Case à Chine de Raphaël Confiant : entre tradition orale et écriture

Antonio Gurrieri

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Antonio Gurrieri, « Case à Chine de Raphaël Confiant : entre tradition orale et écriture », Archipélies [En ligne], 11-12 | 2021, mis en ligne le 15 décembre 2021, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/1006

La publication de Case à Chine en 2007, représente une étape originale de la production romanesque de Raphaël Confiant. L’auteur reprend les thèmes caractéristiques de sa poétique et, à travers le récit de l’immigration chinoise en Martinique, met en œuvre son vaste projet de dépeindre la société créole. À l’instar du conteur créole, il raconte et reproduit à travers l’écriture la complexité du monde créole. La tradition orale nourrit et guide la force créatrice de l’écrivain. Sa technique d’écriture absorbe ainsi tous les aspects de l’oralité afin de faire ressurgir la mémoire collective oubliée.

The publication of Case à Chine in 2007 represents an original stage in the novel production of Raphaël Confiant. The author takes up the characteristic themes of his poetics and through the story of Chinese immigration in Martinique he implements his extensive project of telling the story of Creole society. Like the Creole storyteller, he narrates and reproduces through writing the complexity of the Creole world. The oral tradition nourishes and guides the creative power of the writer. His writing technique therefore absorbs every aspect of «oraliture» in order to recover the forgotten collective memory.

Introduction

Raphaël Confiant publie Case à Chine en 2007. Ce roman enrichit la riche production d’un écrivain qui, en 1988, avec son premier roman en langue française, Le Nègre et l’Amiral, conquiert la critique littéraire1.

Case à Chine offre un point de vue inédit, celui de l’immigration chinoise en terre créole – un phénomène qui, bien que de courte durée, a laissé son empreinte dans la société créole. L’intention de l’écrivain « s’inscrit tout naturellement dans [son] projet d’écrire une “comédie créole” à la façon dont Balzac a écrit La Comédie humaine » (Gurrieri 2017 : 133).

En effet, l’écriture de Confiant vise à faire ressurgir la mémoire collective martiniquaise à travers l’écriture. La figure du conteur guide les pensées de l’écrivain et alimente sa force créatrice.

Notre objectif est d’illustrer non seulement les principales techniques d’écriture mises en œuvre, mais surtout la tentative d’imiter la parole du conteur, pour enfin démontrer combien est profitable l’échange qui a lieu entre la tradition orale et l’écriture.

1. La technique des cercles

La structure narrative de Case à Chine est sans aucun doute suggestive. Raphaël Confiant utilise en effet dans le roman une technique narrative particulière, employée dans certains de ses précédents romans, comme Le Nègre et l’Amiral déjà cité, et appelée « technique des cercles ».

Cette technique narrative donne à l’auteur la possibilité de ne pas suivre un ordre chronologique rigide. Comme l’explique Raphaël Confiant :

Les cercles permettent de raconter une histoire sans suivre une ligne droite, sans faire un récit linéaire. Cela permet de revenir en arrière ou de se projeter dans le futur. (Gurrieri 2017 : 134)

Cette technique permet, lors de la lecture du texte, de revenir plusieurs fois dans le récit. On part d’un récit qui commence dans le présent et qui revient peu à peu jusqu’à l’origine de l’histoire racontée, pour ensuite retourner dans le présent et répéter le même procédé. La narration ne fait qu’aller et venir entre le passé et le présent. Elle est circulaire.

Prenons par exemple les titres des chapitres relatifs au premier cercle :

Fort-de-France (Martinique, mitan du XXe siècle) ; Village de Lou-bang (sud de la Chine, début des années 20 du XIXe siècle) ; Rivière-Salée (Martinique, descente du siècle XIXe) ; Canton (année du Tigre) ; Poupée de Porcelaine (sans date) ; L’improbable remède. (Confiant 2007 : 13-95)

Ainsi, l’auteur commence son texte vers la seconde moitié du xxe siècle, pour remonter dans le temps jusqu’aux premières décennies des années 1800, se retrouver autour de la fin des années 1800 et, enfin, arriver à nouveau dans le temps présent. Les références temporelles du lecteur sont ainsi continuellement mises à rude épreuve.

