Introduction
Neuf ans après sa mort en 1990, Reinaldo Arenas est revenu à Cuba. L’écrivain est rentré comme il était parti. Clandestinement encore une fois. Et avec toujours cette même extravagante finesse et ce même invraisemblable panache. En 1980, l’épisode Mariel avait permis sa fuite. Fidel Castro laissait partir les condamnés de droit commun et les homosexuels, mais pas les opposants : le romancier raconte qu’il réussit à s’enfuir en changeant le e de Arenas sur son passeport en i de Arinas (Arenas 2000, 385-396). En 1999, grisés par le foisonnement culturel pendant « la période spéciale »1, les jeunes écrivains de Holguín – la ville natale du romancier – lui rendent le plus subtil des hommages : le prix littéraire qu’ils créent cette année-la, le Premio Celestino de Cuento2, porte le nom d’un personnage de Celestino antes del alba. Cette fois, l’astuce consista à faire référence, non pas au nom honni de l’écrivain, mais à son seul roman publié à Cuba. Et l’hommage ne s’arrête pas là. En lecteurs particulièrement fins d’Arenas, les créateurs du prix ajoutèrent un symbole encore plus profond à la dédicace : 1999, c’est aussi l’année où Fidel Castro est dévoré par un requin et le régime renversé… dans El color del verano o Nuevo « Jardín de las Delicias », le roman qu’Arenas a terminé juste avant de mourir3.
Situé dans le jardin des récompenses littéraires, ce posthume retour au pays natal d’Arenas apparaît comme une délicieuse revanche symbolique. Car le dissident politique connaît bien les vicissitudes des prix littéraires cubains : en 1966, Alejo Carpentier, juré et thuriféraire castriste, s’est, selon Arenas, fermement opposé à l’obtention d’un prix pour El mundo alucinante (Arenas 2000, 129-130). Et c’est précisément dans ce même El mundo alucinante – censuré à Cuba et publié en 1969 à l’étranger –, qu’Arenas moque l’image publique de Carpentier d’une part et met en scène un dialogue avec l’œuvre d’autre part :
La voz de uno de los poetas que quería hacerle «La Gran Apología al señor presidente» llegó desde el jardín […] Aquel hombre (ya viejo), armado de compases, cartabones, reglas y un centenar de artefactos extrañísimos que fray Servando no pudo identificar, recitaba en forma de letanía el nombre de todas las columnas del palacio, los detalles de las mismas, el número y la posición de las pilastras y arquitrabes, la cantidad de frisos, la textura de las cornisas de relieve, la composición de la cal y el canto que formaban las paredes […] Luego hacía un descanso, y con gran parsimonia anotaba todas las palabras pronunciadas en un grueso cartapacio en cuya tapa se leía El Saco de las Lozas con letras tan grandes y brillantes (Arenas, 2010, 284-285).
Fray Servando y Mier, personnage historique ayant lutté pour l’indépendance du Mexique, voit avec tristesse émerger un régime dictatorial suivi d’une flopée de flagorneurs. Le créateur de El siglo de las luces – publié en 1962 – apparaît ainsi sous les traits d’un poète, auteur d’un ouvrage intitulé El Saco de las Lozas, et zélateur des nouvelles autorités mexicaines. L’extrait de El mundo alucinante commenté ici a déjà été analysé. Dans son article « El Saco de las Lozas versus El siglo de las luces : La alusión a Carpentier en El mundo alucinante de Reinaldo Arenas », Candelaria Barbeira énonce les termes de cette relation avec le texte carpentérien et le contexte politique castriste :
La crítica se da en dos niveles: por un lado, la parodia del título y el estilo de Carpentier, en tanto caso de intertextualidad o relación entre dos textos literarios; por otro, la burla que se lleva a cabo respecto de un referente no textual, la sátira, como crítica burlesca orientada no ya a un texto sino a la “realidad” extraliteraria (Barbeira, 2).
La parodie de l’œuvre et la satire de l’intellectuel cubain constituent les fondements4 d’une relation intertextuelle avec Carpentier et son œuvre qu’Arenas n’interrompra jamais. Les romans El color del verano et La loma del ángel occupent une place capitale dans ce dialogue. Dans le cas de El color del verano, la présence carpentérienne n’est pas surprenante. En effet, la révolte anticastriste au centre du roman s’accompagne d’une comique évocation des principales figures intellectuelles (et politiques) de l’histoire cubaine : Fidel Castro, nous l’avons déjà dit, mais aussi José Martí, Antonio Maceo, Lydia Cabrera, José Lezama Lima, Wifredo Lam, Nicolas Guillén… et bien entendu Alejo Carpentier. Dans le roman, Arenas glose à nouveau sur El siglo de las luces et pastiche La ciudad de las columnas, l’essai consacré à l’architecture de La Havane que Carpentier publie en 1970. En ce qui concerne, le roman La loma del ángel – publié en 1987 –, il s’agit d’abord d’une réécriture du classique de Cirilo Villaverde, Cecilia Valdès o La loma del ángel, publié à la fin du XIXe siècle. Toutefois, le roman d’Arenas se nourrit également d’une relation intertextuelle avec El reino de este mundo, le roman publié par Carpentier en 1949.
