Introduction
« Si nous sommes tolérés ici (…) cela n’a pas empêché la France, jusqu’à présent, d’employer tous les moyens pour nous barrer la route vers des postes de première importance »1.
« Nous voulions l’un et l’autre mus par un noble orgueil, servir d’exemple à la race à laquelle nous avions tout deux l’honneur d’appartenir »2.
Dans la biographie de Félix Éboué écrite par René Maran en 1957, il n’est pas toujours aisé de dissocier le biographe, René Maran, de celui dont il écrit la biographie, Félix Eboué. Si Maran a écrit deux romans semi-autobiographiques (Le Cœur serré et Un Homme pareil aux autres) et plusieurs biographies (sur Bertrand Du Gueslin, Sarvognan de Brazza ou Livingstone, notamment) ce texte ressemble davantage à une autobiographie par procuration, ou une « biographie autobiographique » : René Maran puise dans la vie de son ami Félix Éboué des éléments qui le racontent également. C’est ce que tend à montrer la structure de l’ouvrage, comme l’a justement remarqué B. Mouralis3, qui met davantage l’accent sur l’enfance et la carrière administrative d’Éboué, que sur son rôle dans la Seconde Guerre mondiale. Maran évoque leurs expériences africaines en tant que Guyanais descendants d’Africains, qui portent un regard curieux sur les sociétés et cultures africaines et en tant que Français agents de l’administration coloniale, au service de la France, en même temps témoins et acteurs des méfaits de la colonisation française en Afrique. Dans un entre-deux entre colonisateurs et colonisés, ces « Français de couleur », fonctionnaires de l’administration coloniale originaires des Antilles et de la Guyane4, de la Réunion5 et des Quatre communes sénégalaises ou encore les Indiens en Indochine6 qui circulent dans l’Empire colonial français ne rentraient pas dans les cases de l’échiquier colonial. Ils transcendaient et remettaient en question les catégories raciales sur lesquelles reposait la domination coloniale et de ce fait, la fragilisaient. La reconstitution de trajectoires individuelles de ces « intermédiaires impériaux »7, fussent-elles exceptionnelles s’agissant d’un Maran et d’un Éboué, permet de saisir la manière dont s’articulent race, couleur et citoyenneté dans l’Empire colonial français et le rôle de l’expérience impériale dans la redéfinition de ces liens, par celles et ceux qui sont assignés à une race, à un statut et à un lieu.
Originaires de la Guyane, ayant étudié en métropole au tout début du XXème siècle, Maran et Eboué ont exercé leurs fonctions en Afrique Équatoriale Française8, à un moment où le pouvoir colonial peinait encore à s’imposer, par la force, et pressurait les populations aux fins de capter les ressources économiques des territoires qui composaient la fédération (Oubangui-Chari, Tchad, Congo et Gabon). Au total, René Maran est resté 14 années en Afrique, entrecoupées de congés administratifs en métropole, de février 1910 jusqu’à sa démission de la fonction publique le 20 décembre 1924, suite aux nombreux tracas administratifs subis après la parution de Batouala. Il n’y revint jamais. Félix Eboué y passa la quasi-totalité de sa carrière, 45 années, entrecoupées de séjours en métropole, en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane, entre 1909 et 1944. Eboué et Maran ont vécu des expériences similaires et communes au lycée de Bordeaux et dans l’administration coloniale en AEF, ont partagé les mêmes passions (la lecture, le sport, les recherches ethnographiques…), idées philosophiques (le stoïcisme, l’universalisme républicain) et qualités humaines (le courage), qui ont scellé une amitié très forte, faite d’influences et de soutiens réciproques, et qui s’est maintenue malgré des désaccords importants (sur les plans politique et personnel). Cette amitié constitua un moteur pour atteindre leurs objectifs parallèles dans leurs champs respectifs (la littérature pour l’un, l’administration coloniale pour l’autre).
A travers le prisme de leur relation, cet article reconstitue leurs expériences aefiennes et examine leurs combats communs, afin de montrer comment celles-ci furent déterminantes pour l’un comme pour l’autre. Je m’appuierai pour cela sur les correspondances qu’ils entretinrent ainsi que sur celles de Maran (avec Gahisto, Alan Locke, Charles Barailley, Mercer Cook…), sur les archives de l’administration coloniale (dossiers personnels de Maran aux ANOM et de Félix Éboué aux ANS) ainsi que sur la biographie d’Éboué écrite par Maran et qui nous renseigne autant sur l’un que sur l’autre et sur la manière dont Maran perçoit leurs trajectoires communes en fin de parcours.
1. Entrer dans l’administration coloniale en Afrique et administrer autrement
Félix Éboué (1884-1944) et René Maran (1887-1960) sont de la même génération, ils ont fréquenté le lycée Montaigne de Bordeaux où ils se sont rencontrés et liés d’amitié à l’aube du XXème siècle. Ils sont aussi deux fervents lecteurs et disciples de Marc Aurèle, adeptes du stoïcisme, deux humanistes et universalistes républicains et deux grands sportifs (ils ont pratiqué le rugby ensemble). En 1905, Félix Eboué, l’ainé des deux, prépara le concours d’entrée à l’école coloniale, suivant en cela les conseils du père de René Maran9. Il est nommé administrateur des colonies en 1908, affecté en Oubangui-Chari l’année suivante. René Maran qui avait obtenu la première partie de son bac en 190510 est recruté comme commis des affaires indigènes en 1909 par le gouvernement général du Congo et affecté dans l’Oubangui-Chari également, très probablement sur recommandation de son père haut fonctionnaire dans ce territoire, jusqu’à sa retraite 6 mois plus tard. Il y arrive au début de l’année 1910.
La carrière coloniale en Afrique n’est alors pas exceptionnelle pour des Antillais et des Guyanais. Entre le dernier quart du XIXe siècle et la Première guerre mondiale, ils étaient en effet sur-représentés dans l’administration coloniale en Afrique. Bien que certains d’entre eux arguèrent qu’ils étaient mieux habitués au climat tropical ou d’autres qu’ils pouvaient être considérés comme des modèles d’une « mission civilisatrice » réussie, la politique de recrutement ne leur fut pas, à ma connaissance, particulièrement favorable. En fait, il y avait alors peu de vocations pour les colonies africaines, et pour l’AEF en particulier, ce qui augmentait mécaniquement les possibilités d’être recruté. Les motivations des candidats ont été d’ordre socio-économique, politique et idéologique, sans que l’une d’entre elle ne soit exclusive. La crise sucrière aux Antilles, et plus largement les difficiles conditions sociales et économiques dans les colonies françaises de la Caraïbe, l’ouverture au monde, et parallèlement l’exiguïté et le cadre social étroit qui découlent de l’insularité, le développement de l’école républicaine et l’accès à la fonction publique coloniale, dans des espaces où les opportunités professionnelles sont réduites, expliquent l’entrée dans la carrière coloniale. Antillais et Guyanais ont migré vers des destinations variées, principalement le Panama, la France hexagonale ou encore les territoires de l’Empire colonial français en Afrique et en Asie.