Le roman est divisé en 5 cercles et 29 chapitres, dont chacun rassemble les aventures des différents protagonistes du roman, dans un laps de temps allant de la seconde moitié du xixe jusqu’à la seconde moitié du xxe siècle. Dès la lecture de la première page, le lecteur se retrouve projeté dans cette forme particulière de narration. Grâce à l’utilisation de petits paragraphes introductifs placés au début de chaque cercle narratif, l’auteur introduit ainsi les événements :

PREMIER CERCLE – Où il sera question de trois lignées de natif-natals de l’Empire du Milieu échappées en l’Autre Bord du monde (cela qui porte le beau nom d’Amérique) et des chienneries que leur inventa le destin. Lignée de Chen-Sang lequel fut contraint d’abandonner l’Octuple Noble Voie pour le marronnage dans les Hauts Bois de l’îles… Lignée de Meï-Wang, dite Man Chine, dont on ne sait presque rien parce que l’extrême dénantissement n’a point de mots pour se dire… Lignée du docteur Yung-Ming qui préféra la folle aventure à une carrière de mandarin… Et tout cet entrelacement de voix et de rêves, oui ! (Confiant 2007 : 11)

Comme on peut le constater, tout en présentant une technique narrative innovante, Raphaël Confiant ne laisse pas seul le lecteur, mais le guide, dévoilant ce qu’il s’apprête à lire au début de chaque cercle. Il éveille la curiosité du lecteur en stimulant la lecture du roman. L’auteur utilise d’ailleurs cette technique narrative car elle est influencée par une considération du temps différente de celle occidentale.

Édouard Glissant, dans un essai sur le rapport entre « l’oral et l’écrit » dans la littérature antillaise, écrit, à propos de la conception particulière du temps caribéen :

Nous avons par exemple dans les pays de la Caraïbe, les pays créoles, un temps naturel qui n’est pas le temps culturel de l’Occident. L’Occident depuis longtemps a perdu la conception du temps naturel, c’est-à-dire du temps qui est étroitement lié aux épisodes de la vie de la communauté ou aux épisodes du rapport de la communauté à son entour. (Glissant 1994 : 122)

Une telle vision ne peut qu’influencer l’écriture des auteurs antillais. Édouard Glissant souligne cette diversité et en illustre les particularités :

Nous avons une conception du temps en spirale qui ne correspond ni au temps linéaire des Occidentaux, ni au temps circulaire des Précolombiens ou des philosophes asiatiques, mais qui est une sorte de résultante des deux, c’est-à-dire avec un mouvement circulaire, mais toujours une échappée de cette circularité vers autre chose – c’est ce qui constitue la spirale. (Glissant 1994 : 123)

La conception du temps en spirale est un phénomène commun aux lettrés, non seulement martiniquais, mais caribéens en général. Le « spiralisme », mouvement artistique et littéraire fondé en 1965 par trois lettrés haïtiens, Frankétienne, René Philoctète et Jean-Claude Fignolé, en est la preuve tangible. Frankétienne, en particulier, a aujourd’hui encore une forte influence sur la littérature caribéenne. Dans une interview, l’auteur clarifie la poétique du mouvement :

C’est une méthode d’approche pour essayer de saisir la réalité qui est toujours en mouvement. Le problème fondamental de l’artiste est celui-ci : essayer de capter une réalité, transmettre cette réalité, tout en gardant les lignes de force de manière que ce réel transmis sur le plan littéraire ne soit pas une chose figée, une chose morte. (Kauss : 2007)

Frankétienne soulève une problématique commune à de nombreux écrivains, à savoir, comment raconter la réalité en utilisant des systèmes de référence propres à la culture caribéenne :

C’est là le miracle de l’art : essayer de capter le réel sans le tuer. Capter : c’est saisir, c’est immobiliser. Il s’agit d’appréhender sans étouffer. Au fond, l’écrivain est un chasseur à l’affût d’une proie. Mais, il faut saisir cette proie sans la tuer. À ce niveau, le spiralisme est appelé à rendre certains services. Essayer d’être en mouvement en même temps que le réel, s’embarquer dans le réel, ne pas rester au-dehors du réel, mais s’embarquer dans le même train. Et, cela, à la longue, reproduit le mouvement de la spirale. La spirale est comme une respiration. Spirale signifie : vie par opposition au cercle qui, selon moi, traduit la mort. (Kauss : 2007)

Dans Case à Chine, nous retrouvons une structuration en cercle, mais le récit a sans aucun doute également un certain degré d’ouverture. L’auteur utilise souvent des points de suspension pour conclure les chapitres internes du roman. Nous présentons un exemple tiré du deuxième cercle, où l’on annonce la naissance d’une des protagonistes de la deuxième lignée d’immigrés chinois en Martinique, Meï-Wang2 :