À l’instar de El mundo alucinante, El color del verano et La loma del ángel mettent, eux aussi, en scène parodies et satires. Mais Arenas va plus loin. Il affine et multiplie les procédés parodiques. La figure de Carpentier apparaît alors comme le principe autour duquel s’organisent les mises en abymes des histoires littéraires et politiques cubaines. De cette manière, Arenas lisant Carpentier propose une profonde réflexion sur les genres littéraires en général – et singulièrement la catégorie du tragique – et sur les courants littéraires cubains en particulier. Dans cette optique, les parodies d’Arenas s’apparentent elles-mêmes à des réécritures baroques.
Avec El color del verano que nous traiterons en premier lieu, le jeu fictionnel avec le sosie de Carpentier apparaît comme une dénudation de La ciudad de las columnas et de El siglo de las luces. Dans La loma del ángel que nous aborderons ensuite, la parodie se lit comme un autre dévoilement du mécanisme réel merveilleux à l’œuvre dans El reino de este mundo.
1. Dénudations de l’œuvre de Carpentier dans El color del verano
1.1. Alejo Carpentier en abyme dans les ruines de La Vieille Havane
Comme le suggère l’inscription du tableau de Bosch dans le titre, El color del verano o Nuevo « Jardín de las Delicias » comporte de nombreuses allusions à d’autres genres littéraires ou artistiques. Dans le même ordre d’idées, la composition du roman atteste d’une instabilité générique spectaculairement assumée. Immédiatement après une note d’auteur, intitulée « Nota del autor », suit une épigraphe du roman faisant écho à la référence au Jardin des délices dans le titre : « Pues do hay tantas putas ninguna obedece. Carajicomedia. » (Arenas 1999, 13). Après ce comique parallèle entre le triptyque de Bosch et La Divine Comédie de Dante (Carajicomedia)5, le romancier introduit une dédicace au censeur, intitulée « Al juez », qui répond à la note d’auteur. Ensuite, c’est une pièce de théâtre intitulée, « La fuga de la Avellaneda : Obra ligera en un acto (de repudio) », qui constitue la première partie du roman. Suivront des chapitres en prose narrative, un prologue inséré au milieu du roman6, des lettres, des listes, des adresses… Dans le cadre de cette hybridité générique, le traitement de la figure littérature carpentérienne est essentiel à l’économie du roman.
Au chapitre intitulé « Un paseo por La Habana Vieja en compañía de Alejo Sholejov »7, le double de Carpentier est encore une fois raillé pour son amour de l’architecture urbaine. Victor Cholokhov est considéré comme le parangon du « réalisme soviétique »8. Associer son patronyme au prénom Alejo est une manière pour Arenas de dénoncer les accointances de Carpentier avec le régime cubain. Cette fois, le Alejo Cholokhov en question, ressuscité pour l’occasion9, sert de guide à Fidel Castro (Fifo) et une délégation de l’UNESCO (UNASCO). Le discours de Cholokhov est d’abord indiqué entre guillemets :
[Sholejov] se internó en lo que podríamos llamar « el meollo de su conferencia » : « Decíamos que La Habana, o Llave del Nuevo Mundo, es la ciudad que posee columnas en número tal que ninguna población del continente en eso podría aventajarla » (Arenas 1999, 102)
Puis Arenas signale l’emprunt avec des italiques 10:
Columnas, columnatas, columnitas, columnotas, de tanto vivir entre columnas nos hemos olvidado de las columnas y de que tenemos que salvarlas, pues ellas no sólo nos protegen del verano, sino que sostienen nuestras azoteas y tejados y escoltan hasta el mismo Fernando VII con sus leones emblemáticos… Columnas, troncos de selvas posibles, foros inimaginables, coliseos infinitos. Columnas, columnas, mágicas columnas habaneras que nos hacen pensar, atinadamente, desde luego, en los versos de Baudelaire:
Temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles…
Y aquí el escritor resucitado, con el fin de tomar un respiro y seguir recitando el poema (no olvidemos que todos los miembros de la UNASCO eran franceses), se recostó en una de aquellas columnas. Hecho que le costó la sobrevida pues la columna, como todas las de La Habana Vieja, se sostenía casi por obra del Espíritu Santo y de unos puntales carcomidos; […] Las últimas palabras en francés de Sholejov se ahogaron entre las columnas que lo sepultaron sin remisión (Arenas 1999, 103).
