pseudonyme May Ayim. Sa thèse intitulée Afro-Deutsche : Ihre Kultur- und Sozialgeschichte aus dem Hintergrund gesellschaftlicher Veränderungen (Afro-Germans : Their Cultural and Social History on the Background of Social Change) traite de l’histoire afro-germanique, du Moyen-Âge au xxème siècle. Ce fut le premier ouvrage de ce type. Cette thèse fut le terreau de son ouvrage-clé Farbe Bekennen : Afro-Deutsche Frauen auf den Spuren ihrer Geschichste (traduit en anglais par : Showing our Colors : Afro-German Women Speak Out, 1986) édité avec Katharina Oguntoy et Dagmar Schutz. Elle co-fonde également l’Initiative des Noirs en Allemagne (Initiative Schwarze Deutsche).
May Ayim – comme beaucoup d’Afrodescendantes en Allemagne ou ailleurs – s’est intéressée à ses itinéraires de vie (migration des premières générations, constructions identitaires, etc.). May Ayim et ses comparses – car beaucoup d’autres se sont impliquées dans le mouvement identitaire lancé par Opitz – ont permis d’ouvrir le débat sur l’afro-germanité.
Faits notables par ailleurs : Audre Lorde sera l’une des instigatrices de l’Initiative Schwarze Deutsche. Cette dernière vivra presque une décennie à Berlin : une épopée retranscrite dans un documentaire : Audre Lorde : The Berlin Years 1984-1992. L’empreinte du Black Feminism – source lui-même de l’internationalisaton des luttes de femmes – est indubitable. L’Initiative Schwarze Deutsche fut une émulation pour la fondation d’autres groupements d’Afro-Allemandes : Afro-Deutsche Frauen à Munich par exemple.
Au Congo Brazzaville, au Dahomey, à Conakry, aux Antilles, on parle de socialisme : LEQUEL ? Celui des femmes violées, emprisonnées, torturées, perdues… ?! Un « socialisme » de femmes boniches, potiches, prostituées, mendiantes, chômeuses ?
Coordination des Femmes Noires, 1978.
En France. Les fondatrices de la Coordination des Femmes Noires baignent également dans un contexte politique panafricaniste, pro-négriste, décolonial mondialisé. En effet, les luttes indépendantistes s’expriment depuis les années 1960 et le processus de la décolonisation est enclenché. Dans les discours, il apparaît clairement que le leitmotiv principal n’est pas la question du genre, mais la lutte contre le colonialisme. D’aucunes – dont Françoise Vergès, réunionnaise, militante, activiste internationaliste qui avait rencontré et lutté auprès de féministes au Salvador, au Chili ou en Russie – se distancient quelque peu des préoccupations de la Coordination des Femmes Noires :
Je me disais que je ne pouvais pas être exclusivement dans un groupe féministe. Je trouvais qu’on n’y discutait pas suffisamment du racisme, des immigrés, du colonialisme. Je gardais donc un pied dans d’autres formations, d’autres activités. Je n’ai jamais été totalement « encartée », comme on dit. Ce n’est qu’à partir de 1979 que le plus gros de mon militantisme a été à Psychépo. Mon identité postcoloniale, c’est peut-être ça mon « identité réunionnaise », a déterminé mon intérêt pour les luttes contre le racisme, contre le colonialisme ou l’impérialisme. Elle a modelé mon engagement féministe : je me suis intéressée au mouvement des femmes noires qui militaient notamment au tout début, contre l’excision, aux groupes de femmes antillaises (Vergès, 2015 : 26).
Elle souligne même : « Mon expérience au mouvement des femmes a aussi été celui de luttes intestines violentes. La solidarité n’est pas spontanée parce que vous êtes du même sexe, de la même couleur ou de la même religion. Jalousie, envie, luttes pour le pouvoir ne nous étaient pas étrangères. J’en étais » (Paris, 2015 : 32) et se reproche de ne pas avoir pu à l’époque égratigner le « franco-impérial » alors qu’elle avait exploré moult problématiques chez d’autres populations féminines.
