L’espoir de l’humanité se trouve précisément chez ceux qui ont le plus souffert.
Reinaldo Arenas, El color del verano.
Écrivain cubain persécuté dans son pays, emprisonné par le régime castriste puis exilé à partir de 1980 aux États-Unis, Reinaldo Arenas (Holguín, 1943 – New York, 1990) a illustré par sa vie même les concepts de frontière et de marge. Très vite, il s’est retrouvé malgré lui en marge de la société nouvelle née de l’avènement de la Révolution cubaine, Révolution à laquelle il a participé avant de la renier violemment, la dénonçant sans relâche jusqu’à sa mort. En effet, dès le milieu des années 1960, Arenas se retrouve marginalisé dans son pays au double titre de son homosexualité et de son anticonformisme littéraire, expression criante de sa personnalité profonde, qui est celle d’un révolté. Son second roman, El mundo alucinante (1968), marque une rupture entre l’establishment littéraire cubain qui avait bien accueilli son premier roman, Celestino antes del alba, salué en 1965, et ce jeune écrivain talentueux qui aurait pu être une des grandes voix de l’ère révolutionnaire. El mundo alucinante narre les tribulations picaresques d’un moine mexicain génial, marginal et rebelle du xviiie siècle, victime de l’Inquisition, emprisonné dans la forteresse du Morro à La Havane, là où Arenas sera lui-même enfermé entre 1974 et 1976. L’ouvrage, soutenu par José Lezama Lima et Virgilio Piñera, obtient le prix de l’Union Nationale des Écrivains de Cuba, mais déclenche une controverse qui débouche sur son interdiction, pour irrévérence. Passant outre cette interdiction officielle, Arenas fait publier son roman à Paris, signant par là même son arrêt de mort littéraire à Cuba1.
L’œuvre d’Arenas est peuplée de marginaux : Celestino, le personnage éponyme de son premier roman, est un être à part, incompris de sa famille, qui écrit de façon compulsive et s’évade grâce à la poésie. Le héros de El mundo alucinante, Fray Servando de Mier, est un excentrique. Dans El portero, le protagoniste est un jeune Cubain exilé à New York, portier dans un immeuble cossu, qui échoue dans sa tentative de se rapprocher des locataires et de leur montrer la voie vers une porte mystérieuse qui l’obsède.
Cet article s’attachera à l’examen de la notion de marginalité chez Reinaldo Arenas, en mettant en lumière son ambivalence et son dynamisme, ainsi que ses répercussions sur la conception arénienne du héros : en effet, si la marginalité est au départ un donné, une contrainte qui s’impose et crée une souffrance, le concept évolue et change de sens ; le marginal, de victime, devient cette figure singulière, ce « grain de levain qui fermente » et qui « fait sortir la vérité »2 et revêt sous la plume d’Arenas des attributs héroïques.
1. La fascination de la marge
Les concepts de marginalité, de marge, sont à l’œuvre dans toute la production littéraire de Reinaldo Arenas et en particulier dans ses romans et ses contes. C’est dans l’histoire personnelle de Reinaldo Arenas, histoire qui a nourri son œuvre littéraire3, qu’il faut sans doute chercher les sources de l’omniprésence de ces concepts dans son œuvre :
Siempre he creído que mi familia, incluyendo a mi madre, me consideraba un ser extraño, inútil, atolondrado, chiflado o enloquecido; fuera del contexto de sus vidas. Seguramente, tenían razón4.
Toute l’œuvre de Reinaldo Arenas peut être lue à travers le prisme du « hors cadre5 », notion qui renvoie évidemment à celle de marginalité ; cette marginalité est liée à la trajectoire vitale d’un homme qui a fait très tôt l’expérience du rejet et qui, tout au long de son existence, s’est retrouvé en porte à faux, en marge des autres : de par sa condition d’enfant illégitime et non reconnu par son père, du fait de son caractère solitaire et rêveur, de son homosexualité dont il prend conscience dès sa prime adolescence, de sa vocation tout aussi précoce d’écrivain. La marginalité chez Arenas, c’est donc d’abord un vécu, une réalité dont il fut victime et qui eut des conséquences déterminantes et tragiques sur sa vie : une existence de paria, l’impossibilité de publier librement ses œuvres et donc la frustration de sa vocation littéraire – du moins jusqu’à son arrivée aux États-Unis en 1980 –, la prison dans les geôles castristes et la torture morale et physique qu’il y subit, l’exil enfin et le déracinement. Mais l’œuvre d’Arenas nous révèle un rapport plus complexe à ce concept de marginalité : on y découvre une fascination de la marginalité, qui est certes subie par des protagonistes en rupture, mais aussi revendiquée par l’auteur. Cette fascination de la marge s’exprime à la fois dans la construction et la posture des personnages et dans l’écriture, comme nous tenterons brièvement de le montrer en nous appuyant principalement sur deux de ses œuvres, les plus célèbres, El Portero et Antes que anochezca.
