Introduction

Charles W. Scheel

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Charles W. Scheel, « Introduction », Archipélies [Online], 5 | 2018, Online since 15 June 2018, connection on 28 March 2024. URL : https://www.archipelies.org/90

Les études réunies ici sont issues de trois journées d’étude du CRILLASH (Centre de recherches interdisciplinaires en lettres, langues arts et sciences humaines) consacrées dans une perspective multi- ou transdisciplinaire au thème « “Réel merveilleux”, “Réalisme magique”, “Réalisme merveilleux” et “Baroque” », trois années consécutives de 2013 à 2015. Plusieurs parmi la vingtaine des communications lues à ces occasions ont été publiées ailleurs et ne peuvent donc être reprises ici, mais les sept qui ont pu être retenues offrent une assez bonne image de l’ampleur du champ couvert et de la variété des approches critiques.

La première journée avait pour ambition de s’attaquer à la question si les notions de « réel ou de réalisme merveilleux » et de « baroque » étaient propres aux cultures caribéennes créoles et distinctes « d’un magical realism dorénavant galvaudé dans une world literature de langue anglaise ». En plus d’un demi-siècle depuis les manifestes d’Alejo Carpentier sur « Le Réel merveilleux américain » (Caracas 1948) puis sur le « Baroque » (Caracas 1975), et celui de Jacques Stephen Alexis sur « Le réalisme merveilleux des Haïtiens » (Paris 1956), l’utilisation de ces notions dans la critique littéraire et artistique occidentale s’est faite au sein d’entrelacs complexes et constants avec celle, voisine, du « réalisme magique ». Comme pour d’autres manifestations culturelles, les théorisations esthétiques originelles du Cubain et celles du Haïtien dépassaient d’emblée le cadre régional caraïbe pour s’inscrire dans le vaste discours Atlantique élaboré au sein du triangle Amérique-Europe-Afrique.

On sait que dans ce contexte géo-politique à géométrie très variable, la critique française a longtemps ignoré l’appellation de « réalisme merveilleux », qui connaissait cependant un certain succès dans la Caraïbe anglophone, au Brésil et au Canada francophone. Dans la même période, l’appellation de realismo magico allait, elle, devenir irrévocablement associée aux plus grandes œuvres du boom littéraire latino-américain, en dépit de l’origine européenne du terme : le Magischer Realismus de Franz Roh (Leipzig 1925) et le realismo magico de Massimo Bontempelli (Milan et Paris 1927).

Plus récemment (à partir de Slemon 1988), ce « réalisme magique » – souvent et abusivement déclaré d’origine latino-américaine – a été associé progressivement à des œuvres de toute provenance dans une littérature globalisée. A la même époque, dès sa préface aux Chroniques des sept misères (réédition de 1988), Édouard Glissant soulignait, lui, les liens de la nouvelle littérature antillaise de langue française « qui prend désormais corps, avec les explorations fondatrices de Carpentier et d’Alexis autour du “réalisme merveilleux”, ferment d’une littérature du baroque », en relevant comment les trouvailles du français créolisé de Patrick Chamoiseau exprimaient de manière très personnelle et pétillante « le réel caraïbe ». Depuis, le recours à ces notions relève presque du lieu commun dans les ouvrages de critique universitaire comme dans les recensions de presse portant sur les œuvres littéraires antillaises les plus marquantes des trente dernières années.

Cette première journée d’étude invitait donc à de nouvelles réflexions sur le fossé terminologique persistant entre les appellations de réalisme magique et de réalisme merveilleux, et leur articulation avec le baroque : s’agit-il de style, de mode narratif ou d’esthétique ? (cf. Faris et Zamora 1995, Scheel 2005 et 2010). Ces notions ont-elles une pertinence particulière dans le contexte des littératures ou des arts caraïbes ? Le débat sur la question du magical realism dans la world literature de langue anglaise n’a pu qu’être esquissé, mais il a permis de souligner que depuis les années 1990 c’est désormais surtout dans le genre globalisé de la fantasy que la fiction de l’imaginaire s’exprimait. Dans le domaine de la littérature hispano-américaine, Maurice Belrose s’est penché sur le thème « Lo Real maravilloso et El Realismo mágico : deux dénominations distinctes d’un même courant littéraire ou deux courants littéraires différents ? » pour plaider en faveur d’une même vision et d’une même inspiration en dépit « d’inévitables différences d’écriture » entre des romans comme Los pasos perdidos (1953) d’Alejo Carpentier et El amor en los tiempos del cólera (1985) de Gabriel García Márquez. Ma propre communication sur « L’écriture de Patrick Chamoiseau et le mode narratif du réalisme merveilleux » a porté surtout sur les premiers romans, Chronique des sept misères et Solibo Magnifique. Celle de Claudie Gourg sur « Le réalisme magique dans Le Conte du ventriloque de la Guyanienne Pauline Melville. Poétique de la liminalité » a permis à beaucoup de découvrir une auteure anglophone méconnue et son inspiration par la figure du trickster (décepteur) du Brésilien Mario de Andrade. Puis celle de Hugues Henri, sur le thème « De Francisco Lisboa à Adriana Varajoa, incidences spécifiques du conflit entre réalisme et baroque dans les arts plastiques brésiliens » (qui ne peut malheureusement être incluse dans ce dossier en raison de ses nombreuses illustrations iconographiques), a montré combien le baroque continue de s’incarner avec originalité et singularité dans l’art contemporain brésilien.