On nous utilise comme éléments folkloriques dans les défilés, comme attraction pour les hauts dignitaires étrangers de passage. (« tiens, voilà les femmes ! »). Rien sur un travail en profondeur des lois patriarcales (ou assimilées). Qu’en est-il du rôle de la famille et de son aspect fascisant ? La « Révolution » (Congo, Angola, Guinée-Bissau…) nous relègue au second plan (verbalement, nous sommes « le fer de lance de la révolution »). En attendant, ils décident de notre corps (maternité, aspect physique, moralité..) et notre soumission est la garantie de notre bon militantisme, même si elle nécessite coups, menaces, faux témoignages, retrait de poste et chômage. (Coordination des femmes noires, juillet 1978 : 18).
Françoise Vergès est l’une de ces militantes. On pourra citer également Gerty Dambury, comédienne guadeloupéenne et activiste de la première heure également. On les retrouve toutes deux dans les rangs de l’afroféminisme en France de ce début de xxie siècle. Elles appartenaient toutes deux à la Coordination des Femmes Noires qui émerge au cœur d’une pépinière d’organisations fondées au croisement du genre, de la race et de la classe, au sein du Mouvement de Libération des Femmes : Cercle des Femmes Brésiliennes (1976), Groupe Latino-américain des Femmes (1972), Association des Femmes Marocaines (1972), Association d’Aide aux Femmes Khmères (1977), etc. Entre les femmes Maghrébines et Africaines, on trouvait les Antillaises avec la Coordination des Femmes Noires (1976). Les questions et revendications qui ont prédominé : l’immigration, la polygamie, le corps et la sexualité, l’excision, l’infibulation, et la répression politique en Afrique.
En somme, les revendications sont souvent aliénantes, car véritable négation des spécificités caribéennes. Jacqueline Couti concluait que :
Ce n’est pas la libération sexuelle qui est au cœur des luttes de ces femmes caribéennes, mais plutôt l’égalité entre les sexes, les droits des femmes, le respect et l’idée de bienséance féminine. […] En fait, le territoire caribéen de la France représente un lieu complexe de conflit sexuel et racial dans lequel les institutions oppressives sont interconnectées. Leur revendication indique que le féminisme de couleur français, tout comme le féminisme noir en général, se confronte à des obstacles particulier (Couti, 2015 : 115).
Certes, des obstacles particuliers ne semblent pas avoir été pointé du doigt dûment. Gerty Dambury témoigne d’une dénégation manifeste des problématiques antillaises : « Sur le BUMIDOM […], moi, j’ai fait partie d’organisation d’extrême gauche, j’étais carrément à “Révolution”. Je n’ai jamais vu mettre à l’ordre du jour la moindre question sur les Antilles. Alors que nous sommes, que nous étions à l’époque encore plus qu’aujourd’hui une colonie à l’intérieur de la République et que nous n’avions pas les mêmes droits […] Il y avait une méconnaissance totale des Antilles, et je dis même une indifférence dans le mouvement sur ces choses-là. » (Schieweck, 2011).
Enfin, outre la focalisation sur les problématiques africaines résultant d’un Panafricanisme exacerbé, d’une prépondérance de la binarisation raciale Blanc/Noir due à la contextualisation française, l’influence politique semble profonde. La dichotomisation du monde entre Monde libre et Monde communiste va impacter grandement les philosophies politiques des Tiers-Monde. Aussi, le socialisme comme le communisme, voire les partis d’Extrême-Gauche auront tôt fait de nucléer les mouvements négristes, indépendantistes, nationalistes. Gerty Dambury, comme la Coordination ou même les Unions de Femmes en Guadeloupe11 et Martinique, étaient affiliés à des partis politiques de gauche ou d’extrême-gauche (Révolutions ! Afrique, Ligue Communiste Révolutionnaire ou LCR).
Ainsi, parmi les 3 tendances principales distinguées pour la période, nous en retiendrons deux pour soutenir notre propos : l’aspect révolutionnaire et l’aspect « Lutte de classe ». Nous concluons ici, de manière liminaire, que les féministes noires caribéennes de l’époque étaient avant tout des révolutionnaires anti-impérialistes de la décolonisation, qui ont donné lieu à cette saillance du genre racialisé.
Pour opérer notre transition vers la dernière partie de cet argumentaire et nous plonger dans l’afroféminisme parisien, et pour répondre au questionnement sur les influences, et en seconde conclusion liminaire, nous pensons que l’influence majeure des afroféminismes est indubitablement le Black Feminism, qui – comme la communauté dont il émane, les Africains-Américains – est paradigmatique de la résistance et de sa fondation idéologique pour les Caribéens francophones particulièrement.
