Joseph Zobel, la négritude et le roman – selon Louise Hardwick

Charles W. Scheel

Bibliographical reference

Louise Hardwick, Joseph Zobel, Négritude and the Novel, Contemporary French and Francophone Cultures 51, Liverpool University Press, 2018, 275 p.

References

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Charles W. Scheel, « Joseph Zobel, la négritude et le roman – selon Louise Hardwick », Archipélies [Online], 7 | 2019, Online since 15 June 2019, connection on 19 April 2024. URL : https://www.archipelies.org/508

Cet ouvrage est l’aboutissement d’un projet de recherche de grande envergure que l’Université de Birmingham avait confié à Louise Hardwick, professeure en études postcoloniales francophones, sur le thème « Joseph Zobel : Négritude's Novelist? The Transnational Politics of a French Caribbean Author working between the Caribbean, Africa and Europe » (Joseph Zobel : le romancier de la Négritude ? La politique transnationale d’un auteur de la Caraïbe française œuvrant entre Caraïbe, Afrique et Europe). Louise Hardwick rappelle dans les remerciements en tête de son ouvrage qu’elle a fait plusieurs séjours de recherche en Martinique dès 2013 et participé à diverses manifestations dans le cadre de l’année du Centenaire de la naissance de Joseph Zobel en 2015, sur l’île, mais aussi au Salon du Livre de Paris.

Il faut regretter d’emblée que cet ouvrage ne soit accessible qu’aux lecteurs anglophones ou capables de lire un anglais très soutenu, car son auteure ne se flatte pas indûment en estimant que son étude vient combler une lacune. Elle veut en effet « réexaminer la carrière de Zobel en mettant au centre de sa recherche le corpus substantiel des romans – tous les six, pas seulement La Rue Cases-Nègres afin de générer de nouvelles perspectives dans les autres activités et rôles de l’écrivain ». Ainsi Louise Hardwick se propose-t-elle d’attirer l’attention sur les « innovations considérables de Joseph Zobel dans le genre du roman et ses contributions significatives aux traditions littéraires de la Caraïbe, de l’Europe et de la diaspora noire – particulièrement en ce qui concerne la tradition francophone de la Négritude ». Son travail consiste, à partir de lectures détaillées (et de nombreuses traductions des passages cités, puisque seul La Rue Cases-Nègres a été publié en anglais, et – soit dit en passant – rien en espagnol), à « suivre à la trace les manières dont ses romans abordent radicalement des thèmes comme l’identité raciale, l’exploitation économique, le genre, l’environnement et l’immigration » (Introduction, 2).

Ce projet est détaillé sur une dizaine de pages encore avant de faire place, toujours dans l’Introduction, à une section intitulée « Biographie » (13-29) qui constitue sans doute la notice la plus complète à ce jour sur la vie de l’écrivain et artiste Zobel. Car Louise Hardwick est allée au-delà des sources documentaires connues, non seulement en visitant diverses archives, comme celles de l’ANOM, mais aussi en obtenant dès 2015 un accès privilégié au Fonds Zobel confié par les ayants droit au Musée Régional d’Histoire et d’Ethnographie de Fort-de-France (Fonds encore inaccessible aux chercheurs aujourd’hui, mais dont une petite partie avait servi lors de l’exposition « Chemin de vie : Joseph Zobel à travers son journal intime » en 2015 au même musée).

