1. Une vie solitaire
« Solitude, ô foison !1 »
Se confiant à celui qui deviendrait son meilleur ami en littérature, Manoel Gahisto, René Maran lui écrit en octobre 1911 pour expliquer un peu son caractère :
… je suis un implanté. Je suis resté 15 (19 ?) ans en France. Les miens étaient loin. Mes vacances se passaient entre les quatre murs solitaires d’un lycée. J’avais trop de rêves. J’étais trop seul avec moi-même. Trop jeune j’ai réfléchi à des choses trop graves… C’est pourquoi mes vers ont cette désolation intime qui sait néanmoins compatir aux souffrances étrangères. La douleur m’a rendu méfiant envers les idées, envers les théories, envers moi-même, mais non envers autrui2.
Le Cœur serré reflète cette expérience vécue au petit lycée de Talence et au lycée de Bordeaux, l’actuel lycée Montaigne, même si l’auteur choisit une forme romancée et porte le masque d’un certain Georges Lindre né au Pérou3. Ainsi que le fait remarquer Agathe Rivière-Corre dans sa récente réédition du roman, « “Solitude” sera un des maîtres mots de toute son existence »4. Maran s’est bien senti éloigné de son pays de cocagne originaire aux Antilles, mais aussi de celui où il a vécu auprès des siens entre ses trois et sept ans en Afrique. Pour tout enfant, ce sont des années formatrices d’une importance capitale. C’est alors que se forment les premiers vrais souvenirs, les premiers contacts avec le monde extérieur, en l’occurrence avec la société et les paysages tropicaux. Quand Maran retournera en Afrique à 22 ans, il n’aura pas besoin de passer par Platon pour avoir une réminiscence des choses vues et vécues. Chez lui, elle est réellement celle d’une vie antérieure, et pendant ses trois lustres en Afrique comme fonctionnaire colonial il aura le loisir d’approfondir cette (re)connaissance. Si Karl Marx a pensé pourtant que « l’histoire se répète, tout d’abord comme une tragédie, après comme une farce », dans le cas de Maran elle était d’abord un émerveillement avant d’être une rude épreuve.
« La solitude et l’amertume, sœur de la solitude, l’avaient à tout jamais marqué de leur pouce » écrit-il dans Le Cœur serré5, roman dont le tout dernier mot est « solitude » : « [Georges Lindre] dut enfin céder au chagrin sans issue qui le ravageait. Et longuement, douloureusement, le cœur serré, il pleura sur son enfance inquiète, qui n’avait légué pour tous biens à sa jeunesse qu’une inquiète amertume et la passion de la solitude »6. Jean Veneuse, dans Un homme pareil aux autres, n’est pas en reste : « Ah ! ces larmes d’enfant qui n’a personne pour le consoler, et qui, avec son gros chagrin, erre, tout petit, par le grand lycée blanc et vert, désert et morne. La vie pourra plus tard lui sourire. Il n’oubliera jamais qu’on l’a mis de bonne heure à l’apprentissage de la solitude »7 ; « La vraie solitude m’accable »8.
Il n’est pas étonnant que Maran explore le thème de la solitude qu’il a si intimement éprouvée dans ses deux romans à consonance autobiographique, où le motif revient de manière quasi obsessionnelle. Mais on constate que plusieurs de ses bêtes de la brousse semblent avoir bénéficié de ses leçons de stoïcisme. Bassaragba, le rhinocéros solitaire (qui, lui aussi dans sa jeunesse, avait perdu ses parents), reconnaît, selon les termes de l’auteur, qu’« [i]l faut prendre le temps comme il vient, surtout quand on est passionné de solitude. Trop réfléchir nuit à la santé ». Quant à Dog, le buffle, « [i]l lui fallait rentrer dans le rang, se résigner à n’être qu’une des unités du troupeau ou devenir un de ces solitaires qui mènent, loin de tous, une vie incertaine et sans joie. […] Quelques hommes, deux ou trois tout au plus, et toujours les mêmes, devaient chasser dans les parages où il menait une vie solitaire et désabusée. […] Malheur aux bêtes solitaires ! ». Mbala, l’éléphant, plus tiraillé, estime que « [c]’est là qu’il se délassera des soucis que lui cause la conduite de son troupeau, là qu’il s’appliquera à accorder sa croissante passion de solitude et ses devoirs grégaires ». Bacouya, le cynocéphale, semble partager pleinement la philosophie de son créateur : « Il n’est de bonheur que dans la liberté, de liberté que dans la solitude. Tout le reste est vanité. L’essentiel, dans la vie, est de partout et toujours demeurer soi-même, quoi qu’il arrive. La vraie sagesse réside dans le détachement du monde et le silence. » Ce sont des leçons que l’auteur a durement apprises.