Nous en revenons au Blackstream (Melyon-Reinette, 2009). Le Blackstream est le courant dominant développé à partir de la contre-culture africaine-américaine dont les ressorts sont tantôt l’opprimé archétypal et ses discours anti-domination, tantôt le communisme, tantôt l’anticonformisme de la culture noire minorisée et pourtant étendue à l’universalité. Ainsi, tout comme les musiques noires urbaines caribéennes ont mimé les musiques africaines-américaines avant de trouver leurs expressions hybridées, les féministes caribéennes francophones s’inspirent avant tout des pionnières africaines-américaines telles qu’Angela Davis ou Audre Lorde. L’esprit du « Black Is Beautiful ! » et du « Black Power » avait déjà pris racine chez le.a Noir.e caribéen.ne francophone en milieu français : ses identifications, négritude et afrocentrisme obligent, étaient toutes ou principalement issues des pionnières des Mouvements des Droits Civiques. Les Noirs américains n’ont-ils pas inventé le Mouvement Nappy ? Le afro n’était-il pas de mise chez les Black Panthers ? En France également, dans les années 1970, on porte les cheveux naturels, hérissés au peigne afro, ou tressés en signe d’africanité : « D’abord les filles antillaises essaient de savoir beaucoup plus de choses sur leur culture : d’où elles viennent, qui elles sont. Elles s’affirment beaucoup plus, sont plus agressives. Il y a beaucoup de filles qui commencent à se retresser les cheveux. En Guadeloupe, dans les campagnes, les filles sont tressées et c’est quelque chose qui commençait à se perdre. Parce qu’il faut paraître “française” donc il faut avoir les cheveux tirés, défrisés lorsque tu sors dans la rue » (brochure de la Coordination des Femmes Noires, 1978). Les afroféministes de Paris, en ce début du 21ème siècle, sont-elles aussi nourries au Black Feminism.
Toutes les afroféministes interviewées s’accordent sur le fait que l’absence totale de références afroféministes en langue française en France a été palliée par le recours à la littérature africaine-américaine sur le sujet. Cette littérature est non seulement précurseure mais également fondatrice, racine de nombreux courants féministes noirs, afrocentristes, dans la Caraïbe, en Europe et ailleurs. Amandine Gay – comédienne et réalisatrice afroféministe installée au Canada – tient ce même discours tandis qu’elle a déjà apporté son renfort en préfaçant la première traduction d’un texte fondamental « Ain’t I a Woman ? » de Bell Hooks (Ne suis-je pas femme ?). D’ailleurs, deux figures majeures du Black Feminism se détachent en termes d’influence sur les protagonistes du Mouvement : Angela Davis et le féminisme matérialiste et Audre Lorde sur les questions de genre, de sororité, de sexualité (lesbianisme).
3. Le Pari(s) afroféministe : MWASI12 & Sisters
La fenêtre par laquelle nous regardons ce nouveau phénomène en France – nouveau, puisque nous venons de conclure qu’il n’était pas, par déduction, une continuation du féminisme noir des années 1970-80 en France – est à la fois exigüe et offre une plongée dans la vasteté du global. C’est par le biais des réseaux sociaux que je découvre le collectif MWASI, comme leurs consœurs d’Assiégées, et par le bouche à oreille – pour cette recherche spécifiquement – des blogueuses activistes. Selon ce qu’elles affirment elles-mêmes, leurs propres inspiratrices sont également des bloggeuses, mais, elles, africaines-américaines ou afro-britanniques. Oui, encore une fois, les influences sont clairement affichées « africaines-américaines » ou « afro-multiculturelles » (s’il nous est permis d’opposer ce barbarisme). Afin de connaître quelques-uns des itinéraires de femmes caribéennes francophones, nous avons rencontré Aurore, Mrs Roots, Sandra et Annie. Quelques extraits de leurs témoignages émailleront les paragraphes qui suivront.
Conclure que les sources d’inspiration de l’afroféminisme ne sont pas initialement à trouver dans le féminisme noir matérialiste de la France des années 1970-80, mais dans le Black Feminism de la même époque, n’est pas suffisant. Il faut maintenant saisir les événements qui ont concouru à son érection. Nous dirons donc simplement que la série de conflits socio-ethniques enracinés dans des idéologies racistes ont allumé des étincelles pour aboutir à un coming-out incendiaire des afroféministes de MWASI en particulier.
