Senghor traducteur de l’anglais : le lion, la lionne et la lionne-lamantin

Georges Voisset

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Georges Voisset, « Senghor traducteur de l’anglais : le lion, la lionne et la lionne-lamantin », Archipélies [En ligne], 2 | 2011, mis en ligne le , consulté le 30 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/1851

Sur le tard Senghor, pour qui le monde anglais ne représente pas particulièrement un horizon culturel constitutif de sa philosophie afro-franco-universaliste – en cela une philosophie de l’universalisme bien française et de son temps – s’est néanmoins essayé à se confronter à cet univers. Par la voie peut-être la plus radicalement interculturelle, la plus signifiante, la plus profonde, ardue, personnelle, blessante, mais aussi régénératrice : celle de la traduction poétique. Un livre en est résulté, non pas selon le souhait de Senghor, mais de l’entourage qui l’avait incité à ces exercices, La Rose de la Paix (2001). Cette étude ne vise pas à analyser les imperfections de Senghor traducteur de grands poètes anglais, mais, en signalant cette facette peu connue de lui, et peut-être la dernière, en essayant de retrouver dans ces exercices toute la puissance de l’erreur créatrice – du génie, donc, qui se manifeste toujours, à quoi qu’il s’attaque.

Later in life, Senghor, for whom the English-speaking world did not particularly represent a cultural horizon pertinent to his Afro-Franco-universalistic philosophy – in that regard, his universalism was clearly French and of his era – attempted nonetheless to take on this universe. He did it, maybe, in the most radically inter-cultural, significant, deepest, most arduous, personal, hurtful but regenerating way: through poetic translation. A book came out of it, which was not the result of Senghor’s wish, but rather that of the people who had encouraged him to engage in this kind of exercise, La Rose de la Paix (2001). This study does not aim to analyze Senghor’s imperfections as a translator of the greatest English poets, but rather to address a quite unknown side of Senghor, maybe the last one, while attempting to bring out the power of the creative misstep in his work – hence, the genius, that always manifests itself in all endeavors.

Till a líoness aróse bréasting the bábble,
A próphetess tówered in the túmult, a vírginal tóngue tóld.
G.M. Hopkins,

Le naufrage du Deutschland
J’ai perdu mes lèvres donné ma langue au chat
L.S. Senghor,
« Élégie pour Martin Luther King »

Senghor, traducteur de quatre immenses poètes anglais de la modernité : telle est la dernière facette de l’homme de la Civilisation de l’Universel qui nous aura été livrée, et que je vais interroger dans ces pages. Il s’agit de l’ouvrage La Rose de la paix et autres poèmes, traduit de l’anglais par Léopold Sédar Senghor, publié chez l’Harmattan en septembre 2001, soit trois mois avant le départ du Poète-Président.
« Il n’y a pas de Muse de la Philosophie, pas de Muse non plus de la traduction », déclare W. Benjamin, dans son essai La Tâche du traducteur. C’est que si Muses il y avait eu, c’eussent été des siamoises. Peut-on traduire sans philosopher ? se demandent les philosophes. Quel philosophe ne procède pas du traduire ? se demandent les traducteurs. Traducteur, Senghor l’est, si je puis dire, depuis toujours, comme naturellement. C’est comme de par une sorte de droit naturel que l’homme né au Sénégal va élaborer ce code nouveau, le Code de poésie franco-africaine, ou afrofrancophone, comme on voudra. C’est là que s’ancre ce formidable pouvoir de résistance de paysan, de terrien, de continental. Ce métissage poétique, traduction d’un monde dans un autre, semble aller, se couler, de soi. Rien de tel avec le recueil ci-dessus, dont le titre est emprunté à un poème de Yeats, traduit par Senghor, « The Rose of Peace ». Publiées par les soins de l’ambassadeur Alan Furness avec l’assentiment du Poète, ces traductions-là sont une livraison d’un tout autre ordre, que l’on appellera proprement, pour le distinguer de la traduction-recréation poïétique, traductologique. La page de garde indique : avec la collaboration de John Amery. Celui-ci (décédé en 2003) était le Directeur de l’Institut britannique de Dakar, à qui le Président avait demandé de donner des cours d’anglais au personnel politique de son pays, et le Poète d’être son mentor dans la langue de Shakespeare. Entre 1967 et 1977, donc, Senghor va traduire près de soixante-dix poèmes, successivement de Gerard Manley Hopkins (1844 - 1899), puis de Thomas Stern Eliot (1888-1965), William Butler Yeats (1865 - 1939) et enfin Dylan Thomas (1914 - 1953).

