Un patrimoine photographique familial

Claudie Annerose

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Claudie Annerose, « Un patrimoine photographique familial », Archipélies [Online], 7 | 2019, Online since 15 June 2019, connection on 10 December 2024. URL : https://www.archipelies.org/512

L’anthropologue passe parfois à côté de ce qu’il a sous les yeux, comme par exemple une collection de diapositives dormant chez lui. Pourtant ces images peuvent constituer un objet de réflexion en anthropologie visuelle, approche qui se propose de relire œuvres d’art, photographies, films, ou transcriptions numériques pour percevoir leur apport dans l’analyse des faits de société. Elle permet accessoirement à nourrir le questionnement autour des problématiques de mémoire.

An anthropologist is sometimes unaware of things stored quite close by -- such as a collection of slides, forgotten in one’s own home. When rediscovered, such images can be a source of reflection in visual anthropology, an approach that aims at rereading works of art, photographs, films, or digital transcriptions, and use them as contributions to the analysis of social phenomena. Such an approach allows also to feed the many questions raised by the concept of memory.

Introduction

Un jour de grand nettoyage, dans la cave de la maison familiale, en mai 2018, j’ai ouvert une glacière de quarante-cinq litres et une boîte en carton de volume équivalent. Toutes deux contenaient des diapositives en couleur datant de la fin des années 1970 au début des années 1990, prises presque en totalité en Guadeloupe, par mon défunt frère, photographe amateur. Ces diapositives avaient été remisées à la cave depuis son décès en 2009 par un autre de mes frères, conteur, animateur, dans l’intention de les intégrer, un jour, à l’une de ses activités. Pour ma part, j’avais connaissance de leur présence ainsi qu’une vague idée de leur contenu, mais je n’avais aucun projet les concernant. Je passais simplement parfois à côté en regrettant que personne n’en fasse cas.

Alors que je m’intéresse à la place de la mémoire dans les pratiques usuelles, dans la vie ordinaire, je n’avais pas vu dans ces diapositives un élément susceptible d’alimenter ma réflexion sur ces questions et encore moins un objet de recherche. En fait, sauf en de très rares occasions pour appuyer un argument, je ne m’étais jamais particulièrement intéressée aux images comme objet d’anthropologie.

La décision de les regarder de plus près m’est venue, quand j’ai réalisé, au cours de ce nettoyage, que le fond de la boîte était déchiré et que des diapositives en étaient sorties, jonchant le sol poussiéreux de la cave. J’avais eu l’occasion déjà d’en ramasser quelques-unes, un peu par réflexe, mais toujours sans réflexion particulière. À cet instant, ce qui me poussait à m’y attarder était un sentiment de gâchis de ce travail inexploité, inexploré et livré aux aléas du temps. Je n’avais toujours pas de projet précis, toutefois, je me disais qu’il fallait faire quelque chose.

J’ai alors décidé de remonter de la cave un lot d’une vingtaine d’images prises au hasard et de les examiner au calme. C’est là qu’une fois passés les moments de nostalgie où je reconnaissais autant des personnes que des lieux ou des situations diverses, je décelais progressivement une sorte de fonds documentaire et une collection, témoin de la vie d’une époque en Guadeloupe. Toutes ces images de manifestations, d’enfants, de rencontres diverses, de carnaval, d’athlétisme, de courses cyclistes ou de bœufs tirants1 reflétaient bien une époque, une manière de vivre, un patrimoine partagé, une culture. Elles me renvoyaient peu à peu à mon questionnement sur ces mémoires que nous portons au quotidien dans nos corps, nos postures ou nos pratiques usuelles. Pour celui qui s’intéresse à ces problématiques, le contenu ces diapositives n’était-il pas précieux ?

Pour répondre à cette question, il faudra, après avoir choisi quelques outils théoriques, voir la collection dans sa globalité et affiner en se penchant sur une partie de celle-ci pour mieux en évaluer la pertinence.

1. Pour déchiffrer les diapositives

En visionnant les vingt premières diapositives, les questions suivantes prenaient forme : quelle lecture en faire ? comment les faire parler et saisir au mieux ce qu’elles peuvent raconter ? Les outils à même d’aider à répondre étaient ceux relatifs à l’imaginaire, à l’esthétique, à l’image, aux représentations, à la mémoire collective et surtout à l’anthropologie visuelle2.

Cette dernière est présentée par J-P Colleyn davantage comme « un carrefour où se croisent l’anthropologie, l’histoire de l’art, l’iconologie, les études cinématographiques et photographiques, la sociolinguistique, la psychologie et la sociologie que comme une discipline au sens strict » (Colleyn, 2012). Elle est intéressante ici parce qu’elle aide à comprendre l’apport de la photo et du film comme une œuvre autant que comme source d’information. Par ailleurs, elle met en exergue les conditions sociales (économiques, politiques, idéologiques) de leur production (Colleyn, 2012) tout comme les représentations sociales dont elles sont le reflet. Ainsi elle montre que ces diapositives extraites d’une cave pouvaient, elles aussi, être « analysées en tant que produits historiques, en tant que constructions consciemment ou inconsciemment élaborées selon les théories et les idéologies en vigueur » (Colleyn, 2012).

Cet outil qu’est l’anthropologie visuelle aurait pu suffire, cependant les réflexions autour de l’image comme celle de Hans Belting (Belting, 2004), apportaient d’autres éléments. L’historien de l’art souligne, notamment, que l’on vit avec des images et que l’on comprend le monde en images. (Belting 2004, p. 18) Il précise, par ailleurs, que le rapport à l’image se poursuit en quelque sorte dans la production extérieure et concrète d’images qui s’effectue dans l’espace social et qui agit, à l’égard des représentations mentales, à la fois comme question et réponse (Belting 2004, 18). H. Belting suggère ainsi, d’une part, que les images sont intériorisées, mais aussi que la perception et la fabrication de celles-ci sont intimement liées. Tout cela signifie également que toutes les images prennent leur sens à mesure qu’on les regarde et qu’elles n’en ont pas un intrinsèquement. Elles sont donc toujours en construction, idée qui me libérait du souci d’être fidèle à la volonté du photographe puisque le sens était toujours à définir. C’est, d’ailleurs, ce qui rend ces diapositives toujours pertinentes, car les lectures que l’on peut en faire sont infinies.