De ses abysses montait un grondement inquiétant qui plongea les passagers du Galilée dans un silence qui n’était brisé que par les vagissements des trois bébés nés à bord. Deux petits Indiens et une ravissante créature chinoise nommée Meï-Wang. L’Atlantique, le troisième océan avant la Terre promise… (Confiant 2007 : 150)

Comme nous pouvons le constater, le narrateur ne conclut pas les événements, mais laisse le chapitre en suspens. La fermeture concerne l’image du cercle, alors que la spirale permet une reproduction à l’infini du discours narratif. Raphaël Confiant confirme cette tendance du récit dans Case à Chine en nous présentant l’un des protagonistes du roman, Chen-Sang, surnommé « Chinois-fou », mettant en œuvre ce style narratif :

Sa parole refusait de se soumettre à l’enchaînement logique des faits. Ou, plus exactement, à leur déroulement chronologique. Il zigzaguait de son enfance en Chine, dans son cher village de Luo-Bang, à sa vie sur l’Habitation Petite Poterie, du terrible voyage à bord du Galilée à sa rencontre avec Man Fidéline dans le Saint-Pierre d’avant l’éruption de la montagne Pelée, cela sans discontinuer. Comme si tous ces événements étaient liés par un fil qu’il était seul à connaître et à tirer. Parole ressassée. Circulaire. Spiralique parfois. (Confiant 2007 : 451)

L’auteur souligne la position du personnage, qui refuse de raconter son histoire suivant un ordre chronologique. Chen-Sang devient ici le porte-parole des choix narratifs du narrateur. Dans le texte, on remarque ainsi souvent la répétition d’événements déjà décrits. Une même histoire est souvent racontée plusieurs fois. Un exemple parmi d’autres est la décision de partir pour le Nouveau Monde, de la part de Chen-Sang et de son frère Li-Mou :

Chen-Sang songea immédiatement au terrible Li-Bong-Maï, celui qui, à chaque printemps, ravageait la province du Gaoshan, n’épargnant jamais le village de Lou-Bang bien qu’il comptât parmi les plus pauvres et les plus reculés. […] Après le passage de ces soudards et d’autres bandes de moindre importance mais tout aussi sinistres, commençait un temps de privations, voire de disette. Outre l’inexplicable sècheresse qui affecta la province, leurs exactions régulières ne comptèrent pas pour rien dans la décision de Chen-Sang d’émigrer vers la côte, dans l’une de ces villes imposantes, Shanghai ou Canton, où, à entendre la rumeur publique, il était relativement facile de trouver du travail à qui n’était point fainéant ou regardant. (Confiant 2007 : 53)

Nous trouvons, plus loin, une autre référence à ce récit :

Mais, invariablement, revenant le souvenir de l’effroyable sécheresse qui s’était abattue sur eux et sa fuite éperdue avec son petit frère, Li-Mou, vers des régions qu’ils s’étaient tous deux imaginées plus hospitalières. (Confiant 2007 : 144)

Et enfin, vers la fin du roman, nous lisons :

Chen-Sang se sentit perdu. Lui qui avait surmonté tant d’épreuves : la sécheresse qui s’était abattue sur son village de Lou-Bang, les aléas de sa fuite, des mois durant, à travers des provinces inconnues jusqu’à Canton, la perte de son petit frère, Li-Mou, la terrifiante traversée des Trois Océans, la raideur des champs de canne à sucre dans ce pays nouveau. (Confiant 2007 : 339)

Comme nous pouvons le constater, les trois exemples que nous avons cités traitent tous des mêmes événements. Pourtant, il ne s’agit pas de simples répétitions du récit ; l’auteur ajoute à chaque fois quelques informations supplémentaires. Dans le premier exemple, Li-Bong-Maï terrorise le village de Lou-Bang. Dans le second, nous lisons que Chen-Sang s’enfuit de son village avec son frère cadet Li-Mou et, enfin, dans le troisième, nous découvrons que son frère a disparu. La motivation commune qui conduit Chen-Sang à émigrer est toujours la même, à savoir la sécheresse et la famine qui affligent Lou-Bang et la volonté d’échapper à une vie faite de privations et de souffrances. Il faut souligner que dans Case à Chine, des exemples similaires de réitérations du récit sont nombreux et concernent les différents personnages.

Le récit suit donc un procédé redondant qui accompagne toujours le lecteur. Ce n’est qu’à la fin que ce dernier parvient à rassembler tous les détails et à reconstruire l’histoire générale, c’est-à-dire l’épopée des trois lignées chinoises, protagonistes du roman. La pratique de la répétition n’est donc pas à considérer comme un pur jeu littéraire de l’auteur. En vertu d’une conception différente du temps, elle fait partie d’une poétique chère aux écrivains caribéens en général.