El Portero6, roman écrit à New York et publié en 1988, et Antes que anochezca. Autobiografía, sont deux œuvres de la fin de la vie d’Arenas qui, malade du SIDA et se sachant en sursis depuis 1987, année où comme il l’écrit en exergue de son autobiographie, il crut qu’il allait mourir, se suicida en 1990. Pourquoi s’intéresser, à côté d’une œuvre clairement identifiée comme une fiction (El portero), à une autobiographie à dimension explicitement testamentaire ? C’est que malgré leurs différences apparentes, il n’y a pas de solution de continuité de l’une à l’autre. Ces deux œuvres contemporaines ont en commun une réflexion et un discours sur la marge et la marginalité, au moment où leur auteur, exilé, moribond, jette un regard rétrospectif sur sa propre vie tout en réfléchissant à l’héritage qu’il laisse à la postérité.
2. Le portier, fable-méditation sur la marge
Le portier est un des récits les plus connus d’Arenas. Il lui valut de bonnes critiques, notamment en France où l’ouvrage paraît en 1988, et connut un certain succès en librairie. L’ouvrage est une fable drôle, burlesque et grinçante d’ironie, comme souvent chez Arenas, qui livre ici à la fois une satire de la société new-yorkaise saisie dans ses contradictions et ses folies, et un portrait peu amène de la diaspora cubaine installée aux États-Unis. L’histoire est celle de Juan, le protagoniste du récit, un jeune Cubain mélancolique et rêveur qui a fui son pays sur une embarcation pour s’installer aux États-Unis. Après moult déboires professionnels, il devient portier dans un immeuble cossu de New York, grâce au soutien de la diaspora cubaine new-yorkaise qui l’a pris en charge et qui raconte son histoire, narrateur collectif de la singulière histoire du portier.
Juan, qui est majoritairement désigné par sa fonction, « el portero », est chargé d’ouvrir la porte aux habitants, tous relativement aisés, de l’immeuble. Il a appris à connaître la vie et les excentricités de chacun d’eux : un vieil homme qui s’acharne à offrir à tout le monde des caramels, une femme mûre, célibataire et alcoolique, un vieux séducteur sur le déclin, une communiste fervente admiratrice de Fidel Castro, un couple d’homosexuels désespérément en quête de satisfactions sexuelles, une jeune femme qui tente en vain de se suicider, un scientifique obsédé par les implants artificiels, un gourou qui prêche la religion du contact universel. Il se trouve à la fois au centre et en marge de cette extravagante galerie de personnages, et cette situation ambivalente du protagoniste est symbolisée par la porte, qui est à la fois un espace de marginalité et un lieu de passage obligé. Ce qui fait la singularité de l’histoire de ce portier, c’est qu’il est lui-même obsédé par une idée fixe : il existe une porte, la véritable porte, celle qui mène au véritable bonheur, et son devoir est d’aider tous les habitants de cet immeuble à trouver le chemin de cette porte. C’est pourquoi il tente en vain d’établir un contact personnel avec chacun des locataires. Ses tentatives, que nous raconte en détail le narrateur collectif, échouent lamentablement, jusqu’au moment où le portier est contacté par des personnages inattendus, les divers animaux domestiques des locataires, qui, émus par sa détresse, lui proposent une alliance et finissent par s’enfuir avec lui pour entreprendre un voyage à la recherche de la mystérieuse porte, voyage dont ils ne reviendront pas.
Le portier est un personnage multiplement marginalisé : par son exil d’abord, par sa mélancolie ensuite qui l’empêche de s’intégrer à la communauté cubaine installée à New York ; enfin, d’une part il vit en marge des habitants de l’immeuble sans arriver à nouer des liens avec eux et d’autre part il est un être incompris, qui aux yeux des autres, aussi bien les habitants de l’immeuble que le narrateur collectif, apparaît comme fou, et finit d’ailleurs par être interné dans un hôpital psychiatrique, avant d’en être délivré par les animaux et de s’enfuir avec eux…
Ce personnage apparaît comme une victime de la réalité, un inadapté qui se réfugie dans des fantaisies délirantes.
