Introduction
À partir du XIXe siècle, la traite des Noirs, entamée les siècles précédents avec un mouvement colonisateur d’une grande envergure, acquiert de nouvelles formes dont l’impact considérable des matières premières provenant des colonies. Pour consolider ces acquis, la France, par exemple, se dote d’un ministère des colonies et de partis politiques pro-colonialistes. Ces institutions diffusent une vaste propagande selon laquelle la colonisation est une mission civilisatrice dont une race supérieure devrait s’acquitter pour le bénéfice d’une autre qualifiée d’inférieure.
Sur le plan culturel, les Européens, pour asseoir leur domination, procèdent à une négation des cultures africaines et donnent de la matière aux écrivains noirs et africains qui, dans leur rôle d’éveilleurs des consciences, alertent leurs semblables sur cette mort programmée. Ainsi dès 1920, René Maran surprend le monde littéraire et s’illustre, le premier, dans une déconstruction sans complaisance de l’altérité coloniale. Sa prose, inspirée du conte oral africain, semble aller dans le sens d’une catharsis purificatrice. Soixante-dix ans plus tard, face à la recrudescence du pillage de l’Afrique, Ahmadou Kourouma, griot-écrivain, lui emboîte le pas et se sert de la déchéance de Djigui, qui rappelle celle de Batouala, pour illustrer combien l’entreprise coloniale est violence et deshumanisation ; et qu’elle est plus actuelle que jamais et nécessite une prise de conscience collective. Ainsi, tout au long de notre étude, nous allons d’abord « constate[r] » (B, 15, préface)1 comment s’exerce l’entreprise de négation, ensuite illustrer comment le rejet de celle-ci s’organise par le biais de formes scripturales suggestives, empruntées par Maran et Kourouma.
1. La prétendue voie blanche du Salut
Pour piller économiquement l’Afrique, il a fallu aux Occidentaux inventer des stratagèmes pour étouffer toutes velléités de contestation. La meilleure manière d’y parvenir était de faire croire aux Noirs, par ruse ou par force, qu’ils étaient de condition inférieure. Batouala et Monnè, outrages et défis illustrent, à bien des égards, l’impérialisme démesuré des Blancs. Dès sa préface, devenue très célèbre d’ailleurs, René Maran, employé des services civils de l’administration des colonies en Oubangui-Chari à partir de 1910, se sert de son expérience et de son vécu auprès des peuples autochtones pour lancer, sous forme d’ironie, une diatribe contre l’entreprise coloniale :
Les nègres de l’Afrique Équatoriale sont en effet irréfléchis. Dépourvus d’esprit critique, ils n’ont jamais eu et n’auront jamais aucune espèce d’intelligence. Du moins, on le prétend. À tort, sans doute. Car, si l’inintelligence caractérisait le nègre, il n’y aurait que fort peu d’Européens. (B, 15, préface)
Au-delà de la polémique2 que soulève cette prise de position à l’encontre de la « civilisation3, civilisation, orgueil des Européens » (B, 17, préface), surtout après le Goncourt décerné à Maran en décembre 1921, le récit révèle comment « Batouala, le mokoundji » (B, 25), et son peuple vont progressivement être dépossédés de leur essence humaine. Ainsi, la mort dans l’âme, Batouala confesse-t-il à ses proches :
Notre soumission […], notre soumission ne nous a pas mérité leur bienveillance. Et d’abord, non contents de s’appliquer à supprimer nos plus chères coutumes, ils n’ont eu de cesse qu’ils ne nous aient imposé les leurs. /Ils n’y ont, à la longue, que trop bien réussi. Résultat : la plus morne tristesse règne, désormais, par tout le pays noir. Les blancs sont ainsi faits, que la joie de vivre disparaît des lieux où ils prennent quartiers. (B, 95-96)
Ce propos a le mérite de révéler le processus progressif d’aliénation de la population de l’Oubangui-Chari, soumise à la violence du colonisateur français. Ainsi, il s’est agi, d’abord, de supprimer les coutumes des Africains, avant de leur imposer un diktat. Batouala et sa tribu vont en être victimes. Par exemple, la danse qui, en Afrique, fait partie de l’essence de l’être, lui permettant d’être en harmonie avec soi-même, avec les autres, avec les ancêtres et même avec les divinités, va être censurée au motif qu’elle trouble la quiétude des colons blancs.