Édouard Glissant en est l’un des premiers représentants. Sa « poétique de l’opacité » rend le texte littéraire répétitif et redondant, au point de créer de la confusion chez le lecteur. Édouard Glissant revendique dans ses écrits l’utilisation de cette technique narrative : « Je réclame pour tous le droit à l’opacité » (Chancé 2002 : 236).

Dans le cas de Raphaël Confiant, par contre, on ne peut pas parler d’une véritable « poétique de l’opacité » mais, à l’instar d’Édouard Glissant, l’auteur manifeste la source d’inspiration de son écriture, c’est-à-dire la tradition orale.

2. La tradition orale au service de l’écriture

Rappelons que les fondements de la littérature créole reposent sur une imposante tradition orale, « l’oraliture ». Le linguiste martiniquais Jean Bernabé, auteur, avec Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau, de l’Éloge de la créolité3 (1989), écrit à propos de l’origine de ce néologisme :

Le mot oraliture, néologisme inventé par les ethnologues africanistes dans les années 1960, désigne en un sens que je considère comme minimaliste, l’ensemble des traditions orales recueillies et notées à l’écrit. Mais se borner à une telle acception revient à faire un investissement terminologique important pour un bien piètre bénéfice épistémologique. Ce mot est un mot-valise dont le radical renvoie à l’oralité et dont le suffixe (-ture) tend à le rendre solidaire des implications propres au mot « littérature ». Cependant, il y a lieu d’éviter l’assimilation de l’oraliture à la littérature, même si ces deux instances partagent des caractéristiques communes. La notion de littérature orale est une pure contradiction. (Bernabé 1997 : 52)

L’« oraliture » porte avec elle presque tout le patrimoine culturel de la tradition orale, née dans le cadre du système de la plantation. Une culture transmise par les « conteurs »4 qui, la nuit, offrent une vision du monde à travers des contes, des proverbes, des chansons et des comptines. L’« oraliture » naît au moment où l’« oralité » est mise par écrit, pour la défense du patrimoine culturel oral d’une communauté :

Quand, dans une communauté, on décide de transférer sur un support externe (écriture, magnétophone) la tradition orale pour la conserver, c’est là le signe évident que cette tradition est déjà morte, vidée non seulement de son sens, de sa substance, mais de sa capacité de transmission intergénérationnelle par la seule vertu de la mémoire. (Bernabé 1997 : 54)

Les écrivains antillais sont très sensibles à la tradition orale, car le passage de l’oral à l’écrit n’est pas, comme dans le cas de la culture occidentale, assimilé. La littérature antillaise est également de constitution récente. Toute la poétique de Raphaël Confiant est imprégnée d’oraliture. L’auteur affirme explicitement être l’héritier direct du conteur créole et son but est d’« écrire dans la lignée de la parole du conteur » (Levesque 2004 :51). Il est donc le principal responsable de la « parole populaire ».

La répétition des faits dans le roman est un élément caractéristique du discours oral, que l’auteur arrive à théoriser avec sa technique du « ressassement ». Il explique lui-même :

L’une de ces structures qui m’influencent le plus dans ma pratique d’écriture en français, est celle du ressassement. Il s’agit de l’habitude que nous avons non seulement de raconter un même fait de trente-douze mille manières, mais encore de le ressasser comme si on cherchait à en épuiser les significations. À l’écrit, cela produit un récit étoilé et non linéaire qui va à contre-courant de la tradition romanesque occidentale, les branches de l’étoile étant les différents ressassements, le centre en étant ce fameux sens que l’auteur cherche désespérément à atteindre. (Confiant 1994 : 178-179)

Cette technique narrative permet de résoudre en partie les problématiques propres à la culture créole, née de l’expérience traumatique de la déportation et de l’esclavage, où prévaut une « temporalité chaotique ».

Un autre aspect de la structure du roman, lié à notre avis à la technique des « cercles », est l’utilisation des digressions. Dans le roman, on signale, en effet, un nombre important de digressions et, en particulier, on relève des cas d’analepses, mais il ne manque pas non plus de cas de prolepses5.

