1. Confiant hors des Antilles et de la créolité, une écriture de la créolité
Quelle construction littéraire nous offre Confiant et que nous fait-il entendre, chaque fois selon la créolité, lorsque, sortant de la stricte fiction et des terres de la créolité, il s’attache à des lieux, des temps, des émancipations, étrangers aux Antilles, exemplairement ceux de l’Algérie ? Il faut ainsi dire L’insurrection de l’âme. Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex1. Quelle est la pertinence, convient-il encore de demander, d’une telle entreprise, d’un tel double écart – abandon de la fiction stricte, moindre importance de la Caraïbe –, au regard d’autres essais qui, échappant encore à la fiction, traitent strictement de la Martinique et de la Guadeloupe, à travers l’évocation d’une figure à la fois importante et illustre, Aimé Césaire2, d’une figure importante, Alfred Marie-Jeanne3 ?
Dans L’insurrection de l’âme, la perspective, telle que Confiant la comprend, de la créolité ne peut être indiquée de manière manifeste. Que L’insurrection de l’âme porte des références à l’enfance et à la jeunesse martiniquaises de Fanon, à ce que celui-ci a pensé de Césaire et d’autres martiniquais, ne suffit pas à établir pleinement cette indication : la vie de Fanon est bien antérieure à l’émergence du mouvement de la créolité. Hors d’une indication manifeste, la perspective de la créolité est cependant déterminante dans la composition de L’insurrection de l’âme : certes, Fanon ne peut être raconté selon l’évidence de la créolité ; il peut cependant l’être suivant les paradigmes poético-culturels de celle-ci, suivant les prismes qu’elle porte. Ainsi, avec L’insurrection de l’âme, Fanon serait-il inscrit à la fois dans l’histoire des Antilles, de la France et de l’Algérie, dans celle de la décolonisation, et dans la représentation actuelle de la créolité.
Les paradigmes poético-formels de la créolité, attachés à l’évocation de Fanon, ne sont pas notés directement par Confiant ; ils peuvent cependant être définis par les commentaires qui doivent être faits des brèves caractérisations que Confiant a données du but et des traits de l’écriture de L’insurrection de l’âme.
Ces caractérisations sont, en elles-mêmes, littéralement incertaines. Fanon a été oublié, remarque Confiant ; aussi convient-il d’écrire la vie de Fanon ; mais, devenons-nous ajouter, Fanon appartient à l’histoire et n’a pu être exactement oublié. L’insurrection de l’âme est une autobiographie, dit la quatrième de couverture de l’ouvrage, mais, devons-nous encore ajouter, cette autobiographie est impossible puisque Fanon est mort. Aussi, Confiant ne pouvait-il pas prendre en charge de manière continûment directe ce qu’avait pensé Fanon, et a-t-il dû faire alterner discours du Je (de Fanon) et évocations objectives hors de ce Je. En d’autres termes, Fanon se trouve comme « approprié » par Confiant et reste une sorte d’extériorité – il appartient à l’histoire et aucune de ses paroles n’est de ce présent.
De ces incertitudes, il se conclut que L’insurrection de l’âme ne peut se confondre seulement ni avec le récit de la vie et de la mort d’un homme qui appartient à l’histoire de la décolonisation, ni avec la reprise de l’allégorisation de cet homme, largement publique – cette allégorisation est exposée dans les citations que Confiant donne d’hommages à Fanon, à la fin de l’ouvrage. De ces incertitudes, il se conclut encore que ce récit et cette allégorisation, parts inévitables d’une évocation de Fanon, ne sont pas d’eux-mêmes immédiatement congruents avec ce qui, dans les romans de Confiant, commande les paradigmes poético-culturels de la créolité : la reconstruction ethnographique de l’histoire4. Reconstruction veut dire que cette histoire est d’une présentation inédite ; ethnographique fait entendre que cet inédit est celui de tout quotidien. Cette reconstruction ethnographique est inévitablement segmentaire, des temps de tous les quotidiens, des spécificités des gestes et des comportements que met en évidence l’ethnographie. Cette reconstruction commande la série des romans de Confiant. Or, il est manifeste que rien n’est moins inédit que l’histoire de la vie de Fanon, et moins segmenté que l’histoire de la décolonisation, à laquelle Fanon appartient exemplairement.