Es la historia de alguien que, a diferencia de nosotros, no pudo (o no quiso) adaptarse a este mundo práctico; al contrario, exploró caminos absurdos y desesperados y, lo que es peor, quiso llevar por eso caminos a cuanta persona conoció7.
Mais ce personnage marginalisé porte en lui la nostalgie d’un centre, ici symbolisé par la porte mystérieuse. Ironiquement, dans cette fable au second degré, il n’arrive à entraîner dans son rêve que des animaux mécontents de leur sort. On voit ainsi comment il y a à la fois chez Arenas une fascination de la marge et une attraction d’un centre idéal.
Sans doute faut-il en effet nuancer l’idée de fascination de la marge que nous évoquions en ajoutant que chez Arenas, celle-ci va de pair avec l’attraction d’un centre idéal, nous le disions, ou avec une fascination pour les espaces infinis, sans centre ni marge, sans milieu ni périphérie, comme la mer, à laquelle Arenas voue un véritable culte :
¡Qué decir de cuando por primera vez me vi junto al mar! Sería imposible describir ese instante; hay sólo una palabra : el mar8.
De même, le narrateur d’Avant la nuit se souvient avec nostalgie des moments de brouillard qui faisaient de la terre un espace infini, où tout pouvait se fondre :
Pero también había una serenidad, una quietud, que no he encontrado en ningún otro sitio. De entre esos estados uno de las más inefables e intensos se daba cuando llegaba la neblina; esas mañanas en que todo parecía envuelto en una gran nube blanca que difuminaba todos los contornos. No había figuras, no había cuerpos que pudieran distinguirse [...] toda la tierra era una extensión humeante y fresca donde uno parecía flotar9.
En plaçant au centre de son récit un personnage marginal, en rupture avec les autres, mais qui au final se retrouve au centre d’un mouvement libérateur – point sur lequel nous reviendrons –, Arenas illustre la tension dynamique entre héroïsme et marginalité qui est au cœur de son œuvre et qui se manifeste par la mise en scène de héros paradoxaux.
3. Des héros paradoxaux
Arenas place le marginal au centre de ses récits. Ce faisant, il l’installe dans un espace inédit, aux frontières évanescentes et mouvantes. Chez lui, la tension entre héroïsme et marginalité est structurelle et dynamique et il en découle une problématisation fondamentale du héros, qui s’illustre dans El portero comme dans Antes que anochezca par la mise en scène de héros paradoxaux.
Le personnage de Juan est une bonne illustration de la notion de protagoniste-témoin essentielle chez Arenas : alors que le héros traditionnel est fondamentalement un être qui agit, qui crée l’action, on remarque le statut original des protagonistes aréniens qui ne sont pas tant des héros (au centre de l’action) que des témoins (en marge de l’action). Écoutons à ce propos ce qu’en dit l’auteur, évoquant sa pentagonie dans le « Prologue » de El color del verano, situé au milieu du livre :
En todas novelas, el personaje central es un autor testigo que perece (en las primeras cuatro obras) y vuelve a renacer en las siguientes con diferente nombre pero con la misma airada rebeldía: cantar o contar el horror y la vida de la gente, incluyendo la suya. Permanece así, en medio de una época conmocionada y terrible (que en estas novelas abarca más de cien años), como tabla de salvación o de esperanza, la intransigencia del hombre creador, poeta, rebelde10…
Il est intéressant de noter que le personnage de Juan est lié à l’écriture, puisqu’il consigne des notes sur des carnets, témoignage qu’utilise le narrateur collectif pour son récit11 : ce lien entre ce personnage et l’écriture est comme un indice du fait que le marginal est chez Arenas un témoin dans tous les sens du terme : il rend compte à sa manière du monde, mais surtout il signale, il fait signe, même dans un monde qui ne le reconnaît pas, selon la conception du marginal que présentait Diderot dans Le neveu de Rameau :
S’il en paraît un dans une compagnie, c’est un grain de levain qui fermente et qui restitue à chacun une portion de son individualité naturelle. Il secoue, il agite, il fait approuver ou blâmer ; il fait sortir la vérité12…
Juan le portier est un être qui n’a rien d’un héros. Il est en effet rejeté par la collectivité, qui le considère comme fou. Or, on le sait, le terme de héros renvoie à un statut social, c’est la collectivité qui reconnaît le héros comme tel, le héros n’existe que par le regard et l’exaltation d’une collectivité. On peut en dire de même du narrateur à la première personne d’Antes que anochezca, dont la trajectoire ressemble à une suite de marginalisations successives, qui aboutit à la prison puis à l’exil, cette autre prison, enfin à la maladie. Ces deux personnages évoluent cependant selon un schéma paradoxal qui inverse le donné initial. Dans El portero, Juan, rejeté par la communauté des hommes, se retrouve au centre de la communauté des animaux, qui en fait son champion : il devient leur espoir d’échapper à la domination de leurs maîtres, leur libérateur. Si le récit est évidemment ironique, il y a là un discours, sur le mode grotesque, qui renverse les perspectives en faisant du marginal l’espoir de toute une communauté.