À compulser les lettres que Maran a adressées à ses amis, on retrouve souvent des moments d’introspection tantôt dépressifs, tantôt revigorants. Aussi trouve-t-on d’un côté, dans ses lettres à Gahisto : « Parfois, lorsque je suis plus seul en moi-même que d’autres jours, un tel accablement est sur moi, que je pleure, silencieusement, comme un pauvre gosse9 » et de l’autre : « Une solitude où il y a des livres n’est plus une solitude »10. À son camarade Charles Barailley, rappelant sa responsabilité envers ses frères depuis la mort de leurs parents, Maran précise avec désespoir dans une lettre datée de Fort Crampel le 14 mai 1917 : « Jusqu’à ce que mes frères soient majeurs, j’ai un but dans la vie. Mais après ?… / Après, ce sera la pire solitude, la solitude sans amis et sans livres. Solitude du cœur, solitude de l’esprit. Il y a longtemps que je la prévois »11.
De telles remarques négatives sont assurément majoritaires – « Je souffre de la solitude » écrit-il sans ambages à Barailley le 23 mars 192012 –, mais celles qui sont positives ont une importance exceptionnelle, car outre la consolation que procurent la lecture et les amis, il y a celle de la création : « Je m’ennuie, ici. J’ai beaucoup maigri, de corps et de visage. Il n’y a que la solitude qui puisse m’être de quelque secours »13. C’est seulement dans la solitude que Maran, comme tout artiste, peut écrire, créer, et il s’en réjouit : « Cette bonne humeur m’était nécessaire. Elle m’est revenue en même temps que je retrouvais, enfin, la solitude. Je suis seul, quel bonheur ! »14. Il reconnaît donc : « Toute ma vie reste soumise à mon enfance. Grands espaces qui baignaient mon île natale et tranquille splendeur des campagnes girondines de mon enfance m’ont fait une âme éprise de solitude lumineuse et de calme exaltant »15. « O beata solitudo ! » lit-on dans le poème « Regrets »16, motif de saint Augustin repris dans Un homme pareil aux autres : « O beata solitudo, sola beatitudo ! »17.
Il est donc clair que le mot « solitude » comporte à son cœur un paradoxe : l’état peut être perçu négativement ou positivement, et c’est la raison pour laquelle j’y vois un énantiosème, soit un mot qui signifie une chose et son contraire. C’est l’exemple linguistique par excellence de l’ambivalence, laquelle est considérée comme un fondement de l’Inconscient, le rêve n’admettant pas, selon Freud, de contradiction18. La co-présence de sens contraires se rencontre dans le langage de tous les jours et peut mener à une hésitation sur le sens voulu. Ainsi d’un mot aussi familier que « merci », dont le sens est la plupart du temps clair selon le ton de la voix, parfois accompagné d’un geste, mais peut être précisé au besoin : « C’est merci oui ou merci non ? »
Maran emploie un seul et même mot pour l’isolement infructueux d’une part, anxiogène sinon accablant, affligeant, angoissant, et d’autre part la solitude créatrice, c’est-à-dire un état où l’on peut dialoguer avec soi-même, être comme on dit : « seul avec soi-même » ou, selon l’expression moins usuelle, être « parmi soi-même » (« à part soi » ; cf. l’anglais « by oneself »). C’est ce qu’il veut dire quand il écrit à Gahisto : « je peuplerai ma solitude »19. Les deux acceptions l’ont accompagné toute sa vie durant. Il s’abîmait dans les livres dès son jeune âge, forgeait de forts et durables liens de camaraderie, écrivait des poèmes, et son premier recueil de poésie, La Maison du bonheur, élaboré sur plusieurs années, parut quand il avait 22 ans20. Mais à certains moments d’abattement (ici en 1918 par exemple), l’isolement lui pèse : « Quant à moi, je donnerais toutes mes proses, tous mes poèmes et les plus belles productions de la pensée humaine pour un peu moins de solitude. Car, il me faut vous l’avouer, tout ce qui vient de l’esprit m’écœure à présent… »21. La reconnaissance de l’aspect positif de la solitude revient pourtant avec une certaine insistance dans ses lettres : « Je préfère ma solitude studieuse aux bruits du siècle »22 ; « Je ne souffre que de trop rêver, que de vivre trop replié »23 ; « Et puis, à force de vivre seul, la solitude m’est devenue nécessaire »24.
