Introduction
Animés par le souci de tout dire d’une époque, l’histoire du XXème siècle, en des lieux différents, Simone de Beauvoir, la philosophe affranchie de son éducation parisienne bourgeoise, et Raphaël Confiant, le chantre de la créolité (appartenant à la dernière génération de la société d’habitation), ne pouvaient se rencontrer autrement que par le prisme de l’objet littéraire et notamment du regard qui y est porté sur les femmes. L’écrivain de la créolité dresse dans ses romans une sorte d’inventaire de la condition féminine et dénonce le mythe de la féminité qui se limiterait à plaire. Il y présente plusieurs types de femmes (Confiant 2007 : 140). Muse, comédienne, cheffe mafieuse, lavandière, tenancière de boxon clandestin démontrent qu’être femme est le résultat d’une histoire. Cette année encore, Raphaël Confiant publie un nouveau roman dans lequel il s’intéresse à Celle sans qui « Baudelaire ne serait rien » (Confiant 2021 : 47). En 2015, il présentait le destin de Celle qui fut reine et « eut tout Harlem à [s]es pieds dès le début de ce siècle que la presse avait déclaré le plus brillant de toute l’histoire de l’humanité » (Confiant 2015 : 5). Et depuis 1988, année qui, avec le roman Le Nègre et l’Amiral, opérait l’inauguration de la « Comédie créole » déployée sur des décennies, Raphaël Confiant modélise des personnages féminins libres, indociles, de nature rétive et résiliente. Philomène, Antilia, Adelise déclarent la liberté de penser, d’être et d’agir loin des images ou des représentations imposées par les conventions et les bien-pensants.
Il paraît intéressant d’observer comment Simone de Beauvoir sert implicitement de guide de lecture de l’œuvre, en analysant comment la femme éprouve sa condition et la récuse dans les romans de Raphaël Confiant. Ses refus de subordination à l’homme, les évasions qu’elle se permet et son refus des conventions constituent un paradigme de la féminité renouvelée.
À l’aube des récits qui se déploient au sein de l’Habitation-plantation, de l’En-ville mais aussi à New York et à Paris, nous verrons comment les personnages féminins de Raphaël Confiant font l’apprentissage de leur condition, « quels problèmes se posent aux femmes qui, héritant d’un lourd passé, s’efforcent de forger un avenir nouveau » (de Beauvoir 1949 : 11) dans le contexte qui est le leur. Le romancier martiniquais parvient ainsi à donner vie à des personnages qui combattent la mythologie patriarcale et accomplissent l’aventure d’être soi.
Refusant l’essentialisme d’être cet « autre que l’homme », les personnages déconstruisent et reconstruisent l’être qui peut justement être autre, à condition de sortir de la condition dans laquelle la société voudrait le circonscrire.
1. Accepter la grande aventure d’être soi
Les personnages féminins de Raphaël Confiant se cherchent non pas seulement comme femmes mais aussi comme individus. Comment devient-on soi ? interroge de Beauvoir. De page en page, à l’instar de cette jeune fille que l’on voudrait rangée et qui devient une femme libre, les personnages féminins des romans de Raphaël Confiant récusent les attendus de leur sexe. Loin de ces êtres irréprochables habituellement présentés dans le cadre d’une certaine tradition romanesque qui fait du personnage féminin un modèle de vertu, ces femmes dessinent une nouvelle manière d’être et de se penser. Impressionnantes, notamment dans leur façon de se relever des épreuves de la vie, elles démontrent que l’être humain se crée sa propre essence et qu’il n’existe pas de destinée prédéterminée, justement parce qu’il est possible de changer cette dernière. « L’éternel féminin » – locution exaspérante pour les courants féministes, qui renvoie à une identité collective des attributions de la femme2 – s’est ainsi vu modifié dans les romans de Confiant. Les personnages confirment et bouleversent à la fois les schémas habituels du mythe contemporain de la femme. Modèles d’émancipation aux antipodes des héroïnes traditionnelles, elles se parent délibérément des attraits de la volupté, et leur audace trouble, fascine le lecteur. Chorégraphiant les instantanés de leur intimité, le romancier croque ainsi les profils, les détails, les silhouettes et les postures d’héroïnes qui s’inscrivent dans un contexte sociologique mais n’en épousent pas les différentes valeurs.
Convaincu de la vérité sociale de ses romans, l’écrivain créole fait ainsi se succéder des personnages qui répondent à une éducation et à des comportements séculaires. Dans Madame St-Clair, Reine de Harlem, la jeune Stéphanie récuse toute existence hasardeuse dans une Martinique impossible à vivre « pour une femme » (Confiant 2015 : 15). Suivant les conseils de sa mère, elle se tourne vers un ailleurs qu'elle envisage plus radieux, résiste à l’offre d’un barbier énamouré de demeurer près de lui, et quitte définitivement son île natale. Sachant faire des choix, et refusant de se définir par rapport à un homme, Stéphanie Sainte-Claire accepte les exigences qui conduisent à la grandeur à laquelle elle se voue. N’aimant pas dépendre de qui que ce soit (Ibid. : 9), elle devient peu à peu, à New York, un être dont l’assurance et l’autonomie frappent. Son sang créole ne fait qu’un tour lorsque le chef irish du premier gang de rue organisé de New York, emploie avec elle « la manière forte » (Ibid. : 33). Elle l’émascule au rasoir après lui avoir assené des coups de pied au visage. Rebelle ayant son caractère « écrit en toutes lettres sur [s]on front » et considérée comme « terrible au sens créole du terme » (Ibid. : 35) en dépit de son allure frêle, elle éborgne à l’aide d’une fourchette son amant et garde du corps qui voulait la contraindre à la prostitution. Ayant éprouvé les multiples aspects de la brutalité, les versants de la contrainte, elle peut se retrouver en position agissante ou froidement passive. Elle subit ainsi les violences de genre lorsque le fils Verneuil abuse d’elle tous les soirs dans sa chambre, ou encore lorsqu’arrêtant le bus grâce auquel elle espère gagner le sud des États-Unis, les Klansmen pendent ou brûlent vifs les usagers nègres et la violent à l’instar des autres jeunes négresses présentes. Elle refuse le traumatisme de ces expériences qui la marquent profondément et lui signalent le degré d’exposition effective des femmes à la violence.