Le choix de l’Afrique s’inscrit ainsi dans le cadre d’une dynamique migratoire plus large. Intégrer l’administration coloniale, en Afrique ou ailleurs, est gage de sécurité financière et de promotion sociale par le salaire et le statut de fonctionnaire qu’elle engendre. Enfin, des candidats au départ sont motivés par des raisons d’ordre idéologique. D’après Véronique Hélénon, « un certain nombre d’administrateurs antillais et guyanais étaient (…) entrés dans l’administration coloniale pétris d’idéaux humanitaires et pensaient appliquer en Afrique les principes assimilationnistes qu’ils estimaient avoir fait leurs preuves dans les colonies dont ils étaient originaires »11. René Maran et Félix Eboué font partie de cette génération de fonctionnaires coloniaux antillais et guyanais portés par les promesses de l’abolition de l’esclavage et de l’école républicaine. D’après Maran, la vocation africaine d’Eboué était liée à un idéal schoelcheriste :
« L’esprit de Victor Schœlcher le hante et son exemple. Il servira donc en Afrique noire. Il honorera ce faisant la mémoire du grand abolitionniste (Victor Schœlcher), et remplira le rôle de truchement entre ses frères de races et l’Europe, qui l’a, au fond, poussé à la tâche qu’il a choisie »12.
Arrière-petits-fils d’Africains déportés en Guyane au début du XIXème siècle, petits-fils d’esclaves affranchis en 1848, de père et de mère citoyens français, Eboué et Maran se considéraient avant tout comme Français et aussi, fait plus rare pour leur génération, comme descendants d’Africains. Pour Eboué, l’entrée dans l’administration coloniale en Afrique lui permettait de découvrir ce continent « mystérieux », qui « a toujours exercé sur (lui) une attirance »13. Il a probablement échangé sur ce sujet avec son oncle Maximilien Liontel, magistrat en Côte d’Ivoire et au Dahomey, ou encore l’oncle (Joseph Etienne Gabriel) et les cousins (Eugène, Louis, Herman) de son ami Camille Lhuerre14 ainsi que le père de René Maran, qui avait entamé sa carrière dans l’administration coloniale en Martinique en 1881, puis l’avait poursuivie au Gabon, en Côte d’Ivoire et enfin au Congo. Leurs trajectoires ont aussi pu l’inspirer et le guider dans ses choix de carrière. A l’école coloniale, il avait intégré la section africaine où il affina ses connaissances sur le continent. A sa sortie, il fut affecté à Madagascar mais permuta avec un camarade, à la demande de ce dernier15. Il obtint un poste dans l’Oubangui-Chari, au Congo français, « la colonie insalubre par excellence »16.
Quant à Maran, il est entré dans l’administration coloniale en empruntant un autre chemin, davantage par nécessité que par vocation, pour subvenir aux besoins de sa famille, alors qu’il était « sans situation » et « sans ressource »17. Son rapport à l’Afrique, où il a vécu avec sa famille de 3 à 7 ans, diffère nécessairement de celui d’Eboué. S’il l’a peu évoquée dans ses écrits, cette première expérience de l’Afrique est profondément ancrée en lui et a certainement nourri son imaginaire ainsi que sa production littéraire ultérieure. En juin 1909, Maran est nommé commis de 4ème classe des Affaires indigènes par le Gouverneur général du Congo français et affecté à Bangui. Selon son ami Léon Bocquet, à qui il avait écrit peu de temps avant de rejoindre son poste, Maran « appréhendait et la température des régions tropicales, lui qui n’aime que l’automne en France, et l’isolement qui devait en résulter pour sa jeunesse »18. Il n’en était pas moins « un peu fier ».
D’après Albert Maurice, Maran et Eboué « nourrissent en eux, c’est plus fort qu’eux, des rêves africains »19. L’Afrique était pour Eboué « le berceau de (ses) ancêtres »20. Lorsqu’il débarqua à Bangui en février 1910, Maran « sen(t) que (il est) sur le sol de (ses) ancêtres »21. Les connaissances et la perception que Maran et Éboué ont de l’Afrique sont difficiles à cerner au moment où ils débarquent dans leurs lieux d’affectation respectifs et entament leur carrière coloniale car nous disposons de trop peu d’éléments. Elles impactent indéniablement leur manière d’administrer. Selon Maran, « Félix Eboué ne cesse de se répéter, en son for intérieur, qu’il n’est pas un fonctionnaire comme les autres et qu’il se doit à deux races différentes »22.
Les liens historiques entre l’Afrique, les Antilles, la Guyane et la France, de la traite atlantique à la constitution du Second Empire colonial français, ont modelé les représentations et le rapport des Antillais et Guyanais à l’Afrique et à la France. Sous la IIIème République, la politique assimilationniste de la France dans ses colonies d’Amérique avait amené Antillais et Guyanais à mettre l’Afrique à distance, malgré sa présence manifeste à travers les danses, les contes, la musique… Cet attrait de l’Afrique et cette reconnaissance du lien et du continent comme terre des ancêtres, qui peut être une reconstruction post-négritude de la part de Maran et d’Albert Maurice concernant Éboué, sont alors encore exceptionnels, avant l’émergence des mouvements culturels noirs dans l’Entre-deux-Guerres, tant la négation de l’Afrique a été un élément puissant dans les processus de constructions identitaires post-abolition.