L’appel à communication pour la seconde journée d’étude en mai 2014 mettait l’accent sur « la réception d’Alejo Carpentier dans la littérature caribéenne », diaspora caribéenne incluse. Ce choix avait été motivé notamment par la question – demeurée sans réponse – sur les relations entretenues par Carpentier avec le groupe de poètes Viernes à Caracas dans les années 1940, et sur les liens entre le realismo mágico (articulé par Vicente Gerbasi à propos de trois de ces poètes dans son essai de 1942, Creación y Símbolo) et le Real maravilloso que Carpentier n’a formulé à Caracas qu’en 1948, soit cinq ans après son voyage initiatique de 1943 en Haïti. Il reste donc là une trace à explorer pour les amateurs de littérature vénézuélienne. Cette dernière a néanmoins été mise à l’honneur par Daniel-Henri Pageaux dans une communication (malheureusement publiée ailleurs) sur le thème : « Autour de Arturo Uslar Pietri. Jalons pour une esthétique de la réalité magique », qui rappelait qu’Arturo Uslar Pietri a souvent été présenté comme le père ou le parrain du realismo mágico avec son premier roman Las lanzas coloradas (1930) et de nombreux contes, dont certains ont été réunis récemment sous le titre Los cuentos de la realidad mágica.

Plusieurs autres communications ont exploré la place du Venezuela dans la genèse du discours critique latino-américain sur ces questions. Ainsi, Jean-Louis Joachim a resitué « Alejo Carpentier à Caracas », et Maurice Belrose « Le Venezuela et le réel merveilleux dans Los pasos perdidos et La consagracion de la primavera d’Alejo Carpentier ». Cécile Bertine-Elisabeth présentait elle un auteur quasiment ignoré par la critique, dans une communication intitulée « Aux origines du réalisme magique et du réel merveilleux : La fécondité oubliée du vénézuélien Enrique Bernardo Núñez », étude très détaillée du roman Cubagua (1931), qui constitue la contribution la plus substantielle de ce dossier. Pour ma part, je proposais une étude consacrée à un roman d’un jeune auteur de la diaspora dominicaine aux États-Unis : « Fukú ou le réel terrifiant dominicain dans La brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao de Junot Díaz » (publiée ailleurs).

Une autre communication, de Malik Noël-Ferdinand, portait sur la littérature cubaine et plus particulièrement sur le thème « Alejo Carpentier dans l’œuvre de Reinaldo Arenas », remaniée dans ce dossier sous le titre « Moulin à sucre merveilleux, machine à vapeur parodique : Reinaldo Arenas lecteur baroque d’Alejo Carpentier ».

La troisième édition de la journée d’étude, en 2015, mettait l’accent sur le thème « Jacques Stephen Alexis et Haïti – in diaspora ». Deux écrivains haïtiens y étaient à l’honneur : Louis-Philippe Dalembert avec une conférence sur son propre parcours, intitulée « Littératures, identités et vagabondage », et Jean-Durosier Desrivières dont la pièce inédite « Les Biens de l’Empereur » fut mise en lecture en fin de journée par Hervé Déluge/etc_Caraïbe. En sus de sa participation en tant qu’auteur, Jean-Durosier Desrivières présentait une communication concernant un autre jeune auteur de la diaspora haïtienne en Martinique, intitulée « La poétique du Mystère dans la composition dramatique et la prose poétique de Faubert Bolivar », dont une version remaniée est incluse dans ce dossier. Valentine Loup a présenté elle une étude sur le thème « Du Réalisme Merveilleux de Jacques S. Alexis aux polars vaudou de Gary Victor : entre résurgences et transformations ». Deux autres auteurs haïtiens d’envergure internationale étaient l’objet de ma propre communication, intitulée « Réalisme et Merveilleux dans Parabole du failli de Lyonel Trouillot et dans Claire of the Sea Light d’Edwidge Danticat », avant que Daniel-Henri Pageaux ne prépare la conférence de l’invité d’honneur avec une présentation magistrale, intitulée « Le roman selon Louis-Philippe Dalembert : entre “réalisme poétique” et néo-baroque » (malheureusement publiée ailleurs).

Cette troisième journée incluait une présentation d’une œuvre antillaise hors-focus haïtien, par Sandrine Miram-Marthe-Rose sur le thème « La Grande Drive des esprits de Gisèle Pineau : un réalisme merveilleux guadeloupéen ? », dont une version remaniée est incluse dans le présent dossier.