Ces inconsistances font cependant entendre des choses qui ne sont pas étrangères à une reconstruction historique. En notant un Fanon oublié, Confiant, qui n’entend pas apporter des informations nouvelles sur Fanon5, dit un Fanon qui peut être présenté comme inédit parce que toute image publique d’un homme public porte une part d’oubli. En plaçant L’insurrection de l’âme sous le signe de l’autobiographie, Confiant n’entend dire ni que cette œuvre est littéralement une autobiographie, ni qu’elle est l’imagination d’une autobiographie, mais qu’elle figure comment peut se dire l’invention quasi-quotidienne d’une vie, comme l’ethnographie montre l’invention du quotidien. Reconnaître le partage du discours du Je, inévitablement imaginé, et du récit objectif, quels qu’en soient les moyens, suggère, à propos de Fanon, une dualité notée par Confiant, d’une manière discrète : Fanon, Algérien, le jour, Antillais, la nuit, c’est-à-dire un Fanon qui ne se confond pas avec l’évidence de ce qui est su du personnage historique, et qu’il convient de prendre en charge, dans l’évidence de la segmentation indissociable de l’alternance du jour et de la nuit.
Se dessine ainsi la reconstruction historique de la vie de Fanon, certainement objective, certainement indissociable des paradigmes poético-culturels spécifiques de la créolité. Ces paradigmes doivent être utilisés hors de la réalité propre de la créolité, sans qu’il puisse être conclu à un contre-sens au regard de celle-ci ou au regard de ce qui lui est étranger, l’Algérie. Ces paradigmes, ceux d’une poétique historique, anthropologique et littéraire, permettent de présenter la vie de Fanon nouvellement, sans qu’aucune nouvelle connaissance puisse être citée à propos de cette vie.
L’allégorisation, qui appartient à l’histoire, de Fanon, se double ainsi d’une autre allégorisation, indissociable des paradigmes poético-culturels de la créolité, l’allégorisation du Fanon pris dans son quotidien. C’est là un point remarquable, car Confiant, dans les livres, hors de la fiction, consacrés à Césaire et Alfred Marie-Jeanne, évite toute allégorisation. Il dénonce, s’agissant de Césaire, l’ignorance de la créolité ; s’agissant du second, il dit les difficultés qui sont inévitablement rencontrées lorsqu’on tente d’assurer l’indépendance des Antilles.
Au-delà des moyens et de la signification directe de la reconstruction de la vie de Fanon, s’impose la question de l’alliance du portrait d’un héros international, certes antillais, de la décolonisation et de l’usage de paradigmes poético-formels de la créolité.
2. Des paradigmes poético-culturels de la créolité, de leur esquisse, de leur reprise
Raphaël Confiant est d’une précision et d’une expression nettes dans toutes ses caractérisations et évaluations de la créolité, quelles que soient ses perspectives6 : linguistique, historique, sociale, culturelle, politique, scripturaire. Il est, en conséquence, éloigné des formulations et reformulations de la créolité larges, amples – il faudrait dire Glissant –, ou d’approches ontologiques qui, voulant justifier pleinement cette créolité, la dissolvent dans le concept d’un contact général, cependant tenu pour définitoire de cette créolité7.