Quand Éboué et Maran arrivent en AEF, la conquête militaire s’achève à peine et l’autorité de la France est loin d’être solidement établie. Arrivé en 1909, Eboué occupa successivement les postes de chef de poste, chef de subdivision ou encore chef de circonscription dans des zones parfois réputées difficiles. Il prit part aux opérations de « pacification », de recrutement des hommes pour l’armée, eut recours au portage et au travail forcé, participa au prélèvement de l’impôt… c’étaient alors les principales activités des administrateurs coloniaux. Le recours à la violence et à la contrainte étaient largement répandus23. Maran n’eut quant à lui pas d’emblée accès aux postes de commandement réservés aux anciens de l’école coloniale mais il fut tout de même placé à des postes de maintien de l’ordre. Recruté comme commis des services civils, il remplit diverses fonctions et tâches dans ses différents postes, dont notamment celle d’adjoint du chef de la circonscription de Bangui et de commissaire de police :
« Puis à nouveau, sur mon cheval d’ébène, – ce sont mes deux jambes s’il vous plaît – je dévore la plaine ; je cours surveiller le marché, les différents travaux de voirie ; je règle des palabres, j’expédie des écritures. Que voulez-vous ? On est commissaire de police ou on ne l’est pas »24.
Après Bangui, il est affecté à sa plus grande joie dans un poste de « brousse » :
« J’ai donc quitté Bangui pour la brousse. La brousse !... Pascal, au jour où il trouva sa “voie royale” eut moins que moi les pleurs de la joie. Bonheur ! »25
Dans ses différents postes, dans les subdivisions de Grimari (où il assure par exemple l’intérim du chef de subdivision), à Fort Sibut, à Fort Crampel, à Mobaye (il est agent spécial et postal), et dans la subdivision de Koumra (dont il est le chef), en Oubangui-Chari et au Tchad, Maran effectue surtout des tâches administratives (de la comptabilité, rédaction de rapports, de correspondances et autres « paperasseries »…), ce qu’il n’appréciait guère :
« La vie que je mène ici est toujours aussi monotone. Papiers, papiers, papiers. Je n’en sors pas. Mes yeux s’usent. Ma santé demeure médiocre. Mais l’excès même du travail stupide auquel je suis astreint ne permet pas au cafard de m’atteindre »26.
Il gravit progressivement les échelons et termina sa carrière coloniale comme chef de subdivision.
Les deux camarades étaient profondément imprégnés des idées assimilationnistes et évolutionnistes, qui visent entre autres à justifier la colonisation, perçue dès lors comme vectrice de progrès et de civilisation. Ils ne mettaient pas tant en cause la colonisation elle-même mais ils avaient tous les deux une conception très différente de ce qu’elle devait être, notamment en AEF, et dès lors une haute idée de leur mission. Leur déception fut grande face, d’une part à la réalité du terrain colonial et d’autre part face aux comportements des fonctionnaires de l’administration coloniale sensés défendre et incarner les idéaux en lesquels ils croyaient. La Première guerre mondiale constitua sans doute une vraie césure pour Maran, écœuré par les pressions et violences exercées sur les indigènes dont il rend compte à son ami Gahisto dans une lettre :
« Comme tout le monde, les bandas et les mandjias se doivent à la Patrie. En pilonnant, patiemment, le rhizome à caoutchouc ; en courant les marigots où harcelés par les tsés-tsés, ils errent pendant des mois, à la recherche de lianes à latex, – loin de leur famille, sans abri et, le plus souvent, sans autre nourriture, que quelques ignames sauvages ; en acquittant par un travail exténuant et meurtrier l’impôt très lourd qui pèse sur eux, – ils paient, largement, leur tribut de guerre ! /Mais quand cette guerre sera finie ; lorsque les Gouvernements pourront se consacrer à nouveau à des œuvres de paix, – s’il reste encore, chez nous, quelque réserve de pitié, il faudra la dispenser généreusement à ces malheureuses populations, et s’efforcer de leur faire, enfin, goûter, – s’il est temps encore, quelques-uns des bienfaits de notre civilisation »27.
Aussi René Maran exècre-t-il ses collègues, sensés apporter la « Civilisation », et les méthodes qu’ils emploient :
« J’ai en horreur cette colonie et les fonctionnaires qui, sous prétexte de l’administrer l’avilissent et la détruisent. Ils sont si nuls, ces fonctionnaires, dont je suis hélas ! Et d’un tel crétinisme que cela a atteint le génie. Il semble qu’ils aient tous été reçus avec la mention très bien, au baccalauréat de l’idiotie. Ils connaissaient à fond toutes les gaffes. L’abus de pouvoir a mis en eux sa confiance. L’indigène les craint plus que les bêtes féroces de la brousse. C’est un beau résultat. On l’a baptisé du beau nom de civilisation »28.
Maran revendique d’ailleurs un geste patriotique dans sa préface de Batouala, à travers la dénonciation qu’il fait des multiples abus des coloniaux. Selon Maran, Éboué s’acquittait également des tâches que sa fonction induisait et innovait dans sa manière d’administrer les territoires dont il avait la charge, ce dont témoigneraient les résultats obtenus. Il avait l’objectif d’impulser une réelle « évolution » des populations de l’Oubangui. Il avait réussi une « révolution pacifique » qui engendrait « un certain bien être ses populations indigènes », ce qui lui valut des attaques sous-terraines de collègues : « de bonnes vieilles habitudes ne doivent pas être ainsi violées ». Eboué et Maran prônent des manières d’administrer autrement, et préconisent de prendre en compte le bien-être des populations colonisées, de réformer globalement le système colonial. C’est aussi pour cette raison qu’Eboué soutiendra son ami Maran après le « scandale Batouala ». Comme le souligne Arlette Capdepuy, il ne s’agit pas d’« un soutien de pure forme »29.
Le statut de fonctionnaire colonial et les tâches qu’ils étaient amenées à accomplir biaisaient de fait leurs relations avec leurs administrés africains. Comme le rapporte l’écrivain Charles Barailley à propos de son ami Maran, « ses frères de couleur, qu’il est tout prêt à aimer, il leur est suspect puisqu’il représente l’autorité, donc les Blancs. Pourtant, comme il cherche à pénétrer leur âme, à se rapprocher d’eux ! »30 Ces relations difficiles sont liées au contexte colonial dans lequel elles s’inscrivent, néanmoins cela dépendait aussi des lieux et des moments. Ainsi lorsqu’il dirige la subdivision de Koumra (de janvier 1922 à mars 1923), Maran fait part à Gahisto du fait que : « (les indigènes) m’aiment beaucoup. Ah ! que je suis heureux d’avoir quitté l’Oubangui, où les gouverneurs nous obligeaient à remplir un tas de besognes plus malpropres les unes que les autres »31.