Nos danses et nos chants troublent leur sommeil. Les danses et les chants sont pourtant toute notre vie. Nous dansons pour fêter Ipeu, la lune, ou pour célébrer Lolo, le soleil. […] Et nos danses sont innombrables. Nous dansons la danse de l’eau de la terre et de l’eau du ciel, la danse du feu, la danse du vent […]. (B, 96)
Et comme si cela ne suffisait pas, les colonisateurs vont agir sur la jeune génération pour que celle-ci ne reçoive plus le legs des anciens. Une cassure va alors s’opérer entre les générations, car en Afrique tout, y compris la coutume, se transmet par le biais d’une pyramide bien structurée qui voudrait que les plus expérimentés, par le biais des rituels initiatiques tels que les « Ga’nzas » (B, 34), puissent transmettre le flambeau aux plus jeunes. En procédant ainsi, les colonisateurs sectionnent la courroie de transmission et s’opère alors un renversement de valeurs qui annihile les vertus liées aux coutumes :
La coutume ! […]. Les jeunes et, en général, tous ceux qui servaient chez les blancs, la tournaient en dérision. /Par ignorance, jeunesse est volontiers goguenarde. Se moquant des vieillards et de leur sagesse, elle n’essaie pas de raisonner, ou plutôt croit qu’un éclat de rire vaut un raisonnement. /Or, la coutume, c’est toute l’expérience des anciens et des anciens des anciens. Ils ont empilé en elle tout leur savoir, comme en un panier on empile le caoutchouc. (B, 119-120)
Au fur et à mesure que le fossé se creuse entre jeune et ancienne générations, même les initiés finissent par être frappés par une sorte de malédiction qui n’épargne personne, y compris Batouala qui, dans une partie de chasse, tel un débutant, et aveuglé par sa jalousie, est blessé par Mourou, la panthère.
Mais si cette mort sonne le glas des gardiens des traditions, examinons d’abord les répercussions de la perte des valeurs au plan économique. En effet, une fois opéré le processus de démantèlement des repères, les colonisateurs mettent à profit la discorde et le dysfonctionnement communautaires pour piller les ressources existantes sous couvert de la prétendue civilisation :
L’argent que nous vous obligeons à gagner, nous ne vous en prenons qu’une infime partie. Nous nous en servirons pour vous construire des villages, des routes, des ponts, des machines qui marchent, au moyen du feu, sur des barres de fer. (B, 99)
Il est donc clair que l’envahissement dont le chef Batouala et sa tribu sont victimes est loin d’être un fait anodin. Il découle d’une action savamment réfléchie dont la finalité est d’asseoir et d’étendre à jamais l’impérialisme des Français, en particulier, et des Blancs, en général. Du fait que cette entreprise idéologique s’est profondément implantée et a même affecté la conscience de certains nègres, son éradication exige une patiente thérapie.
C’est pourquoi, il n’est pas surprenant que plus d’un demi-siècle après la rébellion de René Maran, Ahmadou Kourouma puisse toujours explorer la même thématique sans souffrir d’usure aux yeux de la réception. Il examine, en effet, une époque bien plus lointaine que celle narrée par Maran et illustre différemment le bannissement du Noir et de sa culture par les Français non plus seulement en Afrique équatoriale, comme c’était le cas dans le récit de Maran, mais dans celle occidentale. Djigui et ses sujets de Soba sont, dans ce cas de figure, les victimes de ce vol organisé que relate fort judicieusement le titre même du récit expliqué dans une sorte de préambule :
Un jour le Centenaire demanda au Blanc comment s’entendait en français le mot monnè. « Outrages, défis, mépris, injures, humiliations, colère rageuse, tous ces mots à la fois sans qu’aucun le traduise véritablementʺ, répondit le Toubab qui ajouta : “En vérité, il n’y a pas chez nous, Européens, une parole rendant totalement le monnè malinkéʺ. (M, 9)
Autant dire que la négation dont le peuple de Soda sera victime est indescriptible et qu’une nouvelle manière de narrer va certainement être nécessaire à Kourouma pour tenter de la traduire en écriture. Mais avant d’en arriver à l’écriture, examinons les maux vécus. Dès l’intitulé du deuxième chapitre de Monnè, outrages et défis, comme une prémonition, les gens de Soda saisissent le malheur qui les guette avec cette bipolarité devenue leur quotidien : « nos larmes ne seront pas assez abondantes pour créer un fleuve, ni nos cris de douleur assez perçants pour éteindre des incendies » (M, 20).