À propos de ce qu’il reconnaît comme la communauté créole, constituée en Martinique et en Guadeloupe à travers l’histoire, Confiant met moins l’accent sur l’hybridation des populations que sur leurs proximités, sur leurs coexistences, sur les continus tissus des rapports à l’autre et, ainsi, sur la formation d’univers sociaux spécifiques, quel que soit le poids de la dépendance coloniale. Douée, par ces proximités, d’une mutabilité intrinsèque, cette communauté est un processus, et, dans les moments et les états de ce processus, une réponse à l’histoire. C’est pourquoi la communauté créole est une évidence dans le présent, comme elle l’a été dans le passé. C’est pourquoi elle s’expose, selon ses moments et ses agents, d’une manière exemplaire : elle est à la fois une réalité et comme sa propre allégorie. Par cette dualité – réalité(s) et exemple –, elle est aisément lisible et un opérateur de la lecture des changements sociaux, de l’histoire. Cette dualité doit être, de fait, reprise dans tout discours de la créolité : ce discours est ainsi un discours assuré du réel, c’est-à-dire un discours qui traite des positions et des proximités des agents humains à tel moment, en tel lieu, selon le sens de l’altérité. Aussi, tout discours de la créolité est-il plus que celui de constats sur la réalité et entre-t-il dans le dessin du processus qu’est la créolité et dans un jeu réflexif indissociable des notations des positions des agents humains8. L’essai dialogué « Le nombre ultime » 9offre une réflexion sur la numération et, plus essentiellement, sur la manière dont s’élabore et s’expose toute approche de l’histoire comme processus : l’histoire, processus sans fin, ne dessine aucune totalité ; processus sans totalité, elle autorise des reprises de sa représentation. Ces reprises sont des manières de compter et conter les moments du processus. L’essai dialogué, « Le nombre ultime », enseigne encore : tout compte est infini ; tout début du compte, le zéro, est réassignable : ainsi va tout récit au regard du temps et de l’histoire. Recompter, reconter sont toujours possibles, manières de présenter le processus qu’est l’histoire.
À la manière des discours de la créolité et de ces comptes et contes, Confiant présente, dans ces romans, des moments et des lieux du processus qu’est l’histoire, processus de la créolité. C’est pourquoi ces romans unissent fiction, histoire, sociologie et anthropologie, et impliquent un jeu réflexif. C’est pourquoi, dans leur succession, ils font de la représentation de l’histoire comme une série, sans fin, de moments, d’événements, d’actions, qui peuvent être repris et singularisés à travers divers temps, lieux et agents.
Les romans de Confiant constituent des recomptages et des recontes du processus historique, offrent des présentations étoilées des personnages – où il y a d’évidents jeux de proximité et les dessins de communautés –, et usent, dans leurs propres développements, de reprises qui sont autant de jeux temporels. Ils offrent ainsi la série des exemples ou des figurations du processus qu’est l’histoire. Les inventions, les fictions qu’ils présentent, ne se comprennent que par ces reprises, par ces manières de compter, de conter.
Les difficultés d’écriture et de composition de L’insurrection de l’âme, tels que Confiant les a brièvement commentées, peuvent se lire selon les grandes logiques narratives de ces romans et de la série qu’ils constituent, selon l’arrière-plan des paradigmes poético-culturels de la créolité. Fanon oublié : cela ouvre au recompte/reconte du temps et à la reconstruction de l’histoire, de son processus, alors même que la décolonisation est habituellement décrite selon une finalité. Autobiographie de Fanon : si l’autobiographie est ici littéralement impossible, en faire cependant la caractérisation de L’insurrection de l’âme revient à allier le quotidien d’une vie, fût-elle illustre, et un mouvement réflexif, indissociable du processus qu’est l’histoire. Discours du Je (monologue intérieur) pris en charge par l’écrivain et discours objectif : la proximité de l’autre qui caractérise la créolité porte un effet de sujet : il n’y a pas de sujet radicalement étranger ; tout sujet peut être dit comme s’il était connu de l’intérieur.