Stéphanie Sainte-Claire, en devenant Madame St-Clair, prend une place qui ne lui est pas permise et, ayant recours à une violence inhérente au milieu auquel elle s’intègre, transgresse les conceptions admises sur la femme :
Simplement, une femme dans la mafia, c’était comme qui dirait un chien à bord d’une yole, selon une expression créole qu’affectionnait ma mère. […] Servir de petite main, ça oui, les gangsters noirs ou blancs l’acceptaient volontiers. Messagère, accoucheuse de secrets sur l’oreiller, livreuse de gamelles de nourriture à des heures indues de la nuit à ces messieurs qui tenaient conférence ou, moins insignifiant, espionne, voilà l’essentiel des tâches qui étaient réservées à la gent féminine. Quant à moi, je récusais tout net cette condition subalterne qui nous était imposée. (Ibid. : 58).
Les femmes fameuses pour avoir refusé la condition faite aux femmes, regorgent dans la littérature d’expression française. On peut penser au « personnage féminin le plus volontaire de la littérature »3, selon Malraux. En véritable « féministe pas de son temps »4, la Marquise de Merteuil refuse l’infériorité sociale de son sexe et se forge ses propres principes grâce à sa seule intelligence. Se jugeant supérieure car plus méritante qu’un homme au regard de ce que chaque sexe doit surmonter, cette stratège indépendante d’esprit, observatrice et calculatrice, avait d’ailleurs révélé les interlignes du silence et les ressources puissantes qui peuvent être puisées dans l’observation et l’apparente passivité. À l’instar de la Marquise, l’héroïne de Confiant peut affirmer être son propre « ouvrage » (Laclos 1869 : 257). Elle se travaille, ajoute à ses expressions des airs qui contrefont ses intentions véritables. Capable de régler ses gestes et ses expressions, elle peut simuler la docilité, consentir à des baisers, juste avant de laisser s’exprimer sa colère meurtrière. Cette froideur apparente, fondement d’un art de la manipulation flamboyante, dessine le personnage féminin inébranlable. L’écrivain parvient à attirer la sympathie envers une femme dont le caractère, les actions, l’absence de moralité d’une vie sociale dissolue, pourraient provoquer chez le lecteur un rapport émotionnel négatif. Naturels, comme les élégances de la rouée de Laclos, les signes de distinction de l’héroïne captieuse prenant un « air très duchesse française » (Confiant 2015 : 157) lorsqu’elle aborde les interrogatoires policiers avec son fume-cigarette et son porte-cigarettes en or, ses manteaux de fourrure, son aplomb et son discours maîtrisé, ponctué d’un accent français, lui permettent d’échapper à la justice. S’appuyant sur une philosophie de vie liée à un esprit profondément indépendant, l’expression des voix féminines de l’orgueil entend renverser les systèmes virils établis.
L’héroïne de Confiant mène le jeu et récuse les stéréotypes qui rendent odieuses les femmes exerçant un pouvoir (Dermenjian 2002 : 314). Lorsque Stéphanie Sainte-Claire devient Mme St-Clair, elle fonde un modèle gangster inédit, une « Française noire qui en impose aux voyous les plus impitoyables » (Confiant 2015 : 92), une femme qui, à la fois, escroque les habitants de Harlem et défend la cause nègre dans le cadre de rencontres avec des intellectuels de la Negro-Renaissance. C’est d’ailleurs parce qu’elle ne peut répondre à d’autres règles que les siennes, qu’un échange avec le mafieux Lucky Luciano qui veut l’assujettir, lui semble intolérable.
N’ayant jamais pu compter sur aucun État afin de lui reconnaître ou garantir des droits égaux à ceux de l’homme dans tous les domaines, la femme doit cultiver et conserver, comme une nature seconde, prudence et finesse dans son expression et dans ses actes, ainsi que le rappelait déjà la libertine de Laclos, exposant au vicomte, son confident, les motifs de sa bonne renommée et d’une puissance cynique qui lui permet de s’élever au-dessus des hommes. La Marquise renvoie ainsi cette supériorité de la femme, forgée par une résistance à un patriarcat millénaire, à la nécessité pour toutes celles qui voudraient s’épanouir dans un monde marqué par le système masculin de pensée et qui loue ou passe au sexe mâle ce qu’il réprouve ou interdit chez l’autre. La solidarité féministe, née de cette conscience, transcende d’ailleurs la question raciale dans le roman de Confiant :
Autant les hommes blancs suscitaient en moi de la défiance, autant leurs femmes, du moins celles de la bourgeoisie, me stupéfiaient à cause de leur audace. […] Femme libre ! Femme qui ne baisse jamais les yeux ! Femme qui affronte sans détour les écueils de l’existence ! Femme qui n’attend pas le destin mais s’emploie à le forger à sa guise ! (Confiant, 2014 : 162).