Pour dominer Djigui, les colons français ont d’abord travesti les éléments du pouvoir africain. En effet, un chef véritable avait un interprète. Les colons vont en user mais de la pire des manières qui soit. « Un Soumaré » (M, 37), frère de plaisanterie des Keita, ne craignant donc rien de Djigui, va servir d’interprète au chef des Blancs lors de sa première et cruciale rencontre avec le souverain de Soba. Au lieu de traduire sans modifications les propos de Djigui, ce Soumaré va au contraire trahir ce dernier et le livrer aux Blancs :
– Je suis ton frère de plaisanterie donc je te connais. Comme tous les Keita tu es un fanfaron irréaliste. Je n’ai pas traduit un traitre mot de tes rodomontades.
– Perfide fils d’esclave ! s’écria Djigui. (Entre frères de plaisanterie, il est coutumier de se traiter réciproquement de fils d’esclave). Menteur de fils d’esclave ! Si tu n’étais pas un Soumaré…
– Un Soumaré authentique n’a cure des menaces d’un Keita. Arrête de gesticuler ; le blanc pourrait avoir des soupçons. Il croit que tu es heureux de l’arrivée des Français […]. (M, 36-37)
Le griot est un maillon essentiel dans la préservation et la sauvegarde des coutumes4 en Afrique. Qu’un élément de cette composante puisse se mettre au service du Blanc à ce point, malgré tout le legs qui est le sien et son devoir vis-à-vis des générations futures, illustre que, dans son processus d’endoctrinement, le colonisateur a commencé par empoisonner le cœur névralgique de l’Afrique et se parer ainsi contre toute forme de résistance. Il a su trouver un griot-menteur qui va déployer toute son énergie pour aveugler tous les sujets du roi et les rendre, de fait, vulnérables à la colonisation. Ainsi pour y parvenir, il pousse les sujets de Djigui à se mésestimer : « Les Noirs naissent mensongers. Il est impossible d’écrire une histoire vraie de Madingue » (M, 85). Alors que ce Soumaré déconstruit l’histoire de l’empire Mandé, le Blanc s’installe progressivement et passe à l’étape de l’exploitation économique. Là aussi, comme dans Batouala, l’argument de la civilisation est imparable :
Maintenant que, dans les villages, les habitants vaquent tranquillement au travail de la paix et de la civilisation que tous les envoyés du pouvoir sont accueillis avec les fêtes, votre pays est pacifié et cesse d’être une région militaire pour devenir un cercle qui sera sous l’autorité d’un commandant toubab civil. C’est un changement important, une notable promotion pour le pays et un insigne honneur personnel pour vous, Djigui. (M, 69-70)
Au nom de cette civilisation, il va falloir envoyer tous les bras valides de Soba dans les chantiers de construction de chemins de fer. Chantiers qui vont engloutir quantité de vies humaines de manière effroyable : « la souffrance, la misère, les maladies, la mort des coreligionnaires envoyés au Sud étaient plus laides que ce qu’il avait imaginé » (M, 91)5. Assez naïf à force d’écouter Soumaré, Djigui crut que le sacrifice civilisationnel était utile alors qu’en réalité le Blanc trouvait juste un moyen de convoyer par chemins de fer les matières premières destinées à faire fonctionner les manufactures bordelaises. Pour calmer ses inquiétudes et son impatience, par ruse, comme ce fut le cas avec le vieux Meka6, le gouverneur [lui] avait accroché « la légion d’honneur » (M, 91).
Nous voyons bien qu’aussi bien dans Batouala que dans Monnè, outrages et défis le modus operandi du Blanc reste le même tout en gardant son efficacité. Il fallait pour dominer sur tous les autres plans imaginables parvenir à faire perdre au Noir l’amour, l’estime et la croyance en soi. Quoique atteints psychologiquement par l’ampleur et les dégâts causés par cette pernicieuse manière de faire, Maran et Kourouma sont conscients que toute action de remédiation à ce fléau doit forcément passer par une revalorisation culturelle. Et pour y parvenir, leur narration s’appuie sur un procédé de communication hérité de l’oralité africaine.
2. Une prose au rythme de l’oralité africaine
Dans leur dénonciation du colonialisme, Maran et Kourouma se servent d’une écriture foncièrement ancrée dans les traditions africaines. Leurs narrateurs sont, le plus souvent, des griots-conteurs qui, en même temps qu’ils dévoilent la face cachée7 de la colonisation, chargent leurs récits des atouts dont la communication traditionnelle africaine est porteuse.