En fait, cette approche par l’image n’est pas éloignée de ce propose l’anthropologie des représentations qui insiste, de surcroît, sur le fait que la lecture de l’image ne se réduit pas au déchiffrage d’un contenu, mais que « percevoir est donc aussi et toujours projeter une image de soi. » (Severi, 2003) Elle est proche aussi de certains éléments de l’anthropologie de l’imaginaire, notamment de l’idée qu’un lien existe entre ce que peut comprendre d’une image un spectateur et son appartenance à une société donnée. Cependant l’anthropologie de l’imaginaire telle que l’a présentée G. Durand, met l’accent sur le fait que toute vision du monde, avec ses mythes, ses symboles ou ses archétypes, prend racine dans le terreau de l’imaginaire (Durand, 1960). Ces approches montrent que la lecture de l’image est enracinée dans la culture et le vécu de chacun. Ainsi le déchiffrage de ces diapositives implique autant le photographe que celui qui regarde et ce que lira ce dernier fournira une multitude d’informations socioculturelles autant sur les images que sur les représentations qu’il porte. De plus, une image, dans le même espace culturel, ne se lira pas de la même manière selon le contexte. À travers ces diapositives, on voit aussi que le photographe lui non plus n’est pas maître de ce contexte. Il y est livré autant que celui qui regarde.

En outre, j’aurai à l’esprit mon travail de thèse sur la mémoire (Annerose, 2018), car ce dont il est question ici, c’est aussi le traitement du passé. Il s’agit, en effet, de voir comment ces diapositives s’articulent comme fonds iconographique, comme objet de mémoire. Elles ramènent bien à l’idée d’une mémoire collective qui bouge qui se construit, car elles sont le reflet d’un héritage auquel on obéit, ou auquel on donnera un sens aujourd’hui. On y perçoit les traces de l’histoire, la vie sociale, individuelle, culturelle, politique, économique en Guadeloupe et celles-ci nécessitent de prendre en compte ce qu’il a de dynamique, de complexe dans cette société.

Enfin, les diapositives que j’avais en main me conduisaient vers des réflexions liées à la notion d’esthétique. Il s’agissait aussi de voir jusqu’où une diapositive peut être à la fois une source d’information et de réflexion tout en étant appréciée pour ses qualités esthétiques. Ces dernières seraient liées à la fois au photographe, à son savoir-faire, à son sens esthétique, à ce qu’il juge beau, digne d’être photographié ainsi qu’à ce qu’offre celui qui est photographié et qui prend la pose. On perçoit à travers ces images le sens de l’humour du photographe, ses émotions autant que ce qui lui pose un problème, mais aussi son échange avec ceux qu’il a photographiés. Ces diapositives révélaient aussi que le photographe n’est pas seulement celui qui rend compte, mais qu’il est l’acteur qui institue le spectacle. C’est sa présence qui conduit, bien souvent, les uns ou les autres à se montrer sous un angle ou un autre.

Ces images posaient également des questions liées au parti pris du photographe sur ce que pouvait être pour lui une belle photo. Cependant, l’idée d’une esthétique liée à la photo oblige, à prendre en compte les questions technologiques sur la vitesse d’obturation de l’image, de profondeur de champ ou encore de cadrage pour la prise de vue. Elle nécessite, en clair, d’avoir à l’esprit la manière dont le photographe utilise l’outil qu’est l’appareil photo. Enfin, ces diapos renvoient aussi à ce par lequel on se laisse émouvoir.

C’est donc bien un corpus diversifié offrant un croisement de regards qui s’avérait nécessaire. Celui-ci allait permettre de souligner la complexité et la diversité des pratiques sociales autant que les questionnements liés à la photo ou à l’esthétique se dégageant de ces diapositives.

2. Autour de l’ensemble des diapositives

Le travail d’inventaire et de numérisation3, a permis d’être plus à même d’évaluer la manière dont une telle collection d’images qui, au départ, ne sont pas saisies à des fins documentaires, renseigne sur la vie sociale, sur l’histoire et sur diverses pratiques. Ce travail d’ensemble a également contraint a une réflexion sur la manière dont l’oubli se met en place insidieusement.

2.1. Oubli et mémoire

Une fois le travail d’inventaire et de numérisation terminé, le matériau disponible ouvrait sur des pistes de réflexion suivantes : la première portait sur ce qui s’était joué à la cave et qui s’apparentait à une sorte d’organisation de l’oubli, la seconde, concernait la mémoire ainsi que des questions d’ordre pratique telle que la conservation de ces informations numérisées.

2.1.1. Autour de l’organisation de l’oubli

Très probablement du fait du décès de leur auteur et de notre filiation, ces diapositives m’ont renvoyée aux notions de vie et de mort et plus précisément par rapport à ce que nous laissons, ce qu’il reste de nous, comment on « accommode les restes » (Debary, 2003) des autres, ce que l’on construit, ou que l’on refuse de construire avec ce qu’il reste des nôtres.

Le sort de ces images reflétait la façon dont se met en place, dans cette cave ou en d’autres lieux, un oubli ordinaire ; pas du tout celui d’un individu, ou d’une famille vis-à-vis de l’un des siens, mais plutôt comment s’effacent les traces des uns et des autres, en dépit des souvenirs, des messes d’hommage ou des héritages partagés. Le temps faisant son œuvre, un oubli s’installe provoqué par la nécessité de mettre de l’ordre, de nettoyer pour continuer de vivre ou à cause de l’envie légitime de se défaire d’une photo jaunie accrochée au mur depuis des lustres. L’on se débarrasse aussi peu à peu des albums qui restent fermés, auxquels plus personne ne s’intéresse et où les visages deviennent étrangers. Tout cela se met en place au fil de la vie, des nettoyages, rangements, déménagements et décès.

À ce titre, il convient de préciser que cette cave n’est en rien exceptionnelle. Ce que j’y ai vu c’est ce que d’autres personnes décrivent indirectement quand elles évoquent les armoires à vider suite à un décès, les greniers trop remplis, « la maison de Maman qu’il faut vider pour la vendre »...

Dans ce lent glissement, c’est un peu de la quintessence de nos proches disparus qui continue de filer, comme dans une seconde mort, avec leurs expressions favorites, leurs manières d’être, les marques réelles de leurs talents, bref leur vie. Pourtant paradoxalement ils continuent de vivre en nous : puisque leurs expressions résonnent encore en nous. Leur travail artistique, on peut encore le partager, en voir la pertinence, s’en inspirer et en quelque sorte faire triompher la vie, comme on l’a fait en extirpant les photos de la poussière, car celle-ci qui renvoie à l’idée biblique de la mort est, de ce point de vue, aussi réelle que symbolique.

2.1.2. Autour d’une mémoire

Une technologie contemporaine performante permettant de résister toujours plus aux dégâts du temps et à la perte définitive d’informations précieuses, tel est le cadre dans lequel la numérisation de ces diapositives pour préservation et conservation s’inscrit. Cette démarche pouvait être une des manières de freiner l’oubli, de transmettre et d’inspirer, rendant possibles d’autres constructions de mémoire. En effet, cet héritage particulier de moments de la vie ordinaire et d’événements sportifs, culturels, familiaux (communions, mariages, naissances...) est un socle vers lequel peuvent converger d’autres créativités, d’autres talents. La question qui se posait était alors : quelles mémoires, qui au-delà de la de nostalgie, peuvent se bâtir à partir d’une telle collection et contrebalancer la force de l’oubli ?