Eboué et Maran sont deux réformistes qui peinent à imposer leurs visions de la colonisation et des sociétés africaines et à initier de nouvelles pratiques. Car c’est aussi cet intérêt pour les cultures africaines et la peur de leur destruction sous l’effet de la colonisation qu’ils partagent.
Comme d’autres administrateurs coloniaux au même moment, Eboué et Maran apprirent à parler des langues locales (le banda, le sango…), observèrent les manières de vivre, les formes d’organisation sociale et politique, les rituels qui rythment la vie sociale et culturelle des populations locales, prirent des notes, compilèrent contes et légendes… Ces recherches fournissaient des outils pour administrer les territoires dont ils avaient la charge. D’après Maran, les recherches ethnographiques étaient un moyen pour Eboué d’accomplir sa mission, « de faire (aux indigènes) un cœur tout français. Ce n’est d’ailleurs qu’en agissant ainsi qu’(Eboué) remerciera la France de ce qu’elle a fait pour lui, de ce qu’elle a fait de lui. Il se penche, à cet effet, un peu plus chaque jour sur ses administrés, s’applique, en se faisant une âme indigène, à mériter leur sympathie, leur amitié, leur confiance »32. Maran fait ensuite référence à la méthode de la « tâche d’huile » du maréchal Lyautey, qui vise à gagner la confiance des populations pour assurer la pérennité de la conquête et de la « pacification »33. Éboué regrettait que les recherches ethnographiques soient peu soutenues par l’administration, qui « pense un peu tard à l’ethnographie. Et puis qu’est-ce que peut bien lui faire, les coutumes nègres ? »34. Il était convaincu qu’une nouvelle politique indigène devrait s’appuyer sur une fine connaissance des institutions et des coutumes locales35. Il mena des recherches dans l’ensemble des postes occupés en Afrique sub-saharienne (Oubangui-Chari, Soudan et Tchad). Ses travaux avaient aussi une vocation scientifique : Éboué a publié plusieurs ouvrages ethnographiques36, et des articles dans L’Afrique française, Le monde colonial illustré ou encore la Revue du monde noir37. Il a progressivement parfait sa formation sommaire en anthropologie reçue à l’école coloniale, à travers ses lectures, ses activités dans le cadre de la société française d’ethnologie et de la société des africanistes auxquelles il adhère en 1918, les cours suivis au collège de France en 1922-1923 lors d’un congé à Paris38.
René Maran a notamment utilisé ses compétences linguistiques et ses connaissances ethnographiques pour assister le docteur Jamot dans sa mission :
« A maintes reprises, j’ai servi d’interprète à Monsieur le chef de la mission du service de Prophylaxie. (…) J’ai mis à son service ma connaissance des mœurs indigènes »39.
Commandant la subdivision de Koumra, Maran s’est attelé à « pénétrer (…) quelques-uns de ses secrets » :
« Il faudrait pour bien faire que je connaisse la principale langue de la région que j’administre.
Il me serait alors possible de connaître plus avant dans l’âme, que l’on croit à tort réticente, des populations dont on m’a confié la gérance et de ne plus les froisser inconsidérément dans les croyances et coutumes qu’ils ont héritées de leur traditionnaires »40.
Il soulève ensuite les problèmes que posent le recours à l’interprète, livre ses méthodes pour collecter les informations et révèle l’impossible accès à certaines d’entre elles pour des non-initiés : « le pouvoir de commandant, si grand qu’il soit, se brise plus facilement que verre contre tout ce qui est tabou. Il ne saura rien, quoiqu’il fasse, absolument rien de ce que l’on ne peut nommer, parce qu’on n’a pas le droit de le nommer »41. Maran assistait également à des séances de chasse, de pêche, des rituels funéraires, ou encore à des cérémonies de circoncision…42 S’il y eut bien un usage pratique et politique de ces recherches ethnographiques, ce ne fut pas leur seule finalité. Les observations de René Maran servirent de matériau à ses écrits littéraires. L’Afrique réelle et vécue, les êtres humains qui y habitent et leur environnement, les paysages, les animaux, la nature tiennent une place centrale dans son œuvre. Maran s’était fixé un objectif de « vérité », d’« exactitude » en fondant Batouala sur ce qu’il avait observé. Il voulut « rendre du vu »43. C’est ce qui fondait selon lui, entre autres, l’originalité de ce roman :
« Personnellement, je considère (Batouala) comme un tour de force. Songez donc : pas de petit nègre, un français exact et pittoresque, du folk-lore, du réalisme, de la poésie, pas d’exotisme au sens où l’on avait l’accoutumée d’entendre ce mot ; mais du probe, du réel, du vu vécu, de l’entendu. Je suis content »44.