3.1. Conflits socio-ethniques en avalanche & Exhibit B
Les problématiques liées au racisme, à la xénophobie et à l’injustice sociale sont au cœur des prérogatives des mouvements féministes, d’hier et d’aujourd’hui. En effet, le Collectif des Femmes Noires se mobilisa pour acquérir plus de justice sociale pour les femmes noires.
… un féminisme noir, construit dans le contexte de sociétés multiraciales, pluriculturelles et racistes – comme le sont les sociétés latinoaméricaines – ont pour principal axe d’articulation le racisme et son impact sur les relations de genre, étant donné qu’il détermine la propre hiérarchie de genre de nos sociétés13 (Carneiro, 2001).
À n’en pas douter, au-delà des questions raciales, toutes les formes de xénophobies ont trouvé écho chez ces afroféministes. Dans le paysage social et sur les grands médias français, dans la première décennie 2000, on observe, entre autres événements marquants, les actions de la Brigade Anti-Négrophobie qui, ancrée dans une idéologie afrocentriste et négriste, voire séparatiste, prône une lutte contre la guerre silencieuse imposée par l’Etat français aux « Nèg Mawon » comme ils se définissent. Leur positionnement frontiste de Guerrilla implique, per se, une mise à distance avec la population autochtone, un raisonnement de brutalité et de violence, en réponse à la violence néocoloniale qui leur est imposée. On les voit au Jardin du Luxembourg lors de la Commémoration du 10 mai, refoulés brutalement par les forces de police : des images qui vont marquer les esprits scellant durablement l’image d’une force policière abusive.
La négrophobie oui, mais également la question des orientations sexuelles. Paris est secouée par de nombreux conflits sociaux provoqués par des manifestations visant à faire évoluer des lois. Les manifestations pour le « mariage gay » (Mariage Pour Tous) a provoqué violences, émeutes et débordements lors des manifestations pour le vote de cette loi, le 23 avril 2013.
« C’est… qui m’a contactée sur twitter et qui m’a dit “est-ce que tu sais que ce zoo humain arrive à Paris dans quelques mois, dans ton pays ?” Je n’avais jamais entendu parler d’Exhibit B ! » (Mrs Roots)
Exhibit B, la détente, le percuteur. Au pinacle de cette colère noire féministe, il y eut l’exposition-zoo humain de Brett Bailey : pièces à conviction d’une histoire opiniâtre à assujettir le noir, ces corps noirs mis en performance de servilité, de violence, d’enferrement, sont autant de vilénies aux yeux des artistes et des intellectuels qui se constitueront en collectif « Contre Exhibit B ». Il leur fut insupportable qu’un « Blanc » se saisisse de cette histoire. Leur histoire. De ces corps. Leurs corps.
Elles s’organisent alors. Elles décident de prendre à bras-le-corps les problématiques de domination quelles qu’elles soient : néocolonialisme, xénophobie, sexisme, etc. Elles ne veulent plus – tout comme les actrices d’Assiégé-e-s – choisir entre « les luttes contre le capitalisme, celles contre le racisme systémique et celles contre le patriarcat ». Les questions des réparations pour l’esclavage, comme les questions contemporaines, sont considérées.
3.2. MWASI, Intersectionnelles et Insurrectionnelles
Nous rencontrons MWASI, collectif afroféministe. Ses membres sont africaines, caribéennes francophones et maghrébines. Et de toutes les générations… On a vu, lors de la Marche de la Dignité, les grandes sœurs des années 1970 rejoindre leurs rangs : Françoise Vergès et Gerty Dambury.
Ce collectif se soustrait à l’influence de l’État en prônant et pratiquant l’auto-financement ou le financement participatif (elles ne veulent pas dépendre des subsides de l’État), prêche pour une éducation intracommunautaire, par les femmes, pour les femmes et la communauté noires.
Elles affirment : « Nous sommes un collectif afroféministe créé en 2014 par un groupe d’Africaines et d’Afrodescendantes qui ressentaient le besoin de fédérer, d’échanger et de s’exprimer sur les questions liées aux femmes noires ».