L’ouvrage est divisé en cinq chapitres suivis d’une postface (243-253), et se trouve complété par une bibliographie substantielle des textes cités (254-266) et un index fort utile (267-275). Dans le Chapitre 1 (Zobel, la négritude et le roman, 31-59), l’auteure s’attaque aux termes réunis dans le titre de son ouvrage. Partant de la constatation que la négritude a surtout été associée au poèmes et aux essais politiques publiés par le trio de ses « pères » fondateurs, Louise Hardwick plaide pour une nouvelle visite du concept, parallèle à celle des romans de Zobel car, selon elle, l’écrivain martiniquais a été le pionnier d’une nouvelle littérature dans la Caraïbe française. Il a en effet rédigé ses quatre premiers romans entre 1942 et 1953, et n’aurait guère pu « célébrer le corps noir, la culture noire et la société noire » de la Martinique populaire comme il l’a fait, sans la percée avant-gardiste de la négritude en France. Mais il a été davantage inspiré par les romanciers américains comme Claude McKay, de la Negro Renaissance, et Richard Wright (32). Louise Hardwick conclut son chapitre en s’appuyant sur une préface d’Albert Camus à la réédition en 1953 d’un roman de Louis Guilloux, La Maison du peuple (1927), pour souligner les choix esthétiques exceptionnels de l’écrivain Zobel « dans la Martinique conservatrice des années 1930 » (57). Elle souligne que c’est entre négritude et réalisme social qu’il convient de situer l’œuvre romanesque de Zobel. Il faut laisser à Louise Hardwick que, sauf pour l’article de Hal Wylie paru aux USA en 1982 et un mémoire de maîtrise soutenu à Poitiers en 2002, les mots « Zobel » et « négritude » n’avaient encore jamais été réunis dans le titre d’un ouvrage avant le sien.

Le Chapitre 2 est intitulé La terre, l’éco-critique et l’économie : Diab'là (60-102). Louise Hardwick y situe le premier roman de Zobel dans « la relation psychologique complexe » que les Martiniquais entretiennent avec leur pays natal (60). Son étude est divisé en quatre sections, intitulées : Un roman martiniquais pour des Martiniquais ; Révolution dans un village de pêcheurs ; Diab'là : personnification de la négritude, la politique du lieu et de la race ; Diab'-là – un roman interdit : les débuts littéraires en Martinique et à Paris. Partant d’un article d’Albert Franklin (« La Négritude ; réalité ou mystification ? » paru dans Présence Africaine 14 [1953], p.285-303), l’analyse de Louise Hardwick arrive à la conclusion que le premier roman de Zobel fait un usage innovant du créole et que sa proposition d’une perception nouvelle de l’environnement naturel caribéen justifie son inscription dans « le canon émergent d’une éco-critique postcoloniale » (101-102).

Le titre du Chapitre 3 – « Rien ne s’est passé – deux fois » (103-141) – est ici une traduction littérale d’une formule spirituelle utilisée en 1956 dans une critique irlandaise de la célèbre pièce de Samuel Beckett, En attendant Godot. Louise Hardwick y aborde le deuxième roman de Zobel, Les Jours immobiles (1946), par le biais de sa réédition en 1978 sous le titre Les Mains pleines d’oiseaux – la première édition étant quasiment introuvable. Cette œuvre, dont l’action se situe dans la commune des Anses d’Arlet, non loin du Diamant, dans le sud de la Martinique, a été particulièrement négligée par la critique. Seul Hal Wylie en cite quelques phrases dans son article de 1982 (en soulignant l’importance de ses personnages féminins) et le roman n’a fait l’objet d’aucune communication au colloque du Centenaire de Joeph Zobel à l’UAG en 2015. Autant dire que l’étude de Louise Hardwick est quasiment une première. Elle commence en décrivant les conditions socio-politiques de la parution des Jours immobiles à Fort-de-France en 1946, qui avait coïncidé avec celle d’un article de Zobel intitulé « Considérations sur l’art local », paru dans Martinique 5 (1946, p.33-38), et en analysant ensuite les conditions de la réécriture du roman quelque trente ans plus tard. Elle conclut son analyse de la vie des personnages dans leur culture créole rurale, en estimant qu’avec ce roman « Zobel lançait un débat sur la manière dont les Martiniquais pourraient développer un avenir plus autonome », « plus en phase avec l’environnement caribéen ». Elle estime d’autre part que « même si la version réécrite a perdu la tension et la cohérence de l’originale, elle reste un document de grande valeur pour la transmission de cette époque de l’histoire martiniquaise » (141).