Avant d’étudier comment les veillées, épopées et contes proposent une mise en scène de la parole qui réhabilite l’innocence africaine d’avant la colonisation, signalons d’emblée que la notion de narrateur telle que perçue par la critique occidentale est très réductrice et n’est pas assez exhaustive pour relater l’univers africain. Il a fallu donc à Maran et à Kourouma étendre, par le biais d’une pluralité générique, le champ d’actions de leurs protagonistes pour cerner un tant soit peu une vision du monde à même de rendre compte du complexe mais enrichissant contact de l’Africain avec son univers. Dès lors, leurs personnages transcendent les frontières du roman et revêtent des formes qui leur permettent de saisir le monde protéiforme faisant l’objet de leurs préoccupations. Ewa Kalinowska souligne que :
la philosophie noire englobe la vision du monde, celle de la nature et de la vie humaine. Le monde est perçu comme un tout vivant dont tous les éléments se complètent ; l’homme fait partie intégrante de cet ensemble au même degré que les autres espèces et prend part au mouvement éternel qui s’opère depuis toujours8.
Cette vision d’ensemble témoigne que les coutumes africaines, loin d’être opaques et sans perspectives, tiennent compte de la préservation et de l’équilibre de l’homme dans son univers : « L’herbe, qui mange la terre, les animaux, qui mangent l’herbe, l’homme, qui détruit l’herbe et les animaux, – tout meurt » (B, 128). La vie est un cycle permettant une jonction entre la fin et le commencement et où tous les éléments s’entremêlent. Cette ontologie autorise, chez Maran, une personnification en permanence de la nature que prennent en charge tantôt le genre épique, tantôt le conte oral :
Louée soit la brousse ! On la croit morte : elle est vivante, bien vivante, et ne parle qu’à ses enfants, à eux seuls !
Fumées, sons, odeurs, objets inanimés, elle emploie le langage qu’elle veut pour s’adresser aux espaces qu’elle commande, aux espaces où pousse l’arbre, abonde l’herbe et paissent les bœufs sauvages.
Louée soit-elle, celle des Kagas et des marais, celle des forêts et des plaines ! (B, 145)
En d’autres endroits, cette personnification aux contours épiques devient un prétexte pour une interaction verbale entre habitants de la jungle, oiseaux, animaux domestiques et hommes. Les noms donnés aux animaux : M’Bala, l’éléphant ; Bassaragba, le rhinocéros ; Bamara, le lion ; Koli, la girafe ; Mourou, la panthère, illustrent l’ancrage dans le conte traditionnel à partir duquel l’Afrique, à travers toutes ses composantes, répond à l’Occident en dévoilant son patrimoine qui plaide en faveur de l’humain et de la nature réconciliés, sans distinction de régime, de race et de classe sociale.
Le conte, dans sa dimension éducatrice, est mis à profit pour donner une leçon d’humilité à l’envahisseur :
L’homme, quelle que soit sa couleur, est toujours un homme, ici comme à M’Poutou. […].
– Je ne me lasserai jamais de dire, proférait cependant Batouala, je ne me lasserai jamais de dire la méchanceté des « boundjous ». Jusqu’à mon dernier souffle, je leur reprocherai leur cruauté, leur duplicité, leur rapacité.
Que ne nous ont-ils pas promis, depuis que nous avons le malheur de les connaître ! Vous nous remercierez plus tard, nous diraient-ils. C’est pour votre bien que nous vous forçons à travailler. (B, 99)
Ce mensonge, a pendant un certain temps, jeté la honte sur le Noir qui ne se regardait plus avec fierté, mais à force de se replonger dans les coutumes les plus anciennes, Batouala et son père firent comprendre à leur communauté que dans les danses et les contes, rien n’était anodin. Il y a toujours une leçon à en tirer qui permet de faire face aux défis actuels et futurs. Ils comprirent et répandirent leur enseignement à tous. De sorte qu’en Oubangui-Chari, ‘personne n’ignore que, du premier jour de la saison sèche au dernier de la saison des pluies [le] travail n’alimente que l’impôt…’ (B, 100). Outre ce vol démasqué du travail forcé, le Blanc, mis sous le feu des traditions, voit transparaître toute sa laideur. Selon Batouala, il était anormal et vicieux :
Quant aux femmes blanches, inutile d’en parler. On avait cru longtemps qu’elles étaient matière précieuse. On les craignait, on les respectait, on les vénérait à l’égard des fétiches. Mais il avait fallu en rabattre. Aussi faciles que les femmes noires, mais plus hypocrites et plus vénales, elles abondaient en vices que ces dernières avaient jusqu’alors ignorés. À quoi bon insister là-dessus ! Le comble est qu’elles exigeaient qu’on les respectât… (B, 101)
Le recours aux traditions permet un éveil des consciences. Pour Batouala et son père, les cérémonies d’initiation montrent à la jeune génération que le matériau dont elle a besoin pour faire face à la colonisation est enfoui dans les traditions. Et ils se servent d’artifices littéraires pour les divulguer.