Le lecteur constate donc un aller-retour continu du récit. On anticipe des faits futurs, et on revient ensuite dans le passé. Un exemple figure au chapitre trois du roman, où l’on anticipe que Chen-Sang tuera le chef de la plantation Audibert. Nous rapportons l’extrait :

L’atmosphère étrange qui s’instaura dans le gallodrome cet après-midi-là devait demeurer inscrite dans l’indélébile des mémoires puisque d’aucuns ne manquèrent pas d’y faire référence quand, des années plus tard, on apprit que le responsable du meurtre du commandeur Audibert n’était autre que ce même Chinois, le premier ayant renvoyé le second au motif que ce dernier avait déclenché un sacré bordel sur la plantation. (Confiant 2007 : 451)

Le narrateur semble complice dans ce cas d’un lecteur curieux, à qui il révèle des détails futurs des événements. L’intention de l’auteur est cependant d’inscrire le roman dans une perspective spiraliste. Le récit tourne sur lui-même. Il est répétitif, mais le lecteur ne s’ennuie pas, car, chaque fois, une information supplémentaire, quelques détails inédits, sont ajoutés à l’histoire.

Raphaël Confiant se comporte donc comme un « vieux conteur » faisant usage d’une « parole ressassée » qui revient sur elle-même, enrichie cependant de nouveaux détails. Sa poétique s’inscrit d’ailleurs dans un projet littéraire de longue haleine, théorisé avec Jean Bernabé et Patrick Chamoiseau, dans l’Éloge de la créolité. À propos de l’importance de la tradition orale, les trois auteurs ont un objectif bien précis :

Bref, nous fabriquerons une littérature qui ne déroge en rien aux exigences modernes de l’écrit tout en s’enracinant dans les configurations traditionnelles de notre oralité. (Bernabé, Chamoiseau, Confiant 1989 : 70)

Une mission qui se poursuit encore aujourd’hui dans le domaine de la littérature créole antillaise, qui a besoin de faire appel à son passé, aux abus et à la douleur endurée, pour mieux élaborer son présent.

3. Épigraphes et récits emboîtés

D’autres techniques utilisées par l’auteur pour imiter le discours du conteur sont l’utilisation des épigraphes et des « récits emboîtés ».

Dans chaque chapitre interne à chaque cercle, on relève la présence de brèves épigraphes, mises en évidence par l’usage de l’italique et des parenthèses. Voici un exemple tiré du premier chapitre :

(Or donc, Chen-Sang se mit en case avec Fidéline laquelle enfanta Chen-Li, qui épousa, devant un officier d’état civil, une femme si effacée que l’histoire n’a pas retenu son nom. De leur union naquit Fang-Li. Ce dernier, devant un prêtre catholique, passa la bague au doigt à Poupée-Porcelaine, Mâ de son vrai nom, qui, final de compte, ensoucha définitivement la race chinoise en terre créole avec une paire de marmailles : Annaïse-Ming et Raphaël.) (Confiant 2007 : 13)

L’insertion de ces paragraphes introductifs est une pratique très chère aux écrivains martiniquais. Dans les romans d’Édouard Glissant et de Patrick Chamoiseau, on les retrouve presque toujours.

Comme l’affirme Raphaël Confiant lui-même, les épigraphes se réfèrent à la parole du conteur et remplissent une fonction poétique (Gurrieri 2017 : 134). Le conteur est une figure fondamentale dans la culture antillaise. Il a joué un rôle très important, surtout à l’époque de l’esclavage. Ce fut l’ancre de salut de tant d’esclaves qui, avec ses récits, ont trouvé du réconfort après leurs épuisantes journées de travail.

Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, in Lettres créoles, observent que, dans la culture créole, le lieu de naissance du conteur se situe « dans le cadre d’une liberté nocturne » :

Le jour, il vit dans la crainte, la révolte ravalée, le détour appliqué. Mais la nuit, une force obscure l’habite. Une levée atavique brise la carapace sous laquelle il s’embusque. D’insignifiant il s’érige mitan des cases à Nègres, papa-langue de l’oralité d’une culture naissante, maître-pièce de la mécanique des contes, des titimes, des proverbes, des chansons, des comptines qu’il élève en littérature, ou plus exactement en oraliture. Réceptacle, relais, transmetteur ou plus exactement propagateur d’une lecture collective du monde, voici notre conteur créole. (Chamoiseau, Confiant 1999 : 72-73)

Les deux auteurs définissent parfaitement ce que représente le conteur. De cette figure naît une première forme de contre-culture, qui s’oppose à la culture coloniale dominante, permettant l’union de groupes culturels différents. La parole du conteur doit donc être le point de référence d’où naît le tout, la source d’inspiration qui guide l’écrivain.