En intitulant son Chapitre 4 (142-186) « Relire La Rue Cases-Nègres » (LRCN), Louise Hardwick veut se distancer de la lecture convenue du roman le plus célèbre de Zobel « comme une histoire enracinée dans le sol martiniquais », alors que pour elle, il s’agit plutôt d’un roman de l’immigration, écrit dans des conditions très différentes des œuvres précédentes, et plus proche du réalisme social d’auteurs métropolitains comme Louis Guilloux. Se référant à « la lecture magistrale du roman » par Renée Larrier dans Autofiction and Advocacy in the Francophone Caribbean (University Press of Florida, 2006, 200 p.) et à une interview de Zobel en 1985, Louise Hardwick estime que LRCN est « une défense passionnée de la classe petit-nègre » par un auteur qui, installé désormais près de Paris, « avait plus de liberté pour exposer la hiérarchie de l’ethnoclasse martiniquaise » (142-143). Pour comprendre le réalisme social de Zobel à partir de LRCN, elle fait référence à l’ouvrage de Kristin Ross, Fast Cars, Clean Bodies (Cambridge, MIT Press, 1996) qui décrit le contexte particulier de la France post-Seconde Guerre mondiale, « se transformant de nation agraire et coloniale en pays industriel et décolonisé, aspirant à des modes de vie consuméristes américanisés » (146). Alors qu’il écrit LRCN, Zobel « voit derrière lui la vie qu’il a menée sur son île natale, mais fait face à la société moderne de la Métropole française ». Selon Ross, avec LRCN, Zobel tente d’ouvrir un portail entre deux mondes différents, « celui de la culture française dominante de l’après-guerre et celui dominé de la culture martiniquaise qui en paie le prix » (147-148).

Louise Hardwick consacre neuf pages détaillées (149-158) à l’histoire complexe de la première édition et aux problèmes de diffusion de LRCN en France et en Martinique, en dépit du fait que le roman avait obtenu le Prix des lecteurs de la Gazette des lettres. Elle estime que LRCN est « un Bildungsroman archétypal » et que Zobel est un pionnier du genre du récit d’enfance qui, grâce à la réédition de LRCN par Présence Africaine en 1974 et au film d’Euzhan Palcy de 1983, allait se populariser au tournant du millénaire. Une quinzaine de pages est alors dévolue à l’étude des personnages et des thèmes de LRCN dans une section intitulée « Un roman de dualités » (159-174). Louise Hardwick s’y démarque des analyses antérieures qui font de LRCN le champion de la thèse que l’instruction permet d’échapper à la pauvreté. Or le récit de la vie de José Hassam ne mentionne en fait que de rares succès dus à l’école, et que sa véritable éducation se fait en observant « la transition du monde rural, mais sincère de la plantation, à un monde urbain, éduqué et sophistiqué, mais aussi plein de préjugés » (174). Cette perception des contradictions de la société martiniquaise est, selon Louise Hardwick, au centre de la résistance de Zobel à la domination culturelle française et constitue sa propre approche de la Négritude comme « Défense du petit-nègre », stratégie étudiée dans les dix pages suivantes (174-184).

Dans cette section, Louise Hardwick revient sur LRCN en tant que première représentation du monde de la plantation par un auteur noir francophone dans une œuvre qui affiche le terme « nègres » dans son titre et décrit la dépossession du peuple noir. Elle mentionne aussi, notamment à propos de la représentation dans le roman du groupe marginalisé des dockers noirs de Fort-de-France, la discussion autour des notions de masculinité et d’homosexualité dans LRCN, qui oppose des critiques comme Jacques André et Keith B. Mitchell à Keith Q. Warner et Renée Larrier. Si José Hassam considère ces travailleurs comme des « nègres herculéens » héroïques, Louise Hardwick souligne que le narrateur combat en tout cas toute équation réductrice de la supériorité physique à une quelconque infériorité mentale. Elle termine cette section en évoquant la conclusion audacieuse du roman, qui fait le lien entre la richesse de la classe béké avec la souffrance du petit-nègre, concrétisée par les mains de M’man Tine, déformées par le travail de la canne « pour créer la Route Didier » (184). Si José veut s’affranchir de la pauvreté, ni lui ni Zobel ne cesseront de « chercher à retrouver le sentiment incomparable de communauté et d’humanité » qu’ils connurent dans la rue Cases-Nègres (186).