Avec le monde anglophone, le chantre de la Francophonie aborde la rive d’un bien commun, d’une « common wealth », une richesse commune qui, il faut bien appeler un chat un chat, lui est un objet politique, culturel, idéologique, de moult suspicions et linguistiquement, philosophiquement, émotionnellement, nous le sentons bien, de tourments. Pour Senghor, il n’y avait dans ces traductions qu’une « agréable, mais fructueuse récréation » au milieu de ses activités, nous dit encore le préfacier, car il n’a jamais eu l’intention de les publier, et les avait finalement détruites. On ne doit leur publication qu’à l’œuvre conjuguée du maître de langue et de l’Ambassadeur ami. Senghor le sait, qui fonce dans les défis. J’insiste sur ce point, car ma critique de Senghor traducteur pourra paraître dure, alors qu’en réalité c’est un don qu’il s’agit pour nous d’estimer, puisque ultime livre de traductions il y a, et non des moindres : un ultime geste de générosité, de confiance et de modestie, que le Poète traduit dans tant de langues du Tout-monde, consent, en ambassadeur de la francophonie, à un ambassadeur de l’anglophonie, et que celui-ci lui retourne in extremis1. Que ce don de la francophonie à l’anglophonie soit un exercice imparfait, Senghor ne le savait que trop. Mais ce qui m’interpelle ici, c’est qu’il s’y soit attelé pendant une décennie, et cela pour l’abandonner définitivement ensuite, au moment où ses deux retraites, poétique et politique, approchant, lui auraient permis enfin de mieux s’y consacrer. Il y a là, après le courage de l’attaque frontale, celui du renoncement. C’est cela que je me propose d’estimer, c’est-à-dire critiquer. Car comment l’anglais eut-il pu ne pas être, d’une manière ou d’une autre, et en dernière instance, affronté, sur le chemin montant, cahoteux, malaisé menant, en cette fin de xxe siècle, vers la Civilisation de l’Universel ? Il me semble que Senghor traducteur, versus Senghor Poète, lève quelques hypothèques celées dans les raccourcis faramineux de Senghor linguiste, ou philosophe du langage, ou maître de la Parole, ou rêveur rivarolien de langues, ou les quatre.

J’en viens au corpus traduit. Senghor va donc donner intégralement, entre autres, Le naufrage du Deutschland de Hopkins (1874), quarante et un poèmes de Yeats, prix Nobel en 1923, plusieurs poèmes majeurs d’Eliot, prix Nobel 1948, dont La Terre vaine, ainsi que de magnifiques poèmes de Dylan Thomas qui sont dans toutes les anthologies anglaises. C’est, comme le dit Alan Furness, au premier constat, « une entreprise considérable ». Le second constat, c’est qu’il n’y a donc pas de poésie américaine traduite (sinon via Eliot), et, notamment, toujours pas de poésie négro-américaine, malgré la vieille amitié avec Mercer Cook, malgré Langston Hughes, malgré Countee Cullen, malgré Damas bien sûr2. Enfin, troisième constat : l’appel au dialogue franco-américain est cependant implicite via la présence d’Eliot. Il y a là un truchement offert vers les œuvres d’un Brathwaite, d’un Walcott, qui sont, on le sait d’immenses lecteurs d’Eliot ; un retour sur image adressé au Césaire qui, dans Tropiques, révoquait l’auteur de The Waste Land d’une sentence sans appel « Terre muette et stérile. C’est de la nôtre que je parle » (et donc pas de celle d’Eliot). On nous dit à ce sujet que Senghor souhaitait justement intituler sa traduction du poème majeur d’Eliot, La terre stérile. Je ne m’arrêterai pas sur ces traductions de Eliot, dont je m’étonne qu’elles paraissent, aux yeux d’Alan Furness, comme les plus réussies de Senghor. Il semblerait au contraire que Senghor vise directement le modernisme d’Eliot, quand il s’en prend ainsi à « l’esprit de Fachoda » : « Ce qu’on nous demande, c’est de faire de la poésie à la manière des Anglais du xxe siècle : de fabriquer – c’est le mot juste, cette fois – une poésie individualiste, intimiste, comme si nous étions un peuple sur le versant de sa civilisation, et non pas un peuple jeune, conquérant, dans son ascension » (Senghor, 1993 : 102). On ne trouve rien, en tout cas, dans ces exercices, que je prends comme une « étape obligée », qui atteignent à des réussites comme celles qui marquent la dernière confrontation de Senghor avec le « monstre » anglais, à travers le barde Dylan Thomas (dont on nous dit pourtant qu’il eut, avec lui, le plus grand mal : est-ce parce qu’il touchait enfin juste, avec ce poète lumineux ?).

Il existe certainement de très nombreuses raisons pour lesquelles Senghor a choisi de traduire des poètes anglais en 1967, a choisi ces poètes et ces œuvres-là, s’y est attelé jusqu’en 1977, a cessé cette entreprise à cette date-là, et l’a laissée en l’état où on nous l’a livrée. Toutes ne sont pas nécessairement pertinentes, à supposer qu’elles soient sériables, et je préfèrerais en rester à ce que les textes nous disent des dialogues instaurés, accomplis ou révoqués. On pourra signaler sur le plan politico-historique, les concours de circonstances qui invitaient Senghor, vers 1967, au devoir d’inverser ledit « esprit de Fachoda » : présence de nombreux intellectuels anglophones au Festival des Arts de Dakar, construction prochaine de l’Institut britannique de Dakar qui sera inauguré par une visite officielle d’Elizabeth II, sans oublier la nécessité de répondre aux fameuses attaques lancées par Wole Soyinka, et ce depuis un pays que l’Afrique de l’Ouest que rien – surtout dans la perspective d’un nouveau projet eurafricain – ne pouvait permettre d’ignorer.