L’accumulation de dérivés formés à partir de columna atteste de l’intention parodique. De même, les locutions adverbiales atinadamente et desde luego, dont le lecteur devine aisément la facticité, suggèrent la nature hypotextuelle de l’extrait en italiques. Effectivement, il s’agit d’un pastiche11 de l’envoi de La ciudad de las columnas :
Las columnatas de La Habana, escoltando sus Carlos III de mármol, sus leones emblemáticos, su India reinando sobre una fuente de delfines griegos, me hacen pensar –troncos de selvas posibles, fustes de columnas rostrales, foros inimaginables– en los versos de Baudelaire que se refieren al «Temple où de vivants piliers/laissent parfois sortir de confuses paroles…» (Carpentier 2015, 90)
Les fines différences de composition ou de détail – Carlos III chez Carpentier, Fernando VII chez Arenas – dans l’imitation de la manière carpentérienne participent de la volonté ludique. Illustrant la citation de Baudelaire (confuses paroles), l’ensemble du jeu arénassien sert à organiser littéralement la confusion : le texte de La ciudad de las columnas, le discours d’Alejo Cholokov, les vers de Baudelaire et le discours du narrateur de El color del verano sont ainsi ostensiblement entrelacés. Sur un autre plan, l’entremêlement des langues – espagnol et français – et la mention de l’Esprit Saint font aussi partie du jeu : ils établissent la relation avec le récit biblique de l’écroulement de la Tour de Babel. Enfin, l’effondrement des colonnes havanaises figure la déconstruction du baroque propre à La ciudad de las columnas. Le narrateur avait explicitement annoncé la couleur en pastichant une première fois Carpentier : « [Sholejov] desarrolló una descomunal teoría sobre el barroco cubano, que según él consistía en acumular, coleccionar, dividir y multiplicar y sumar » (Arenas 1999, 102)12. Avec la mention explicite du titre dans le prolongement du passage analysé ici, Cholokhov meurt dans les décombres du livre de Carpentier déjà mentionné dans El mundo alucinante :
Pero tal vez que lo más insólito de este hecho no fuera el desplome de las columnas, cosa que de todos modos pronto iba a suceder, sino que junto con las columnas y los portales se vinieron abajo sembrado de maíz, un platanal, una tomatera y un yucal […] Se trataba de un conuco aéreo que los habitantes de La Habana Vieja habían plantado sobre las azoteas con el fin de mitigar el hambre producida por cuarenta anos racionamiento. De modo que una selva no sólo arquitectónica, sino también vegetal sepultó para siempre al autor de El saco de las lozas (Arenas 1999, 103)
La vision carpentérienne est remise en cause par déflation : la métaphore baudelairienne, « La Nature est un temple » dans « Correspondances »13, s’écroule sous le poids des considérations matérielles cubaines. L’absence du comparé (la Nature) dans le texte de Carpentier est exploitée par Arenas : cette vivante nature reprend à la lettre ses droits comme les conditions prosaïques de vie cubaine effacent toute dithyrambique métaphore urbaine. La fonction du pastiche est ainsi double. À un premier niveau, le lecteur comprend qu’il s’agit d’une nouvelle moquerie : Cholokhov alias Carpentier s’étouffe de ses propres confuses paroles. Dans un second temps, le lecteur arenassien reconnaîtra dans El saco de las lozas un pastiche déjà utilisé dans El mundo alucinante et comprendra donc que Carpentier est – métaphoriquement – asphyxié par l’œuvre d’Arenas. De ce point de vue, la relation entre El color del verano et les deux œuvres de Carpentier parodiées s’avère particulièrement sophistiquée.
1.2. La ciudad de las columnas et El siglo de las luces en abyme dans El color del verano
Dans La ciudad de las columnas, Carpentier considère que le vitrail du medio punto cubain est un brise-soleil avant la lettre. Selon l’ancien étudiant en architecture, Le Corbusier n’aurait rien inventé que les maçons antillais de l’époque coloniale n’auraient pas déjà conçu (Carpentier 2015, 77-87). On comprend mieux l’intérêt du détail cité plus haut : « [las columnas] no sólo nos protegen del verano ». Dans le contexte du roman, l’été (el verano) apparaît comme une oblique référence au propre titre du roman d’Arenas. D’ailleurs, le narrateur indique que l’architecture de La Havane se compose également des constructions (de fortune) du double fictionnel d’Arenas (la Tétrica Mofeta) dans le roman :
[Carpentier] aseguraba que todo La Habana existía una arquitectura Style parisiense de comienzos de siglo, incluyendo hasta las mismas barbacoas de madera construidas por la Tétrica Mofeta y donde a veces hacinaban hasta cien personas… (Arenas 1999, 101-102)
Tétrica Mofeta est construit à partir d’une allusion au roman d’Arenas, El palacio de las blanquísimas mofetas publié en 1980. En indiquant que le discours d’Alejo Cholokhov comprend les mezzanines anachroniques de la Lugubre Moufette14, Arenas cherche d’une part à décrédibiliser le baroque carpentérien et d’autre part à situer sa propre œuvre par rapport à celle de Carpentier.
Dans ce cadre, la relation avec El siglo de las luces est plus souterraine, mais tout aussi raffinée. Plus que les descriptions des colonnes havanaises dans le roman de Carpentier, Explosion dans une cathédrale, un tableau fictionnel, (pré)figure l’écroulement des colonnes de El color del verano : « Explosión en una catedral se titula aquella visión de una columnata espaciándose en el aire a pedazos –demorando en poco en perder la alineación, en flotar para caer mejor– antes de arrojar sus toneladas de piedra sobre gente despavoridas » (Carpentier 2008, 198). Considérée elle-même par la critique comme une mise en abyme du roman, cette peinture est associée à « l’épigraphe aperturale du Siècle des Lumières tirée du Zohar (“les mots ne tombent pas dans le vide”) » (Mimoso-Ruiz, 169). Les paroles confuses d’Alejo Cholokhov qui disparaissent dans ruines de La Vieille Havane caractérisent l’ensemble du processus parodique. Arenas accumule, collectionne et multiplie les mises en abyme : il imite la manière de Carpentier en utilisant pour cela le propre matériau poétique de son aîné. En particulier, si on se souvient de la propre valeur de l’épigraphe dans El color del verano, la disparition du personnage de Cholokhov peut être considérée comme une ironique réécriture du modèle dantesque.