Pour y répondre, j’ai interrogé quelques personnes de mon entourage auxquelles j’avais montré ces diapos et expliqué la démarche. Je m’attendais ce qu’elles trouvent cela tout juste intéressant, mais bien loin de là, leurs réactions traduisaient un réel souci de ces questions. Elles avaient bien conscience que des photos qui semblaient anodines puisque montrant la vie de tous les jours, présentaient des pans de leur histoire et de leur patrimoine commun. De plus, celles-ci faisaient écho à leurs propres réalités en termes de mémoire sociale, familiale ou autre.

Les réactions furent significatives. L’une de mes sœurs, à la vue des diapositives, m’a interrogée sur la présence éventuelle dans la cave de photos de mon père jeune et celles de mon grand-père paternel, déplorant que ses recherches de celles-ci soient restées infructueuses. Une autre de mes sœurs a ressorti une photo de mon grand-père maternel tandis qu’une autre parente en a profité pour évoquer son action militante à l’époque de ces photos. Ces trois réactions apportent la preuve de l’effet d’entraînement d’une mémoire vers d’autres qu’elle a provoquées.

Toutes ces personnes constataient que leur ordinaire, leur vécu rejoignait un patrimoine dont elles étaient acteurs. Elles n’étaient pas dans une situation passive de réception de la mémoire. Des phrases telles que « moi aussi », « ça me rappelle que... » ou « là, c’est untel » confirmaient qu’elles faisaient bien partie de cette mémoire qui n’est pas autoritaire, au demeurant, puisqu’elle permet les interactions, les réflexions autour de la vie et pas seulement une posture de recueillement.

2.2. La vie qui ressort de la collection

Une fois l’inventaire et la numérisation effectués, l’hypothèse selon laquelle une collection de diapositives apporte des informations, sur l’organisation de la société guadeloupéenne à un moment donné pouvait se vérifier. Celle-ci était confortée par les remarques des personnes ayant vu l’ensemble des diapositives, le retour sur des faits historiques, ou simplement par les postures, les liens sociaux, les pratiques usuelles, le climat social qui transpiraient dans ces images.

2.2.1. Une multitude d’informations sur un même support

Ces photos fournissent une infinité d’informations et sont comme des pièces du puzzle de la Guadeloupe à cette époque dans ses dimensions économiques, politique, urbanistique, vestimentaire, culturelle, religieuse... À travers de simples photos de rue, de baignades à la rivière, de colonies de vacances, c’est ainsi un grand nombre d’éléments que l’on peut analyser ou comparer à d’autres.

Sur la photo d’un homme qui dîne, on distingue une salade de riz et un quart de poulet grillé, mets bien banal. Cet instantané qui aurait pu être saisi à l’autre bout du monde est, cependant, un indicateur de l’évolution des manières de s’alimenter, signe bien réel de la standardisation générée par la mondialisation. Il en va de même pour ses vêtements : un tee-shirt gris et un jean large que l’on pourrait comparer, par exemple, avec la manière dont les hommes d’aujourd’hui s’habillent. Sur la même photo, trois autres personnes discutent vivement, l’une d’entre elles semble défendre un argument tandis qu’une autre sourit. En mettant cette photo en perspective avec d’autres scènes collectives on recueille des informations sur les instants partagés, les manières de vivre ensemble ou les liens sociaux. En arrière-plan, malgré la pénombre, la case en bois avec son toit en tôle rouge déjà un peu défraîchi sous l’effet du temps et du climat témoigne d’un type de constructions traditionnelles en Guadeloupe et dans la Caraïbe.

Ainsi, à l’évidence, des photographies ordinaires s’avèrent être des objets d’étude anthropologique. L’analyse de certaines nécessite la prise en compte de l’histoire, la géographie ou encore les imaginaires. Les pratiques sociales qu’elles donnent à voir révèlent des activités culturelles et sportives, des manières d’habiter, de se déplacer, s’habiller, de s’amuser, de faire le carnaval, de travailler, de faire de la musique, d’honorer les morts... À travers les postures des personnes photographiées ces images renseignent sur les manières d’être, se voir ou sur ce que l’on veut montrer de soi.

Ces photos rappellent, de manière générale, l’album photo familial. Ce dernier, lui aussi finalement, peut être envisagé comme un véritable terrain de recherche, car ce que l’on y voit ramène aux problématiques abordées par l’anthropologie, qu’il s’agisse de la famille, de l’école, du travail, des sports... Ce sont les mêmes images de naissances, de colonies de vacances que l’on y trouve... Au fond, l’album photo familial tout comme la collection de diapos, renseigne sur les liens sociaux, ce autour de quoi ils s’organisent et la manière dont ils s’articulent. De plus, en dehors de ce qui renvoie à la vie sociale, aux manières d’être ensemble, de participer aux événements, on notera que toutes ces images ordinaires finalement traduisent le lien à l’espace, à Dieu, à la mort, à la vie, à l’univers.

2.2.2. Effets de résonance

La démarche suivant l’inventaire et la numérisation a consisté à faire voir l’ensemble des images à quelques personnes afin de recueillir d’autres avis que le mien sur cette collection et son intérêt. Elles aussi reconnaissaient des visages, des lieux ou encore les découvraient dans leur état d’autrefois. Elles les regardaient à travers leur propre vécu et leur expérience personnelle, faisant remonter en surface souvenirs et sujets d’inspiration, disant parfois : « c’est untel » ou encore « la photo a été prise à tel endroit », remarques qui devenaient une source d’informations qui complétaient, en quelque sorte, les images et aideraient à aller plus loin dans la manière de les organiser et surtout dans leur utilisation ultérieure.

À partir de ce constat, on peut déduire que pour faire parler les photos de façon pertinente, il convient de faire se croiser les réactions et tisser des toiles avec les informations ou les souvenirs. Il semble qu’en prenant aussi en considération ressentis ou expériences, il serait envisageable de retricoter une sorte de maillage de la société à un moment donné.

Toutefois, on ne peut occulter le risque d’erreur des lectures et interprétations ou celui de déductions hâtives. Par exemple, sur la photo ci-jointe, la majorité des interlocuteurs a vu un public attendant une course cycliste. Celui-ci se tient derrière une barrière Vauban et dans la rue un homme leur a semblé avoir une altercation avec les gendarmes. Cette photo a alors réveillé des souvenirs et provoqué des réactions. « Hé ! Qu’est qui se passe ? », « tout le monde regarde ! ». Les personnes pénètrent dans la scène et essaient de comprendre ce qui s’est passé, ce qui se dit ainsi que les raisons de l’échange. Certaines l’attribuent notamment à la chaleur « ouais, les gens sont au soleil, là ! Ils ont chaud et les esprits s’échauffent aussi ! » Les interlocuteurs font ainsi intervenir dans la lecture de la photo des critères sociaux, historiques, géographiques, voire météorologiques.