2. Comment Maran présente-t-il la solitude dans sa poésie ?
Dans la première période de sa production littéraire et plus précisément poétique, Maran cisèle ses vers et revient plus d’une fois sur la thématique qui nous intéresse. Les années de formation à Bordeaux ayant marqué son caractère d’un sceau indélébile et la solitude ayant renforcé sa sensibilité d’une susceptibilité ombrageuse, n’est-on pas en droit d’interroger ce qui se recèle derrière la facture rigoureuse et l’emploi d’un lexique exceptionnellement riche ? Ne lui fallait-il pas prouver à lui-même qu’il maîtrisait sa matière, même s’il ne maîtrisait pas ses circonstances ? Ne serait-ce pas une sorte d’acte compensatoire pour plaire à ses professeurs, et notamment à André Lambinet qui l’encourageait tant – il ne faut pas sous-estimer l’important effet psychologique d’un tel encouragement chez un garçon privé de ses parents – pour prouver et se prouver qu’il avait un talent exceptionnel ? Maîtriser l’alexandrin, voire le malmener exprès, le décasyllabe, l’octosyllabe ou l’hexasyllabe, affectionner des heptasyllabes25, oser même des pentasyllabes26, explorer les richesses du lexique français et les déployer pour impressionner son lecteur, ne sont-ce pas là des mécanismes pour compenser tout ce qui pesait sur lui de négatif ?
Dans les premiers recueils, on trouve de loin en loin le mot « solitude ». Une référence dans La Maison du bonheur témoigne d’une certaine ambivalence :
Au moment où les prés tremblent d’inquiétude,
Parmi l’ombre, le soir venu, la solitude,
Sous les baisers d’amour l’un et l’autre pâmés,
J’ai connu le parfum de ses deux bras fermés27.
Le vers ternaire où figure le mot « solitude » tranche sur les alexandrins à césure médiane régulière qui l’entourent. Mais comment comprendre la solitude partagée à deux ? C’est à la fois un isolement, loin des yeux d’autrui, et un agréable contentement physique, mais on est loin aussi d’une profonde satisfaction créatrice.
Le poète se penche plus d’une fois sur le cas d’un esclave vers lequel va toute son empathie à cause d’une solitude partagée. Un lexique recherché rejoint dans les deux quatrains du sonnet intitulé « L’Esclave »28, par exemple, des alexandrins parfaits qui nous réservent toutefois quelques surprises métriques dont l’effet déséquilibrant suggère un état d’esprit perturbé :
L’ESCLAVE
Sous le ciel lumineux que l’horizon enclave
La glèbe avait besoin de l’effort de ton bras.
Esclave tu devins, esclave tu mourras,
Car maintenant ta vie est vouée à l’emblave.
Ton jeune maître a, hier, pendu son laticlave
Au cou du Lare paternel, rugueux et gras.
Il t’aime ; vous avez même âge. – Tu devras
Obéir cependant à sa jeunesse grave.