Les buts qu’elles se sont fixés sont les suivants (selon les informations portées sur leur site internet) :
-
Valoriser les femmes noires dans toute leur diversité.
-
Créer un espace d’éducation, d’échange d’expériences et d’idées sur des sujets afroféministes.
-
Mener des actions pour enrayer les discriminations raciales, sexistes, classistes, validistes, ainsi que celles qui concernent les minorités sexuelles et de genre.
Une éducation Séparatiste. Le collectif MWASI est de toutes les luttes : la justice sociale est son leitmotiv, mais pour les femmes, par les femmes. Depuis les deux années qu’il existe, le programme du collectif propose conférences, marches, rencontres autour de l’esthétique, Université d’été (avec Assiégées). Elles sont à Paris, à Bruxelles, au Havre,… Elles se font entendre et comptent désormais parmi les voix respectées.
L’insurrection passe par l’éducation – voire la rééducation du soi – pour rétablir les femmes noires dans leur dignité, leur force intellectuelle, créatrice, politique, entrepreneuriale, idéologique. La révolution est un apprentissage et passe par la connaissance de sa propre histoire. En cela, Nous entendons pleinement l’influence d’Audre Lorde :
À chaque prétexte de dialogue, ceux qui tirent profit de notre oppression exigent que nous partagions notre savoir avec eux. En d’autres termes, c’est aux opprimé.e.s qu’incombe la responsabilité de faire prendre conscience aux oppresseurs de leurs erreurs. […] les oppresseur.e.s conservent ainsi leurs prérogatives et fuient la responsabilité de leurs actes. On nous pompe sans cesse notre énergie alors que nous ferions mieux de nous redéfinir et imaginer des scénarios réalistes qui transforment le présent et bâtissent l’avenir. (Audre Lorde, Sister Outsider)
Quant aux problématiques propres à leur Caribéanité, les questions de parité sexuelle, du statut de la femme noire dans la société caribéenne comme de la question du colorisme et de la Misogynoir les mobilisent encore – comme leurs aînées – et elles s’expriment ainsi :
Je ne me sens absolument pas représentée, ni dans mon sang ni dans ma culture, par quelque chose de blanc. J’ai eu plus une intuition féministe qu’un savoir féministe. Ce n’est que maintenant que je m’intéresse à ces théories-là sur le tard. Parce que c’est ma vie affective qui m’y a emmenée… (Sandra, membre actif de MWASI, – d’origine martiniquaise).
« L’afroféminisme pour moi c’est la découverte de soi-même. C’est comme ça que je l’ai vécu. Ça a vraiment été pour moi un outil de libération, vraiment incroyable ! Après, devenant afroféministe, je me suis d’autant plus intéressée à ça puisque, justement, au sein des mouvements indépendantistes il y avait la critique coloniale, la critique de l’État français, et je pense qu’en tant qu’Afroféministe, la critique de l’État français, c’est tous les jours ! Mes amies sont pratiquement toutes afroféministes ! » (Aurore, étudiante en sciences politiques, EHESS, sympathisante MWASI).
« C’est vraiment quand on est en France, qu’on mesure l’ampleur du malaise dans les relations sexuelles intracommunautaires, chez les Noirs. Pourquoi ? Parce que je me suis rendue compte que la question des affects, la question de l’amour romantique, la question de l’attachement, de la valorisation de soi en tant que femme quand on se tourne vers un homme noir… ben étrangement, c’est violent. Ça ne va pas de soi… Une dévalorisation du rapport amoureux que je ne voyais pas quand ils étaient avec des femmes blanches… Il y a des injonctions qui sont relatives aux corps des femmes, et aux corps des femmes à travers la grille coloriste qui sont extrêmement figées » (Sandra, chorégraphe, Afroféministe, MWASI/Martinique).
« La Misogynoir en tant que telle, je pense que je l’ai sentie davantage quand tu es jeune et qu’on te dit “je ne suis pas le genre de femme qui va intéresser les hommes, que ce soit les Noirs. Que ce soit les Blancs. Parce que je suis une femme noire, et donc plus laide… Ne pouvant pas être aimée, ne pouvant pas être ‘baisée’”… Donc, en arrivant à l’afroféminisme, j’ai découvert qu’il y avait un mot pour ça ! » (Mrs Roots).