Il espère que les lecteurs de Batouala « croiront connaître aussi bien que (lui) les coutumes dont (il) parle et les pays qu’(il) a vu tels qu’ils sont malgré (son) désenchantement ». Et c’est parce qu’il parle à partir du lieu dont il parle, parce qu’il le connait intimement, qu’il se considère comme plus légitime que d’autres auteurs à le faire :
« J’espère que j’aurai réussi à synthétiser les mœurs indigènes et à donner une monographie exacte des peuplades qu’on ne connaît guère que par des romans de Boussenard et Paul d’Ivoi ou par les fantaisies journalisto-humoristiques de types dans le genre de M. Rondet-Saint qui connaît l’Oubangui, ses affluents, les affluents de ses affluents et tout enfin parce qu’en 1910 il est venu à Bangui et y est resté 3 jours ! »45
C’est précisément cette légitimité qui fut remise en cause par ses détracteurs après l’obtention du prix Goncourt. Comme le souligne Alice Conklin46, c’est après 1921 que Maran opéra un « tournant ethnographique », en réaction aux attaques de Delafosse qui l’avait accusé d’avoir observé les Africains depuis sa véranda, avec trop de distance. Plusieurs réponses d’Africains à Batouala – suscitées par l’administration coloniale – avaient repris cet argument47. Après son retour en France, Maran sollicita à plusieurs reprises son ami Félix Eboué, toujours en poste en AEF, pour obtenir des « renseignements très précis » sur les populations de l’Oubangui-Chari afin d’écrire le Livre de la brousse48. Il s’appuya également sur les travaux ethnographiques d’Eboué. Pour Paulette Nardal, Le livre de la brousse « constitue ainsi une véritable et magnifique réhabilitation de la civilisation africaine »49. René Maran publia également Le Tchad de sable et d’or50 et Légendes et coutumes des nègres de l’Oubangui-chari, choses vues51 à partir « de treize années de recherches personnelles ». Dans ce dernier essai, il critiquait le caractère « européanomorphique » et le manque d’objectivité des travaux ethnographiques des administrateurs coloniaux, Maurice Delafosse, Georges Hardy ou encore ceux d’Adolphe Cureau. Surtout, il leur reprochait leur incapacité « à se créer une mentalité indigène susceptible de leur permettre de pénétrer plus avant la vie quotidienne des nègres de l’Afrique équatoriale, ils préfèrent se rire à tout propos, avec un humour supérieur qui s’apparente au mépris, mais qui n’est au fond que de l’ignorance des groupements ethniques qu’ils ont pris en observation, et, par suite, des us et coutumes de ces groupements (…) de la prodigieuse, de l’inépuisable, de la millénaire richesse de leur folklore (…) ». A l’inverse, « Eboué compte à coup sûr parmi les personnalités les plus représentatives de ces noirs cent pour cent, dont les recherches ethniques et les sondages raciaux ne confirment pas toujours de bout en bout ceux que le docteur Louis Huot et son confrère, le docteur A. Cureau, avaient déjà fait précédemment »52. C’est donc parce qu’Eboué et Maran parlent depuis les lieux qu’ils étudient qu’ils sont légitimes, qu’ils les connaissent parce qu’ils y ont vécu et se sont mis en capacité, par l’apprentissage des langues notamment, de s’y fondre. Mais il y a aussi, dit Maran à propos des recherches d’Eboué, « un brin d’hérédité compréhensive »53.
2. Combattre et dépasser le « préjugé de couleur »…
Tout au long de leur carrière dans l’administration coloniale, René Maran et Félix Eboué et d’autres fonctionnaires coloniaux noirs originaires des « vieilles colonies » ont subi des discriminations raciales et les comportements racistes de collègues, du fait de leur couleur de peau : « brimades administratives » (retards d’avancement, attribution de tâches non désirées…), « persécutions »54, attitude de mépris, injures55, surnoms moqueurs (« cocotier »)… Les lettres de René Maran adressées à ses divers correspondants en donnent de nombreux exemples. Sa conclusion est sans appel56 :
« Mon père aurait pu être gouverneur s’il avait été moins coloré. Moi-même ici je ne serais pas en butte à l’envie de beaucoup de mes chefs et de quelques-uns de mes camarades, – êtres d’autant plus prétentieux qu’ils n’ont pas ombre d’une culture –, si j’avais la peau blanche des aryens. Je ne peux me changer, que voulez-vous, pas plus qu’on ne peut rendre intelligents des imbéciles »57.
En rappelant l’expérience de son père, il souligne qu’il ne s’agit pas de comportements individuels isolés mais bien d’un phénomène structurel qui ne date pas d’aujourd’hui. Eboué aussi lui a fait part « dans (leurs) libres conversations » des « petites vacheries racistes » de « colonialistes » dont il a fait l’objet58.
Ces comportements racistes ont pu également être le fait d’originaires des Antilles, qui reproduisent les stratifications socio-raciales des « vieilles colonies » dans les colonies d’Afrique :
« Dans cette colonie, vous avez un grand nombre de fonctionnaires originaires des Antilles. Ils sont tous plus ou moins métissés. Vous ne devez pas ignorer, M. le gouverneur, que dans ces colonies-là, on s’exècre de nuance de teint à nuance de teint. Or moi je suis quarteron59. J’ai quitté mon pays natal à 2 ans et demi, n’y suis jamais revenu et n’y reviendrai jamais. Je n’ai rien de l’esprit spécial, étroit et dur de mes compatriotes. La preuve en est que, bien que d’eux tous je sois le plus teinté, je suis le seul aimé et fréquenté de tous les Européens de cette colonie. Et, sachant cela, vous vous obstinez, depuis 4 ans à me mettre sous les ordres d’un administrateur né là-bas, et qui m’exècre profondément, et qui me harcèle à ce point pour me faire perdre mon sang froid qu’en mars dernier, sous son couvert afin qu’il sache le profond mépris que j’avais pour lui et la piètre intelligence que je lui supposais, j’ai été obligé de vous écrire une lettre que j’avais intitulée : “au sujet de brimades administratives” et dans laquelle je ridiculisais les procédés tyranniques de ce Monsieur-là »60.
Maran n’hésitait pas à rétorquer, à informer ses supérieurs des comportements pour le moins inappropriés de ses collègues, à porter en justice ces affaires et à en référer aux autorités coloniales, jusqu’au Ministre, ce qui lui valut nombre d’inimitiés au sein de l’administration coloniale. On le jugea « d’une susceptibilité exagérée » ou encore « indiscipliné »61. En représailles, on l’astreignit notamment à des tâches qu’il exécrait, pour enfin souligner son manque d’engouement. Le défaut de soutien de ses chefs, qui reniaient ainsi les valeurs républicaines auxquelles il croyait si profondément, le déçut au plus haut point. Traversant le Congo Belge en 1915, Maran eut à essuyer un refus du gérant de l’hôtel ABC de Thysville, « sous prétexte que les nègres n’y étaient pas acceptés ». Il interpella le Gouverneur du Moyen Congo pour que les fonctionnaires et militaires « de couleur » de cette colonie ainsi que ceux de l’Oubangui-Chari et du Tchad n’aient pas à subir un « semblable affront » duquel pourraient « résulter des incidents regrettables »62. Un autre incident de ce type avait d’ailleurs déjà eu lieu. Peu satisfait des réponses apportées, Maran fit quelques mois plus tard appel au député de la Guadeloupe Gratien Candace, qui saisit à son tour le Ministre des affaires étrangères. Mais lorsqu’en mars 1916, Maran passa par le Congo, à Matadi, on lui refusa une chambre d’hôtel ainsi que l’accès au bar d’un établissement dirigé par un agent consulaire français. Il fut chassé par le gérant qui intima « un boy » de « … foutre ce sale nègre à la porte ». Dès qu’il eut rejoint son poste, Maran sollicita une audience auprès du Gouverneur Général de l’AEF. Celui-ci lui demanda d’écrire un rapport mais ne donna pas suite. Maran saisit à nouveau le député Candace. Il fut soutenu par son ami Eboué qui afin d’appuyer sa démarche, envoya au ministre « la correspondance que l’un de nous, au nom de tous, a échangée avec nos chefs et différentes personnalités »63. L’un comme l’autre manifestent leur déception quant aux procédés « dilatoires » utilisés et prient les autorités de réagir plus fermement et rapidement contre « cet ostracisme systématique (qui) mériterait pour le moins justification ».