Dans La Divine Comédie, Virgile accompagne Dante jusqu’aux portes du Paradis avant de retourner aux Enfers. Dans La Couleur de l’été, le chapitre consacré à Carpentier se termine avec l’inauguration officielle du carnaval par Fidel Castro : « - ¡Y ahora, al carnaval! ordenó Fifo satisfecho […] Quedaba pues inaugurado el gran carnaval habanero, que por otra parte ya había comenzado hacia muchas horas » (Arenas 1999, 104). Nous l’avons dit : ce carnaval sera fatal à un Fifo qui finira dans la gueule d’un requin : émerge l’une des clefs de lecture du roman. Alors que dans La Divine Comédie, c’est Béatrice, l’amour éternel qui prend la suite de Virgile, le carnaval populaire cubain fait suite au baroque cubain de Carpentier : il figure le véritable paradis de El color del verano15. À ce titre, la chute des jardins cubains rappelle le titre complet de l’ouvrage, El color del verano o Nuevo « Jardín de las Delicia », et le jardin d’Eden dans l’œuvre de Bosch16. Il faut donc prendre Carpentier à la hauteur de son importance – toute virgilienne – dans la Carajicomedia d’Arenas. Toute parodie est aussi un hommage. La multiplicité des références intertextuelles (Mikhaïl Cholokhov, Bosch, Baudelaire, Dante, La Bible et… Carpentier lui-même), la sophistication des procédés de mises en abyme littéraires, picturales ou architecturales et le caractère plurilingue installent le propre texte d’Arenas dans une filiation baroque. D’ailleurs, au chapitre intitulé « Ejo, ujo, ijo, ija… », c’est le reflet – motif baroque par excellence17– qui caractérise l’adresse du narrateur à Alejo Cholokhov : « Alejo, papujo y viejo, ¿por qué te alejas cada vez más lejos? Te vemos sólo como un reflejo » (Arenas 1999, 256).
Dans le prologue in media res de El color del verano, le narrateur confie : « No soy Cirilo Villaverde ni cosa por el estilo. » (Arenas 1999, 259). Bien entendu, l’allusion vise La loma del ángel, réécriture de Cecilia Valdès o La loma del ángel de Cirilo Villaverde. Néanmoins, une même finesse de la déconstruction carpentérienne, plus secrète, mais tout aussi capitale, caractérise La loma del ángel d’Arenas. Cette fois, c’est le réel merveilleux qui fonde le même plaisir à parodier l’auteur de El reino de este mundo.
2. La loma del ángel versus El reino de este mundo : mécanique d’un dérèglement parodique
2.1. Les grands vols : motifs d’une intertextualité souterraine
Cecilia Valdès o La loma del ángel de Villaverde est considéré comme le « parangon du roman social et anti-esclavagiste » (Moulin-civil 1995, 843). Situé dans le premier tiers du XIXe siècle, le roman narre les amours incestueuses de la mulâtresse Cecilia, fille adultérine du propriétaire cubain Càndido Gamboa, et de Leonardo, le fils légitime (et donc blanc) du patriarche. Comme il l’indique dans ses Lettres à Margarita et Jorge Camacho, Arenas conçoit la réécriture de son roman comme « une vision hérétique et lointaine de Cecilia » (Arenas 2008, 145). Certes, il conserve les personnages principaux et le thème de l’inceste. Mais, au plan formel, il délaisse le costumbrismo de Villaverde pour épouser les traits du carnaval bakhtinien : « el desdoblamiento, y la polifonía, la hipérbole, la parodia, la carnavalización o la intertextualidad » (Mastache, 33). En bon hérétique, le dissident cubain inclut (au moins) un autre hypotexte dans cette (ré)écriture carnavalesque : El reino de este mundo de Carpentier.
Un des épisodes de La loma del ángel se déroule à la campagne où Càndido Gamboa a une sucrerie : La Tineja. Au chapitre 24 intitulé « La máquina de vapor »18, le patriarche assiste à la mise en service pour la première fois à Cuba d’une machine à vapeur : « Lo cual significaba que el antiguo trapiche tirado por caballos o mulas, y hasta por los mismos esclavos, sería superado, dando paso a un sistema de producción mucho más eficaz y rentable » (Arenas 2001, 93). Malgré l’expertise d’un ingénieur américain, l’appareil se met à dysfonctionner sous les yeux désespérés de la famille Gamboa au grand complet. Don Càndido ordonne alors à ses esclaves d’aller y voir de plus près :
Finalmente, uno de ellos, pensando, seguramente, que allí estaba el fallo, abrió la enorme válvula de seguridad del tubo de escape. Se produjo entonces un insólito estampido y de inmediato, impelido por la violencia del vapor condensado, el negro, dejando una estela de humo voló por los aires, elevándose a tal altura que se perdió de vista mucho más allá del horizonte (Arenas 2001, 95).