C’est pour cette raison que Raphaël Confiant insère des épigraphes au début de chaque chapitre. L’écrivain se considère comme l’héritier du conteur, il est donc promoteur de la « parole populaire », qu’il met en avant dès ses premiers romans.
Delphine Perret estime, en particulier, qu’une partie de la culture populaire conserve l’humour créole :

La parole populaire est aussi une expression de l’humour, du comique, ce qui représente un changement très important par rapport à l’écriture de la Négritude. (Perret 2001 : 182)

Le « comique », donc « l’humour » de la culture populaire, comme le soutient également Patrick Chamoiseau, est « une façon de se distancer du tragique dans un monde cruel » (Perret 2001 : 183). Elle permet de prendre ses distances avec une dure réalité, celle de l’exploitation coloniale.

Raphaël Confiant affirme cependant que l’humour créole est un aspect peu développé dans la littérature antillaise. Seuls quelques écrivains comme Aimé Césaire et Édouard Glissant ont expérimenté dans ce sens, mais leurs tentatives sont jugées sophistiquées et difficiles à interpréter :

C’est une littérature où il y a deux choses qui manquent cruellement, c’est l’amour et l’humour. […] Et puis d’humour, alors là vraiment pas, sauf très sophistiqué chez Césaire, au second degré. Chez Glissant, il y a beaucoup d’humour au second degré. Mais il faut quand même pouvoir pénétrer pour rire. Mais moi, j’ai voulu faire de l’humour au premier degré, donc en jouant sur la langue, en jouant sur les mots, en jouant sur des situations cocasses, en exagérant. (Perret 2001 : 172)

Dans Case à Chine, Raphaël Confiant donne un exemple intéressant d’humour lié à des situations cocasses. Nous présentons l’épisode où Romain Saint-Yves se rend pour le compte de Mâ auprès du gouverneur martiniquais. Le personnage est un jeune Noir du nord de la Martinique, qui « à l’école, avait attrapé le virus de la lecture » (Confiant 2007 : 250) :

« Et Saint-Yves lit quoi ? Laisse-moi voir ce livre ! » reprit le gouverneur d’un ton plus débonnaire qu’ironique cette fois. […] Le blanc-France lui tapota l’épaule d’un geste paternel et s’écria : « Le comte de Monte-Cristo !… Alexandre Dumas ! Dis donc tu en as des lectures ! Tu sais qui c’est Dumas ?
– Un… un grand écrivain…
– Mais encore ? Ne me fais pas croire que tu le lis par pur hasard ! Je suis un vieux singe, moi. Les colonies, ça me connaît ! J’ai fait le Sénégal et l’Oubangui-Chari… alors ce Dumas, c’est qui ? Un blanc ? Un nègre ? » (Confiant 2007 : 261)

Romain Saint-Yves subit l’ostentation de la supériorité culturelle affichée par le gouverneur :

Romain s’imagina que le gouverneur cherchait à le dérisionner et en ressentit une vive blessure d’amour-propre. […] « Je t’ai eu, hein ? reprit le gouverneur en riant de bon cœur. Ton Dumas, en fait, n’est ni blanc ni noir, c’est un mulâtre ! Le petit-fils d’un noble français et d’une esclave noire de Saint-Domingue. Mais bon… à mes yeux, il reste un nègre et son exemple démontre qu’on peut garder espoir dans la mission civilisatrice que la France a entreprise depuis trois siècles dans cette île […]. » (Confiant 2007 : 261)

On comprend que l’humour présent dans le roman soit utile pour mettre en évidence les préjugés et les injustices sociales subies par les Noirs. Patrick Chamoiseau écrit :

Confiant est dans la lignée des écrivains « joyeux » de la littérature créole, et dans celle des « chansonniers créoles, biguineurs, mazurkeurs de hautes mandolines » de la ville de Saint-Pierre, population « gaillarde » qui provient en ligne directe du conteur créole. (Perret 2001 : 183)

Raphaël Confiant est donc l’héritier direct du conteur créole, il est le gardien de la parole populaire, de cette culture orale qui, si elle n’est pas soigneusement préservée et mise par écrit, ne fera que se disperser dans le néant. C’est en définitive aussi la mission de tous les écrivains antillais, qui ne peuvent se racheter de la tâche de poursuivre la tradition orale qu’en l’insérant dans leurs œuvres littéraires.