Figure 1. Cliché R. Annerose

Figure 1. Cliché R. Annerose

Toutefois, un interlocuteur plus avisé a expliqué que le contexte était totalement différent de ce qu’avaient cru percevoir les autres personnes. La scène se déroule en réalité lors d’une célèbre course cycliste d’antan à Pointe-à-Pitre : Les cinquante tours des quais. Celle-ci se déroulait l’après-midi, contrairement aux autres courses cyclistes en Guadeloupe dont le départ est donné le matin en raison des conditions climatiques. L’interlocuteur a maintes fois assisté à la manifestation et connaît bien le cadre, l’histoire. Il reconnaît les lieux : la photo a été prise face à l’ancienne mairie de Pointe-à-Pitre, rue Achille-René Boisneuf. Il indique qu’il n’y a là aucune altercation, mais la traduction d’une passion commune pour le cyclisme. L’homme face aux gendarmes est un des officiels (organisateur, juge, chronométreur, entraîneur) de cet événement populaire. Il échange avec les gendarmes des informations liées à la courses. Le public les regarde, à l’affût de toute information relative à leur coureur favori.

D’ailleurs ce même interlocuteur, féru de mémoire sportive, s’est fait une joie de me présenter des photos de cet événement prises au même endroit. Sur celles-ci on perçoit la même passion populaire de l’événement (personnes sur des poteaux téléphoniques, sur des balcons en chantier...) avec une grande discipline, preuve de respect pour les sportifs. La présentation de ces images confirme son propos infirme et tempère celui des autres interlocuteurs.

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Crédits photos AGAMS (Association Guadeloupéenne des Amis de la Mémoire Sportive)/René DATIL

Il y a donc assurément des approches erronées, mais l’important ici ce sont les informations qu’elles apportent malgré tout : que traduisent-elles de l’imaginaire ? Dans le cas présent, ce qui a été « vu » renseigne sur le rapport à l’autorité tel qu’il s’est mis en place en Guadeloupe, ses traces actuelles sur les liens sociaux, voire ce que le gendarme évoque encore aujourd’hui. Au fond, si l’on tente une analyse en s’appuyant sur ces lectures, même erronées, on perçoit la complexité des rapports sociaux et des problématiques sociétales.

Ainsi, ces interprétations elles-mêmes, ces lectures font partie de la réalité et informent sur l’imaginaire de celui qui regarde et sur ses représentations sociales, par exemple.

Au final, on pourrait reprocher à une telle approche de trop s’appuyer sur des éléments subjectifs, comme les perceptions gouvernées par des émotions, sur un imaginaire et où chacun profite pour raconter sa vie. Toutefois cela montre justement que la photo peut être un point de départ au récit de vie. De surcroît, la mission de l’anthropologie est, justement, d’articuler tous ces éléments, de les croiser pour faire ressortir les résonances et permettre de voir les réalités de la société à travers les imaginaires aussi.

3. Autour d’une partie des diapositives : Un homme dans la ville

Au visionnage des diapositives, on pouvait noter sur près d’une cinquantaine d’entre elles, la présence d’un homme, toujours le même à l’évidence, vêtu pareillement, coiffé le plus souvent d’un chapeau de paille. Il se trouve en plusieurs endroits dans Pointe-à-Pitre donnant l’impression de parcourir la ville à la recherche de quelque chose. Cette série d’images m’a servi de support pour approfondir l’approche des autres diapositives.

3.1. Les diapositives et leur contexte

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J’apprends par un de mes frères que ces images s’intégraient dans l’un des projets du groupe Gwakasonné4 dont Roger était membre. Il était prévu d’en faire un montage projeté lors des concerts du groupe. À travers elles, le scénario pose le thème d’un homme à la recherche d’un emploi dans le contexte du début des années quatre-vingt. Aussi, en regardant ces images, mais très probablement influencée par ce que je savais du projet du groupe, j’émets l’hypothèse que le but de ces photos était de témoigner de la dureté des réalités sociales dans la Guadeloupe du début des années quatre-vingt.

Sur celles-ci on distingue très clairement l’homme en divers lieux de Pointe-à-Pitre (rue Frébault, Darboussier, sur le port, rue Vatable...), devant des portes closes souvent, mais aussi en réflexion, face à la mer. On perçoit dans cette série de clichés une volonté de témoigner de la difficulté de trouver un emploi ou plus largement, de vivre. Les images s’inscrivent dans la dynamique du travail de Gwakasonné dont l’un des titres, « Woy woy woy » illustre bien le propos :

« Mwen toujou anmèwdé,
Zafè-an paka maché,
[...] Kenzenn paka rivé,
Boutik mwen ka douwé,
Madanm-la anrajé,
Ti-moun la ka pléré,
[...] Pa sav la mwen alé
Mwen jis anvi kaché » (Gwakasonné, 1984)
5

3.2. Enquête

Pour vérifier mon hypothèse, j’ai interrogé dix personnes étrangères au groupe Gwakasonné, enregistré les entretiens avec leur autorisation. Certains l’ont d’ailleurs été depuis l’instant où est rappelée la démarche jusqu’à la fin, ce qui permettait de prendre en compte toutes les remarques annexes, les récits d’expériences personnelles auxquels ces échanges donnaient lieu.

Il aurait aussi été possible de se tourner vers des membres du groupe qui auraient fourni davantage de précisions sur l’objet de ces images ainsi que l’intention souhaitée de chacune d’elles. Cependant, il s’agissait de savoir comment se lisent, s’interprètent, se comprennent des images, comment on leur donne du sens, ce que cela évoque en nous, comment on y ajoute son grain de sel, comment on s’autorise à y pénétrer. Il a donc paru plus pertinent de proposer à des personnes extérieures à l’histoire de s’exprimer après avoir vu les images et de dire quelle lecture elles en faisaient.

Pour cela, je n’ai pas cherché à construire une trame avec les images. Je les ai montrées à mes interlocuteurs dans l’ordre où elles se présentaient et leur ai demandé ce qu’ils y avaient vu. Pour tous, il s’agissait d’une personne inscrite dans une recherche d’emploi qui s’avérait très difficile. Cependant, si certains étaient interpellés par ce qu’ils percevaient comme une sorte d’errance, de désespoir, situation accentuée par un contexte socio-économique défavorable, pour d’autres il s’agissait d’une volonté de souligner les évolutions d’une société ainsi que ses paradoxes. Bien plus qu’une traduction d’une situation désespérée, ils voyaient s’opérer une transition et poindre des choses nouvelles.