C’est bien sur ce point que se cristallisent, vers la fin des années 1960, les démêlés politico-philosophiques de Senghor, traducteur de l’anglais. En 1969, dans De la négritude, Senghor répond à ses détracteurs nigérians : « Plus précisément, ils reprochent à la civilisation française, à travers nos personnes, sa manie de l’abstraction, de la thématisation. Nous répondrons que si Ezéchiel Mphalele et Wole Soyinka parlaient et écrivaient couramment le français, nul doute que leur jugement serait plus convaincant. En effet, juger un poème à travers une traduction en langue étrangère, c’est ne rien comprendre à la poésie ». L’argument est spécieux et se retournerait aisément contre son auteur, mais c’est la suite qui importe. Renvoyant au fait que la Négritude puise directement chez W.E.B Du Bois, donc dans l’anglais, Senghor cite une phrase célèbre de Du Bois, et la commente ainsi : « Je ferai remarquer l’expression « our individual dark-skinned selves », que je traduirai littéralement par « notre personnalité à peau noire » (Senghor, 1993 : 14). Traduction littérale, du self par la personnalité, et surtout du pluriel par un singulier ? On ne saurait nier ici la tendance généralisante et le traducteur, nolens volens, piège bien effectivement ici le penseur. D’ailleurs, en 1976, et toujours face aux mêmes détracteurs, Senghor remarque le pluriel, et corrige : « nos personnalités individuelles ». C’est que cette fois, c’est sur la critique de la dimension collective de la poétique de la Négritude qu’il se défend contre Soyinka. C’est à cette occasion que Senghor va faire la remarque que j’ai reproduite plus haut à propos d’Eliot, dans la mesure où elle me semble mettre en cause, à travers les détracteurs nigérians, leurs sources individualistes modernistes elles-mêmes.

Plus utile cependant, pour comprendre cet aspect de la création poétique qu’est, chez un poète majeur, une entreprise de traductologie, sera d’interroger l’œuvre poétique et critique parallèles, jusqu’à l’Élégie majeure dédiée à Martin Luther King, contemporaine de son coup d’arrêt. La première passerelle, ce seront donc les Lettres d’hivernage en 1973. Vues de Verson, les traductions, c’est le pas franchi vers encore plus de « normandité » – le Pas-de-Calais. Trois des quatre poètes choisis relèvent de tels profonds métissages : Yeats, bien sûr, l’Anglo-Irlandais, chez qui le premier Président du Sénégal libre dialogue aussi avec le premier sénateur de l’État libre d’Irlande ; Hopkins surtout, Anglais, mais qui enseigne le grec et le latin à Dublin, se passionne pour le gallois, l’apprend et rédige des poèmes en cette langue, et s’attachera à délatiniser l’anglais pour réinventer une poétique « saxonne » dans le Naufrage ; Dylan Thomas enfin, sorte de Rimbaud gallois (et donc de « nègre »). La seconde passerelle est celle du Dialogue sur la poésie francophone en 1975. Sur ce point, elle précise la précédente : « Pour bien comprendre la versification négro-africaine, il faut la comparer non pas à la versification française, latine ou grecque, mais à la versification germanique ». Ces deux constats préliminaires me semblent essentiels. Non pour répéter, après Senghor lui-même et comme pour narguer ses détracteurs, « Vous déclinez la rose, m’a-t-on dit, et vos ancêtres les Gaulois ». Mais parce qu’ils prouvent que si l’exercice de traduction, dans cette langue qu’est l’anglais, est bien une entreprise piégée de toutes parts, il y avait néanmoins des motivations qui ne relevaient pas de la raison hellène, mais bel et bien de l’émotion nègre diffuse, à ce passage outre-Manche. Que serait le traduire sans amour ? Les huit critiques adressées à l’anglais dans Ce que je crois confirment pourtant la difficulté du rapport amoureux avec la langue de Shakespeare, une fois l’amour philosophique et la caractérologie des peuples épuisés. Rappelons-les : 1. langue de l’impérialisme américain ; 2. de la communication économique ; 3. « la morphologie et la syntaxe qui sont simples, trop simples » ; 4. pas assez de « beauté » ni de « ressource » ; 5. trop « métissée » ; 6. a gardé « le désordre du génie germanique » ; 7. langue des snobs ; 8. argument, non développé : « Cependant, le plus grave dans l’anglomanie ne concerne pas le vocabulaire. J’insisterai donc sur la syntaxe française… ») (Senghor, 1988 :112sq).

Il existe un autre rapport entre le Dialogue sur la poésie francophone et le dialogue francoanglophone établi par les traductions : la très forte catholicité des poètes choisis (Yeats occupant cette fois une place à part avec sa fameuse dérive gnostique). Rappelons que Hopkins, devenu jésuite, souffrira toujours de ce manque des anglicans qui, dans l’histoire littéraire anglaise, choisirent de changer de religion. Ce point, comme les précédents, font de lui l’un de ces Viguelwar de l’autre bord à la poétique duquel Senghor désirait, depuis longtemps, mesurer sa propre poétique : le Naufrage du Deutschland est à l’origine de ce projet de traductions. Il n’est certainement pas nécessaire de renvoyer ici à nouveau à Wole Soyinka, qui dans ses nouvelles charges de 1996 contre « l’accord conciliant » mis en œuvre par Senghor dans son « Élégie à Martin Luther King », voit en lui un « prêtre manqué » (« Senghor was a priest – but a failed one ») (Soyinka, 1996). Il suffit de constater qu’il y a indiscutablement une différence d’approche essentielle entre la spiritualité de participation de Senghor et les affres des interrogations de Hopkins sur la « grâce crucifiante » du Christ, plus pascalienne, ou kierkegaardienne, en tout cas d’essence tragique. Hopkins usera sa vie à mettre en œuvre la poétique du Naufrage, usant de la « dureté saxonne » d’une langue réinventée, extraordinairement originale, à cet effet (rappelons qu’il ne sera édité qu’en 1918). Senghor, malgré les douleurs personnelles qui l’atteindront dans sa suite de sa vie privée, ne remettra jamais en question sa foi, et dans l’œuvre qui précède le renoncement de 1977, aucun accent tragique n’est évidemment dominant. Voilà un premier malentendu entre nos dialoguant poètes. Et ce n’est pas pour rien que c’est (mis à part Eliot) Hopkins, le grand sacrifié de Senghor, traducteur d’anglais.