C’est parce qu’elles sont révoltées par la médiocrité de la situation qui leur est faite dans cette « partie si inégale » (Laclos, 1869 : 254) où la nécessité et un continuel usage forgent leurs talents, que les personnages féminins de Confiant inventent d’autres façons d’habiter le monde. Dans Les Ténèbres extérieures, roman qui recompose l’univers insulaire et dictatorial du régime duvaliériste, le personnage de la cheftaine-macoute inscrit volontairement hors des cadres sa supériorité, tout en regrettant de devoir constamment rappeler sa valeur :
Elle avait horreur qu’on la prît pour une faible femme. C’est que les gens, surtout les hommes, avaient la mémoire courte. Ils avaient oublié qu’une décennie plus tôt elle était montée à l’assaut d’un groupe de rebelles qui tenait le maquis depuis des mois, dans le Sud, et s’était placée en tête d’une colonne de soldats que le découragement avait gagnés. (Confiant, 2008 : 111).
Madame Adolphe, ce « personnage extraordinaire dont les hauts faits étaient parvenus aux oreilles de chacun » (Ibid. : 43), et à propos duquel des écrivains francophones restituent une légende d’effroi et d’extravagance5, renégocie les rapports attendus de son genre, avec la force brute, la violence et l’intrépidité.
Récusant les propositions reçues suivant lesquelles la guerre, le combat sont affaires d’hommes dont les femmes seraient exclues, ce personnage féminin rappelle que les femmes sont naturellement des guerrières. Dans le roman de la dictature haïtienne, ce sont elles qui rendent profonde la révolte contre le pouvoir absolu de Duvalier. Pour la belle Marylise, tout argent gagné ne peut servir qu’à aider ceux qui projettent de « renverser le régime » (Ibid. : 143). Cette femme, dont nul ne connaît la profession ou le mode de vie, est aux yeux de la population haïtienne le Messie, « un messie vêtu d’une robe moulante rouge vif et chaussé d’extravagants escarpins » (43), qui distribue vêtements, chaussures et médicaments aux Haïtiens, mais surtout organise la résistance, le combat pour la dignité et le bien commun. De même, c’est Marie-Céline Levasseur qui interrompt les mondanités du Père de la nation, l’insulte publiquement et dénonce ses crimes, « à la barbe de la police secrète » (Ibid. : 145), en dépit des conséquences pour elle. La féminisation des actions de combat dans le roman revêt ainsi plusieurs aspects. Le rebelle de l’intérieur, Mark Estienne, est d’abord défini par sa mère Clémencia, paysanne altière et pieuse qui est pour lui un modèle d’opiniâtreté, « une véritable reine » (Ibid. : 155). France Saint-Victor, la maîtresse du Docteur Duvalier, offre son corps de mulâtresse comme compensation, participation à l’équilibre mental d’un homme persuadé que c’est en raison de sa « négritude » affirmée (Ibid. : 214) qu’une ethno-classe s’érige contre le régime qu’il a établi. C’est la même conviction raciologique qui conduit Madame Max Adolphe, la cheftaine macoute – très proche des couches populaires noires et à laquelle le Doc doit d’avoir conservé son pouvoir (193) – à être intransigeante envers ceux qu’elle considère comme des opposants à l’élévation de la race noire conduite par Duvalier. Cette « dictature qui se plaque artificiellement sur le corps social » (Dezeuze 1975 : 1060), prend en charge l’idée d’une conscience noire et d’une mystification des couches les plus réactionnaires de la société haïtienne (Depestre 1968 : 171). Cette terrifiante Mme Adolphe, « cheftaine en chef » (Confiant 2014 :107), contribue ainsi à réécrire l’histoire du peuple haïtien en maintenant l’articulation de l’action politique à un facteur ethnique. Redoutable combattante et sinistre tortionnaire, cette « seconde dame de la République » (Ibid. : 108) utilise, en arrière-plan de la lutte des classes, une mystification idéologique qui masque les intérêts financiers, enjeux économiques et mobiles réels de la domination des uns sur les autres :
Elle les avait examinés l’un après l’autre, malgré sa blessure qui saignait abondamment, et avait craché au visage des quelques Nègres rebelles. Qu’un Sang-mêlé s’opposât à la Révolution nationale et chercha à renverser le régime du docteur François Duvalier, quoi de plus normal au fond ? Mais qu’un nègre lui emboitât le pas représentait à ses yeux rien moins qu’une abomination. Comme Gérard Daumec, le confident du Président à vie, elle se vantait de connaître par cœur des extraits d’Aimé Césaire et de Léopold Sédar Senghor, mais au contraire de lui, elle se gardait de les déclamer en public. La négritude ostentatoire du premier l’agaçait. Le fait aussi qu’il s’employât à toujours garder les mains propres » (Ibid. : 111).