Impossible de ne pas relever déjà chez Maran le vocabulaire rare et juste qui sera une de ses marques de fabrique ; puis la rime rare en « –ave » en écho d’« esclave » ; impossible aussi de ne pas se laisser bercer par le rythme régulier du premier quatrain et même du premier vers du second. Puis vient le choc qui a pour effet de rompre l’accoutumance. Où placer la césure dans « Au cou du Lare paternel, rugueux et gras » ? Maran est loin d’être le premier à faire passer la césure à l’intérieur d’un mot29, mais souligner de la sorte le mot « paternel » n’a rien d’anodin chez lui, privé jeune de ses parents. On admet donc que le vers se découpe en 8 + 4 syllabes, ainsi que l’indique la ponctuation. Une déstabilisation du rythme serait le reflet d’une certaine émotion et ne peut se démarquer que contre une régularité, schéma inaccessible aux poètes de vers libres ou de poèmes non versifiés, lesquels utilisent d’autres moyens pour créer des effets similaires. Pour Maran, la phrase de Baudelaire sur la forme du sonnet tomberait sous le sens : « Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense30. »
Le vers suivant est irrégulier encore, avec son hémistiche interne : « Il t’aime ; vous avez même âge. – Tu devras », soit 3 + 6 + 3 syllabes, et la juxtaposition des deux vers ne peut qu’être volontaire, d’autant plus que le vers suivant reprend le rythme de base de l’alexandrin classique : « Obéir cependant à sa jeunesse grave »31.
Quant au sujet du poème, cette jeune esclave « aimée » de son aussi jeune maître, n’y reconnaît-on pas un motif récurrent de la littérature esclavagiste, où il faut lire « désirée », « convoitée » plutôt que « aimée », puisque c’est le maître qui décide de la destinée de son esclave ? Souvenir livresque ou observé ? Qui peut savoir ? Un(e) esclave subissant la volonté d’un autre ne peut qu’être solitaire.
Il n’est pas étonnant que le thème de la solitude et de la souffrance occupe une place importante dans les premiers écrits de Maran. Un poème cité dans la correspondance entre Maran et Manoel Gahisto, daté de décembre 1911 et recueilli sans titre dans La Vie intérieure, est repris dans Le Livre du souvenir sous le titre « Solitude »32. Les deux dernières strophes (sur quatre) rappellent le stoïcisme de Marc-Aurèle auquel Maran était tellement attaché :
À quoi bon le regret de l’effort solitaire !
Puisque viennent l’automne et la nuit, il vaut mieux,
Replié sur vous-même, et studieux, vous taire,
Et baisser la clarté qui montait dans vos yeux.
Car votre seul refuge est, maintenant, l’étude,
Car malgré votre amour d’un destin souriant
Vous porterez toujours en vous la solitude,
Parce que vous souffrez d’être trop clairvoyant.
Nous l’avons déjà vu : Maran écrit à Gahisto en 1917 : « Une solitude où j’ai des livres n’est pas une solitude »33. La solitude peut être fructueuse, mais l’isolement est malsain à la fin. Il le reconnaît déjà en 1913 : « L’effort solitaire n’a pas de charme. On me le déconseille. Je m’anémie cérébralement. Je vis trop replié en moi-même »34. Si des conseils arrivent sous la forme d’une Solitude personnifiée, comme nous le verrons plus loin, ils proviennent aussi d’une source connue, de Marc-Aurèle, ainsi qu’il s’exprime dans ses Pensées pour moi-même :
Ressembler au promontoire contre lequel incessamment se brisent les flots. Lui, reste debout et, autour de lui, viennent s’assoupir les gonflements de l’onde.
« Malheureux que je suis, parce que telle chose m’est arrivée ! » Mais non, au contraire : « Bienheureux que je suis, puisque telle chose m’étant arrivée, je persiste à être exempt de chagrin, sans être brisé par le présent, ni effrayé par ce qui doit venir. » Chose pareille, en effet, aurait pu advenir à n’importe qui ; mais n’importe qui n’aurait point su persister de ce fait à être exempt de chagrin. Pourquoi donc cet accident serait-il un malheur, plutôt que cet autre un bonheur35 ?