Deux autres esclaves subissent le même sort. Le propriétaire réagit en lançant : « ¡Eso no es ninguna máquina de vapor, es una treta de ellos para devolver los negros a África! » (Arenas 2001, 95). La réaction du maître convainc alors les autres esclaves de se précipiter dans la machine pour retourner en Afrique. Le narrateur décrit alors le ballet des esclaves projetés par la machine :
Espléndidos cantos y danzas yorubas y bantúes (congos y lucumíes) en agradecimiento a Changó, Ochún, Yemayá, Obatalá y demás divinidades africanas fueron ejecutados, entre otros muchos, en todo el cielo de La Tinaja por los esclavos a la vez que se dispersaban por el invariable añil... […] como si una intuición desesperada les hiciese buscar en otro mundo lo que en éste nunca habían encontrado (Arenas 2001, 96).
Il faut prendre à la lettre l’allusion à Carpentier (buscar en otro mundo) : El reino de este mundo est la source parodiée. En effet, dans le roman de Carpentier, le chapitre intitulé « El gran vuelo » (« Le Grand Vol » dans la traduction de René L.-F Durand) relate l’exécution du rebelle Mackandal. Mais aux yeux des Noirs esclaves de Saint-Domingue, le hougan échappe aux flammes en se transformant en insecte ailé :
Y Mackandal, transformado en mosquito zumbón, iría a posarse en el mismo tricornio del jefe de las tropas, para gozar del desconcierto de los blancos […] El fuego comenzó a subir hacia el manco, sollamándole las piernas. En ese momento Mackandal agitó su muñón que no habían podido atar, en un gesto conminatorio que no por menguado era menos terrible, aullando conjuros desconocidos y echando violentamente el torso hacia adelante. Sus ataduras cayeron, y el cuerpo del negro se espigó en el aire, volando por sobre las cabezas, antes de hundirse en las ondas negras de la masa de esclavos. Un solo grito llenó la plaza :
– Mackandal sauvé ! (Carpentier 2014, 200-201)
Les thématiques sont les mêmes dans les deux textes. On peut repérer la fumée du supplice de Mackandal et celle des explosions à la Tineja, le marronnage aérien du moustique métamorphique haïtien et celui des esclaves de Don Gamboa, les deux descriptions détaillées de ces grands vols ou encore les conjurations inconnues chez Carpentier et qui sont chantées chez Arenas. Mais on peut aussi mesurer l’écart entre les deux œuvres.
Chez Arenas, ce n’est plus un seul esclave noir qui s’envole, mais des milliers. Et si l’écrivain anticastriste supprime la métamorphose, il ajoute des chants et des danses. Plus encore, il précise l’origine des esclaves africains et les noms des divinités Chango, Ochun, Yemaya, Obatala apparaissent. L’intérêt de ses ajouts est double. D’un côté, les noms des orisha n’étant pas d’origine castillane, la relation avec El reino est assurée : la différence linguistique entre maîtres et esclaves est donc également présente dans cette scène de La loma del ángel. Ce lien est aussi établi si on se souvient que plusieurs chants vaudous sont incorporés à El reino de este mundo19. D’un autre côté, en choisissant d’évoquer danses, chants et divinités, Arenas prend acte de l’absence d’une langue créole cubaine et lie son grand vol à la culture de la santería. Carpentier pouvait mêler croyance vaudou et créole haïtien dans la scène de « El gran vuelo ». Dans « La máquina de vapor », la précision ethnographique (chants et danses sont Congo et Lucumi) marque la relation avec la créolisation lucumi des dieux yoruba20.
2.2. Dénudation parodique d’une mécanisation réelle merveilleuse
Autre indice de cette relation parodique, le chapitre « La máquina de vapor » se termine comme « El gran vuelo », avec les deux points de vue antagonistes, celui des esclaves et celui des maîtres :
A media noche, cuando llegaron las tropas y a balazos lograron reducir a escombros la infernal máquina de vapor, miles de negros habían cruzado por los aires el extenso batey, estrellándose sobre montañas, cerros, palmares y hasta sobre la lejana costa. Pero el resto de la dotación, sin autorización de don Cándido, tocó esa noche el tambor en homenaje a aquéllos valientes que se habían ido volando para el África (Arenas 2001, 97).
Los guardias se lanzaron, a culatazos, sobre la negrada aullante […] Y a tanto llegó el estrépito y la grita y la turbamulta, que muy pocos vieron que Mackandal, agarrado por diez soldados, era metido de cabeza en el fuego […] Aquella tarde los esclavos regresaron a sus haciendas riendo por todo el camino. Mackandal había cumplido su promesa, permaneciendo en El reino de este mundo. Una vez más eran burlados los blancos por los Altos Poderes de la Otra Orilla. Y mientras Monsieur Lenormand de Mezy, de gorro de dormir, comentaba con su beata esposa la insensibilidad de los negros ante el suplicio de un semejante (Carpentier 2014, 201).
