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Presses universitaires de Nouvelle-Aquitaine
Les guerres révolutionnaires ont progressivement coupé les communications de la France avec ses colonies. Le blocus mis en place par la coalition européenne dès 1793, empêche toute entrée de produits coloniaux sur le territoire. Dans les années qui suivent, se développent alors deux productions de substitution sur le territoire métropolitain : la betterave sucrière pour compenser la production issue de la canne dans les îles, et la chicorée pour remplacer le café. C’est dire si le goût sucré manquait aux Français et à quel point les denrées exotiques avaient investi les habitudes des sujets de Louis XVI, qui pouvaient désormais difficilement s’en passer. C’est bien cette « révolution du goût » opérée dans la seconde modernité, qu’Érick Noël interroge dans son ouvrage Le goût des Îles sur les tables des Lumières ou l’exotisme culinaire dans la France du xviiie siècle. Il décide de l’aborder spécifiquement par le biais des consommations alimentaires « exotiques » du xviie siècle, auxquelles répondent directement la mise en place et l’évolution des productions coloniales et des circuits commerciaux. Le livre, divisé en 15 chapitres denses, reflète la méthode de l’auteur. Il suit étape par étape le cheminement des denrées coloniales, de leur production à leur dégustation. Le sucre, le café, le cacao, le thé et les épices sont mis en culture ou captés dans l’outre-mer, transportés jusque dans les ports français, redistribués dans l’arrière-pays par des circuits complexes, avant d’être transformés par les métiers de bouche. Diffusés dans les cafés, les auberges, les étals de colporteurs ou dans les salons aristocratiques, ils sont consommés dans des cadres de sociabilités spécifiques et variées par des amateurs toujours plus nombreux et divers au cours du siècle.
Le « goût des îles » apparait souvent d’abord chez les élites aristocratiques et bourgeoises du royaume, avant de se diffuser, inégalement, au sein d’une plus large population. C’est le cas du chocolat, importé d’Espagne par Marie-Thérèse d’Autriche, et dont la mode se diffuse à la cour et dans la haute noblesse ; ou du thé, dont l’un des premiers adeptes en France fut le cardinal de Mazarin. En revanche, la diffusion et la consommation du café, passées les premières appréhensions dues à sa couleur, sont d’emblée plus populaires. Les marchands marseillais en ramènent du Levant dès 1644 et la mode est lancée une fois le café sucré servi aux courtisans par l’émissaire du sultan Aga Soliman en 1669 : Paris compte près de 300 cafés à la fin du xviie siècle, et le reste du royaume n’est pas en reste.
Si Érick Noël rappelle à quel point la consommation de ces produits « exotiques » n’est jamais éloignée de préoccupations médicales, ceux-ci sont en réalité à l’origine d’une révolution progressive de l’art de la cuisine au cours des xviie et xviiie siècles. Progressivement, les saveurs suaves et douces se font une place dans les régimes alimentaires dominés alors par les goûts salés et gras. Les grands maîtres de la cuisine française, à l’image de François Massialot, rédigent des traités qui actent progressivement la nouvelle place du sucré. Dans son Cuisinier roïal et bourgeois (1691), maintes fois réédité, ou au sein de sa Nouvelle instruction pour les confitures (1692), entièrement consacrée aux plats sucrés, il propose une cuisine raffinée, à travers des recettes de crèmes sucrées, de chocolat râpé dans le lait ou de meringues, qui élargissent les perspectives gustatives. Progressivement, comme le rappelle entre autres Le thé à l’anglaise chez le prince de Conti, d’Ollivier (1764), le « goûter » s’impose dans le rythme quotidien des élites, accompagné d’une vaisselle spécifique, fruit d’une stratégie de distinction intégrant pleinement cet « exotisme du quotidien » (p. 145). Aristocrates et bourgeois ne sont pas les seuls à sucrer leur palais lors des repas. À la veille de la Révolution, les manouvriers du nord utilisent leur propre cafetière alors que les Parisiens se pressent sur les ponts de la capitale pour y acheter du café au lait à deux sols la tasse aux marchandes ambulantes. Cependant, si le café est relativement consommé au sein de la société, certaines denrées comme le cacao et le chocolat restent cantonnées aux plus aisés.
Ces appétits pour les saveurs exotiques orientent les politiques coloniales et les productions des territoires iliens. Érick Noël expose clairement les connections entre les territoires d’outre-mer, ceux du royaume et les arts de la table des consommateurs, qui se transforment et se complexifient. Le sucre, produit phare de ce « goût des Îles », ainsi que son circuit, éclairent parfaitement le lien entre production coloniale outre-mer, systèmes commerciaux trans-océaniques, transformations et consommations du quotidien en Europe.
L’ « or blanc » est originaire de Méditerranée, cultivé d’abord dans la vallée du Nil et autour de Damas où les Croisés le découvrent. Il se diffuse d’abord en Méditerranée, notamment par les Vénitiens, puis dans les îles ibériques de l’Atlantique-est (Madère, Açores, Cap-Vert) à partir du xve siècle. Ce sont les forts désirs de consommations européens qui expliquent directement l’installation de plantations dans le Nordeste du Brésil portugais et dans les Antilles espagnoles et hollandaises. Dépendante de ses rivaux pour son approvisionnement en sucre, la monarchie française décide sous Richelieu de développer ses propres cultures, d’où la conquête de la Martinique, de la Guadeloupe puis de Saint-Domingue. S’établit ainsi un approvisionnement régulier pour des consommateurs français qui souhaitent, par exemple, adoucir l’amertume du chocolat espagnol et accroître en général les goûts sucrés à leur table. L’arrivée du sucre dans les ports de France rappelle l’importance des hinterlands : Bordeaux établit sa position dominante en s’appuyant sur son arrière-pays, quand le Havre alimente le marché parisien, et Marseille, l’axe rhodanien ; territoires métropolitains et colonies d’outre-mer sont étroitement articulés. L’ « or blanc » développe le long de la Loire une industrie dynamique du raffinage pour subvenir aux désirs d’un sucre toujours plus blanc pour la capitale, en particulier à Orléans où la fortune des Vandenbergh se heurte aux problèmes environnementaux causés par le blanchissement. La distribution au détail est assurée par les marchands établis ou ambulants, et les artisans spécialisés, comme les colporteurs des Alpes auprès desquels viennent s’approvisionner les paysans de la région. Des métiers s’affirment, à l’instar des limonadiers ou des confiseurs au service des maisons aristocratiques ; des lieux se développent, comme la taverne de Jean Ramponeau, qui attire les populations modestes du nord-est parisien dans les années 1750 ; des pratiques se codifient, à l’image des dégustations aristocratiques, qui cultivent un artisanat toujours plus raffiné et élaboré à travers la faïence, mises en scène dans les tableaux où la cuiller à sucre permet d’adoucir la tasse de café de Bourbon, sans cesse imitées par la bourgeoisie marchande.
Cette riche enquête, qui nous rappelle à quel point les mœurs alimentaires renseignent tant sur les pratiques sociales que sur les systèmes économiques coloniaux, accorde une place centrale à la consommation et éclaire les évolutions du négoce international et du monde colonial. Au-delà des circuits commerciaux et des productions, les nouvelles pratiques culinaires en Europe font une large place au sucré et à la douceur, opérant une « révolution du goût » dont nous sommes les héritiers, et une diffusion de « l’exotisme » au sens large qui confronte au quotidien Français et Européens à l’Ailleurs.