A Fort Crampel, dans l’Oubangui, où il est affecté comme « agent spécial » en 1917 et 1918, Maran fut accusé par le chef de la circonscription de Gribingui, A. Baudon, d’avoir « brutalisé des indigènes », au cours de la mission de prophylaxie dirigée par le docteur Jamot. Dans une lettre adressée au gouverneur général de l’AEF, Maran raconta comment Baudon avait sapé son autorité : « J’entendis, le soir, dans certains villages, des indigènes prétendre que “j’étais moins que rien” ou encore que je n’étais que “le boy du commandant” ou encore que je n’étais qu’un “bounjounvouko” – appellation par laquelle ils désignent les écrivains, les clercs. Or cette appellation, depuis 9 ans que je suis fonctionnaire colonial ne m’a été donnée que dans la circonscription de Gribingui, sans doute parce que Monsieur Baudon y a aidé, lui qui a tout fait pour me déprécier aux yeux des européens et des indigènes »64. Il expliqua avoir dû « sévir » et « rudoyer » des indigènes récalcitrants qui ne le considéraient pas comme une figure d’autorité. Plus tard, dans une lettre à son ami Barailley, il reconnut avoir « frapp (er) parfois plus que les autres, parce que des Européens indignes, des chefs malpropres disaient ou faisaient dire aux indigènes : “Pourquoi lui obéissez-vous ? N’est-ce pas un nègre, un « sale nègre, comme vous »65”.
Dans une lettre au Gouverneur général de l’AEF, Maran excédé relate les difficultés rencontrées et les attaques répétitives subies depuis plusieurs années dans l’administration coloniale :
“Penser, parler, écrire ce que je dis, dire ce que je pense sont des libertés auxquelles je tiens plus qu’à la vie même. Ayant le malheur d’avoir ce caractère, – généralement, c’est d’après lui qu’on me note, non d’après mon travail, nombreux sont ceux de mes chefs qui prétendent ou ont prétendu le dompter.
Pour y réussir, il n’y a rien qui n’ait été tenté. Depuis cinq ans, en toutes occasions, on n’a pas cessé de m’humilier, de médire de moi, de me calomnier, de me mépriser. Tout en considérant, à cause que je suis nègre, une manière d’écrivain hors classe, on a émis la prétention d’obtenir de moi un rendement que la seule indifférence aurait récompensé. Tour à tour : paresseux, neurasthénique, imbécile, révolutionnaire, on est allé jusqu’à prétendre, parce que j’avais en exécration certains de mes chefs, que je haïssais l’européen !
(…) J’ai supporté ce que j’appelle brimades avec une patience infinie. Je ne m’en croyais pas capable. Mais il n’est si bel amusement qui ne finisse. On est allé trop loin”66.
Il demanda alors l’autorisation au Gouverneur général de l’AEF de porter plainte contre Baudon pour dénonciation calomnieuse. C’est ce qu’il fit le 18 mai 1918. Pour le Lieutenant-gouverneur de l’Oubangui-Chari Auguste Lamblin, Maran devrait « aller chercher ailleurs, hors de l’administration coloniale, d’autres chefs auxquels il répugnera moins d’obéir »67. Quelques mois plus tard, le Gouverneur général de l’AEF et le Lieutenant-gouverneur de l’Oubangui-Chari lui attribuèrent un blâme “avec inscription au dossier (…) pour négligence dans son service et acte d’incorrection et d’indiscipline vis-à-vis de ses supérieurs”68. Il fut également condamné pour violences ayant entraîné la mort d’un indigène par le tribunal de Bangui en juin 1919. Il n’avait donc pas été entendu et ne le fut pas davantage après, quand une mission d’inspection fut menée69. Au contraire, il paya cher le fait de s’être exprimé, l’administration exigeant tacitement la solidarité de ses membres et le règlement en interne des différends, sans pour autant y contribuer.
Le combat mené par Maran n’était pas que personnel, comme cela a été précédemment souligné. Selon Maran, le Ministre des colonies Albert Sarraut lui avait demandé de produire un « rapport confidentiel sur l’administration de l’Afrique Equatoriale Française », par l’entremise de Candace, ce à quoi il s’attela sans délais : « Je le rédige soigneusement, et pour cause. J’attaque les plus hautes personnalités et les désigne par leur nom »70. Début mai 1919, il envisageait d’achever le rapport, « d’ici la fin du mois sans doute ». Il donna une idée de sa teneur à son ami Charles Barailley :
“Je pourrais te donner les résultats de mon rapport sur les méchancetés sans nombre dont j’ai été victime, si tu savais, mais il y a des choses qui ne se disent pas. (…) Il est vrai que si je veux poursuivre l’affaire, il y aurait de tels scandales que les ¾ des fonctionnaires de l’AEF, dont les gouverneurs eux-mêmes passeraient en cour d’assise”71.
Le 2 septembre 1919, le député Gratien Candace transmet un “mémoire (…) adressé par M. René Maran, adjoint de 2ème classe des services civils à Kassaï (Oubangui)” au ministre des colonies72. Il demande qu’une enquête soit menée sur les faits rapportés par Maran, notamment les « brimades et sévices dont il est victime ». Candace rapporte en outre qu’il “reçoi (t) de toutes les colonies d’Afrique des doléances émues sur les agissements d’un grand nombre d’administrateurs coloniaux à l’égard des indigènes et même des fonctionnaires de race noire qu’ils traitent avec un mépris absolu de la dignité humaine ou un parti-pris voulu de diminuer l’autorité attachée à leur fonction”. Le ministre répondit immédiatement que le mémoire n’avait pas été transmis. Il aurait ensuite tout de même diligenté une enquête qui n’aurait pas corroboré les faits rapportés par Maran73.