Les deux indications temporelles (a media noche/aquella tarde) comme le choix des temps grammaticaux (passé simple avec lograron/regresaron puis plus-que-parfait avec habían cruzado/ había cumplido) attestent de la nature post-événementielle et analytique des deux commentaires. L’autre rivage (orilla) chez Carpentier est l’Afrique des esclaves de La loma del ángel. La troupe disperse, les esclaves rentrent dans leurs baraquements : les Noirs comme les Blancs (Monsieur Lenormand/Don Cándido Gamboa) peuvent alors interpréter les deux vols. Mais dans les deux cas, la description topographique de La loma del ángel comme la description de l’immolation de Mackandal expriment la position rationnelle du narrateur21. La poétique de ce chapitre de La loma del ángel semble ainsi se construire à partir de la lecture du roman de Carpentier.
Partant, on mesure le statut métaphorique de l’accident mécanique. Dans la Cecilia de Villaverde, une machine à vapeur est effectivement introduite à La Tineja. Toujours chez Villaverde, Don Gamboa apprenant que certains esclaves ont marronné se lance dans une explication ethnographique : « Podía echarse de ver por esto poco que algo se le alcanzaba a D. Cándido Gamboa de achaque de etnología africana » (Villaverde, 64). Dubitatif, son contremaître lui répond alors : « Con permiso del señor D. Cándido yo digo que todos los negros son lo mismo cuando la Guinea se les mete en la cabeza » (Villaverde, 64). Ces motifs de l’ethnographie, du marronnage et du retour en Afrique ont pu inspirer Arenas, mais le dérèglement mécanique peut être lu avec El reino de este mundo. Au chapitre intitulé « La poda » (« L’amputation » dans la traduction de Durand), le bras de Mackandal est broyé par le moulin à sucre :
El caballo, vencido de manos, cayó sobre las rodillas. Se oyó un aullido tan desgarrado y largo que voló sobre las haciendas vecinas, alborotando los palomares. Agarrada por los cilindros, que habían girado de pronto con inesperada rapidez, la mano izquierda de Mackandal se había ido con las cañas, arrastrando el brazo hasta el hombro. En la paila del guarapo se ensanchaba un ojo de sangre […]Mackandal tiraba de su brazo triturado, haciendo girar los cilindros en sentido contrario. Con su mano derecha trataba de mover un codo una muñeca, que habían dejado de obedecerle. Atontada la mirada, no parecía comprender lo que le había ocurrido. Comenzaron a apretarle un torniquete de cuerdas en la axila, para contener la hemorragia. El amo ordenó que se trajera la piedra de amolar, para dar filo al machete que se utilizaría en la amputación (Carpentier 2014, 176-177).
Une fois amputé, Mackandal fera montre de ses pouvoirs magiques. La scène où Mackandal se fait broyer le bras par le moulin, parfaitement plausible, conduit insidieusement à accepter le reste, plus improbable : le motif du bras de Maman loi22, intact après avoir été plongé dans l’eau bouillante, se construit précisément à la suite et en contrepoint de la scène d’amputation. Viendront ensuite les métamorphoses du hougan (les esclaves croient que Mackandal se transforme en iguane vert, papillon de nuit, chien, luciole…) et le grand vol. Le jeu intertextuel avec La loma del ángel d’Arenas éclaire la machinerie de El reino de este mundo. C’est, au plan stylistique, la « mécanisation »23 carpentérienne dans le roman qui est dévoilée. Nous retrouvons là le même principe de dénudation observé dans El color del verano, mais le recours au trope mécanique rend la parodie particulièrement percutante.
Le texte d’Arenas marque fortement la différence entre les deux scènes. Le coutelas (machete) qui s’abat sur le bras de Mackandal pour le libérer du moulin émeut aux larmes. À l’opposé, le narrateur de La loma del ángel se plaît à ajouter d’un détail comique qui enraye toute tentative de prise au sérieux de l’histoire. Au moment du déraillement de la machine, le maître sucrier fait appel au médecin présent : « El técnico, el mayoral, el mozo del azúcar y hasta el médico del ingenio (que ya hasta había sacado su estetoscopio) se acercaron al vientre de la máquina con el fin de localizar el fallo » (Arenas 2001, 95). On le voit : le stéthoscope de ce docteur tranche avec la médecine au coutelas de El reino de este mundo et rend plus difficile la production de vapeur merveilleuse dans La loma del ángel. Arenas fait rire précisément parce qu’il se moque de sa propre machinerie et le fait savoir. Aussi, au chapitre suivant intitulé « El romance del palmar », alors que le fils Gamboa fricote avec son officielle, Isabel, la rivale de Cecilia, les deux tourtereaux sont importunés par les cadavres projetés par la machine à vapeur : « En ese momento los jóvenes miraron hacia arriba y pudieron contemplar un espectáculo sin igual : en cada penacho de aquel inmenso palmar y hasta perderse de vista, se balanceaban peligrosamente uno o varios cadáveres negros. » (Arenas 2001, 100). Le lecteur n’est pas étonné par ce tableau de fruits étranges24. Si Arenas va si loin dans « l’humour noir » (Arenas 2008, 144), c’est justement pour marquer la distance avec l’ambition carpentérienne d’un réel merveilleux dans El reino de este mundo.