Face aux chocs qu’apporte fatalement la vie, Maran fait sienne cette philosophie qui n’est ni indifférence, ni obstination stupide, mais reconnaissance qu’il existe des choses qui échappent à notre contrôle :
Le stoïcisme, à qui s’accommode à son tempérament, n’a rien de cette sécheresse qu’on lui reproche de tous côtés, parce qu’on me modèle trop sur la grande figure de Marc-Aurèle, ce soldat-empereur. Du moins je me suis merveilleusement bien trouvé de ses conseils, qui ne commandent pas, mais indiquent. Il n’y a que lui qui a pu convenir à ma tristesse. Si je ne l’avais eu [ou « lu » ? : leçon incertaine], il y a peut-être neuf ans déjà que je me serais supprimé ! Ma gaieté n’a jamais été qu’apparente. Même au lycée, j’ai toujours vécu en profondeur36.
Avant de pouvoir assimiler une philosophie stoïque, cependant, il y a bien des hésitations dont témoigne La Vie intérieure. La souffrance pourrait-elle être une complaisance ? On le soupçonne quand Maran écrit :
En nous, tout se résume en précise habitude :
Nous aimons revenir aux livres déjà lus,
Et celui qui souffrait de trop de solitude
Se trouve malheureux quand il n’en souffre plus37.
Les yeux fixés sur l’horizon, une angoisse le saisit :
La lumière du phare a disparu. Mais, dense,
Autour de toi croît la mouvante immensité [5 + 7]
Que l’infini du ciel entoure de silence…
Et maintenant le jour se lève sur la mer.
Tu hais ta solitude, et ta douleur s’attarde,
Et tu rêves, les yeux brûlés de pleurs et d’air…
Songeur, pour te grandir d’elles-mêmes, regarde,
Là-bas, plus loin, partout, la mer… la mer… la mer38…
Ce n’est que vers la fin de son recueil de 1912, La Vie intérieure, dans une section intitulée « Le visage calme » (titre qui sera repris pour son prochain recueil), que le poète paraît résoudre l’énigme. Le poème XI débute ainsi :
Si tu veux profiter d’une sage retraite,
Fuis la montagne haute et la plage déserte
pour terminer :
Donc, si tu veux loin des vivants te retirer,
Si tu cherches l’asile où, dans la solitude,
Tu pourras méditer les bienfaits de l’étude,
Dis-toi bien que les monts, la plage et sa forêt,
Ne sauraient convenir à ton rêve concret
Autant que la retraite agréable qui t’aime
Et se cache, isolée et paisible, en toi-même39.
Les préceptes de Marc-Aurèle semblent bien avoir été assimilés : isolement et solitude ne sont pas synonymes. Ce poème paraît même être une transposition en vers d’une des « pensées » du maître à penser de Maran :
On se cherche des retraites à la campagne, sur les plages, à la montagne. Et toi-même, tu as coutume de désirer ardemment ces lieux d’isolement. Mais tout cela est de la plus vulgaire opinion, puisque tu peux, à l’heure que tu veux, te retirer en toi-même. Nulle part, en effet, l’homme ne trouve de plus tranquille et de plus calme retraite que dans son âme, surtout s’il possède, en son for intérieur, ces notions sur lesquelles il suffit de se pencher pour acquérir aussitôt une quiétude absolue, et par quiétude, je n’entends rien autre qu’un ordre parfait40.
J’ai présenté ailleurs une étude génétique des deux versions inédites de « L’Enfant et la Solitude »41. Elles datent de 1915 et sont écrites en alexandrins marqués pour la plupart d’une césure médiane. Pourtant le tout premier vers d’une des versions, que je considère être la première, casse le moule avec sa césure médiane purement virtuelle : « Oh ! solitude, solitude, solitude » [5 + 4 + 3]. Il sera plus rangé dans l’autre : « – Ingrate, sur des pics désertés, Solitude ». Ce vers est cependant repris presque inchangé plus loin dans les deux versions, seul le premier mot devenant soit « O », soit « Ah ! ». En attribuant trois syllabes au mot « ac-ti-on » et quatre à « il-lu-si-ons », Maran fait preuve d’un conservatisme certain : « Où les mots d’action fixeront ton devoir. » / « La lutte et l’action dirigent ton devoir. » ; « Mais, les illusions de nos vœux différents » / « Mais les illusions de nos vœux différents »42. Quand l’enfant reprend le dialogue, c’est avec un alexandrin ternaire : « Solitude, se peut-il bien que, si longtemps, » avec une claudication (causée par la seconde virgule) apparemment voulue, parce que seul un demi-cadratin est ajouté en début de ligne dans l’autre version. Serait-ce pour indiquer que l’enfant est déstabilisé par ce qu’a dit la Solitude ? Maître de ses outils, il faut supposer que Maran ne crée pas de tels effets à la légère.