Lilyan Kesteloot avait raison de signaler qu’« à l’horizon lointain de la littérature africaine moderne, nous distinguons d’abord la tradition orale »9. Ainsi les chants et veillées sont autant d’occasions pour non seulement révéler les fondements de la civilisation du continent africain, mais aussi représenter la source des croyances et des cultes, des systèmes de parenté et d’alliance, des concepts et des valeurs morales, des lois et des coutumes.
Dans Batouala, Maran dénonce les effets de la politique d’assimilation et montre que l’âme du Noir africain n’est pas aisément domptée. Senghor, en bon observateur, avait vu juste lorsqu’il appréciait l’apport de Maran dans ce qui sera appelé un peu plus tard la négritude :
Après Batouala, on ne pourra plus faire vivre, travailler, aimer, pleurer, rire, parler les nègres comme les Blancs. Il ne s’agit même plus de leur faire parler « petit nègre », mais wolof, malinké, éwondo, en français. Car c’est René Maran qui, le premier, a exprimé l’âme noire avec le style nègre en français10.
Le plus grand continuateur de Maran dans ce registre est Kourouma, qui, se servant du malinké, adopte un mode d’expression qui simule le discours oral :
La langue française m’apparaît littéraire. Je m’y sens à l’étroit. Il me manque le lexique, la grammaticalisation, les nuances et même les procédés littéraires pour lesquels la fiction avait été préparée. La langue française est planifiée, agencée. Les personnages, les scènes cessent d’avoir le relief qu’ils avaient dans la parole africaine. Leurs interventions ne produisent plus les échos qui les suivaient dans la langue originelle. Je dois repenser, reprendre et reconcevoir la fiction dans le français dans lequel elle doit être produite, soit ʺafricaniserʺ le français pour que l’œuvre conserve l’essentiel de ses qualités11.
Les convictions des deux écrivains se recoupent dans la fiction de Monnè, outrages et défis. À travers les écarts de traductions, voulus ou non, Kourouma montre comment la réalité africaine ne saurait être traduite par une seule voix. L’exemple de cette multiplicité de sens est manifeste à travers l’éphémère passage de Djigui à l’école. En effet, après quatre jours d’instruction, Touboug, instituteur chargé de prodiguer à Djigui et à ses suivants un savoir minimal en français, livra ses élèves à une séance de lecture qui se révéla cruciale :
Les quatre premières nuits d’école furent studieuses. La cinquième, il fallait répéter, mot à mot et à haute voix, « Mamadou amène sa sœur », phrase qui prononcée (très mal prononcée et déformée par le griot) devint « Mamadou à mina ka siri ». Ce qui signifie en malinké Mamadou saisis-le et attache-le : ordre que très souvent Djigui donnait au Bolloda et qui ne devait l’être que par lui seul. Djigui esquissa un signe : Fadoua fit arrêter l’instituteur dans sa leçon et lui fit entendre que l’ordre d’attacher un sujet dans une assemblée ne pouvait être donné que par le roi seul et pas par un autre et surtout pas par un incirconcis et par surcroît cafre comme Touboug. (M, 231-232)
Les mots de la langue française se pervertissent progressivement et donnent, dans l’entendement des dignitaires de Soba, un sens révoltant, si révoltant qu’il frise parfois l’insolence. Examinons l’énoncé à répéter après que Touboug a confessé sa méprise et a pu obtenir le maintien de Djigui dans sa classe :
Le soir du vendredi suivant (les vendredis sont jours saints), l’instituteur dessina un chat, un chien, un cheval et eut la malchance de nous proposer « le chat voit bien même la nuit », phrase qui, criée à haute voix par les courtisans, devint en malinké « Zan ba biè na nogo » qui littéralement s’entend : le vagin de la maman de Zan sauce gluante. Le Massa refusa de débiter une telle insanité par une nuit sainte, se leva indigné, sortit, remonta à cheval et, suivi par tous les courtisans, redescendit au Bolloda. Ainsi se terminèrent les études de français du roi de Soba : il ne monta plus au cours du soir des adultes. (M, 232)