La deuxième caractéristique qui fait l’objet de notre étude, est liée à la structure interne du roman. Il s’agit de la présence de « récits emboîtés », c’est-à-dire de récits dans le récit. Nous présentons ci-après un exemple tiré du quatrième cercle, dans le chapitre intitulé « Au pied du volcan (Saint-Pierre, 1900-1902) ». Ce chapitre raconte la fuite de Man Fidéline et de son mari Chen-Sang, qui s’éloignent de la ville de Saint-Pierre pour échapper à l’éruption volcanique imminente de la montagne Pelée :

Ils embarquèrent à bord de la vedette Le Topaze qui reliait chaque beau matin Saint-Pierre à Fort-de-France, Chen-Sang serrant contre lui la boîte en fer-blanc, enveloppée dans un papier journal, où avaient été rassemblées leurs économies. Cela un certain 28  avril 1902. Man Fidéline ne devait jamais oublier cette date. (Confiant 2007 : 357-358)

Notre citation conclut la première partie de l’histoire générale du chapitre. L’auteur laisse ainsi en suspens l’aventure des deux époux pour raconter, à travers une réduction de la taille de la police de caractères du texte, et entre crochets, une autre histoire, « Les pressentiments de Chen-Sang ». Celle-ci raconte comment Chen-Sang mûrit, par la divination, la décision de quitter la ville de Saint-Pierre.

Il s’agit d’une digression qui nous montre comment Chen-Sang en est arrivé à prendre la décision radicale de quitter la ville de Saint-Pierre et de fermer son entreprise bien engagée :

Chen-Sang émergea de sa divination involontaire et se frotta les yeux. C’était Fidéline qui s’en revenait de la messe et en rapportait d’excellentes nouvelles […]. La négresse s’étonna qu’une fois de plus, son homme n’eût pas la moindre réaction. Et s’encoléra tout net quand il lui annonça d’une voix posée mais définitive : « Demain matin, après-demain au plus tard, nous quittons cette ville ! » (Confiant 2007 : 360)

Après la digression, le roman raconte la nouvelle vie des deux époux à Fort-de-France, avec la police de caractères initiale.

Les exemples de ce type sont nombreux dans tout le texte et nous permettent de mieux connaître les personnages, puisque l’auteur, comme nous le verrons plus tard, ne décrit pas les personnages directement : c’est le lecteur qui déduit le caractère de ces derniers à travers leurs aventures.

Par exemple, toujours dans le quatrième cercle, apparaît une digression sur la première nuit d’amour entre Fang-Li et Mâ. Nous assistons notamment à la mise en scène des émotions intimes ressenties par les personnages :

Il y a, sur son visage de porcelaine, comme de l’effroi. Elle se tient sur le rebord du lit, muette, le regard perdu dans le vide, mais les mains fébriles qui ne cessent de triturer sa chemise de nuit vaporeuse, celle que sa mère a dû lui choisir sans lui demander un quelconque avis dans la boutique d’un Syrien de la rue François-Arago. (Confiant 2007 : 379-380)

C’est un récit très bref mais efficace de Fang-Li. Une première nuit d’amour racontée du point de vue masculin, qui décrit l’attitude calme et sobre de la timide Mâ. On déduit de ces descriptions la personnalité des protagonistes.

Ces digressions s’emboîtent à l’intérieur de la trame narrative et sont mises en évidence, comme nous l’avons noté, même visuellement, au sein du corpus textuel. Raphaël Confiant affirme, quant à cette technique narrative :

Oui, j’aime emboiter les récits, un peu comme les poupées russes. Cela permet de dilater le texte presque à l’infini. (Gurrieri 2017 : 134)

L’auteur semble ainsi vouloir créer des histoires en devenir, qui n’ont jamais de fin. Même la mort des personnages principaux, vers la fin du roman, ne conclut pas ce dernier : leurs souvenirs et leurs aventures se poursuivent à travers leurs héritiers, sur lesquels pèse la tâche de préserver leur mémoire.

Conclusion

Le roman Case à Chine représente à notre avis un unicum dans la riche production romanesque de l’écrivain. Ce roman se nourrit certainement de la vie vécue par les ancêtres de Raphaël Confiant :

Ma grand-mère paternelle étant d’origine chinoise (famille Yang-Ting), ce roman est un peu autobiographique, mais pas totalement. Je me suis inspiré de deux sources : la mémoire familiale et les archives de la Martinique. La plupart des personnages sont tout de même imaginaires. (Gurrieri 2017 : 133)

Des personnages qui, à travers l’écriture, peuvent raconter leur vécu et permettre la sauvegarde, essentielle, d’une fragile mémoire collective. L’écrivain a un devoir important, consistant à reconstruire l’identité créolisée et à faire place à tous les aspects de la comédie créole.

Une mission ambitieuse, certes, mais utile pour guérir ce passé douloureux qui unit la communauté créole antillaise. Une mémoire de la douleur, qui doit être racontée et non oubliée.