J’en viens maintenant au constat qui est au centre de ces remarques – à savoir que la traduction senghorienne de ces très grands manipulateurs de langue est d’une platitude désarmante eu égard aux possibilités d’exercice de « re-négrification » de l’acte traductologique qu’ils offraient. Même mesurés aux audaces, pourtant limitées, de Senghor Poète, au regard des esthétiques modernistes, les textes rendus sont d’un incroyable manque d’audace. Or, les conditions d’intimité parfaite de l’exercice pouvaient inviter à l’inverse. On aurait pu croire que Senghor, sans aucune intention éditoriale, ni jugement d’aucune sorte à affronter, laisserait libre cours sinon à une créativité bridée ailleurs par le respect des traditions investies (tant française qu’africaines), du moins à une liberté d’expérimentation. Eh bien, c’est tout l’opposé qui se passe : le repli dans le français le plus neutre. Une véritable autodiscipline, et qui relèverait peut-être même, je ne sais, de celle que s’infligeait le jésuite Hopkins. Janet Vaillant, la biographe anglophone du Président-Poète, nous dit combien Senghor était appliqué en toutes choses. Mais ce qui est flagrant ici, c’est autre chose : c’est que Senghor traducteur ne s’accorde pas le droit d’être aussi un créateur. Une muraille est alors dressée, dans le texte cible, contre les métissages savants qui sont pourtant ceux-là mêmes imposés par Senghor philosophe, médités par Senghor essayiste, et bien entendu fabriqués (au sens de la poïesis) par Senghor poète.

Senghor ne fait pas du Lamartine, comme le lui aurait assez tôt reproché John Amery3 (Maty Fall, 2006). Ce que fait Senghor traducteur d’anglais, ce ne pouvait être que du « quart de Senghor » : du Senghor réduit, par l’usage de la langue cible, le français, à une moitié albo-européenne, et une moitié albo-européenne elle-même réduite à son seul et théorique génie « cartésien ». Certes, Senghor le Poète ne cesse de le répéter : le viol saurait rendre à la langue de Descartes son plein pouvoir de « grandes orgues » : « Ce sont tous les mots français qui, par viol et retournement, peuvent allumer la flamme de la métaphore. Les mots les plus “intellectuels”, il suffit de les déraciner, en creusant leur étymologie, pour les livrer au soleil du symbole » (Senghor, 1962). Mais ce devoir de violer, ce devoir du Cygne à Leda, pour aborder un thème majeur des poèmes traduits, ce plein pouvoir, Senghor le perd dès qu’il n’est plus poète. D’où, à défaut de réinventer un métissage de la langue traduisante, ce choix du plus petit dénominateur commun d’une impossible rencontre. On voit ici se manifester l’écart entre les rêveries sur le génie des langues et la complémentarité des cultures, et la réalité transparente de l’acte du traduire. Les langues sont métisses, les textes sont métissés : mais le traduire n’est pas un métissage : il n’est qu’un bricolage instable, en permanence provisoire.

Senghor, donc, est-il un mauvais traducteur d’anglais ? Il l’est, terriblement même souvent, parfois très bon à d’autres moments. Mais en tout état de cause, ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Sa langue de réversion n’est en aucun cas celle de Lamartine. Car ce n’est celle de personne, et surtout pas de lui. Le principe qui compromet le geste traductologique semble bien antérieur et d’un tout autre ordre que celui de la compétence linguistique de Senghor angliciste, et sans doute aussi celui des affinés électives. Ce que cherche idéalement à retrouver le poète de langue « françafricaine », dans la « négritude germano-celte » des poètes anglo-saxons, ne peut être au mieux, et en termes romantiques, qu’une Identité perdue. Toutes les sources disponibles indiquent à quel point la croyance dans le principe d’identité « nègre-celte », et particulièrement sérère-celte, est une conviction profonde de l’auteur4. Or, on ne peut ici que renvoyer aux réflexions de Sur la traduction de Paul Ricœur, qui montrent que la tâche du traducteur ne peut être que la mise en œuvre d’une « équivalence sans identité » (Ricoeur, 2003). Me voici donc à résumer mon hypothèse : Senghor n’est pas un mauvais traducteur. Il est, dès qu’il n’est plus poète, un anti-traducteur. Le paradoxe est difficile à assumer. Dans un discours célèbre prononcé à l’Université d’Oxford en 1966, Senghor laisse savoir ce qui l’attire dans la traduction de Hopkins : « Ce qui me séduit le plus dans la langue anglaise, ce sont les mots qui viennent du vieux fonds germanique : du vieil anglais, du vieux saxon, du vieux norrois. Ces mots si différents à traduire, même quand ils empruntent simplement des choses ou une action concrète ». C’est pourquoi il lui fallut dix ans pour l’admettre. Un passage d’apparence énigmatique, en tous cas à double sens, de l’Élégie à Martin Luther King, explique peut-être pourquoi le traducteur va « donner sa langue au chat ».