C’est à cette superviseure en chef du corps des volontaires de la sécurité nationale que le Doc doit une partie de la propagande de son idéologie noiriste. La gardienne de la révolution, Simone Ovide Duvalier, a, quant à elle, plutôt œuvré dans l’ombre auprès de son mari François. Elle est « Manman Simone, première dame de la nation, l’unique personne à tenir tête au Doc, à lui couper la parole ou à soutenir des opinions contraires aux siennes » (Ibid. : 88). Elle exercera d’ailleurs par la suite un véritable ascendant sur son fils Jean-Claude, avant de voir son influence réduite par celle de sa flamboyante belle-fille. Ainsi que le rappelle Diane Ducret (2012), les stratégies de séduction sont un des ressorts du pouvoir absolu. Épouse, maîtresse et commandante en chef exercent une puissance magnétique qui les rend incontournables. Leur habileté, leur autorité, subtile ou affirmée, confortent la souveraineté du régime. Piliers de ce dernier, ces femmes parviennent à prolonger leur emprise au-delà de la personne du Doc. C’est sur les comptes de la Mère de la nation, que les versements, gratifications et autres commissions des négoces illégaux qui ont cours (Confiant 2008 : 131) sont versés ; et c’est encore Manman Simone qui positionne son fils afin qu’il succède à son père comme Président à vie héréditaire d’Haïti (Ibid. : 192).
Qu’elles soutiennent ou condamnent le régime, entre résistance et engagement, les personnages féminins offrent une force agissante, l’opportunité d’un bouleversement et une écriture politique, au contexte haïtien. Conscientes de leur force et composant une communauté littéraire de luttes, les femmes dans le roman de Confiant dressent le bilan collectif d’un horizon révolutionnaire au sein d’un pays-négresse (Ibid. : 195).
Désireuses de rompre avec l’idéalisme de formes de vie canoniques, elles se créent et deviennent ainsi des figures à la fois inquiétantes et impressionnantes, véritablement fascinantes.
2. Est-ce qu’on épouse une femme comme moi ?
Les romans de Raphaël Confiant mettent le lecteur en présence de personnalités très fortes, qui, à l’instar du Castor, cherchent avec résolution et ardeur leur vérité, leur place (Jacot 2010 : 107). Se jouent dans ces œuvres, le rapport à leur personnalité, à leur féminité. Refusant le piège du regard de l’autre, des opinions communes et du jugement, le romancier met à nu et dévoile un genre féminin fait d’audace, de témérité et de sensualité assumée. Les héroïnes de Confiant se condamnent à être libres et récusent l’enfermement des cases.
Les expériences fondamentales qu’elles offrent au lecteur les présentent comme des femmes qui refusent de se soumettre à qui ou à quoi que ce soit. Dans La Vierge du Grand Retour, roman qui raconte l’histoire de la statue de la vierge Marie arrivée en 1948 en Martinique sur une simple barque et qui déclenche l’hystérie collective au fil de ses processions, la péripatéticienne Philomène exprime sa ferme volonté d’être elle-même. En dépit des exigences des forces religieuses qui s’expriment autour d’elles, notamment à travers les imprécations féroces du prêtre de la paroisse de son quartier (Confiant 1996 : 35), qui l’exhorte à changer de vie et la bannit de l’église, l’héroïne maintient la conception de sa foi hors des dogmes. Affranchie des normes et des prescriptions inculquées par les institutions religieuses, elle entend imposer la distinction entre ses pratiques intimes et ses croyances profondes, et elle revisite l’engagement religieux lorsqu’elle contraint ses amis à dissimuler leur découverte de la supercherie qui entoure la statue de la Madone miraculeuse afin de préserver la communauté ecclésiale (Ibid. : 345). Philomène mène donc la révolte de la chair et assume la volonté du corps. Proscrivant les règles de la moralité et rétablissant l’état de nature, ce personnage féminin est, sous la plume de Confiant, le symbole du désir volontairement désordonné, du plaisir recherché pour lui-même, isolé des finalités de procréation et d’union. Car la femme, dans le roman de Confiant, assume son appétit sexuel, son goût pour l’exhibitionnisme, la transgression et la jouissance. Faisant une large part à l’érotisme des situations, le romancier décrit sur un ton grivois les pratiques amoureuses mais aussi les reliefs des instincts les plus naturels ou les plus bas des personnages. Dans L’Allée des soupirs, roman qui relate, sur fond d’émeute, une histoire d’amour entre une jeune fille en fleur et un quinquagénaire révoqué de la fonction publique, Philomène entraîne Monsieur Jean, le futur époux de sa nièce, « à commettre avec elle le péché de stupre » (Confiant 1994 : 328) afin de l’empêcher de rejoindre celle-ci :
Il la plaqua contre une case abandonnée, releva sa robe et fouilla le plus intime d’elle-même avec ses mains. Quand elle sentit la douceur de son index contre sa languette, sa vulve se rétracta avant de l’accueillir avec fougue. Ils se mordillaient la bouche, les épaules, le cou, les cheveux, dans une débauche de salive et de larmes de joie. Monsieur Jean tentait pourtant de résister. […] Mais il ne faisait rien pour se dégager et au contraire, détacha la ceinture de son pantalon tout en continuant à s’abreuver aux seins de la câpresse. Elle l’entoura de ses jambes effilées, aucunement ramollies par les atteintes de la quarantaine et s’empala sur lui d’un coup sec qui ébranla la case déjà mise à mal par les poux-de-bois. » (Ibid. : 329).