3.3. Résultats

Les propos de ces quelques personnes portaient principalement sur deux aspects. Premièrement, les interlocuteurs ont abordé ce qu’ils percevaient de l’homme sur la photo et ce qui, dans sa quête, renvoyait à leur propre expérience. Deuxièmement, ils ont été amenés à évoquer le contexte économique, social et urbanistique de la ville de Pointe-à-Pitre, cadre de ses déambulations. Toutefois la lecture de ces diapositives apportait des informations relatives à la diversité des perceptions d’une même série d’images.

3.3.1. De l’homme aux expériences particulières

Dans ces diapositives, les personnes interrogées ont toutes vu un individu à la recherche de quelque chose, probablement d’un emploi en raison d’un cliché le montrait en train de consulter des offres à l’intérieur de l’Agence Nationale Pour l’Emploi tandis que sur un autre, il se tenait devant l’organisme, mais à l’extérieur. Même lorsqu’il se tient à proximité d’autres personnes, ou dans son mouvement à travers la ville, l’homme est seul. On le voit par exemple passer à côté des éboueurs ou à côté de lycéens, mais sans aucune interaction avec les uns ou les autres. Les interlocuteurs ont traduit, en majorité, les portes fermées face à lui comme des preuves d’une grande solitude et ont aussi déduit qu’il était dans une forme de pauvreté. L’une des interlocutrices a souligné le fait qu’il était toujours vêtu de la même manière et qu’elle ne le voyait jamais se nourrir. Elle explique alors combien la vie est difficile lorsque l’on manque de moyens de subsistance et évoque son expérience personnelle, retour sur soi induit une fois de plus par la lecture des diapositives et qui montre encore que ce qu’on lit renvoie en grande partie à soi-même.

C’est aussi en regardant les diapositives qu’un interlocuteur a relaté son expérience au début des années 80 évoquant ce qu’il percevait comme les prémices de l’informatique en Guadeloupe, quand tous ses amis de l’époque partaient en France étudier ou travailler dans ce domaine, ce que lui avait conseillé de faire son père. Il s’est souvenu que sur le plan professionnel « c’était une période où les choses devenaient difficiles » et a relaté, de fil en aiguille, ses débuts dans la vie active.

Sur le plan du logement, les images ont aussi fait remonter à la surface des expériences particulières. Dans les images de l’homme à Lauricisque, certaines personnes ont vu le reflet de la difficulté à se loger décemment pour les personnes issues des couches sociales défavorisées. Des personnes ont évoqué leur lieu ou condition d’habitation à cette période et l’un des interlocuteurs a indiqué avoir grandi dans un cadre similaire, relatant spontanément ses conditions de vie de jadis.

Les interlocuteurs soulignaient que sur aucun des clichés n’apparaissait le visage de l’homme. Cela signifiait, selon eux, que ce qu’il semblait vivre pouvait être l’expérience de chacun et renvoyait à l’évocation d’une situation similaire ou complètement opposée.

Cependant, c’était toujours selon leur vécu que les interlocuteurs pouvaient considérer qu’au-delà de la recherche de quelque chose qui améliorerait son quotidien, cette personne était en quête d’elle-même. Pour certains interlocuteurs cet homme, finalement, ne recherchait pas seulement un emploi, mais du sens. Ils ont expliqué que s’il semble être confronté aux difficultés matérielles, néanmoins, il pourrait être dans une recherche bien plus profonde. Ainsi, cet homme qui marche dont on pourrait penser qu’il ne sait pas où il va, est un monsieur tout le monde, en proximité avec les générations et les catégories sociales différentes. S’il est souvent seul, il ne semble pas pour autant fermé aux autres et là encore, cela peut être la traduction de l’expérience de tout un chacun.

Cette dé-singularisation de l’homme et de ce qui semble être son vécu personnel se précise à la lumière de plusieurs réactions. Il s’agissait là pour les personnes interrogées d’une recherche de soi en tant que Guadeloupéen pour quelqu’un qui s’interroge sur la capacité de sa ville et de son île à lui apporter les moyens de vivre. Ici, la lecture des diapositives utilise le prisme de l’histoire sociale de la Guadeloupe. Au-delà de l’homme dans une ville en pleine transformation urbanistique, sociale, c’est aussi une part de l’histoire qui est celle de la Guadeloupe et de l’héritage dont toutes ces personnes sont porteuses qui ressort. La lecture des images où l’on voit l’homme lire la presse écrite engagée militante, les inscriptions sur les murs qui appellent au maintien dans un ordre français sont autant de références au passé colonial et à l’existence de dualités frontales. C’est ainsi que les interlocuteurs parleront de Lauricisque comme « un substrat des racines de la Guadeloupe » ou évoqueront « le colonialisme (qui) a créé Pointe-à-Pitre de manière à cadrer le Guadeloupéen ». Selon eux, ces images dépeignent homme qui cherche « ses racines », « sa place » ou aspire à l’affirmation, la reconnaissance de ce qu’il est.

Enfin, c’est aussi ce vécu qui aura gouverné la lecture de l’espace. Pour les interlocuteurs, l’homme donne l’impression de faire partie de tous les quartiers à la fois. On ne sait pas où il habite, mais il est souvent proche de la mer ou du port. La possibilité de se déplacer est probablement tout ce qu’il lui reste et la mer observée avec assiduité apparaît, pour certains, davantage comme barrière que comme source d’espoir et d’ouverture. La présence de cette mer, sur douze photos sur les quarante-huit, est le signe de sa force dans les esprits, de sa fonction véritable. Pour d’autres interlocuteurs, elle est l’ouverture vers d’autres perspectives, « la possibilité d’aller voir ailleurs ». Ainsi chacun, à partir des mêmes éléments, puisqu’il y avait une seule et même sélection d’images, semblait construire sa lecture à sa guise.

Ainsi ce que l’on voit dans ces images, sans doute au-delà de cette expérience particulière, c’est la recherche intérieure de chacun. On perçoit comment l’on se reconnaît dans une image, comment l’image conduit à une introspection. On peut considérer qu’il y avait à travers cette série d’images une volonté d’interroger tout un chacun et de l’inviter à se mettre à la place de cet homme. Cependant, cette possibilité de se voir n’est-elle pas celle qu’offre un peu toute image ?