Quelques mois plus tard, au printemps 1921, le Ministre des colonies diligentait une enquête au Gouverneur général de l’Afrique Occidentale Française, au sujet de « brimades et de mauvais traitements » dont seraient victimes les Antillais au Soudan, suite au lynchage d’un commis de l’administration coloniale guadeloupéen Lucien Calydon à l’issue d’une séance de cinéma74, un an et demi auparavant, en novembre 1919. Le Lieutenant-Gouverneur du Soudan mena l’enquête et interrogea cinq fonctionnaires antillais sur le sujet ; ils affirmèrent unanimement n’avoir pas été l’objet de « brimades ou de mauvais traitements ». Le Lieutenant-Gouverneur du Soudan prétendit qu’il “n’aurait jamais toléré (…) qu’une question d’origine quelle qu’elle soit, fut pour certains une cause “de brimades et de mauvais traitements”75. Ce dernier, ainsi que le Gouverneur général de l’AOF, envisageait même de prendre des sanctions contre le plaignant. Si des traces de ce type d’affaires ont été gardées dans les archives, il est fort probable que cette manière de l’administration coloniale de les étouffer a pu décourager nombre de plaignants potentiels, redoutant à juste titre qu’aucune suite ne soit donnée à la plainte, ou pire que la plainte ne se retourne contre eux. L’administration coloniale faisait corps et expulsait ceux qui la mettait en cause, a fortiori s’ils étaient catégorisés comme Noirs et bousculaient d’ores et déjà par leur simple présence la hiérarchie coloniale fondée sur l’idée de supériorité raciale. C’est pour dénoncer ces dérives et les dysfonctionnements de l’administration coloniale que la préface de Batouala – probablement rédigée entre 1918 et 192076 – et peut être motivée par cette fin de non-recevoir du Ministre des colonies, fut écrite et publiée :
“Mon livre ne visait que quelques fonctionnaires, et aussi, et surtout, la haute administration de l’Oubangui, qui depuis dix ans, m’avait mis dans l’obligation, malgré moi, de faire comme tous autour de moi, pour ne pas être traité de “sale nègre”, ma lâcheté morale a été inutile. Mais quelle leçon ! Je jure de ne jamais plus dévier de la route que je me suis tracée, et de servir la plus grande France, sans faiblesse d’aucune sorte”.77
S’il est difficile de documenter les discriminations subies par les fonctionnaires antillais et guyanais, le bilan des nominations aux plus hautes responsabilités nous donne une indication : peu nombreux furent les administrateurs coloniaux antillais et guyanais qui arrivèrent en haut de la hiérarchie. Il n’y a eu en effet au total que 7 Gouverneurs de colonie, dont 2 furent également Gouverneurs Généraux, originaires des Antilles et de la Guyane, « Blancs créoles », « Mulâtres » et « Noirs » confondus, entre 1895 et 196078. La carrière qu’eut Eboué, premier gouverneur et unique gouverneur général noir, est dès lors tout à fait exceptionnelle. Maran vit d’ailleurs peut être dans la carrière d’Eboué l’accomplissement de celle inachevée de son père. Il s’attribua d’ailleurs en partie la réussite professionnelle d’Eboué : ainsi écrivit-il à Mercer Cook qu’il avait “beaucoup favorisé (son) éblouissante carrière”79. Maran raconta l’avoir soutenu au moment où il était prêt à renoncer :
“Peu de gens savent (…) que privé par des gouverneurs sournoisement racistes du juste avancement que méritaient ses éclatants services, il a failli lâcher l’administration coloniale en 1927, et que je dus user de tout le crédit moral et spirituel que j’exerçais sur lui pour lui prouver qu’il avait tort et le faire renoncer à son projet”80.
Ce ne fut en effet pas sans grande difficulté qu’Eboué avança dans la hiérarchie administrative et accéda au poste de gouverneur. Il avait défendu avec courage, amitié et loyauté René Maran quand le scandale de Batouala battait son plein. Eboué était ambitieux et nourrissait le projet “d’accéder aux plus hautes fonctions administratives. Maran (l’y) a aidé du mieux qu’(il) a pu”81, usant de son influence dans les milieux coloniaux et de sa plume. Maran contribua ainsi à l’accession de son ami à la fonction de gouverneur de la Martinique par intérim entre juin 1933 et janvier 1934. Il avait en effet fait paraître des articles dans différents titres de presse (Bec et Ongles, Forces et Le cri du jour) afin « d’anéantir l’influence de Gerbinis et de Lemery ». Le gouverneur titulaire Léon Gerbinis et ses soutiens auraient en effet mené campagne contre Eboué qui d’après Maran, « avait le tort à leurs yeux d’être indiscutablement nègre »82. Quant au sénateur Lemery, écrivit Maran à son ami « il tirait dans tes jambes à boulets rouges. J’avais le moyen de le réduire au silence. Je l’ai fait, car je te défendrai, ayant le moyen de le faire, chaque fois que ces messieurs du parlement, quels qu’ils soient, essaieront de te chanter pouilles »83. Quelques mois plus tard, Eboué eut à nouveau à faire face aux attaques des Gerbinistes et lança des « SOS » à son ami Maran, qui usa de ses relations – notamment dans la presse – pour mener une « offensive définitive »84. L’intérim se termina en janvier 1934, Eboué reprit sa fonction de Secrétaire général de la Martinique, où il resta jusqu’au mois de mai. En avril 1934, il fut nommé Secrétaire général du Soudan et rejoignit la métropole le mois suivant. Il était alors assez désillusionné, du fait de ne pas avoir été titularisé dans sa fonction de gouverneur de la Martinique :
« Le fait pour moi d’avoir pris position pour le grade de gouverneur n’a aucune espèce d’importance. Je devais faire le geste ; mais tu sais comme moi que je ne serais jamais gouverneur pas plus que nous n’assisterons au spectacle d’un Noir occupant les fonctions qui m’ont été dévolues aux Antilles »85.
Eboué rejoignit son poste au Soudan en août de cette même année86. En février 1935, il fut nommé gouverneur par intérim du Soudan. D’après l’historien du droit Bernard Durand, Eboué découvrit alors dans les correspondances du gouverneur titulaire Fousset, une note adressée au gouverneur général de l’AOF, dans laquelle il lui écrivait que « ce serait un dangereux précédent et une grave erreur que de confier à un homme de couleur l’intérim du gouvernement dont il était titulaire »87. Dans les correspondances adressées au Gouverneur général de l’AOF, conservées dans la série B, les raisons des réticences de Fousset ne sont pas exprimées aussi clairement. J’ai pu notamment retrouver un télégramme de Fousset dans lequel il affirme qu’il « aurait aimé voir confier ce poste d’honneur administrateur en chef des colonies Flottes de Pouzols mais crois difficile écarter administrateur en chef des colonies Eboué »88. La nomination d’Eboué fut néanmoins peu appréciée, notamment par ses inférieurs hiérarchiques « blancs ». Selon l’historien Brian Weinstein, certains administrateurs disaient à des chefs Touaregs qu’Eboué « n’était pas vraiment le gouverneur mais qu’il conseillait le chef de la colonie de la même manière que les castés conseillent les leaders touaregs »89.