En conclusion, on se contentera de souligner que les notions/appellations/concepts mis au centre de ces journées d’étude du CRILLASH et de ce dossier d’Archipélies – complété par une étude inédite de Maurice Belrose sur un écrivain colombien aussi truculent que méconnu, intitulée « El bazar de los idiotas de Gustavo Álvarez Gardeazábal : une modalité originale du réalisme magique colombien » – sont évidemment de nature à alimenter d’inépuisables discussions à l’avenir. La bibliographie sélective proposée ci-dessous rappelle surtout les principales publications portant sur l’aspect théorique de ces appellations.

[Présentation chronologique]

Roh, Franz, Nach-expressionismus (Magischer Realismus): Probleme der neuesten europäischen Malerei, Leipzig, Klinkhardt & Biermann, 1925.

Roh, Franz, Realismo mágico, post expresionismo: Problemas de la pintura europea mas reciente (trad. Fernando Vela), Madrid, Biblioteca de la Revista de Occidente, 1927.

Bontempelli, Massimo, Il realismo magico thématisé dans "Analogies" in '900 (Novecento) 4, (Revue franco-italienne) Cahier d’été 1927, p.7-13.

Ors, Eugenio d', Du Baroque (trad. par Mme Agathe Rouart-Valéry), Paris, Gallimard, 1935.

Carpentier, Alejo, article thématisant "Lo real maravilloso" dans El Nacional, Caracas, 8 avril 1948 (reproduit comme "Prólogo" du roman El Reino de este mundo, México, EDHASA, 1949).

Uslar Pietri, Arturo, El realismo magico thématisé dans "El cuento venezolano" in Letras y hombres de Venezuela (Mexico, 1948), rééd. Madrid, Mediterraneo, 1978, p.280-88;

Flores, Angel, "Magical Realism in Spanish American Fiction," In Hispania 38/2, mai 1955, p.187-92.

Alexis, Jacques Stephen, « Prolégomènes à un manifeste du Réalisme merveilleux des Haïtiens », No spécial 1er Congrès International des Écrivains et Artistes Noirs, Paris, Présence Africaine 8-10, 1956, p.245-271.

Carpentier, Alejo, "De lo real maravilloso americano" in Tientos y diferencias.Ensayos, Mexico, Universidad Nacional Autonoma, 1964.

Leal, Luis, "El realismo mágico en la literatura hispano-americana" In Cuadernos americanos 43/4, 1967, p.230-35.

Anderson Imbert, Enrique, "'Literatura fantástica', 'realismo mágico' y 'lo real maravilloso'" in Otros mundos, otros fuegos, éd. D. Yates, 1975, p.39-44.

Carpentier, Alejo, "Lo barroco y lo real maravilloso" (conférence à Caracas en 1975), in Tientos, diferencias y otros ensayos, Barcelone, Plaza & Janés, 1987, p.103-119.

Yates, Donald, éd., Otros mundos, otros fuegos: fantasia y realismo mágico en Iberoamerica, (Actes du XVIe Congrès de l’Institut international de littérature ibéroaméricaine, Pittsburgh, 1973), East Lansing, Michigan State University Press, 1975.

Chiampi, Irlemar, O realismo maravilhoso  forma e ideologia no romance hispano-americano, Sao Paolo, Editora Perspectiva, 1980 (El realismo maravilloso: Forma e ideología en la novela hispanoamericana, trad., Caracas, Monte Avila, 1983).

Chanady, Amaryll, Magical Realism and the Fantastic: Resolved Versus Unresolved Antinomy, New York et Londres, Garland Publishing, 1985.

Weisgerber, Jean, éd., Le Réalisme magique – Roman. Peinture. Cinéma, 1er cahier du Centre d’étude des Avant-Gardes littéraires de l’Université de Bruxelles, Ed. L’Age d’homme, 1987.

Bravo, Victor, Magias y maravillas en el continente literario: para un deslinde del realismo mágico y lo real maravilloso, Caracas, La Casa de Bello, 1988.

Scheel, Charles W., « Les romans de Jean-Louis Baghio’o et le réalisme merveilleux redéfini », p. 43-62 in Présence Africaine 147, 3e trim., 1988, Paris.

Slemon, Stephen, "Magic Realism as Postcolonial Discourse" in Canadian Literature 116, Printemps 1988, p.9-24.

Zamora, Lois Parkinson, et Wendy B. Faris, éd., Magical Realism – Theory, History, Community, Durham et Londres, Duke University Press, 1995.

CRICCAL (éd.), Le néo-baroque cubain, América no 20, Cahiers du Centre de Recherches Interuniversitaire sur les Champs Culturels en Amérique Latine, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1998.

Menton, Seymour, Historia verdadera del realismo mágico, Mexico, Fondo de Cultura Económica, 1998.

Linguanti, Elsa, et al., éd., Coterminous Worlds: Magical Realism and Contemporary Post-Colonial Literature in English, Amsterdam, Rodopi, 1999.

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Scheel, Charles W., « Le réalisme magique : mode narratif de la fiction ou label culturaliste ? », in Études culturelles, anthropologie culturelle et comparatisme Vol. II, éd. par Didier Souiller et al., Dijon, Éditions du Murmure, 2010, p.211-222 (consultable sur http://academia.edu/CharlesScheel).

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