La « frénésie fornicatrice » (Ibid. : 329) dans laquelle Philomène transporte le fiancé de sa nièce ne la contraint ni à étayer de suites affectives son ardeur sexuelle ni à orner cette dernière d’une quelconque considération morale. Mue par la recherche de sa jouissance et par des calculs intéressés, l’héroïne de Confiant sourit même lorsque Rigobert, ayant, lui, tiré son plaisir de la vue de leurs ébats, entend la rassurer en lui indiquant que seule la mort attend Monsieur Jean s’il parvient finalement à son lieu de rendez-vous galant. Le romancier ne présente donc pas la femme comme créature tentatrice ou perfide mais démontre la supériorité de ses projets sur le grotesque de l’homme, être faible, régressif, dénué d’intégrité, et qu’elle appelle même durant leurs ébats par un autre prénom, celui de l’homme qu’elle aime et qui n’est plus.
La femme dans le roman est ainsi définie par le charisme que lui confèrent ses actions. Technique qui met les sens à contribution (Cohen 2016 : 45) le charisme fait le chef, et en l’occurrence, la cheffe dans le roman de Confiant. Cette dernière exerce une influence sur ceux qui adhèrent à l’essence de sa personnalité, et c’est la reconnaissance de son autorité et de sa légitimité qui conduit les autres à suivre ses avis (Confiant 1996 : 346).
Le personnage féminin confiantien s’impose donc. Il affirme l’égal accès des femmes et des hommes au désir, au plaisir, mais aussi au devoir de jouir de ce qu’il souhaite. Philomène est d’ailleurs la représentation de la femme libérée dans l’ensemble de l’œuvre de Confiant. Elle y est « la Prostituée fameuse » (Confiant 1996/2007 : 402) qui revient dans plusieurs romans, celle qui défie la morale et éprouve les libertés. Elle soustrait interdit et mauvaise conscience à sa jouissance physique après avoir connu une seule fois l’amour véritable avec Amédée Mauville, un intellectuel brillant de la bourgeoisie mulâtre qui l’avait encanaillée dans la fidélité et la monogamie.
Certains personnages de Confiant rejettent d’ailleurs l’institution du mariage, vécu comme instrument d’oppression des femmes. Dans Madame St-Clair, Reine de Harlem, Louisiane, la couturière du quartier où a grandi Stéphanie,
n’appartenait qu’à un homme et un seul auquel elle était entièrement soumise […] [qui] la cognait pour un oui ou pour un non, […] exigeait que la couturière lui prépare sur-le-champ deux carreaux de fruit à pain et une tranche de morue séchée […], dormait tout son saoul, avant de se réveiller deux ou trois heures plus tard en beuglant dans son créole rugueux […] Hé, la salope, viens donc m’ouvrir tes cuisses ! » (Confiant 2015 : 14-15).
Influencées par ce que les femmes de leur entourage supportent, élevées par des séditieuses, les héroïnes de Confiant ne grandissent pas, comme la tradition morale l’aurait voulu, dans la trajectoire du mariage. Stéphanie Sainte-Clair matérialise d’ailleurs le refus des processus et des pratiques qui enferment la femme au foyer. Ayant observé dès l’enfance les stéréotypes de la domination masculine, notamment à travers les comportements de ces « brutes épaisses » (Confiant 2015 : 14) qui se font servir, ont « la calotte facile et le canif rapide » (Ibid. : 14-15) vis-à-vis de leurs femmes, la reine de la loterie de Harlem récuse la condamnation des femmes au sein de la sphère domestique et expose sa conception de l’état conjugal :
[…] toute une foison d’hommes, notamment Duke et Bumpy, avaient voulu me passer la bague au doigt – ah, le tout premier, je l’oubliais, celui-là ! Philibert, le coiffeur de Fort-de-France –, mais je les avais rebuffés de verte manière. Pas question que Stéphanie St-Clair se laisse enchaîner, ne serait-ce que par un anneau nuptial. J’étais une femme libre, libre de mes désirs et de mes mouvements, libre de mes paroles et de mes croyances. Mariage à mes yeux équivalait à, non pas prison, ce qui serait exagéré, mais à assignation à domicile. Je n’ai jamais autorisé aucun de mes amants à me demander pourquoi je sortais, à quelle heure je rentrerais, qui j’avais rencontré dans la journée ou la soirée. (Ibid. : 137).
Le personnage féminin est auteur de sa liberté dans le roman de Confiant. C’est lui qui décide s’il se révolte, s’il se reconnaît une identité propre ou s’il se lamente face à la force des valeurs patriarcales. Ce que le romancier récuse véritablement, c’est un personnage féminin qui vivrait dans l’acceptation ou la résignation, dont la partie la plus vivace s’éteindrait, en somme. Souffrir est possible pour ce personnage, mais pas s’enfermer dans un état ou une situation par lâcheté.