3. Le miroitement tragique des grands vols
Entre moulin et machine à vapeur, cette confrontation intertextuelle nous est précieuse par la défamiliarisation parodique qu’elle opère. Loin d’éloigner le lecteur du référent – l’histoire de l’esclavage et de ses résistances –, elle l’y ramène. Quand les esclaves de la Tineja dansent en s’imaginant retourner en Afrique, l’étrangeté du dispositif comique abolit toute hésitation interprétative. Parlant de la réception de Rabelais, Léo Spitzer écrit : « la vitalité excessive étant voisine de la torpeur des choses mortes, l’hilarité devient rictus. Le comique de Rabelais rase l’horreur » (Spitzer, 142). Le vol des esclaves vers l’Afrique, comique et horrible, s’oppose aux réticences exprimées par le narrateur de El reino de este mundo. Il n’y a pas à tenter de croire aux discours des esclaves, aucune ambiguïté n’est possible. Paradoxalement, en mettant à distance le lecteur avec son texte comique, Arenas ouvre un espace où recevoir l’émotion tragique.
Analysant la fameuse définition de la catharsis aristotélicienne, Dominique Combe note : « remarquons que celle-ci [la définition de catharsis] prend en compte non plus la nature intrinsèque de la tragédie, selon des critères thématiques ou structuraux, mais sa réception ou, étymologiquement, son esthétique » (Combe, 37). C’est à cette aune qu’il faut entendre l’avant-propos de La loma del ángel intitulé « Sobre la obra ». Arenas explique sa démarche romanesque et inscrit son œuvre dans une filiation tragique :
En cuanto a la literatura como reescritura o parodia, es una actividad tan antigua que se remonta casi al nacimiento de la propia literatura (o por lo menos al nacimiento de su esplendor). Baste decir que eso fue lo que hicieron Esquilo, Sófocles y Eurípides en la antigüedad y luego Shakespeare y Racine, para sólo mencionar a los autores más ilustres de todos los tiempos. La ostentación de tramas originales — ya lo dijo brillantemente Jorge Luis Borges — es una falacia reciente. Así lo comprendieron Alfonso Reyes con su Ifigenia cruel, Virgilio Piñera con su Electra Garrigó y hasta Mario Vargas Llosa en La guerra del fin del mundo (Arenas 2001, 10).
S’il est d’abord question ici de signifier que la réécriture de Villaverde se veut œuvre de création originale, la référence au théâtre tragique est saisissante. Arenas précise qu’il parle bien des œuvres dramatiques de Reyes et de Piñera. Seuls Borges et Vargas Llosa semblent échapper à cette généalogie théâtrale. Bien entendu, l’exemple de la réécriture des mythes grecs (l’histoire d’Iphigénie, par exemple, est centrale chez Eschyle, Euripide, Racine et Reyes) sert le propos d’Arenas. Néanmoins, le choix des dramaturges montre surtout l’importance du tragique dans le roman réécrit ou parodié : les esclaves de la machine à vapeur meurent en s’écrasant sur le relief. Plus profondément, les tragédies qu’Arenas mentionne explicitement, Ifigenia cruel et Electra Garrigó, sont composées – au moins en partie – en vers. La convocation d’Eschyle, Sophocle, Euripide, Racine et Shakespeare le confirme : l’aspect poétique des tragédies intéresse au plus haut point l’auteur de cette nouvelle Loma del ángel.
Avec cette parodie de grands vols africains, la vapeur des nuages n’est peut-être pas merveilleuse, mais elle est profondément poétique : « Al mismo tiempo, una luna abultada y plena (al parecer cómplice de los fugitivos) hizo su aparición. Flor de la noche abierta, iluminada y gigantesca, reflejó en su pantalla los pequeños puntos negros » (Arenas 2001, 96). Le narrateur décrivant les vols des esclaves remarque la lune en arrière-plan. L’impertinence sémantique d’une analogie entre cratères d’ombre et esclaves noirs fait peut-être (sou)rire, mais elle reste à la conscience. Ce type de métaphores comiques chez Arenas met en lumière celle immédiatement tragique à l’œuvre dans le passage déjà cité de « L’Amputation » : En la paila del guarapo se ensanchaba un ojo de sangre. Dans la phrase, l’inversion syntaxique renforce l’émotion car l’évocation du sang de la blessure de Mackandal est retardée. En fait, la relation métaphorique s’appuie sur la translucidité commune de l’œil et du jus de canne (guarapo). Cette réverbération de l’œil sanglant dans le vesou marque ainsi l’instabilité tragique : on peut très bien imaginer des gouttes de sang dans le vesou comme on peut ne voir que la simple image d’un œil rougi par la douleur. Aussi bien au plan narratif qu’au niveau de la poétique des mots, Carpentier prépare le lecteur au miroitement des points de vue évoqué plus haut. Si l’on adopte la classification d’Umberto Eco, la catharsis chez Carpentier serait ainsi « homéopathique » : l’œil de vesou fait du lecteur un spectateur « vraiment pris de pitié et terreur jusqu’au tourment de sorte qu’en souffrant ces deux passions, il s’en purifie et sort libéré par l’expérience tragique » (Eco, 283). Chez Arenas la réception cathartique et ses cratères de Nègres seraient « allopathique » : « nous nous libérons de la passion non pas en l’éprouvant, mais en appréciant la façon dont elle est représentée » (Eco, 283). Motif à la fois baroque et carnavalesque, l’insertion du miroir de vesou et des points d’ombre lunaires rappelle le thème du reflet dans El color del verano. Passant du moulin à la machine à vapeur, c’est toute la machinerie du réel merveilleux carpentérien qu’Arenas cherche à dévoiler par élargissement (se ensanchaba) hypertrophique.