Mais avant d’y venir, j’illustrerai quelques-uns des écueils mal contournés par Senghor traducteur. Le premier exemple est emprunté à Yeats et au poème « Leda et le cygne », qui a fait l’objet d’une étude de Mamadou Kandji. La thèse de l’auteur est que du régime dramatique de Yeats, Senghor fait un régime plastique, en insistant sur « le corps lédéen » plutôt que sur le viol par Zeus. Senghor « esthétise » le texte yeatsien (le « poétise » aussi, est-il dit, ce qui signifie sans doute : accentue le côté élégiaque) (Kanji, 2003). Il est incontestable que Senghor dédramatise le poème de Yeats. Pour le critique, simultanément, il renforce la beauté plastique de Leda comme il l’a fait de celle de la femme noire, et, donc, se dissocie d’autant du viol. Je souhaiterais, sur ce second point, nuancer l’approche. Il est bien connu que chez Yeats, le viol de Leda est autant celui de l’Irlande par l’Angleterre que celui du rêve par le réel. Le critique attribue à la distanciation opérée par la poétique lédéenne de Senghor son euphémisation du passage qui suit : « A shudder in the loins engenders there/The broken wall ». Le verbe « engendrer » semblait s’imposer ici, qui renvoie à procréation par Leda de Hélène et Clytemnestre, le mur qui s’écroule étant à la fois celui de Troie et celui de la dynastie d’Agamemnon. Comment expliquer alors la double euphémisation de Senghor, qui traduit : « Un frisson dans les reins produit/la brèche dans le mur » ? Si la brèche est bien un retardement de l’effet d’image, produire n’est pas, étymologiquement (pro-ducere), un acte générateur moins sexuel et masculin qu’engendrer. Au contraire : il renforce plutôt le mouvement d’extériorisation, tout en effaçant la fonction inverse féminine. Ainsi, Senghor ne « neutralise » pas le viol, mais il rend abstrait le concret : ce qui correspond précisément, selon sa philosophie des langues, au passage d’une langue censée être (trop) concrète à une langue (trop parfaitement ?) abstraite. Par ailleurs, diverses distorsions du texte source confirment la projection intime du poète dans l’image du cygne, le rapprochant du « Zeus l’Éthiopien » de l’« Élégie à Philippe Maguilen Senghor ». On note que le cygne yeatsien à des « dark palms » (palmes sombres), celui de Senghor des « pattes noires ». À la fin, le cygne yeatsien qui s’envole après le viol est « a brute blood », un sang « bestial », « brutal » ; chez Senghor, un « sang sauvage », ce qui renvoie à de tout autres connotations. Ces exemples, qui s’appuient sur des lieux du texte source particulièrement aisés à traduire, montrent que la poétique de traduction à l’œuvre ici n’est nullement le résultat d’un compromis toujours précaire entre deux « génies des langues », mais bien un usage délibéré systématique par Senghor de ce qu’il croit être le génie du français, sa fameuse « gentillesse ».

Mais l’étonnant mouvement de retrait face aux audaces des textes, ce mouvement vers l’en deçà des textes qui est tout le contraire de ce qu’exige ce grand poète-traducteur de Yeats qu’est Yves Bonnefoy5 (Yeats, 1989), va plus loin, lorsque l’on constate qu’il touche à des procédés élémentaires de toute recréation poétique en traduction. Je n’en donnerai qu’un exemple avec le début d’un célèbre poème de Dylan Thomas, « Fern Hill », qui pourrait être pris, si cela avait un sens, pour le « Ma Bohème » du poète gallois. Voici la traduction de Senghor :

J’étais jeune alors et léger sous les branches des pommiers
Autour du logis qui chantait, heureux comme l’herbe verdoyante La nuit au-dessus du vallon étoilée
Et le temps me laissa saluer et monter
Tout en or à l’apogée de ses yeux.

Ma première remarque concerne la traduction de l’entame du poème : « Now, as I was young and easy ». Il manque de toute évidence un « Or », ou un « Or donc » (il suffit de penser au fameux : « Or, je revenais de Fayoe, m’étant abreuvé à la tombe solennelle… », qui procède exactement du même bonheur des « Prétemps du monde »). La raison de ce manquement élémentaire au rythme, qui est également manquement à la syntaxe, on peut penser qu’on le doit au souci de respecter un autre élément fondamental du « génie » du français, l’ordre – dont on sait qu’il est incarné, pour Senghor, par l’ordre sujet – verbe complément ». Ma seconde remarque concerne l’interférence de la présence rimbaldienne, dans le passé simple et le salut à la beauté. Pierre Suied traduit : « Le temps me laissait clamer et gravir/Doré dans les beaux jours de ses yeux » (Thomas, 1997). Par le passé simple, à l’inverse de l’exemple yeatsien précédent, c’est le tragique de la saison en enfer qui est injecté par Senghor dans le texte de Thomas, pourtant à ce stade du poème encore tout pénétré de la pureté des gestes simples et répétés de l’enfance. Il y a divers autres exemples de telles réductions aux esthétiques francophones, et qui ne vont donc pas tous nécessairement dans le même sens d’une dédramatisation, d’un « lissage élégiaque » qui est cependant de loin dominant. J’en donnerai un dernier exemple, c’est lorsque Senghor traduit le refrain du poème de Yeats « Easter 1916 », « A terrible beauty is born », par « Une atroce beauté est née », alors que s’imposait « Une terrible beauté est née ». Voulant sans doute éviter de « faire surréaliste » en renvoyant à Breton, le traducteur sacrifie tout le modernisme de cette image à son historicité.

Venons-en à Hopkins, avec le début de la longue ode intitulée Le naufrage du Deutschland. Que ce soit une Ode, c’est Hopkins qui le dit. Et comme on sait, par le lexique de Senghor, que le Woy est « la traduction exacte de l’Ode grecque », faut-il en déduire que l’une des raisons qui attirait Senghor vers ce poème, outre son contenu religieux intense, était ce rêve d’identité ? La symbolique du récit se résume en quelques mots : la puissance de Dieu sur la nature et l’homme, et rejoint les interrogations sombres de l’« Élégie de minuit » (« Contre le désespoir, Seigneur, j’ai besoin de toutes mes forces/– Douceur du poignard en plein cœur, jusqu’à la garde/Comme un remords »). Poésie centrée sur l’échec de l’être humain depuis le péché originel comme le suggèrent les premiers vers, et sur la grandeur de sa liberté à rejoindre le Salut, à travers (je cite Hopkins) « la grâce crucifiante du Christ ». Soit les deux premiers vers du premier des trente-sept huitains :

Thou mastering me
God! Giver of breath and bread!