Dans Commandeur du sucre, récit situé en 1936 soit presqu’un siècle après l’abolition de l’esclavage, sur la plantation Bel-Évent où les rapports sociaux ont peu évolué, le personnage principal, Firmin Léandor, cristallise le souhait de « l’honnête homme » qui aspire avec un naturel certain à la stabilité d’un foyer où la femme serait attentive, parfaitement paisible et jamais importune. Ce personnage avait dès lors « dû flanquer une fois une méchante paire de calottes » (Confiant 1994 : 48) à sa première femme Honorienne, parce qu’elle lui avait resservi à manger « d’autorité » (Ibid. : 48). Néanmoins, c’est avec satisfaction qu’il avait pu constater que sa nouvelle épouse, « elle, est la discrétion faite femme » (Ibid. : 48), démontrant ainsi à quelles exigences répond le statut d’épouse. Éléonore est donc « parfaite » (Ibid. : 47), « très prévenante », elle « s’interdit » (Ibid. : 48) de poser des questions à son mari. Modèle du féminin-maternel-idéal, elle réduit son existence à la recherche de la félicité domestique de son époux. Cependant, le héros de Confiant, Firmin Léandor, ne paraît pas en être pleinement épris et il dissimule d’ailleurs assez mal sa fascination pour la seule femme secrète, trop fière pour adresser la parole à qui que ce soit au sein de l’Habitation, Clémencia, cette « amarreuse superbe et énigmatique, à la peau moirée, d’une stature égale à celle d’un homme » (Ibid. : 63), qui marque son indépendance. Dans les romans de Raphaël Confiant, le personnage féminin signe l’orgueil et la souveraineté de son caractère, quel que soit son positionnement ou son histoire. L’un des éléments marquants du roman Commandeur du Sucre est d’ailleurs l’émancipation progressive d’Éléonore :
Firmin prit conscience qu’Éléonore était plus attirante à cinquante ans passés qu’au moment où il l’avait épousée. Sans qu’il s’en rende compte, la femme discrète et soumise qui lui amidonnait pendant des après-midi entières son costume blanc du dimanche, lui empesait le mouchoir dont il ornait sa poche, lui cirait avec du cirage « box-calf » ses godillots noirs, cette femme-là s’était métamorphosée petit à petit en une négresse-debout, une mâle femme qui n’avait plus besoin de personne pour conduire sa destinée. (Ibid. : 309).
L’épouse modèle se meut en sujet autonome. S’étant rendue compte que ses occupations parfois harassantes de maîtresse de foyer ne la comblent pas, que le renoncement et le dévouement qui sont tant vantés aux femmes n’assurent rien d’autre que la répétition monotone de ses journées, elle décide qu’avant d’être épouse et mère, elle doit d’abord devenir une personne.
Cette réussite de la description des vies multiples du personnage féminin provient de ce que Confiant écrit l’apprentissage de l’existence des femmes par elles-mêmes. Le romancier octroie et développe chez ses personnages féminins ces traits que l’on a longtemps pu croire exclusivement masculins mais qui sont en réalité le résultat d’un apprentissage. Ayant affronté les situations violentes, la dureté du monde, le personnage féminin confiantien « saisit son corps comme un moyen de dominer la nature et un instrument de combat ; […] à travers […] luttes, défis, épreuves, il trouve un emploi équilibré de ses forces ; en même temps, il connaît les leçons sévères de la violence ; il apprend à encaisser les coups, à mépriser la douleur, à refuser les larmes du premier âge. Il entreprend, il invente, il ose. » (de Beauvoir 1949 : 27)
Les multiples formes d’accomplissement de ce personnage féminin interrogent les subjectivités sur le couple, la famille, la vie sexuelle de la femme. Il est d’ailleurs intéressant d’observer dans Madame St-Clair, Reine de Harlem, comment la relation de Stéphanie avec « son premier amour » (Confiant 2015 : 138), l’homme qui parvient finalement à affaisser ses barrières, évolue vers le mariage :
J’acceptais la proposition de mariage de celui qui se définissait comme « le premier musulman moderne des États-Unis ». […] De ce jour, je devins une créature à double face : quand je m’occupais de mon business de loterie, dirigeais mes collecteurs de paris et mes banquiers, j’étais Stéphanie St-Clair. Je n’avais pas changé d’un iota, mais quand Sufi rentrait à la maison, je me muais en une femme soumise, attentive à ses moindres désirs, bref je devenais Samia Abdul Hamid. Cela finit par devenir un jeu dans lequel j’étais une véritable experte. (Ibid. : 139).
La vie de la femme serait faite de devoirs vis-à-vis des autres, de nécessité de soins de sa garde-robe et de son apparence, de travaux ménagers, de corvées mondaines et de contrôle de soi ; mais cette image lissée de la vie de la femme ennuie les héroïnes de Confiant, qui choisissent les versants de la féminité qui leur permettent d’être provocantes, spontanées, de manquer de tenue, de se lasser, de ne pas s’attacher et de s’octroyer des triomphes éclatants que la société voudrait réserver aux hommes.
Dans Commandeur du sucre, le personnage de Justine incarne la femme libre dans un monde encore dominé par des hommes, qui fonde comme leitmotiv le rejet de la discrimination sexuelle. Brûlante et fascinante, son assurance, sa vitalité et sa sexualité sauvage singularisent ses attraits et la façon dont elle envisage sa relation avec les hommes de sa vie s’inscrit comme recherche d’intensités assumée et découverte de soi :
Or donc, Justine, la splendide mulâtresse qui officiait en tant que cheftaine-lavandeuse sur l’habitation Bel-Event, partageait l’opulence de ses chairs entre son concubin, occasionnel il est vrai, le charpentier Antonin, son amant de cœur (le cabrouettier Bérard) et le béké Duplan de Montaubert, décida de se remarier un-deux-trois mois après la mort brutale du charpentier. Madame avait la réputation de s’adonner sans la moindre vergogne aux plaisirs vénériens mais elle savait tenir son rang et ne désirait point livrer son honneur à la malignité publique. […] Et puis ce que l’on pardonne à une femme qui arbore une bague au doigt, on le décrie chez celle qui vit seule dans sa case, soupçonnée qu’elle est d’y recevoir un homme différent tous les soirs. […] En fait, la vagabondagerie de Justine faisait partie de son charme et la sauvait de cette inexplicable fadeur qui terrassait les mulâtresses à l’approche de la trentaine. (Confiant 1994 : 207-210).