C’est le Front populaire qui nomma Eboué pour la première fois titulaire d’un poste de gouverneur et ce fut en Guadeloupe en décembre 193690. Il fut ensuite nommé au Tchad en novembre 1938 puis accéda à la fonction suprême de Gouverneur général de l’AEF en novembre 1940, fonction qu’il exerça jusqu’à sa mort en 1944. Bien que sa carrière fût indéniablement ralentie, Eboué atteignit les postes les plus élevés dans la hiérarchie : ceux de Secrétaire général puis de Gouverneur par intérim de la Martinique et du Soudan, Gouverneur titulaire de la Guadeloupe, Gouverneur du Tchad et enfin Gouverneur général de l’AEF. Il fut le premier – et unique – Noir à accéder à cette haute fonction.
A son retour à Paris, Maran avait donc continué à mener le combat contre les brutalités coloniales, les injustices, les abus de pouvoir et discriminations raciales dans les colonies françaises en Afrique et à travers le monde. Il créa avec le Dahoméen Kojo Tovalou Houenou la Ligue Universelle pour la Défense de la Race Noire en 192491, intervint de temps à autre auprès du Ministre, « pour défendre tel indigène molesté ou protester contre les abus de pouvoir commis par tel ou tel fonctionnaire »92, écrivait des articles dans la presse, donnait des conférences… La Goncourisation de Batouala avait eu un retentissement considérable en France et dans le monde « noir » (en Afrique et en Amérique) et Maran bénéficiait désormais d’une aura considérable. Il usa de sa notoriété et de son influence pour « travailler pour sa race ». Considéré par Senghor et Césaire comme un « précurseur » de la négritude, il fut aussi un intermédiaire entre les mouvements culturels noirs en France et en Amérique : il fit connaître les œuvres des écrivains de la Harlem Renaissance, noua des contacts avec des auteurs afro-américains (Locke, Cook, Carpentier), antillais (Paulette Nardal, Césaire) et africains (Senghor) et les mit en relation les uns avec les autres93.
En poste dans l’Oubangui-Chari fin des années 1920/début des années 1930, Eboué échangeait des lettres avec Maran dans lesquelles il évoquait ses lectures, ses recherches ethnographiques, l’effet de Batouala… Il profitait de congés en France pour rendre visite à son ami et prenait part aux rencontres parisiennes des membres de l’intelligentsia afro-atlantique. C’est par son intermédiaire qu’Eboué rencontra Alan Locke à qui il fit parvenir des objets d’art africains qui devaient montrer « to our people, the ancient power of our race »94. Maran et Eboué publièrent tous deux des textes dans l’éphémère et pionnière Revue du monde noir, créée par Paulette Nardal, sa sœur Andrée et le docteur Sajous95. L’un comme l’autre ont contribué par leurs écrits mais aussi par ce qu’ils représentaient à véhiculer une autre image de l’Afrique et à changer les représentations raciales. Ils ont tous les deux suscité, l’un comme écrivain, l’autre comme personnalité politique, l’admiration de nombreux Africains et Afro-Américains (de la Caraïbe aux États-Unis). Ils ont en tous cas respecté leur pacte : « Ne sont-ils pas convenus depuis longtemps, tous deux, que le fonctionnaire de couleur Félix Eboué doit réussir dans la carrière coloniale et l’écrivain de couleur dans la carrière littéraire ? A chacun sa tâche, il serait lâche de déserter »96. Cette reconnaissance de la part déterminante de la race dans leur parcours n’entama en rien leur volonté commune de la dépasser pour être reconnus comme des hommes pareils aux autres. Et l’un comme l’autre sont parvenus à trouver leur place dans le panthéon républicain.
Conclusion
Pour reprendre les termes de Maran, Maran et son ami Eboué ne furent pas des fonctionnaires coloniaux « comme les autres », car ils n’étaient pas perçus comme tels, ne se considéraient pas comme tels et surtout ne vécurent pas les mêmes expériences que celles de leurs homologues européens. Ils pâtirent de l’hostilité de collègues « blancs », pour qui ils étaient avant tout « de couleur ». Ils firent face aux réactions molles voire complice, de l’administration coloniale, révélatrices de l’impossible équilibre entre un idéal assimilationniste et une domination fondée sur une différence raciale et l’idée de supériorité blanche. Eboué et Maran comprirent que les humiliations, vexations et discriminations n’étaient pas le seul fait de la malveillance d’individus isolés mais d’un système de représentations qui innervait l’administration coloniale et la société française. Ils luttèrent à leur manière contre les injustices subies et contre le « préjugé de couleur », au nom du principe républicain d’égalité entre citoyens indépendamment de la couleur de peau et des valeurs humanistes. Ils partageaient cette même croyance en la possibilité de s’élever au-delà du préjugé de couleur, et persistèrent dans leurs efforts, avec courage, pour accomplir leur but, malgré les obstacles qui entravèrent leur chemin.
C’est ainsi qu’Albert Maurice entamait son texte sur les deux amis : « Je voudrais, au fil de ces pages, évoquer ces deux éminents Africains qui ne cessent de me fasciner par la noblesse de toute leur vie, leur audace à vaincre par leur comportement (…) le préjugé de couleur, malheureusement encore répandu sur les Continents »97. L’origine guyanaise, le parcours républicain, l’expérience du racisme et les discriminations subies dans l’administration coloniale les amenèrent à explorer et à affirmer clairement leur négritude et leur francité, très attachés qu’ils étaient aux principes et aux valeurs de la République française. Ils menèrent un combat pour « la » race, au nom des valeurs de la République française, montrant que l’on pouvait croire en des idéaux et leur permettre d’advenir. S’ils furent des hommes bien ancrés dans leur temps, ils furent aussi, chacun à leur manière et dans leurs domaines respectifs (la littérature et la politique), des pionniers.