Cet exemple atteste que Kourouma ne se sert pas toujours du bilinguisme pour revendiquer une plus grande considération des langues locales. Il va plus loin en soumettant la langue française à un périlleux exercice de traduction d’où elle ne sort pas indemne. Ainsi donc, cet imbroglio sémantico-syntaxique illustre qu’au-delà des conséquences graves liées à la construction du train, l’histoire de Djigui Keita peut être appréhendée comme le symbole de la totale incompréhension entre colonisateurs français et peuples africains. Les références culturelles ne sont pas les mêmes entre les deux pôles et à chaque fois que Djigui, dans ce choc, cède du terrain, il devient vulnérable à l’attitude volontairement trompeuse des Français envers l’Afrique : « les hyènes et les caprins ne vont pas au salam dans la même mosquée » (M, 241). L’histoire du train prend toute sa signification si l’on considère qu’elle est d’un côté le symbole trompeur de la supériorité technologique des Blancs et, de l’autre, un leurre qui révélera son coût en termes de pertes en vies humaines. Le centenaire va le comprendre à ses dépens et, dans un poème fort symbolique, son griot le lui rappelle :
L’hippopotame s’envase trop profondément
pour revenir sur ses pas ;
La parole du noble est une montagne,
Elle ne se reprend pas ;
La mort est vertu quand la vie est monnè. (M, 278)
Monnè, outrages et défis illustre un déséquilibre sociétal né de l’intention de se plier à la volonté du colonisateur. Et pour rétablir ce monde inversé de Djigui, les mots sonnent faux et constituent la barrière qui rappelle à l’Afrique son devoir de s’auto-réguler à partir de ses propres fondements. Tout recours à une force extérieure ne fait que renforcer l’étiolement des valeurs. Et l’écriture qui sert à dénoncer cet état de fait appelle à un recours à la tradition épique malinké. À lire Bakhtine, on comprend mieux le recours à cette forme narrative : « Jamais, l’épopée ne fut un poème sur l’actualité, sur son temps […] l’option de l’auteur (celui qui prononce le discours épique), immanente à l’épopée […] est celle d’un homme qui se réfère à un passé inaccessible ; c’est la pieuse ferveur d’un descendant »12.
Les derniers mots de cet énoncé, s’ils sont appliqués à Kourouma, sonnent comme une prière. Celle de voir l’Afrique se réconcilier avec elle-même par le biais d’une résilience qui, en des moments de faiblesse, permet de supporter le choc sans rompre : « quand Bamara, le lion, a rugi, nulle antilope n’ose bramer aux environs » (B, 101).
Conclusion
Par notre analyse des récits de René Maran et d’Ahmadou Kourouma, nous avons voulu montrer que les deux auteurs sont engagés dans une dénonciation du système colonial suivant une démarche binaire qui a commencé par une simple restitution des faits et des situations tels qu’ils se présentent et a abouti à une prise de position en faveur d’une recomposition du champ social. Celle-ci, dans les deux cas, se lit à travers le recours à des formes de communication qui, par essence, manifestent une volonté de réhabiliter l’Africain par un matériau communicationnel dont il a connaissance.
Certes, une longue parenthèse sépare la parution des deux œuvres (1921-1990) mais elles s’insèrent dans un même projet de dénonciation et de démystification du système colonial dans son double langage de projet de civilisation et d’exploitation économique, sa violence et sa cruauté. Si le récit de René Maran a jeté une lumière crue sur les excès du travail forcé et révélé l’humanité des Noirs au sein de leur culture, le roman de Kourouma, prolongeant ce projet, a non seulement amplifié la protestation mais aussi déconstruit les assises mêmes de la langue française et les canons de l’esthétique romanesque.
Maran met en avant un sens de l’observation accru, à même de traduire en écriture les sensibilités d’un peuple indigène plus mature que ne le pense le colonisateur, alors que Kourouma capitalise, lui, à la fois les expériences des précurseurs et l’exploitation d’un répertoire que distillent les genres épiques oraux, entre autres. L’écriture, par son africanité, donne sens à leur combat légitime de quête d’égalité des peuples. Elle devient, de ce fait, le bouclier par lequel l’Afrique parvient à se libérer du joug fort oppressant du colonialisme.