Voici la traduction de Pierre Leyris, qui date de 1957 (donc une traduction bien antérieure à celle de Senghor) (Hopkins, 1980) :

Ô Toi mon maîtriseur
Dieu ! donneur de souffle et de pain

On notera un « Ô » explétif, qui « lyricise » le texte. Voici maintenant celle de René Gallet (Hopkins, 1984) :

Toi de moi maître,
Dieu ! don du souffle et du pain

Cette dernière me paraît bien meilleure : recherche des homophonies, inversion surprise qui place l’homme en sandwich dans la double présence de Dieu (Toi et maître), et surtout transfert lexical entièrement en monosyllabes, c’est-à-dire qui va au-delà du texte source, dans sa propre logique poétique « saxonne ». Voici, pour finir, la traduction déroutante à tous égards de Senghor :

Toi qui me domptes,
Dieu ! Qui donnes le souffle et le pain

Le remplacement du verbe maîtriser par dompter pourrait sans doute s’expliquer d’une manière ou d’une autre de la part du Maître des langues, tout ayant vocation à trouver une explication. Mais ce choix, outre qu’il impose une relation homme/animal qui n’est pas dans le texte, casse l’homophonie des initiales m/m qu’il était facile de conserver. De plus, le choix des deux relatives est, lui, un choix carrément contraire à la poétique hopkinsienne, qui ne s’explique que par le goût de retrouver, une fois de plus, le génie français de la syntaxe, là où il ne s’impose pas « le français… est une langue analytique et atone, où le rythme est à peine perceptible » (Senghor, 1993 : 68).

J’en viens pour finir à une autre image, qui se trouve au centre du poème, et qui donne peut-être la clé de l’énigme de l’échec de Senghor traducteur. On sait que Le Naufrage du Deutschland est une œuvre qui avait été commandée à Hopkins par les Jésuites, pour être consacrée à la mémoire de cinq sœurs franciscaines exilées aux États-Unis par les lois Falck de Bismarck, et qui se trouvaient à bord du bateau lors de son naufrage au large de la Tamise dans la nuit du 7 décembre 1875. Durant la catastrophe, l’une des religieuses, d’une stature imposante et animée d’une foi ardente, incite ses compagnes à ne pas fléchir. La scène, centrale, commence à la strophe 17,

Till a líoness aróse bréasting the bábble,
A próphetess tówered in the túmult, a vírginal tóngue tóld.

Traduction de Senghor :

Jusqu’à ce qu’une lionne affrontât la rumeur
Qu’une prophétesse dominât le tumulte, qu’une langue virginale parlât.

La traduction de Pierre Leyris n’est pas sensiblement différente ici, renonçant à son tour à s’affranchir du « génie » des imparfaits du subjonctif qui, il faut bien l’avouer, nuit gravement à la crédibilité de la lionne, s’il n’a pas nui aux rugissements du lion Senghor :

Jusqu’à ce qu’une lionne se dressât, faisant front au charivari,
Qu’une prophétesse primât sur le tumulte, qu’une langue virginale retentît.

Quant au choix de Bruno Gaurier, il ne fait guère que diluer encore un peu plus ce que l’anglais jetait d’abrupt (Hopkins, 1997) :

Jusqu’à ce que survînt une lionne, dressée face à la plainte,
Que droit debout dans le tumulte se tînt une prophétesse,
que d’une vierge vînt la parole.

C’est une fois de plus à la traduction de René Gallet qu’ira notre préférence :

Jusqu’à ce qu’une lionne surgît face aux clameurs,
Qu’une prophétesse dominât dans le tumulte, qu’une voix virginale donnât.

Car on sent bien dans cet usage de l’intransitif en fin de strophe, la lionne qui « donne » (tonne) de la langue, faisant presque oublier l’accord des temps.
L’image parfaitement « albo-africaine » de la sœur-lionne était de celle qui pouvait arrêter Senghor, lui qui écrit dans Chants d’ombre : « Ô ma lionne ma Beauté noire… Je n’amène d’Europe que cette enfant amie, la clarté de ses yeux parmi les brumes bretonnes ». Et il semble bien que ce soit ce qu’elle fit. Il se pourrait que l’on ait en effet l’aveu d’abandon de l’entreprise traductologique, dans l’« Élégie pour Martin Luther King », que l’on sait contemporaine de la fin de l’expérience. C’est en tout cas en ce sens que l’on peut lire tout le passage qui suit :

Et pareil à l’innocent du village, je vois la vision j’entends
le mode et l’instrument
Mais les mots comme un troupeau de buffles confus se
cognent contre mes dents
Et ma voix s’ouvre dans le vide.
Se taise le dernier accord, je dois repartir à zéro, tout réapprendre
de cette langue
si étrangère et double, et l’affronter avec ma lance lisse me confronter
avec le monstre

Cette lionne-lamantin sirène-serpent dans le labyrinthe
des abysses.