3.3.2. De cet homme à la société guadeloupéenne

Ces quarante-huit diapositives ont donné à plusieurs interlocuteurs l’occasion de porter un regard sur une époque en Guadeloupe et d’aborder les problématiques socio-économiques. Cependant, outre l’homme seul en évidence, les interlocuteurs n’ont pas manqué de s’attarder sur deux points particuliers : les personnes en arrière-plan et la ville. Ils ont noté que la présence de l’homme dans des lieux publics tels que la Sécurité sociale, devant la prison, à la sortie d’un lycée, là où d’autres personnes sont occupées à travailler, reflète ce qui se passe dans la société guadeloupéenne et la façon dont on y vit. En visionnant les images de l’homme sur les quais de Pointe-à-Pitre, un interlocuteur s’est souvenu de l’époque où les dockers se présentaient sur le port et obtenaient encore du travail à la journée, même si c’était déjà de moins en moins le cas. Un autre souligne que les conteneurs aperçus sur le port n’étaient pas destinés à l’exportation, mais le signe d’une société « qui absorbe beaucoup de l’extérieur » et importe énormément. De manière générale, les interlocuteurs ont été attentifs aux gestes et postures des hommes et des femmes en arrière-plan. Ils ont rappelé combien ceux-ci donnent une idée de la vie sociale, en dehors du personnage au premier plan.

Au regard de la ville, ils ont exprimé le même ressenti selon lequel cet homme assiste à un basculement de Pointe-à-Pitre. Ils ont évoqué le traitement l’exiguïté de la ville ainsi que l’effacement progressif des faubourgs. Par ailleurs, en voyant la fontaine ils ont rappelé combien sa présence dans une concentration de cases révèle l’absence d’eau courante dans les maisons et donc l’absence de sanitaire. Cette fontaine au beau milieu des cases, objet commun ô combien précieux, évoque les rapports et codes instaurés entre les habitants : solidarité, discipline, respect. La vue de cette fontaine et de son environnement a rappelé à la mémoire d’un interlocuteur les souvenirs de son enfance, l’espace où il a grandi et où « les gens se rencontraient, parlaient et étaient solidaires ». Toujours à propos de la ville, les personnes rencontrées ont perçu les mouvements ou les problématiques qui l’animent. Elles ont notamment remarqué les restes d’une agitation à travers des inscriptions au mur comme « Vive la Guadeloupe française », ou comme des peintures de la Croix de Lorraine6 ou du sigle « S.A.C. »7.

En fait, à travers ces images d’un homme qui se déplace dans la ville les interlocuteurs ont perçu la manière dont les gens font et vivent la ville. Ils ont, néanmoins, surtout rappelé la capacité de la photo à relater la vie qui se joue.

3.3.3. Diversité des perceptions ?

Les personnes interrogées révélaient aussi que la lecture des diapositives se faisait à la lumière des émotions, des expériences particulières, des vécus intimes. On voyait bien que la diversité des perceptions était liée à l’expérience, au parcours de chacun ainsi qu’à l’organisation des images, les lectures pouvant s’étendre à l’infini. Ces interprétations différentes qui se rejoignent montraient bien une convergence des regards, une diversité de ressentis qui a, toutefois, ses limites. Pour observer ces dernières, on peut prendre l’exemple des réactions à la vue de la diapositive de l’homme allongé sur une tombe.

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Le rire, la surprise et l’empathie montraient bien que cette image ne laissait pas indifférente. Elle suscite autant d’émotions que de lectures. Pour certains, l’homme est désespéré, fatigué. Pour d’autres, il se recueille ou se repose au calme pour trouver une solution à ses problèmes ou se remettre de ces pérégrinations. Pour une interlocutrice, l’homme est au cimetière pour « chercher ses racines ». Cependant, au-delà des mots, c’est la réaction spontanée qui traduisait la convergence des perceptions. Chacun savait qu’il s’agissait d’une image forte parce qu’assurément la tombe renvoie la mort, issue inéluctable qui le plus souvent terrifie les individus et communautés. L’image de l’homme allongé sur la tombe renvoie à l’idée partagée de ce qui se perd, ce qui résiste. Les réactions traduisent la connaissance ou l’intuition de tous ces éléments qui relèvent d’un imaginaire commun et finalement ont raison de la diversité des lectures.

Ainsi les diapositives et les entretiens réalisés ont fait ressortir les mécanismes de la lecture d’une image. En dépit des apparences de diversité, ces quelques entretiens révèlent la convergence des perceptions et montrent surtout qu’au fond la richesse des images est bien dans l’infinité des lectures possibles.

3.4. Enseignements et interrogations

La réflexion autour de ces diapositives aura suscité au moins deux types d’interrogations. Le premier concernait la multitude de sens et de perspectives d’une collection. Le second portait sur ce qui parmi ces diapos pouvait être considéré comme une belle image ou plus largement sur ce qu’était le beau.

3.4.1. Autour du sens de la collection

Les réactions de ces quelques personnes au visionnage des 48 diapositives d’un homme dans Pointe-à-Pitre révèlent combien l’histoire, le contexte social, l’expérience personnelle gouvernent le regard. Cependant, ce n’est pas seulement en raison des différentes lectures possibles qu’elle garde sa pertinence et prend du sens. Ceci est surtout lié à la diversité d’articulations à trouver pour la faire parler, rencontrer d’autres cultures et collections, offrir des regards sur soi et sur le monde. Ainsi, ce dont il est question pour ces diapositives, comme pour bien des objets du passé, c’est aussi ce qu’elles peuvent dire de nous aujourd’hui avec nos ressentis, nos perceptions, nos lectures diverses des objets, des images, voire des faits. Il devient alors possible de les croiser puisque les uns se nourrissent des autres.

Tous ces éléments permettent des approches reflétant des interactions, des complexités. Ainsi les regards ne sont pas figés et englobent l’expérience, la richesse de chacun. On peut aussi avoir un regard sur des pratiques sociales ou des liens sociaux d’où ressortent des interrogations et interprétations qui rappellent que la lecture des faits est toujours en construction.

3.4.2. Autour d’une réflexion sur l’esthétique

Pour répondre à la question qui me venait sur ce que pouvait être une belle image dans le cas présent, il n’a pas été nécessaire d’interroger toutes les personnes qui ont vu les diapositives. Elles ont réagi spontanément lorsqu’une image les émouvait : elles mettaient l’accent sur une situation qui leur parlait, un cadre, une expression. Ces réactions étaient liées à leurs centres d’intérêt autant que leur sensibilité.

Toutefois, la réponse provenait peut-être aussi, de l’idée que l’on peut se faire du beau, autant pour le photographe que pour celui qui regarde les photos. Si l’on se réfère à la notion de l’esthétique d’E. Morin (Morin, 2016) il s’agit de sentiment et d’émotion. Tous deux se traduisent dans l’œuvre du photographe à travers son envie de saisir l’instant, de dire ce qui le touche, ce qui lui plaît ou même pour montrer le tragique. En saisissant l’instant, il semble parvenir à arrêter le temps. Ce que l’on entrevoit, c’est à la fois ce que le photographe a mis en place pour rendre possible cette expérience et c’est peut-être là que se situe sa recherche éventuelle du beau. Le beau résultera de la capacité du photographe à capter grâce à son œil avisé le banal pour le rendre extraordinaire, et le magnifier encore grâce à la technique.