3. Oubli, autobiographie, double discours et position de Confiant, auteur
L’oubli de Fanon ne peut être à la date de composition de L’insurrection de l’âme qu’un oubli tout relatif. On peut cependant prêter une manière de validité « objective » à la remarque de Confiant sur cet oubli : s’il y a oubli, il y a discontinuité avec le passé, sans que le processus qui fait l’histoire soit rompu – il subsiste la connaissance de Fanon. Par cette discontinuité est justifiée la reprise de ce qui est connu sous le signe d’un inédit, en même temps que Confiant marque, à travers la citation partielle du poème-hommage de Césaire, « Par tous mots/Guerrier-silex », l’inaltérable et, en conséquence, le souvenir de l’action publique de Fanon. Reprendre la vie de Fanon est, dans ces circonstances, un geste paradoxal : celui-ci ne peut défaire l’inaltérable – le « silex » –, il peut seulement répéter, mais il le fait en recomptant/recontant. Aussi, ne se confond-il pas avec la notation stricte des séquences de l’histoire, est-il libre de recomposer les moments de cette vie, de numéroter séquences et moments nouvellement. Il s’agit moins d’apprendre quelque chose au lecteur de L’insurrection de l’âme que de l’exercer à ce recompte/reconte : le processus qu’est l’histoire, quel que soit l’éloignement du passé, est réactualisable de manière singulière et performative. Confiant redistribue les séquences de l’histoire et les moments d’une vie, sans que cette redistribution obéisse à des règles formelles, à une organisation temporelle manifeste. Le processus de l’histoire, parce qu’il est processus et ne laisse apparaître aucune continuité stricte, autorise, par ce défaut, le dessin de nœuds multitemporels. Ainsi, les pages initiales de L’insurrection de l’âme, celles des jours qui précèdent la mort de Fanon, sont-elles, alors que rien n’a encore été dit de la vie de Fanon, à la fois celles de sa maladie, celles de l’annonce des événements de sa vie. Fanon se remémore son existence dans une certaine brièveté, dans une certaine imprécision, qui appellent des développements et qui définissent tout temps, ici, le temps de la maladie, de la mort, comme une segmentation multi-temporelle. Il faut comprendre, en un rappel de la méditation de « La loi du nombre », que ce qui est final ne peut être apparaître comme radicalement dernier et ouvre à un recommencement, celui de la vie de Fanon.
L’insurrection de l’âme est une longue série de telles segmentations. Les grands épisodes de la vie de Fanon allient plusieurs segmentations. Chaque segmentation est elle-même l’occasion, le moyen de lier à Fanon les agents des circonstances les plus diverses de sa vie et, par-là, les illustrations de tout ce qui l’a amené à prendre des positions et des décisions personnelles et politiques. Par ces segmentations contre-chronologiques, la vie de Fanon, l’histoire de son déplacement des Antilles en France, puis en Algérie et en Tunisie, l’histoire de l’Algérie et de l’Afrique du temps de la décolonisation, apparaissent comme des totalisations partagées, sans que soient dessinées aucune totalité, aucune détermination continue, sans que soit exclu ce qui appartient aux plus restreintes parts de ces segmentations – la Martinique, dite à partir de ce qu’on sait publiquement de la vie de Fanon. La contre-chronologie, qui n’exclut pas la reprise de tous les détails connus de la vie de Fanon, est ainsi un moyen d’allier, sans aucune discontinuité, une vision spécifique de l’histoire comme processus, cela qui appartient aux paradigmes poético-culturels de Confiant, une représentation de la vie de Fanon selon les « situations » qui l’ont définie10, et une évocation de la décolonisation selon sa réalité et son possible avenir, tels qu’ils ont été perçus par Fanon.