On retrouve ce même schéma dans l’autobiographie de Reinaldo Arenas, cette fois sur le mode tragique : au terme d’une vie sous le signe du rejet et de la marginalisation, le narrateur mourant se présente paradoxalement comme une figure héroïque dont l’exploit consiste à avoir été à la fois un témoin et une voix qui n’a jamais défailli :
En los últimos años, aunque me sentía muy enfermo, he podido terminar mi obra literaria, en la cual he trabajado por casi treinta años. Les dejo pues como legado todos mis terrores, pero también la esperanza de que pronto Cuba será libre. Me siento satisfecho con haber podido contribuir aunque modestamente al triunfo de esa libertad. [...] Mi mensaje no es un mensaje de derrota, sino de lucha y esperanza13.
On voit là l’aboutissement, l’apothéose si l’on veut, d’une posture esthétique et idéologique de l’auteur.
4. La marginalité comme mythologie personnelle
Dans son autobiographie, Arenas fait de sa marginalité un élément essentiel de sa vie et de sa personnalité, il en fait le noyau autour duquel s’est formé son destin. Pour lui, paradoxalement, cette marginalité a d’abord été synonyme de liberté. On le voit dans les premières pages de son autobiographie, celles qui évoquent son enfance :
Creo que el esplendor de mi infancia fue único, porque se desarrolló en la absoluta miseria, pero también en la absoluta libertad; en el monte, rodeado de árboles, de animales, de apariciones y de personas a las cuales yo les era indiferente. Mi existencia ni siquiera estaba justificada y a nadie le interesaba; eso me ofrecía un enorme margen para escaparme sin que nadie se preocupase por saber dónde estaba, ni la hora a que regresaba14.
Arenas, tout comme les protagonistes de ses récits, se présente comme un antihéros. Le héros traditionnel, fils d’Apollon, est toujours solaire, nimbé d’une aura lumineuse. Le protagoniste arénien est du côté de l’ombre. De façon significative, il y a chez Arenas un véritable culte de la Lune, dans lequel on peut voir un refus symbolique de la solarité caractéristique du héros. On peut ainsi dire qu’il y a une dimension chromatique de la tension entre héroïsme et marginalité chez Arenas. C’est d’ailleurs sur une poignante évocation à la Lune que se clôt symboliquement le récit testamentaire qu’est Antes que anochezca :
¡ Oh Luna! Siempre estuviste a mi lado, alumbrándome en los momentos más terribles; desde mi infancia fuiste el misterio que velaste por mi terror, fuiste el consuelo en las noches más desesperadas, fuiste mi propia madre15…
Arenas cultive la figure de l’écrivain maudit et son œuvre peut être lue comme une actualisation du mythe du « poète maudit ». Dans Antes que anochezca, l’écrivain moribond se met en scène et construit – non sans un humour parfois caustique qui est sa marque de fabrique – son double poétique, ce « je » qui est son reflet, sous le signe de la malédiction, qui entraîne la solitude. Sa naissance même est le signe de l’échec maternel, d’une malédiction qui sera abondamment illustrée par les malheurs successifs qui le frapperont :
Cuando yo tenía tres meses, mi madre volvió para la casa de mis abuelos ; iba conmigo, el fruto de su fracaso16.