Quant à l’observateur, il est d’emblée dans une logique d’esthétique qui déclenche des émotions qu’il communiquera ou partagera. Il trouve des explications ou non, mais il se passe en lui quelque chose qui l’émeut et le renvoie à sa propre condition.

Ce qui ressort des diapositives est que l’œuvre se construit à partir de différents moments, états, ressentis... dans une sorte de collaboration complexe, le beau étant peut-être dans la rencontre du photographe avec celui qui regarde, rencontre où les expériences, les quêtes, les interrogations, se rejoignent, se confrontent, se recoupent. C’est cette articulation qui fait la richesse de l’image.

Conclusion

Pour conclure la présente réflexion, on peut dire que cet exemple de patrimoine familial photographique révèle combien des éléments que l’on ne soupçonne pas peuvent constituer un héritage et un témoignage de ce que l’on est (individu ou communauté). Il s’agissait là de diapositives, mais il peut être question de bien d’autres choses (de vêtements, de courriers...) Il n’est pas question d’encourager à tout amasser et collecter pour prétendre faire mémoire. Cet exemple montre plutôt l’importance de trouver d’autres manières de faire mémoire.

Il traduit l’importance de la valorisation de ces formes d’héritage dans la construction d’un héritage commun, dans la reconnaissance et l’appréciation de soi. Les réactions rencontrées au fil du travail de terrain révélaient bien un réel intérêt, voire un besoin, pour un patrimoine qui fédère dans lequel chacun peut se reconnaître. À travers une lecture diverse des imaginaires, des représentations, dans le croisement des conjonctures, des ressentis c’est bien à un regard sur soi plus riche que l’on parvient.

Les nouvelles technologies sont un outil précieux, mais une attention, une écoute de ce que l’on est, l’aptitude à entendre la diversité, autant celle des cultures que celle des perceptions inhérentes à chacune d’entre elles, à chaque personne aident à la construction de mémoires plus complexes, plus ouvertes, plus riches de l’expérience humaine. C’est cette richesse à laquelle des objets inattendus peuvent permettre de parvenir pour peu que l’on se donne la peine de les voir. Ils sont finalement comme des portes que l’on ouvre à la fois sur soi et sur les autres.

1 Compétition au cours de laquelle des bœufs attelés à une charrette lestée effectuent un parcours difficile en montée.

2 J-P Colleyn suggère de parler davantage d’anthropologie audiovisuelle puisque les informations qui se transmettent par l’image impliquent tous les

3 En annexe

4 Formation musicale de gwoka évolutif fondée en 1979 par Georges Troupé (1941-2009), Robert Oumaou (1954-2018), Edmond Cratère etPatrick Rinaldo. Des

5 « J’ai toujours des emmerdes/Mes affaires n’avancent pas/Je n’ai pas d’entrée de salaire/Je dois de l’argent aux commerçants/Ma femme est en colère/

6 Emblème de la France libre depuis 1940. D’une façon générale, la croix de Lorraine apparaît ensuite comme le symbole de l’unification nationale sous

7 Association créée en 1959 pour, selon ses statuts, défendre et faire connaître la pensée et l’action du général de Gaulle, le Service d’Action

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Filmographie

MALOOF, John ; SISKEL Charlie, A la recherche de Vivian Maier (Finding Vivian Maier) ; documentaire (2013)

Discographie

AKIYO, album Dékatman, 1995, Label Déclic Communication

GWAKASONNÉ, album Gwakasonné, 1984

GWAKASONNÉ, album Présumés Coupables, 2011

Annexe : Sur l’inventaire et la numérisation

1. Inventaire

À la cave, les deux contenants étaient posés à même le sol. La glacière fermée et la boîte ouverte, laissaient paraître les grandes enveloppes en papier et sur le sol, au pied de la boîte, dans la poussière, des diapositives. Un rapide inventaire révélait que la glacière et la boîte, contenaient des diapos dont la grande majorité était placée dans les boîtiers de rangement prévus à cet effet, mais de tailles différentes. Certains d’entre eux n’en contenaient que deux ou trois alors que d’autres étaient remplis et pouvaient en contenir plus d’une trentaine. Enfin, d’autres diapositives étaient en vrac, à même la boîte et la glacière ou encore dans des enveloppes, des sachets plastiques ou dans du papier d’aluminium.

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Outre les diapositives, je trouvai aussi dans les deux contenants quelques photos et négatifs rangés dans des enveloppes pour photos, un vieux projecteur de diapo et des papiers divers. Il est apparu que rares étaient les boîtiers qui portaient un titre, soit sur une petite étiquette ou directement sur le boîtier, au feutre indélébile. Je pouvais ainsi lire « Tour de la Guadeloupe », « Gwakasonné », « Jeux de Guadeloupe », « rue Frébault ». Cependant, la plupart des boîtiers ne comportait aucune information. De plus, le contenu ne correspondait généralement pas à ce que mentionnait l’inscription portée. Les informations figurant sur la partie cartonnée des diapositives étaient elles aussi très rares. Si je pouvais quelques fois lire « Pointe-à-Pitre, 1979 », « 1981 », cela ne suffisait pas pour classer les images ni de manière chronologique ni de manière thématique. Le plus souvent rien ne figurait sur les boîtiers concernant la date et c’est donc plutôt sur mes souvenirs et ceux de mon entourage ainsi que sur le contenu des diapositives que je me suis appuyée pour bien situer la période de ces images.

Sur leur état de conservation, je distinguais deux catégories : tout d’abord, celle des diapos inexploitables dont certaines étaient déjà complètement décomposées et en poussière. Je mettais dans cette catégorie celles qui étaient, selon moi, trop abîmées pour quelque exploitation qui soit et où l’on ne distinguait plus grand-chose. Là-dedans aussi, je mettais toutes celles qui, avec le temps et probablement à cause de l’humidité, s’étaient collées les unes aux autres, formant des blocs qu’il était vain de chercher à défaire. Enfin, c’est également là que j’ai rangé les diapos vides et noires. La deuxième catégorie comportait, elle, toutes les autres diapos dont je pensais pouvoir tirer quelque chose.

C’est après ce premier point que, quelques jours plus tard, j’ai remonté de la cave la glacière et le carton puis que je me suis installée sur un coin de la terrasse.

2. Méthodologie

Après les vingt premières diapositives je commençais à envisager un classement selon plusieurs critères : leur état, les doublons et enfin selon des thèmes. Je voudrais relater les moments concomitants d’une méthodologie qui progressivement se mettait en place.