L’autobiographie de Fanon est une impossibilité, faut-il répéter. L’insurrection de l’âme n’appartient pas au genre de l’autobiographie ; l’œuvre a pour auteur Confiant. Notons que, malgré son impossibilité, la référence, que propose Confiant11, à l’autobiographie ne fait pas conclure à la fiction. Confiant a souligné le caractère essentiellement véridique de son œuvre – point qui n’est pas contestable. Il ne s’impose pas cependant de recevoir L’insurrection de l’âme seulement comme un discours de la vérité, seulement comme une manière d’exercice d’objectivité, qui prendrait le lecteur dans la norme qui serait alors impliquée. Cet exercice serait contrefactuel au regard de la vie de Fanon, qui n’a pas été celle de la norme, au regard du lecteur qui ne peut un avoir un usage d’une vérité comme ramenée à elle-même. Dans son paradoxe, la référence à l’autobiographie fait entendre : l’auteur, Confiant, ne l’emporte pas sur le droit de cité absolu reconnu à Fanon ; celui-ci a une manière de porte-parole, précisément l’auteur qui est réduit à une sorte d’impersonnalité, à une sorte de quasi-absence. Cela se reformule : ce livre, le récit d’une vie, constitue une manière de processus – il n’y a pas d’énonciateur identifiable de manière stable, le récit semble aller de lui-même – et exemplifie cette autre manière de processus, la vie même de Fanon. Les propos, les pensées, les actions de Fanon sont simplement présentés, actualisés ; présentations et actualisations forment une série et, dans l’enchaînement que celle-ci constitue, dessinent un processus. C’est pourquoi une telle autobiographie est indissociable du performatif – importance des dialogues et des monologues intérieurs prêtés à Fanon, qui, dans leurs séries, sont processuels.
Dialogue et monologue intérieur restent paradoxaux. Le dialogue donne plein droit de cité et de parole à ceux qui sont autres que le sujet de ce qui est donné pour une autobiographie. Le monologue intérieur, utilisé dans ce qui est donné pour l’autobiographie d’un homme public, montre une contradiction : le monologue est radicalement étranger à tout espace partagé, à toute publicité, à cette extériorisation du Je que suppose l’autobiographie. Ainsi altérées, les normes de l’autobiographie et du monologue intérieur cessent d’être, dans L’insurrection de l’âme, caractéristiques de la seule expression individuelle. Ce qui est donné pour une autobiographie ne défait jamais la forte présentation singulière d’une individualité, Fanon, mais présente celui-ci comme indissociable des groupes qu’il fréquente, des normes diverses que ceux-ci portent, celles du pavillon des musulmans à l’hôpital de Blida, celles de l’ALN en Tunisie. Le processus d’une vie est riche d’une évidence : plusieurs normes sont disponibles ; aucune ne prévaut largement. Fanon est présenté comme participant de cette pluralité, comme celui qui l’illustre. Ce qui est donné pour une autobiographie se lit ultimement comme le passage de l’imposition d’une identité normative par l’autre, le dominant – cela que décrit Peau noire, masques blancs – aux reconnaissances des identités autres, ces reconnaissances qui font l’identité de celui qui reconnaît. On vient ainsi à la proximité de l’autre, indissociable de la créolité, et à une justification de l’usage du terme d’autobiographie : une vie, qui est un processus, est écrite selon celui qui porte ces reconnaissances. Il faut encore comprendre – on retrouve ici l’indication de la vérité : ce processus, cette constitution d’une identité ne sont, dans leur mouvement, altérables par personne. Ou, en une autre formulation, sans doute faut-il lire, dans la référence à l’autobiographie, ce qu’entend produire cette évocation minutieuse de la vie de Fanon, un effet de sujet, à la manière dont Barthes a parlé d’un effet de réel : l’ouvrage fait apparaître un sujet, Fanon, qui fait apparaître d’autres sujets – où il y a aussi une façon de caractériser Fanon psychiatre, Fanon émancipateur, et de revenir à l’importance de l’altérité, indissociable de la poétique culturelle de la créolité.