Construites autour des représentations des corps, les narrations des pratiques amoureuses dans les romans de Confiant, abolissent mesure, retenue ou pudeur. Dans Eau de Café, les jeunes enfants sont ébahis par le naturel et la gaieté des ébats de la mystérieuse Antilia avec les chauffeurs qui desservent régulièrement le magasin de sa marraine :
Antilia remontait sa robe à son menton et s’étalait face à l’air contre un sac de farine-France. […] Elle écartait largement les cuisses, les bras repliés sous la tête pendant que le chauffeur, qui n’avait fait que baisser son pantalon aux genoux, la bourriquait de toutes ses forces, ahanant de façon comique. Ses lèvres libellulaient sur les seins bruns d’Antilia durcis par le plaisir et pourtant doués d’une étonnante élasticité. Du fond de la gorge de la jeune femme montait un murmure monotone mais excitant, emplissant le petit dépôt jusqu’à créer une sorte d’écho qui ne semblait point gêner le débarqueur de marchandises. Simplement évitait-il d’empiler trop dangereusement les caisses à leurs côtés. Parfois, nous l’entendions marmonner dans notre langue : « Koké koké zot ! Koké avan zòt mò, lébann malkochon ! » (Baisez donc tout votre saoul ! Baisez avant que vous ne creviez, tas de porcs !). Antilia éclatait de rire, d’un rire si hystérique qu’il faisait sursauter la moitié d’entre nous et s’égayer l’autre telle une rafale de merles. Nous voyions la verge boursouflée du chauffeur pénétrer avec rage l’entrecuisse de la servante tandis que leurs deux corps dégoulinaient de sueur. (Confiant 1991 : 34-35).
Subvertissant les normes de genre, le personnage féminin renouvelle les points de vue et la perception des choix, du mode de vie choisi. Aux forces de la virilité, très présentes dans les romans de Confiant, répond une féminité aux accents profondément libertaires. La conception de l’union entre la femme et l’homme est ainsi liée au corps, au rapport de force ou de domination dans les romans. Mais quelles sont les attributions et rôles de chacun au sein du couple ? Quels sont les lieux de domination de l’un sur l’autre ?
Les héroïnes de Confiant refusent la charge mentale du ménage, de la maison bien tenue par la parfaite femme d’intérieur.
Institution controversée dans les romans confiantiens, le mariage apparaît comme un mirage que de nombreux personnages féminins trouvent moins nourrissant que leur réalité. Dans l’Allée des soupirs, roman qui décrit la vie dans un quartier populaire au moment des émeutes de 1959 en Martinique, le mariage apparaît comme un « titre de mulâtresse » (Confiant 2014 : 25), une aspiration de jeune fille en fleur (Ibid. : 18), à qui des charmeurs verbeux et autres génies du délayage conteraient des chansons.
Ne souhaitant pas finir comme celles à qui l’on promet le mariage si elles restent sages (Confiant 2015 : 15), l’héroïne de Madame St-Clair, Reine de Harlem s’attache également à préserver son indépendance. Les rémanences de son indocilité ne manquent d’ailleurs pas d’indisposer les membres des gangs de New York qu’elle côtoie. Néanmoins, c’est justement ce caractère, mauvais ou rebelle – le lecteur choisira – qui la conduit à choisir comme compagnon de vie un homme hors des codes, un leader qui lui présente les situations sur le ton des évidences et non de l’injonction (Ibid. : 139). Les personnages féminins de Confiant ne se laissent effectivement pas définir par les hommes. Au contraire, ce sont souvent elles qui les façonnent.
Amour et muse se conjuguent souvent dans les mondes de l’art et la place des femmes dans le processus créatif y est révélatrice. Quelques travaux empiriques ayant révélé des dynamiques d’entrée, de reconnaissance et de maintien inférieures à celles des hommes (Buscatto 2015 : 132), il apparaît qu’elles jouent souvent « un rôle « naturel » et séduisant de muse, de soutien ou de public » (Ibid. : 148).
Dans La muse ténébreuse de Charles Baudelaire, Raphaël Confiant relate les quinze années de passion tumultueuse faite de ruptures violentes et de retrouvailles exaltées (Confiant 2021 : 244) entre le grand poète français et la mulâtresse qui jouera un rôle central dans sa vie et son œuvre. Jeanne Duval est en effet « la muse, l’inspiratrice, l’unique vrai amour, la tortionnaire, l’opium de l’auteur des Fleurs du mal, ouvrage qui n’est rien d’autre [aux yeux de ce personnage féminin] qu’un misérable dictionnaire de mélancolie et de crime » (Ibid. : 265) dont elle sait qu’elle a inspiré les plus beaux vers (Ibid. : 89).