1 L’auteur publie plusieurs romans en langue créole avant 1988, mais il décide ensuite d’écrire en français, notamment pour contourner la difficulté

2 Le roman raconte les événements vécus par les protagonistes de trois lignées : la lignée de Chen-Sang, celle de Meï-Wang et celle du docteur

3 L’Éloge de la créolité est considéré comme le manifeste de la créolité, un mouvement littéraire qui naît avec la publication de l’œuvre – un

4 Les « conteurs » réunissaient la nuit autour d’eux les esclaves après une longue et épuisante journée de travail. Ils représentent la première forme

5 On entend par analepse la référence du narrateur ou des personnages à des événements survenus avant le temps de la narration. Le terme a été

Beccaria, Gian Luigi, Dizionario di linguistica e di filologia, metrica, retorica, Torino, Einaudi, 2004.

Bernabé, Jean, « De l’oralité à la littérature antillaise : figures de l’Un et de l’Autre », Littérature et dialogue interculturel, sous la direction de Françoise Tétu de Labsade, Ste Foy, Les Presses de l’université de Laval, 1997.

Bernabé, Jean, Chamoiseau, Patrick, Confiant, Raphaël, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1989. Id., Elogio della creolità / Éloge de la créolité, Como-Pavia, Ibis, 1999.

Chamoiseau, Patrick, Confiant, Raphaël, Lettre créoles : Tracées antillaises et continentales de la littérature 1635-1975, Paris, Gallimard, 1999.

Chancé, Dominique, Édouard Glissant un « traité du déparler ». Essai sur l’oeuvre romanesque d’Édouard Glissant, Paris, Éditions Karthala, 2002.

Confiant, Raphaël, Case à Chine, Paris, Mercure de France, 2007.

Confiant, Raphaël, « Questions pratiques d’écriture créole », Écrire la « parole de nuit » La nouvelle littérature antillaise, Paris, Éditions Gallimard, 1994.

Confiant, Raphaël, « Interview avec Maryse Condé », Karibél Magazine vol. 1, 1991.

Confiant, Raphaël, Le Nègre et l’amiral, Grasset, Paris 1988.

Genette, Gérard, Figures III, Paris, Éd. du Seuil, 1972.

Glissant, Édouard, « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit », Écrire la « parole de nuit ». La nouvelle littérature antillaise, Paris, Éditions Gallimard, 1994.

Gurrieri, Antonio, La réécriture de l’histoire. Case à Chine di Raphaël Confiant, Roma, Aracne, 2017.

Kauss, Saint-John, « Le spiralisme de Frankétienne », Potomitan, avril 2007. http://www.potomitan.info/kauss/spiralisme.php

Levesque, Katia, La créolité – entre tradition d’oraliture créole et tradition littéraire française, Québec, Éditions Nota bene, 2004.

Perret, Delphine, La créolité : espace de création, Petit-Bourg, Ibis Rouge Éditions 2001.

1 L’auteur publie plusieurs romans en langue créole avant 1988, mais il décide ensuite d’écrire en français, notamment pour contourner la difficulté de trouver un large public créole disposé à lire des romans écrits entièrement en créole. Pour en savoir plus, voir : R. Confiant, « Interview avec Maryse Condé », Karibél Magazine vol. 1, 1991.

2 Le roman raconte les événements vécus par les protagonistes de trois lignées : la lignée de Chen-Sang, celle de Meï-Wang et celle du docteur Yung-Ming.

3 L’Éloge de la créolité est considéré comme le manifeste de la créolité, un mouvement littéraire qui naît avec la publication de l’œuvre – un manifeste où l’identité créole est revendiquée. Le début du texte est célèbre : « Ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles. » Voir J. Bernabé, P. Chamoiseau, R. Confiant, Éloge de la créolité, Gallimard, Paris 1989.

4 Les « conteurs » réunissaient la nuit autour d’eux les esclaves après une longue et épuisante journée de travail. Ils représentent la première forme de culture orale qui a permis la naissance de la future littérature créole.

5 On entend par analepse la référence du narrateur ou des personnages à des événements survenus avant le temps de la narration. Le terme a été introduit par Genette [1972] et s’oppose à prolepse, anticipation d’événements postérieurs. Voir G. Genette, Figures III, Paris, Éd. du Seuil, 1972 ; G. L. Beccaria, Dizionario di linguistica e di filologia, metrica, retorica, Torino, Einaudi, 2004.

Antonio Gurrieri

Università degli Studi di Catania, antonio.gurrieri@unict.it

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