En 1922, Maran écrit dans Le Visage calme :
Solitaire en esprit et n’ayant d’autre asile,
Sur mon âge au décours, je vous connais enfin,
Forme humble du bonheur, sérénité tranquille
Dont le beau nonchaloir en impose au Destin43.
En cette même année, il semble qu’il ait eu le temps de réfléchir au fait que les livres seuls ne suffisaient pas, le contact humain étant aussi d’une importance primordiale, car il écrit à Manoel Gahisto : « Ce sont mes amis et les livres qui m’aident à supporter aisément ma solitude »44. Le 4 novembre 1922, il écrit dans le même sens à l’épouse de ce dernier, Jeanne Dété Gahisto : « Mes amis et mes livres suffisent largement à mon bonheur. Je suis heureux »45. Ce « nègre amoureux de l’amour46 » se replie sur l’amitié après la cuisante déception de son expérience avec Berthe Dété, dite « Bernerette ». Mais cela, comme on dit, est une autre histoire.
La sympathie qu’éprouve le poète pour ceux qui sont en état de servitude, déjà notée dans le cas de « L’Esclave », fournit un autre cas parlant de rupture rythmique : le poème « Solitude » figure d’abord en 1935 dans le recueil Les Belles Images pour être repris dans Le Livre du souvenir. On y rencontre Serva, le mot latin pour servante ou esclave :
Dans les brumes du soir que la brise dissipe,
Tu t’accoudes, pensive et triste, près du cippe
Et du banc qui reflète en ses eaux le bassin,
Ô Serva… Des soupirs gonflent ton double sein47.
Au deuxième vers la coupe est 4 + 5 + 3, tout comme dans le célèbre vers de Baudelaire, dans « La Chevelure », qui tranche là aussi, sur des alexandrins à césure médiane : « Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève ». D’autres vers du même poème de Maran comportent un rythme tertiaire 4 + 4 + 4 : « Rien alentour, ni dans le bourg, ni sur la route » ou encore « Goutte à goutte, larme à larme, sans qu’un écho ». Malgré le décor classique, calme et cossu, l’esclave à qui s’adresse l’empathie du poète ne peut qu’écouter « [g]randir [s]a solitude et pleurer [s]on silence ». Des rythmes déstabilisants font écho aux troubles de la solitude ressentis également par la servante et par le poète.
Les Belles Images, recueil de 1935, reviennent plus d’une fois sur l’enfance et la jeunesse du poète. Il y a même une certaine nostalgie, indirecte sans doute, en ce sens qu’il est improbable qu’il s’en souvienne autrement que par ce que ses parents lui ont raconté, de sa toute première enfance. Il l’avoue même, dans la mesure où l’on peut l’assimiler à son protagoniste, tout en en donnant une autre explication, au début du Cœur serré : « J’ai beau fermer les yeux, je ne me rappelle plus rien de mon pays d’origine et ne connais de lui que ce m’en ont appris mes atlas et certains livres que j’ai lus »48 :
Ah ! toute la douceur de ma petite enfance,
Ces languissantes nuits du port de Fort-de-France
Où d’étoiles le ciel immense entrefleuri,
Sur toute l’océane image des Antilles
Projetait mollement ses grâces de houri,
Cependant qu’invisible au soir alangouri
Soufflait la brise qui l’âme des sapotilles
Essaimait sur la rade en un parfum fleuri49.