Prêter à Fanon cette caractérisation, une factualité et une exemplarité incontestables, a enfin pour condition la spécificité du statut d’auteur que se reconnaît Confiant ou qui est impliqué par la construction de L’insurrection de l’âme. Dans les termes de Confiant, le partage entre récit objectif et discours de Fanon traduit son propre refus d’auteur de prendre en charge continûment la parole de Fanon et de placer sous sa propre autorité ce que celui-ci a pensé. Cette dualité de L’insurrection de l’âme et cette manière d’effacement de l’auteur qui parle cependant de Fanon, conduisent à un type de discours dont la définition peut être empruntée à Césaire qui affirme à propos de sa propre parole poétique sur Fanon : « je t’énonce/FANON. »12 De fait, Fanon est dit par Confiant selon une énonciation, selon une parole radicalement performative : les deux types de discours et l’impossible autobiographie que porte L’insurrection de l’âme obligent à cette performativité. De plus et d’une manière remarquable, la distribution des deux types de discours, récit objectif, paroles de Fanon, au long de L’insurrection de l’âme, n’est pas caractérisable selon une règle formelle. Des parts de l’œuvre, que Confiant nomme « inserts », en principe, indépendantes de l’opposition et de l’alliance de ces deux types de discours, reprennent cette opposition et cette alliance. Ces inserts illustrent un jeu réflexif qui identifie Confiant comme l’auteur de ces deux types de discours et font de lui l’agent exemplaire du « je t’énonce », seule caractérisation stricte de l’écriture de L’insurrection de l’âme.
La reprise de l’expression de Césaire, « je t’énonce/FANON » permet de préciser comment Confiant dessine, en Fanon, la figure exemplaire de la reconnaissance de l’altérité, et comment il se définit lui-même, en une fidélité à la poétique culturelle de la créolité, comme le praticien de la relation à l’autre. Fanon et l’altérité : à travers son énonciation, Confiant prend en charge complètement la personne et l’individualité de Fanon, accorde à ce dernier une pleine reconnaissance et, par-là, lui prête une universalité – en Fanon, il n’y a aucune distance face à tout autre. D’une part, sont ainsi corrigées les limites des évocations objectives de Fanon et des discours subjectifs qui lui sont attribués. Les évocations ne permettent pas de personnaliser complètement Fanon et le rendent, de fait, comme extérieur à sa propre vie ; les discours subjectifs ne permettent pas de présenter, de Fanon, l’inscription la plus large, la plus universalisée dans le monde, dans des situations réelles. D’autre part, l’ambivalence de l’énonciation auctoriale, récit objectif, reprise des paroles de Fanon, et la pleine reconnaissance de la personne de Fanon permettent de dessiner, en Fanon, le sujet strictement personnel et l’individu devenu individu collectif. Confiant énonciateur de Fanon : l’écrivain est ici l’explicite médiateur de toute altérité et plus : celui qui devient la parole de l’altérité et, par son ouvrage même, par le fait de son écriture, la figure même de l’altérité, capable de toute reconnaissance de tout autre.
4. Allégorisation de Fanon et questionnement de la créolité
Poussons jusqu’à leur paradoxe l’usage, par Confiant, des deux types de discours – récit objectif et paroles de Fanon –, l’équivoque du terme d’autobiographie, et la spécificité du statut d’auteur que Confiant se reconnaît. Par cet usage, par cette équivoque, par ce statut, Fanon peut apparaître formellement comme l’hétéronyme de Confiant, ou comme celui dont l’auteur, Confiant, investit la vie. Ce paradoxe peut se lire doublement : comme une manière d’accentuer l’allégorisation de la personne de Fanon, comme une caractérisation du mode d’être de l’écrivain Confiant.
Au regard de celui qui est le sujet de l’autobiographie, Fanon, le jeu de l’hétéronyme ou de l’investissement désigne Fanon comme celui qui, portant leçon, peut ou doit être imité, et permet l’identification de tout agent possible de l’émancipation – dans le cas de L’insurrection de l’âme, il s’agit de Confiant. Fanon est, en conséquence, en lui-même, une allégorie, porteur d’une leçon et d’un exemple toujours actualisables, actualisés dans L’insurrection de l’âme.
Remarquons que Confiant a évoqué d’autres personnalités antillaises qu’il n’a pas allégorisées, pour des raisons précises. Dans Aimé Césaire, une traversée paradoxale du siècle, Césaire est hors de toute allégorisation, comme l’est Alfred Marie-Jeanne dans Alfred Marie-Jeanne, une traversée verticale du siècle. Aimé Césaire n’est pas venu jusqu’à la créolité ; il ne peut participer de l’allégorisation que celle-ci autorise. Alfred Marie-Jeanne n’a pas pu porter l’exact accomplissement de la créolité.