3.3. Du Coming Out Queer &Black
Queer. Mot américain signifiant « étrange, peu commun, bizarre ». Terme négatif positivé pour définir les personnes « non-straight », c’est-à-dire les personnes non-hétérosexuelles, ou hétéronormées. Les mouvements féministes des années 1980 l’utilisent en s’opposant fondamentalement aux féminismes essentialisants. La sexualité et le genre de l’individu ne sauraient être définis par des critères biologiques, mais par l’expérience de vie, les parcours, et l’environnement socio-culturel.
Aspect nouveau dans le positionnement afroféministe en France, la question de l’orientation et des identifications sexuelles. La communauté noire de France – après s’être saisi des théories du Black Feminism – s’empare et s’imprègne des théories Queer. Nos afroféministes caribéennes aussi adoptent les termes : allosexuel, asexuel, bisexuel, etc. S’il a été possible de voir les femmes noires caribéennes – et africaines – se positionner sur les questions touchant à la sexualité et au rapport au corps (notamment en ce qui concerne l’excision, l’infibulation, l’instrumentalisation du corps comme de sa réappropriation), l’identification et l’orientation sexuelle restaient encore des sujets pas ou peu abordés. C’est une intersectionnalité plus dense qui est mise en œuvre ici : race, classe, genre et sexualité. Nous l’interprétons comme un véritable « coming out » pour les communautés noires – au regard de la question sexuelle – et aux yeux des communautés.
« J’étais une petite fille assez intrépide, et j’ai très vite compris que la place qu’on souhaitait me réserver me mettrait à l’étroit. Je pense avoir eu déjà l’intuition que le genre féminin ne m’intéressait pas. Parce que je voyais bien que les garçons, il n’y avait pas de jalons pour pouvoir exister ou dessiner leur existence. Moi, c’était plutôt ça qui m’intéressait. (Sandra, membre actif de MWASI, d’origine martiniquaise).
« La femme noire en elle-même est assez… hypersexualisée. Donc, tout de suite quand je dis que je suis bisexuelle, il y a tout de suite une espèce de réaction… plus, plus quoi ! » (Aurore, étudiante en sciences politiques, EHESS, sympathisante MWASI)
Conclusion
« Je ne sais pas si c’est le terme “afro” qui convient. Mais peut-être le terme “féminisme” ou “womanism”. Les sociétés antillaises sont des sociétés ex-trê-me-ment sexistes ! Je pense que ce serait très pertinent qu’il y ait une conscience féministe pour que les femmes s’affranchissent du regard masculin aux Antilles ». (Sandra, membre actif de MWASI – d’origine martiniquaise).
Le mouvement afroféministe parisien est vraisemblablement apparu à la faveur des crises sociétales qui bouleversent la France depuis quelques années déjà, avec des contours divers : sexualité, matrimonialité, racisme, xénophobie, islamophobie, homophobie, etc. Ce sont donc des événements singuliers qui, additionnés, ont mené à ces organisations radicales affranchies de l’État et du schéma français assimilateurs.
Ces Caribéennes afroféministes se sont positionnées de manière frontale non seulement face à une société française en mal identitaire, gangrénée par la montée des radicalismes sociopolitiques, mais également face à leurs propres communautés, encore peu au fait des questions d’identifications sexuelles, imprégnées de valeurs machistes et phallocrates. Bien que le Potomitan soit encore sacré dans la Caraïbe francophone, le modèle est de plus en plus remis en question par la nouvelle génération de femmes, féministes, afroféministes ou pas. En effet, les nouvelles identités Queer, Black, francophones inspirent et mènent incontestablement à des mutations intracommunautaires transversales : verrons-nous cette mouvance imprégner les Départements français d’Amérique ? Se pourrait-il que l’afroféminisme de Paris remporte son pari et gagne des suffrages outre-Atlantique ? En tous les cas, comme le souligne Françoise Vergès :
Le féminisme n’est, nulle part, une vérité révélée, mais un outil pour penser la situation des femmes, leur oppression et leur émancipation qui se fait et se fera en intersection avec d’autres luttes. (Paris, 2015 : 38).
Aussi, cet afroféminisme, même s’il ne convainc pas toutes les Caribéennes francophones, du moins aura-t-il le mérite de faire bouger les lignes, de questionner nos sociétés, « mysoginoiristes » jusqu’aux tréfonds.