D’autres souvenirs viennent directement de sa mémoire à partir de l’expérience de sa scolarité bordelaise. Dans « Chagrins d’enfant », dont voici les trois premières strophes, par exemple, on lit :
Il est des enfants esseulés
Dès leur toute petite enfance
Qui des bonheurs au loin allés
Essaient de garder souvenance.
Ces esseulés, ces désolés,
Ne se rappellent que leurs peines.
Au fond de leur cœur d’exilés
Ils cèlent des amours lointaines.
Un seul bonjour, un seul baiser,
Les émeut plus qu’une élégie.
Ils y songent, le cœur brisé,
Le soir, sous l’œil de la bougie50.
Quant au poème qui a pour titre « Grandes vacances », il fait amèrement songer aux « infortunés pays-chauds / Qui n’ont pas quitté le lycée »51. La tristesse envahit son silence :
Mes parents sont morts. Quant à mes amis,
Mes amis d’enfance, où sont-ils ? La vie
Les a dispersés […]
Je suis seul. Le bruit montant de la ville
Qui s’agite en vain ne me trouble pas.
Libre, indulgent et fier, je vis tranquille,
À l’écart du monde et de ses combats.
[…]
Car les livres sont mes seuls familiers.
Mais, malgré mon goût de la solitude,
Acculé parfois aux réalités,
Je sens brusquement une inquiétude
Immense envahir mes sens alertés.
Alors, évoquant les heures de doute
Où j’aime affronter l’esprit et la chair,
Douloureusement, après choix, j’écoute
Battre le silence en mon cœur désert52.
« Stances », l’avant-dernier poème des Belles Images et regroupé parmi les « Poèmes intérieurs » placés à la fin du Livre du souvenir, propose, dans sa seconde partie, le chêne comme métaphore :
Solitaire, veillant sur l’immobilité
Des emblaves, malgré la tourmente, en silence,
Le chêne sourcilleux, fier de sa majesté,
Daigne de l’ouragan subir la violence.
Pénétré de l’orgueil de l’arbre solitaire
Et du mutisme altier de son exemple instruit,
Quel que soit le regret qui te poigne en sa serre,
Maître de ta douleur, résiste comme lui53.
Comment ne pas songer a posteriori au « Richard II quarante » de Louis Aragon, qui restait « roi de ses douleurs » tout comme le Richard II de Shakespeare qui l’avait inspiré : « But not my griefs ; still am I king of those »54. On songe aussi à la fable de La Fontaine, mais demander davantage de souplesse formelle à Maran serait demander qu’il change de nature.
La rigueur même de la facture de ses poèmes est pour lui la garantie d’un sérieux hérité des poètes classiques et romantiques, de l’école de l’Art pour l’art, des Parnassiens et des Symbolistes. À d’autres les expérimentations avec le vers libéré, le vers libre ou le poème en prose ! Quand le « e » moyen doit être compté dans sa métrique, il est compté. La diérèse traditionnelle l’emporte sur la synérèse. Maran suit et maîtrise les règles de son art. Il serait entièrement d’accord avec le principe émis par André Gide : « L’art naît de contraintes, vit de lutte et meurt de liberté »55. C’est un garde-fou contre toute tentation de laisser-aller et, comme je l’ai suggéré, une compensation pour tout ce qui était en dehors de son contrôle. Une semaine après avoir appris la nouvelle de son prix Goncourt, Maran écrit à Gahisto : « Je m’aperçus tout soudain que ce Prix me réhabilitait à mes propres yeux, récompensait le silence de mes solitaires études, tirait de l’ombre un homme qui s’y complaisait »56. Comme on l’a vu, Maran se complaisait souvent dans une solitude accompagnée de ses livres et de ses pensées. Homme sociable, pourtant, de bonne compagnie selon les témoignages et souvent, jusqu’à son mariage en 1927, à la recherche d’une compagne idéale (et idéalisée), il s’est adonné consciencieusement à sa longue et lourde tâche. Il n’était pourtant pas, comme nous l’avons vu, à un paradoxe près, mais, comme le disait volontiers Pierre Oster, « Nul ne se baigne deux fois dans le même paradoxe ».