S’il y a dans ce passage aveu de renoncement face à l’anglais, après avoir affronté l’Ode extrêmement difficile à traduire de Hopkins, il faut bien voir que, parmi tous les reproches faits à l’anglais, c’est au plus paradoxal d’entre eux que devra être attribué l’échec du chantre du métissage devenu traducteur : l’anglais, langue… « trop métissée », écrit Senghor. Que l’on ne voie pas là un sacrilège par rapport à Hopkins : celui-ci pensait exactement la même chose, puisque tout le Naufrage est un effort vers une « resaxonnisation » et une receltisation de sa langue. En cela, les critiques senghoriennes, reprises de Rivarol, ne contredisent pas la poétique de contre-métissage de Hopkins, qui est fascinante : elles l’accompagnent. Nous voici donc avec un traducteur négro-albo-européen, affublé d’une lance devant la lionne-lamantin qu’est l’anglais, langue double, à moitié latine, à moitié saxonne. Qu’est-ce que cela signifie ? Peut-être que l’anglais aussi peut être associé au lion, animal-totem, on le sait, de l’Angleterre. Que, eu égard aux origines germaniques (« nègres ») des nonnes, et à la poétique germano-celtocentrée (« négrocentrée ») de Hopkins, la lionne incarne ici la résistance formidable, au français, d’un métissage monstrueux, métissage nègre manifeste par sa composante « lamantin ». Lamantin : composante nègre, mais aussi, le nom le veut, composante élégiaque, au sein du rugissement. On suivrait donc tout un réseau actif dans le poème, où le lion est déjà présent non seulement comme image du Moi de Léopold (« Écris et prends ta plume, fils du Lion ! »), mais comme colère divine incompréhensible – exactement ce vers quoi se dresse la lionne de Hopkins (« Dieu est un tremblement de terre, une tornade sèche, rugissant comme le lion d’Éthiopie »). Mais si le Poète catholique affronte et accepte les choix de Dieu, face au défi du monstre, le traducteur dans la langue de Martin Luther King devrait ou « repartir à zéro », ou refermer ses cahiers de traduction. « J’ai perdu mes lèvres donné ma langue au chat », conclut le passage.

Avant de s’y résoudre, Senghor traducteur va choisir la politique la plus sage, la plus polie, la plus gentille, la plus française : celle du retrait maximal dans le génie du français, qui est non seulement exactement le contraire de la langue de Hopkins, mais également une absence, véritablement, de toute « langue », au sens où celle de la lionne-lamantin « donnait ». Puisque dans l’anglais, je cite Senghor, « la morphologie et la syntaxe sont simples, trop simples », Senghor traducteur préfère la logique de la complémentarité théorique des langues, où il a inscrit d’une part son œuvre créatrice, d’autre part sa pensée universaliste, au « bricolage d’universalité » provisoire qu’est toujours une traduction. Ainsi, il n’est paradoxal qu’en apparence que ce soit le principe même du métissage de la langue anglaise qui dénonce l’incompatibilité de la philosophie complémentariste des langues avec l’entreprise traductologique. La complémentarité pose en effet, nécessairement, à un certain degré, qu’il n’y a pas métissage : sinon, où serait la complémentarité ? Ainsi, valeurs supposées albo-européennes, telles qu’incarnées dans la francité, et valeurs supposées nègres, telles qu’incarnées dans les langues négro-africaines et leur vaste aura dans l’esprit senghorien (de la Germanie à la Mélanésie) ne peuvent êtres concevables comme complémentaires, se fécondant mutuellement, qu’à la condition que d’autres langues, l’anglais en étant une illustration exemplaire, ne soient pas déjà en elles-mêmes, en quelque sorte, autofécondes. Or, à considérer telle définition que donne de la normandité le Président-Poète (« Je dirai que la normandité est, d’un mot, une symbiose entre les trois éléments majeurs, biologiques et culturels, qui composent la civilisation française : entre les apports pré-indo-européens, celtiques et germaniques ») (Senghor, 1982 : 293), qu’est-ce qui la distinguerait finalement de l’anglais, sinon ce qui distingue la symbiose du métissage ? La poétique de contre-métissage de Hopkins venait donc utilement au secours de la symbiose francophone senghorienne, mais un tel secours hypothéquait, en lui-même, toute possibilité de faire exercice dans l’acte de traduction d’une valeur capitale, celle de la liberté des langues, celle de la liberté face aux langues qui s’impose au traducteur, seule possibilité pour lui de remplir son premier devoir, qui est de fidélité à la langue source.

Pour conclure, je dirai que beaucoup de poètes ont cédé à un moment ou un autre à « la pulsion du traduire ». Ils l’ont poussée souvent vers leurs « racines » : je pense au grec pour Hölderlin, aux Psaumes pour Claudel. Ou à leurs proches : Baudelaire, pour Poe, Perse pour Eliot. On est heureux que Senghor s’y soit jeté, et heureux de l’avoir su. Il est rassurant, également, que le Président-Poète semble, en fin de compte, considérer la poésie comme intraduisible. Certes, tout se traduit. Mais il n’est pas inutile aujourd’hui où quelques grandes « europhonies », qui se comptent sur les doigts d’une main, sont en train de réduire les échanges traductologiques à des autoroutes à sens unique, de se souvenir avec Ousmane Moussa Diagana que « si la langue n’est pas toute la culture, elle en est le centre irradiant, l’espace polymorphe, le terreau à partir duquel s’érige le “monument” zumthorien vibrant de l’envol des xùmùarù, “grues couronnées” » (Senghor, 1990 : 12). C’est pour cela que justement toute traduction est un « faute de mieux » de la pensée et un « faute de mieux » de l’interlangue, et donc il faut toujours traduire, toujours retraduire, à chaque génération. C’est cela aussi, la montée vers la Civilisation de l’Universel. Merci, Senghor, d’avoir aussi pris à bras le corps ce défi-là, qui n’était cependant pas le vôtre.