Mais à cette entrée dans la vie sous un signe négatif, qui n’est pas de son fait, Arenas superpose volontairement l’image d’un destin maudit : il s’inscrit dans une lignée d’écrivains maudits en se plaçant dans le sillage et dans l’ombre tutélaire de deux figures fondatrices, mais marginalisées de la littérature cubaine de la seconde moitié du xxe siècle, José Lezama Lima (1910-1976) et Virgilio Piñera (1912-1979). Au début de son autobiographie, il raconte comment, alors qu’il est à l’article de la mort, il invoque l’esprit de Virgilio Piñera pour lui demander de lui accorder le temps nécessaire pour achever son œuvre :
Cuando yo llegué del hospital a mi apartamento, me arrastré hasta una foto que tengo en la pared de Virgilio Piñera, muerto en 1979, y le hablé de este modo: “Óyeme lo que te voy a decir, necesito tres años más de vida para terminar mi obra, que es mi venganza contra casi todo el género humano”. Creo que el rostro de Virgilio se ensombreció como si lo que le pedí hubiera sido algo desmesurado. Han pasado ya casi tres años de aquella petición desesperada. [...] Gracias, Virgilio17.
De façon significative, l’écrivain se fabrique en quelque sorte une généalogie, se crée une filiation à partir de ces deux figures fondatrices, qui pour lui sont à la fois les créateurs de la littérature cubaine contemporaine, mais aussi l’exemple même des martyrs de la littérature sacrifiés sur l’autel de la bêtise et de l’ignorance :
…a la mayoría de los cubanos sólo les ha interesado la belleza para destruirla. Un hombre como José Lezama Lima fue, tanto por su generación anterior como por la que después le siguió, atacado violentamente. En la época de Batista, Virgilio Piñera fue insultado por Raúl Roa, quien con desprecio lo llamó un “escritor del género epiceno”; después, durante el castrismo, Roa llegó a ministro y Piñera a la cárcel, muriendo además en condiciones muy turbias. La gran literatura cubana se ha concebido bajo el signo del desprecio, de la delación, del suicidio y del asesinato18.
Ce faisant, Arenas construit sa mythologie personnelle sous le signe de la marginalité imposée, mais aussi, et c’est là l’essentiel, revendiquée. La marginalité devient un élément essentiel du processus d’invention de soi, et elle permet au moi de s’ériger en Moi superlatif. Cette mythologie trouve naturellement son expression la plus nette dans le récit autobiographique qu’est Antes que anochezca, car qu’est-ce qu’une autobiographie si ce n’est cet espace privilégié où le moi s’invente et construit sa propre mythologie ?
L’autobiographie de Reinaldo Arenas est en effet marquée du double sceau du malheur et du ressentiment. Le fil conducteur des épisodes organisés en une structure assez lâche de courts chapitres autonomes, c’est le malheur, qui s’est penché sur le berceau de l’écrivain enfant et qui ne l’a jamais abandonné, ne lui laissant que quelques moments de jouissance vite évanouis. Le discours est, lui, guidé par un ressentiment qui n’épargne ni les ennemis ni même les amis du narrateur. On peut voir dans cette œuvre qui, selon les propres mots de son auteur, constitue sa vengeance contre presque toute l’humanité, une stratégie d’autolégitimation : comme l’analyse de façon convaincante Pascal Brissette19, le malheur est en quelque sorte rentable, car il est devenu un élément clef dans les stratégies de distinction et de légitimation des écrivains ; il permet à l’artiste de rendre légitimes son discours et sa position, son malheur, paradoxalement, n’en fait pas une victime, mais un être supérieur, selon le principe : « Malheureux, donc légitime ».
Marginal parmi les marginaux, le narrateur d’Antes que anochezca se situe en outre dans un espace-temps qui renforce son isolement, puisqu’il est à la fois en marge des vivants et des morts. C’est ce que suggère la structure inversée qui fait commencer l’autobiographie par la fin de celui qui l’écrit. Finalement, ce moment d’entre-deux est comme l’aboutissement extrême de la posture d’Arenas dans sa vie et dans son œuvre (ce qui pour lui revient au même : « Ma vie se déroule principalement sur un plan littéraire », écrit-il dans le prologue de El color del verano). Symboliquement, c’est de cet espace marginal que s’élève la voix de l’auteur qui vient clamer ses vérités. Arenas renoue ainsi avec un imaginaire héroïque de l’écriture20, qui prend tout son sens dans le contexte politique et idéologique dans lequel s’est déployée son œuvre.