Se défaire des diapositives inutilisables

Il a fallu supprimer les diapositives abîmées ou indéchiffrables. Souvent, en raison de la détérioration des images, j’ouvrais des boîtiers et les refermais promptement comptant leur contenu de manière grossière. Avec un peu de recul, je me dis qu’il n’aurait peut-être pas été vain de chercher à en récupérer certaines moins abîmées que d’autres pour envisager, un jour, de les retoucher comme on le fait aujourd’hui pour les photographies.

Je n’avais pas vraiment mesuré l’ampleur de la tâche ni envisagé de voir autant d’images, aussi, on peut dire que je ne m’étais pas tout à fait organisée pour décider du sort des diapos. Il ne m’est pas venu à l’esprit, par exemple, qu’il aurait été plus efficace de me munir d’un lecteur de diapo trouvé à peu de frais dans le commerce. Je me suis contentée de les prendre une à une, en les dirigeant vers la lumière. Ensuite, sans y consacrer beaucoup de temps, je les mettais dans les boîtiers selon le thème auquel elles semblaient correspondre par rapport à la nomenclature que j’avais établie.

Établir un classement thématique

Toutes les autres diapositives en bon état, étaient rangées dans l’une des catégories établies. À cet effet, j’utilisais les boîtiers disponibles. Ainsi, si je croisais plusieurs images ayant trait à la religion ou à la mer, je dédiais un boîtier à ce thème sans m’attendre à ce que celui-ci soit aussi important que le boîtier sur le sport ou sur la vie quotidienne. Ce choix de type de classement avait aussi ses limites puisque d’une manière générale les diapositives pouvaient très bien correspondre à plusieurs thèmes, néanmoins, il me permettait une organisation cohérente.

Les thèmes retenus étaient : vie quotidienne, vie culturelle, religion, mer, famille, Gwakasonné, carnaval, patrimoine, environnement, enfants, sports, cette dernière catégorie nécessitant à son tour, une autre subdivision : athlétisme, Tour de la Guadeloupe, Jeux de la Guadeloupe.

Compter

Soucieuse de ne pas me retrouver avec trop d’images, j’effectuais au fur et à mesure le comptage du contenu des boîtiers. Peu à peu, compte tenu de la quantité disponible et l’idée de la numérisation commençant à germer, je me suis fixé une limite supérieure de 1000 images, celle-ci dépassée de 20 % puisque je trouvais regrettable de risquer d’en perdre encore certaines en les remettant à la cave. Finalement, ce sont 1197 diapos qui ont été numérisées.

Ainsi, à partir d’un ensemble d’environ 3500 diapositives, je considère que 1700 se sont avérées inexploitables, irrécupérables ou vides. J’en remets approximativement 1600 à la cave sans être numérisées, parmi lesquelles encore beaucoup de photos d’événements sportifs (d’athlétisme, notamment). Je considère alors que celles-ci pourraient faire l’objet d’une autre tranche de numérisation.

L’idée de la numérisation a été retenue parce qu’elle allait permettre de donner une autre vie à ces images, et ceci pour une autre qualité d’exploitation, pour garantir leur durée de conservation, comme une réponse partielle à la question de leur dégradation.

3. Les diapositives numérisées

Dès lors que le travail a été effectué, le prestataire payé, j’ai reçu en retour les diapositives accompagnées des trois CD sur lesquels étaient gravées les images numérisées.

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Ce qui est numérisé a été partagé avec les membres de la famille qui le souhaitaient et qui ont généralement retenu les photos de famille. Il tient sur des clés USB, disques durs ou ordinateurs. Quant aux diapositives elles-mêmes, rien n’avait changé. Il est vrai que lorsqu’on parle de numérisation, on pense immédiatement à « dématérialisation » au point que les termes seraient presque considérés comme synonymes. Cependant, après numérisation les problématiques liées à la matérialité des diapositives et donc à la lutte contre leur dégradation restaient entières. Ces images qui ont été numérisées, je les ai gardées chez moi en attente de trouver une solution. Elles sont donc toujours dans la boîte à chaussures dans l’emballage de la société de numérisation (papier bulle et carton). Le tout tient dans un sachet sur lequel j’ai noté « diapo numérisées. Sept-Oct 2018 ». Quant aux diapositives qui n’ont pas été numérisées, je les ai retournées à la cave, dans la glacière. Même si cette dernière ne représente en rien un mode de conservation à toute épreuve, elle a l’avantage de garantir un emplacement plus stable que le carton qui n’avait plus de raison d’être puisque le nombre de diapos était moindre.

Quant aux images reçues, je notais que si quelques-unes avaient été numérisées à l’envers, elles étaient, pour la grande majorité, de bonne facture, avec des couleurs correctes et sans trace de poussière.

1 Compétition au cours de laquelle des bœufs attelés à une charrette lestée effectuent un parcours difficile en montée.

2 J-P Colleyn suggère de parler davantage d’anthropologie audiovisuelle puisque les informations qui se transmettent par l’image impliquent tous les sens : autant la vue et l’ouïe que l’odorat, le goût et le toucher (Colleyn, 2012)

3 En annexe

4 Formation musicale de gwoka évolutif fondée en 1979 par Georges Troupé (1941-2009), Robert Oumaou (1954-2018), Edmond Cratère et Patrick Rinaldo. Des titres comme Tanbou (R. Oumaou a/c; Album Dékatman de Akiyo, 1995 et Album Présumés coupables de R. Oumaou), en réaction à un arrêté municipal prohibant le gwoka dans les lieux publics de Pointe-à-Pitre ou Algérie 62 en hommage aux soldats guadeloupéens au cours de la guerre d’Algérie sont très représentatifs de la démarche de Gwakasonné. Cette dernière s’inscrivait dans une innovation artistique basée sur le gwoka, mais aussi dans un souci de repenser l’homme en Guadeloupe, sa place ainsi que ses forces.

5 « J’ai toujours des emmerdes/Mes affaires n’avancent pas/Je n’ai pas d’entrée de salaire/Je dois de l’argent aux commerçants/Ma femme est en colère/Mon enfant pleure/Je ne sais où donner de la tête/J’ai même envie de me cacher ».

6 Emblème de la France libre depuis 1940. D’une façon générale, la croix de Lorraine apparaît ensuite comme le symbole de l’unification nationale sous l’égide de Charles De Gaulle, souvent accompagnée du V de la victoire.

7 Association créée en 1959 pour, selon ses statuts, défendre et faire connaître la pensée et l’action du général de Gaulle, le Service d’Action Civique a été accusé d’être un service d’ordre souterrain et d’espionnage. Mis en cause dans des affaires criminelles, il a été dissout en 1982.

Figure 1. Cliché R. Annerose

Figure 1. Cliché R. Annerose

Crédits photos AGAMS (Association Guadeloupéenne des Amis de la Mémoire Sportive)/René DATIL

Claudie Annerose

IMAF (Institut des Mondes Africains), annerose.claudie@orange.fr

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