Je terminerai en citant un autre passage de l’Élégie pour Martin Luther King où le poète s’est peut-être laissé aller (une fois !) à une audace hopkinsienne – on peut en tout cas l’imaginer. Il s’agit de revenir sur une caractéristique « nègre » des langues, la souplesse du glissement substance-verbe :

Je sens qu’aujourd’hui,
mon Peuple je sens que Quatre Avril tu es vaincu deux fois mort,
quand Martin Luther King.

Voilà bien, sonnant à la fin de la phrase, un mot anglais imposé au français, un nom propre transformé en nom commun, et un substantif transformé en verbe. Non pas un retrait face à la lionne, donc, mais bien un en-avant, la rencontre frontale des rois des animaux. Je fais à mon tour l’innocent de mon village des comparatistes-traducteurs, et traduis : « quand Martin Luther King » : quand Martin a lutté comme un roi. Ou encore, avec seulement quatre mots et trois accents toniques : Quand Martin, lutteur, vit.

1 Il est difficile ici de ne pas faire un autre constat, concernant nullement les textes laissés inachevés par Senghor, mais l’ouvrage qu’on leur a

2 Janet Vaillant note que Senghor « connaissait par cœur des poèmes de Mc Kay, Langston Hughues, Countee Cullen », Vie de L. S. Senghor, Paris

3 « Amery avait fait remarquer à Senghor que ses premiers essais de traduction de l’angoisse de Hopkins étaient “du Lamartine” », in Dié Maty Fall, « 

4 « Alan Furness croit que Sédar pensait que les Celtes étaient un peu comme les Sérères en Afrique. C’est-à-dire des gens qui ont été poussés vers l’

5 ‘De la pensée est active dans tout poème, et il faut donc, cette pensée, ce raisonnement, les traduire.’

Hopkins, Gérard Manley, Le naufrage du Deutschland, trad. B. Gaurier, Paris, Alidades, 1997.

Hopkins, Gérard Manley, Le naufrage du Deutschland, suivi de Poèmes gallois, Sonnet terribles, trad. R. Gallet, Paris, La Différence, 1984.

Hopkins, Gérard Manley, Poèmes accompagnés de proses et de dessins, trad. P. Leyris, Paris, Le Seuil, 1980 (1957).

Kanji, Mamadou, « L’œuvre du corps lédéen : Senghor, traducteur de Yeats », Éthiopiques 70, Hommage à L. S. Senghor, 1er semestre 2003.

Maty Fall, Dié, « Autour de Sédar », Sud Quotidien, Dakar, 13 juin 2006.

Ricœur, Paul, Sur la traduction, Parsis, Bayard, 2003.

Senghor, Léopold Sédar, Liberté 5, Paris, Seuil, 1993.

Senghor, Léopold Sédar, Chants traditionnels du pays soninké, Paris, L’Harmattan, 1990.

Senghor, Léopold Sédar, « Le français, langue de culture », Esprit, novembre 1962.

Senghor, Léopold Sédar, Ce que je crois, Paris, Grasset, 1988.

Soyinka, Wole, The Burden of Memory, the Muse of Forgiveness, Oxford, Oxford U.P., 1996.

Thomas, Dylan, Vision et Prière et autres poèmes, trad. A. Suied, Paris, Gallimard, 1997 (1979).

Vaillant, Janet, Vie de L. S. Senghor, Paris, Kartala-Sephis, 2006.

Yeats, William Butler, Quarante-cinq poèmes de Yeats suivis de La Résurrection, trad. Y. Bonnefoy, Paris, Hermann, 1989.

1 Il est difficile ici de ne pas faire un autre constat, concernant nullement les textes laissés inachevés par Senghor, mais l’ouvrage qu’on leur a accordé comme demeure publique. Bien que cautionné par un aréopage de personnalités, celui-ci est en effet d’une facture que l’on dira, au mieux, indigne à tous égards de celui à qui on en a fait porter la responsabilité finale. Il n’est pas une erreur de fabrication que l’on y trouve répétée : coquilles à répétition (Maud Gonne, l’égérie de Yeats, devient… Maud Gomme !), fautes en tous genre (articles, verbes non accordés.), absence totale de souci de disposition strophique et erreurs d’interlignes, qui cassent le principe des strophes (quand on le devine encore…), passages escamotés, voire pire encore, pages interverties, ce qui rend des poèmes entiers caducs.

2 Janet Vaillant note que Senghor « connaissait par cœur des poèmes de Mc Kay, Langston Hughues, Countee Cullen », Vie de L. S. Senghor, Paris, Kartala-Sephis, 2006 : 102. Mercer Cook, professeur à Howard University, sera ambassadeur à Dakar. Quant au projet initial de Présence Africaine, on n’oubliera pas que la revue devait être une revue bilingue, avec Richard Wright dans son Comité aux côtés de Gide et Sartre.

3 « Amery avait fait remarquer à Senghor que ses premiers essais de traduction de l’angoisse de Hopkins étaient “du Lamartine” », in Dié Maty Fall, « Autour de Sédar », Dakar, Sud Quotidien du 13 juin 2006.

4 « Alan Furness croit que Sédar pensait que les Celtes étaient un peu comme les Sérères en Afrique. C’est-à-dire des gens qui ont été poussés vers l’ouest du continent, vers les côtes de l’Atlantique, mais qui ont su garder leurs souvenirs. Et que Sédar se considérait comme Celte lui-même.’, in Dié Maty Fall, op. cit.

5 ‘De la pensée est active dans tout poème, et il faut donc, cette pensée, ce raisonnement, les traduire.’

Georges Voisset

Professeur
Université des Antilles et de la Guyane
georges.voisset@martinique.univ-ag.fr

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