Jeune femme indescriptible ou alors aux descriptions multiples – presque géante, aux senteurs et à la chevelure singulières – qui choisit elle-même son nom, elle est celle qui a inspiré Manet, Delacroix, Courbet. Originaire de l’île Bourbon, de Saint-Domingue ou de l’Afrique du nord, à moins que ce ne soit des Antilles, elle est « l’impudique, l’impure, l’imprévisible, l’impatiente, l’impétueuse, l’imprudente, l’impavide, l’immorale » (Ibid. : 265). Mais elle est surtout un personnage ambivalent dont l’Histoire a du mal à percevoir si elle a causé la chute du Maudit ou si elle lui a apporté confiance et réussite. Entre les deux versions, la première soutenue par la mère du poète et d’autres écrivains comme Jean Teulé, Albert Feuillerat ou Pascal Piat, et la seconde par les amis de Baudelaire jadis, Courbet et Nerval6, le romancier Raphaël Confiant a choisi. Jeanne Duval est non seulement cet idéal de la Beauté au cœur de l’esthétique baudelairienne, cet objet du désir baudelairien, mais elle est surtout celle qui regarde, désire et représente le poète. Dans le roman, elle inverse le paradigme artistique convenu de l’œil masculin qui représente la femme. C’est à travers son regard (alternant avec les pensées du poète) que l’écrivain choisit d’appréhender le mystère baudelairien et peint l’homme :
Mon amoureux a mal au temps qu’il dit filer comme une comète. À la vie qu’il affirme dénuée de sens. À sa provisoireté surtout. […] Sa bande de poètes et de peintres couve la même mélancolie que, dans les gazettes, j’ai su être le spleen. […] À la différence des Nadar, Monet et Gautier qui n’ont jamais quitté l’Europe, il a, dans sa prime adolescence, humé d’autres senteurs, caressé d’autres peaux. Ces souvenirs sont même les seuls qu’il dit heureux. Mais cela ne suffit pas à le guérir de ce mal inconnu qui le ronge, cette mélancolie ou ce spleen, je ne sais, qui est souvent la cause de nos malententes (Ibid. : 115-116).
Mettant en lumière le lien entre le mal et sa beauté, adorée par le poète, le romancier dévoile la complexité du personnage féminin de Jeanne « don de la foule » dont « le regard […] [le] fait soudainement renaître » (Ibid. : 112), ses différentes facettes mais également le regard méprisant que la société porte sur elle et qu’elle a intégré comme une donnée. Bafouée par une Histoire à laquelle elle échappe et que le romancier réinvente, Jeanne porte seule le scandale d’une relation entre un Français de bonne famille et une actrice aux mœurs douteuses, une « lorette » (Ibid. : 99). Ses représentations de femme diabolique aux traits très beaux, présentée comme vile, intéressée, véritablement fatale, sont saisies par le romancier qui retrace les méandres de cet amour fou, tout en n’omettant pas de rappeler tout ce que la société refuse à ce « supplément de vie » (Ibid. : 113) pour l’homme, notamment en raison de sa couleur de peau.
Très conscient de sa valeur, le personnage féminin chez Confiant refuse d’être limité. La force physique de l’héroïne est largement décrite dans le roman. C’est cette puissance, cette impétuosité, cette prodigieuse vitalité du personnage féminin qui inscrivent sa différence, lui permettent d’affronter le racisme (Ibid. : 171) et de se remettre promptement de ses émotions après s’être faite violemment molester par trois hommes ivres (Ibid. : 53), ce qui ne manque d’ailleurs pas de surprendre le poète.
Les personnages féminins de Confiant, conscients de leur valeur, ne manquent pas le rendez-vous avec eux-mêmes. Se pencher sur les romans de Confiant permet ainsi d’observer la vie naturelle de la femme qui se maintient contre le monde habituel, de la femme qui n’est « qu’« elle » et non un exemplaire de l’espèce féminine » (de Beauvoir 2008 : 690).
Conclusion
Il est remarquable que Confiant, dont on n'a pas de preuve qu'il ait lu Simone de Beauvoir, soit proche, dans la représentation de ses personnages féminins, des propositions de Simone de Beauvoir analysant l’inexistence du Moi figé, définitif (Ibid. : 41). Amorçant l’étude de la genèse et de la reconquête des paysages intérieurs de la Walkyrie qui s’éveille et comprend ce qu’on attend d’elle (Ibid. : 836), mais surtout, multipliant les explorations de la condition féminine, à travers la puissance de la projection imaginaire, le romancier examine les schémas traditionnels de l’existence et y oppose des destins faits de refus réfléchis et vécus par les personnages. Le personnage féminin de Confiant, conscient de sa force, se détermine lui-même, soucieux d’être assez libre pour devenir soi.
Confiant rejoint donc, très tôt dans son œuvre, des paradigmes féministes d'époque. Néanmoins, se tenir à ce constat reviendrait à simplement remarquer une dépendance de Confiant à une certaine pensée dominante. Or, en réalité, Confiant, partant d'un certain nombre de stéréotypes relatifs à la femme, y compris ceux du féminisme, reprend ces stéréotypes, non pas pour les spécifier, mais pour les replacer dans ce qui est des récits d'émancipation féminins, donc lisibles comme les récits d'émancipation caractéristiques de la créolité. Le traitement de situations féminines « antillaises », extrêmes ou paradoxales mais historiques (la reine de Harlem) et la reprise de figures féminines qui appartiennent à l'histoire littéraire (par exemple, celle de Jeanne Duval, ce souffle de vie pour Baudelaire) montrent que Confiant s'attache moins explicitement à des paradigmes féministes qu'à des exemples de femmes qui font, en elles-mêmes, leçon d'émancipation – une leçon qui court d’ailleurs dans l'ensemble de ses œuvres. Ce ne sont pas les paradigmes féministes contemporains qui font venir à l'émancipation, mais la recherche de l'émancipation, plus exemplaire chez les femmes que chez les hommes, par la situation des femmes, plus extrême en contexte de domination et d'asservissement, qui permet de lire ces paradigmes. On rejoint ainsi une grande leçon des écrivains de la créolité : l'asservissement est inévitablement la matrice de l'émancipation – et celle-ci ne concerne pas seulement les situations strictes de l'esclavage et de ses variantes.