Conclusion
La mise en relation des œuvres carpentériennes et arenassiennes a montré l’importance métaphorique des scènes décrites. Les motifs de la panne mécanique comme celui de l’effondrement des colonnes havanaises participent de la dénudation du réel merveilleux et du baroque carpentériens. Mais Arenas ne tempère pas les machineries baroques et merveilleuses. Au contraire, il rajoute du combustible. À coup de jeux intertextuels, le dissident fait éclater le réel merveilleux et s’effondrer le baroque. Alejo Carpentier avait été explicite dans son prologue de El reino de este mundo :
...por la dramática singularidad de los acontecimientos, por la fantástica apostura de los personajes que se encontraron, en determinado momento, en la encrucijada mágica de la Ciudad del Cabo, todo resulta maravilloso en una historia imposible de situar en Europa (Carpentier 2014, 64).
Dans ses Méditations de Saint-Nazaire publiées en 1990, le natif d’Holguín s’oppose à cette définition du réel merveilleux. Pour Arenas, ce type de vision est, à l’instar du baroque, frappé d’extériorité :
Hay que demostrarles, y muy seriamente, a esos señores europeos, que si ellos son cultos, nosotros somos supercultos, que si ellos son barrocos, nosotros somos superbarrocos, así, estimulados cada vez más por ese (nuestro) complejo de inferioridad, las palabras producen palabras, el lenguaje ya no es un medio para expresarse un sentimiento, una acción o una idea, sino un fin en sí mismo […] Ejemplos superiores y magníficos de ese reto retórico de ese desafío del subdesarrollo, que es a la vez una confirmación del mismo (pues parte de ese síndrome) lo tenemos en escritores tan distinguidos como José Lezama Lima, Alejo Carpentier y Guillermo Cabrera Infante. Y me apresuro a decir que solamente estoy señalando un hecho, no estableciendo una crítica (Arenas 1990, 39-40).
Dans cette portion de l’essai intitulée « Subdesarrollo y exotismo », Arenas rend un hommage paradoxal aux grands romanciers cubains du XXe siècle. D’un côté, il associe la magnificence de leurs esthétiques à une volonté de monstration exotique (européenne). De l’autre, il affirme ne pas juger une tendance qu’il attribue à un complexe (américain) d’infériorité. Ces lectures de La loma del ángel et El color del verano montrent qu’il faut prendre l’essayiste au mot. Les parodies signalent les poétiques, mais ne les condamnent pas. Ce qui préoccupe l’écrivain, c’est l’oubli de réalités sociales souvent sombres. Arenas se méfie des rhétoriques fondées sur l’extériorité d’un regard insensible au tragique des situations sociopolitiques. Dans El color del verano, Cholokhov alias Carpentier meurt par étouffement de baroques (et confuses) paroles, mais l’origine de sa disparition est provoquée par la faim : le poids des jardins de fortune dont Arenas impute la création au rationnement castriste. Réel merveilleux ou réalisme socialiste ? Dans cette architecture de la faim, le choix du nom Cholokhov, écrivain choyé par le régime soviétique25, interroge les conditions objectives – pour employer un terme marxisant – des choix esthétiques. La satire n’épargne pas le sérieux des postures éditoriales et publiques de Carpentier, mais les parodies portent, malgré tout, la trace de l’admiration de l’œuvre — au moins jusqu’à El siglo de las luces26.
Avec ses propres réécritures comiques et hypertrophiées, Arenas ne prétend pas fabriquer du « super superbaroque » : il met simplement le doigt dans l’engrenage du tragique et de sa réception. Les vaudouisants de El reino de este mundo croient aux métamorphoses de Mackandal, le narrateur est plus dubitatif. Dans La loma del ángel, la question de la vraisemblance ne se pose pas, mais c’est Don Gamboa qui, par inadvertance, dit aux esclaves que la machine à vapeur les enverra en Afrique. En mettant la confidence dans la bouche du maître blanc, Arenas met consciemment à nu la poétique carpentérienne et questionne le caractère politique des discours baroques et réel merveilleux. C’est donc parce que l’œuvre d’Arenas produit du langage (parodique et politique27) sur du langage (baroque et merveilleux) qu’elle peut sérieusement (muy seriamente) servir de point de repère à tous les prix littéraires28.