5. De la marginalité comme résistance
L’idée même de marginalité devient un outil de résistance dans un contexte idéologique qui est celui de la toute-puissance du collectif. Avec le triomphe de la Révolution cubaine naît un nouvel ordre dans lequel le collectif prétend prendre le pas sur le singulier, la communauté épique diluer les sujets individuels. D’une certaine façon, la société révolutionnaire idéale est une société sans marges et sans périphéries, puisque tout doit être contenu, fondu dans une même idée, un même effort, une même aspiration21. Dans ce contexte, toute revendication d’une singularité, toute affirmation d’une individualité propre est condamnable au regard de l’éthos révolutionnaire. Dès lors, revendiquer une forme, quelle qu’elle soit, de marginalité c’est résister, c’est lutter contre une intégration vue comme mortifère. Cet acte de résistance est héroïque dans la mesure où il oppose la solitude à la multitude, la parole libre au silence imposé.
Dans El portero, Juan l’exilé fraîchement débarqué de Cuba est accueilli et pris en charge par la communauté de la diaspora cubaine déjà installée à New York. De façon très significative, c’est cette communauté qui assume la fonction de narrateur, en s’exprimant à la première personne du pluriel : elle constitue dès lors le centre structurel du récit, ce qui place d’emblée, et par contraste, le protagoniste dans une position excentrée, marginale. Le récit est construit sur l’opposition entre ce narrateur collectif qui représente « un million de personnes »22 et le protagoniste, « un jeune homme accablé de souffrances », qui ne parvient ni à s’intégrer à cette communauté de la diaspora ni à nouer des liens avec les locataires de l’immeuble dont il est le portier. Le narrateur collectif prend ses distances avec le personnage de Juan, présentant le récit sous la forme d’un rapport sur cet étrange cas :
Ésta es la historia de Juan, un joven que se moría de penas. No podemos explicar cuáles eran las causas exactas de esas penas; mucho menos, cómo eran ellas. Si pudiéramos, entonces las penas no hubiesen sido tan terribles y esta historia no tendría ningún sentido, pues al joven no le hubiese ocurrido nada extraordinario y, por lo tanto, no nos hubiésemos tomado tanto interés en su caso23.
La tension entre le collectif et le singulier est un élément structurant de l’univers narratif d’Arenas : dans El portero, Juan est isolé par rapport à la collectivité des habitants de l’immeuble, mais aussi par rapport à la collectivité de la diaspora cubaine. Dans les nouvelles Empieza el desfile (Le défilé commence) et Termina el desfile (Fin de défilé), on retrouve cette même opposition entre une collectivité (la foule du défilé) et un sujet marginal (isé) (le narrateur). L’opposition collectif/singulier est une variante de l’opposition centre/marge : les deux traduisent des rapports de pouvoir, puisque le collectif tend à s’imposer au singulier, tout comme le centre domine la marge.
Le personnage de Juan est un des nombreux doubles par le biais desquels Arenas se projette dans son œuvre. Il y a un parallèle évident entre ce portier « accablé de souffrances » et le narrateur d’Antes que anochezca qui écrit, dans la lettre adressée à ses amis, mais explicitement destinée à être publiée, qui clôt son autobiographie, être victime d’une terrible « dépression sentimentale », liée à sa double impuissance face à la mort et face au joug qui étouffe l’île24. Dans les deux cas, l’acte de résistance désespéré que constitue, d’un côté, sur le mode grotesque et ironique, le voyage en quête d’une porte fantastique, métaphore d’un centre perdu et inaccessible, de l’autre, sur le mode tragique, la volonté de faire entendre sa voix jusqu’au bout, est à proprement parler un acte héroïque.
Conclusion : le marginal, cet authentique héros
Ces quelques réflexions rapides nous montrent qu’il existe une tension permanente entre héroïsme et marginalité dans l’œuvre de Reinaldo Arenas. Celle-ci est structurante à plusieurs niveaux. Elle crée un héros original, en rupture, en creux, loin de l’irradiante solarité du héros traditionnel. C’est un héros de l’ombre, qui acquiert une force toute particulière dans un contexte dans lequel tout semble perverti. C’est un héros paradoxal, car s’il est bien une figure solitaire, tragiquement solitaire comme le héros traditionnel, qu’il soit épique ou romantique, il est rejeté par la collectivité qui voit en lui un rebut, une erreur, là où le héros traditionnel est exalté et reconnu par la communauté qui lui donne son statut social de héros. Cette tension, cette relation dynamique entre deux pôles antagoniques se propose implicitement comme un reflet de la vie du peuple cubain depuis le milieu du xxe siècle, un peuple marginalisé par un contexte politique et idéologique qui l’isole d’une grande partie du monde, mais qui selon Arenas recèle un potentiel héroïque et dont il se présente lui-même comme le héraut et le héros dont la reconnaissance est à venir.