Au regard des Antilles, l’allégorisation de Fanon, dans L’insurrection de l’âme, dessine, selon les paradoxes de l’oubli, de l’autobiographie, du discours du sujet et du discours objectif, ce que pourrait être un tel accomplissement. L’histoire de la décolonisation de l’Algérie n’est pas l’histoire des Antilles. Dire la vie de Fanon ce n’est que dire l’accomplissement historique possible de la créolité, hors de toute confusion du passé et du présent, avec l’appui du passé, étranger cependant aux Antilles, dans l’évidence de l’histoire processus, dans la reconnaissance de tout autre, autrement dit de l’universel, qui caractérise la créolité. Ainsi, L’insurrection de l’âme fait plus que rappeler que Fanon, héros de la décolonisation, était antillais. Ce rappel serait, en lui-même, assez vain : Fanon n’est jamais retourné aux Antilles – où Albert Memmi a vu le signe de l’échec de Fanon. En soumettant Fanon, sa vie, ses actions de libération en Algérie et en Tunisie au cadre poético-culturel de la créolité, en faisant de Fanon l’hétéronyme symbolique de Confiant, L’insurrection de l’âme entreprend de restaurer en littérature la continuité de la créolité et de l’émancipation. Mais l’hétéronymie est un jeu imaginaire, et l’usage d’une poétique de la culture la suite de ce jeu : celui-ci permet de placer une émancipation encore à venir sous le signe des accomplissements de Fanon, et d’identifier créolité et créoles à un ethos de l’universel – où il y a des manières d’aller au-delà des impasses de l’histoire.
Au regard de l’auteur de L’insurrection de l’âme, le jeu de l’hétéronyme ou de l’investissement conduit à des considérations anthropologiques et poético-formelles. Considérations anthropologiques : dans la créolité et dans une écriture selon la créolité, il y a une disponibilité de l’autre, qui se lit doublement, selon ses actions altruistes, selon sa proximité et la possibilité d’être compris qu’il offre. Cette double lecture s’applique autant à Fanon qu’à Confiant. Cette lecture vient d’être faite à propos de Fanon. S’agissant de Confiant, l’autobiographie de l’autre qu’il livre est précisément un exercice d’altruisme. Considérations poético-formelles : l’auteur de l’autobiographie d’un autre est, en tant qu’énonciateur, dans un lien de proximité, d’identité et d’identification imaginaire avec cet autre, dont la vie est à dire. Le « je t’énonce/FANON », qui doit, en conséquence, être lu littéralement, porte une ambivalence remarquable : Fanon a besoin d’être énoncé ; Confiant, ipso facto, s’énonce à travers son énonciation de Fanon – l’énonciation est un acte unique et unitaire. Cette ambivalence suggère des commentaires qui devraient être poursuivis : Fanon, aussi certain et allégorisé qu’il soit, attend une énonciation comme si cette certitude était elle-même incertaine ; Confiant, l’écrivain, s’énonce selon l’autre, avant de s’énoncer : sa propre parole ne peut être que selon l’autre. On vient ici à d’inévitables questions : Que peut être un accomplissement personnel à travers l’altérité ? En quoi l’altérité suffit-elle à assurer l’autodéfinition d’un sujet ? Ces questions marquent d’une incertitude l’altérité que Confiant place au cœur de la créolité.
Ainsi, L’insurrection de l’âme porte-t-elle à la fois une nostalgie de l’accomplissement de la décolonisation, une nostalgie paradoxalement présentée comme une promesse, et le questionnement de ce à quoi cette promesse est attachée, la créolité. Où il y a la pleine pertinence de l’alliance des paradigmes poético-formels de la créolité et de l’évocation de Fanon, cet Antillais qui n’est jamais revenu aux Antilles.