Le cinquième et dernier Chapitre, le plus long de l’ouvrage (187-242), s’attaque à une autre œuvre assez méconnue de Zobel : son dernier roman, publié en 1953 sous le titre La Fête à Paris, et réédité en 1979 sous celui de Quand la neige aura fondu. Louise Hardwick introduit un jeu de mots bourdieusien dans le titre qu’elle a choisi pour ce chapitre : « Le capital culturel dans la capitale française ». Se référant à La Distinction : critique sociale du jugement (Pierre Bourdieu, Paris, Minuit, 1979), elle estime que le dernier roman de Zobel – qui est aussi une suite de LRCN puisque nous y retrouvons le héros José Hassam, jeune étudiant débarquant en France – « est une étude fascinante de la manière dont José se met à acquérir le capital culturel » selon les trois phases distinguées par Bourdieu : état incorporé, objectivé puis institutionnalisé. Et Zobel le fait en introduisant la complication de l’identité raciale pour chacun des états, puisque José construit ce que l’on peut considérer comme son propre capital racial (210). Pour décrire ce processus de luttes, Louise Hardwick compose une section afin de « Situer la suite [de LRCN] : l’émigration de la Caraïbe vers Paris dans l’après-guerre » (193-204), suivie d’une section intitulée « Emigration et incorporation différentielle » (205-209). Cette dernière notion est empruntée au sociologue britannique Stuart Hall (Policing the Crisis, 1978) pour décrire l’incorporation des immigrants provenant de la Caraïbe dans un sous-groupe de la classe déjà infériorisée des travailleurs. Au cours de ses analyses du roman, Louise Hardwick souligne à nouveau combien la démarche et le parcours de Zobel se distinguent de ceux des « pères » de la négritude, notamment dans la relation que José développe avec le personnage de Marthe, une jeune femme blanche rescapée des camps hitlériens, relation qui ne procède nullement du désir de lactification si répandu parmi les Antillais ambitieux, mais d’une attirance basée sur l’expérience distincte, mais similaire de la souffrance (208-209). D’autre part, contrairement à tant d’autres camarades antillais, José n’est pas obsédé par l’obtention d’un diplôme universitaire, sésame rêvé pour une carrière dans l’élite française. Comme Zobel au Lycée Schœlcher de Fort-de-France, il reste « un outsider » (217).

Les titres des deux sections suivantes du chapitre déclinent à nouveau le concept central de l’ouvrage : « Négritude au pays et ailleurs » (217-232) et « Négritude comme combat, négritude comme jeu » (233-241). Louise Hardwick y analyse les représentations des personnages du roman à la lumière de documents divers, comme des interviews ou des lettres de Zobel, ainsi que les textes consacrés à la question de l’identité antillaise et du racisme dans une France qui se voudrait postcoloniale, mais peine manifestement à intégrer la population noire des nouveaux départements d’Outre-Mer. Alors que, grâce au personnage « charmant et charmeur » de Carmen, la troisième partie de LRCN contenait beaucoup de badinage sur le sexe, Louise Hardwick souligne à quel point la sexualité de l’étudiant José est quasiment absente du roman – sauf pour l’allusion à un rapport charnel dans l’image finale de la main de Marthe que José serre dans la sienne lorsqu’ils reviennent ensemble du port du Havre vers Paris, après avoir accompagné l’ami Maurice au bateau du retour en Martinique.

Dans ses discours avec ses amis, José rejette les théories raciales et la psychanalyse, et rejoint plutôt Fanon et la notion d’une liberté affranchie d’une « notion fixe d’identité raciale » (232-233). Mais dans les luttes contre le racisme et le classisme qu’il connaît à Paris, « c’est bien la négritude qui offre à José à la fois un réseau de soutien et une stratégie de survie » (233), notamment la négritude décomplexée de personnages africains, comme l’étudiant Ousmane qui conseille José le jour de son installation dans un hôtel de la capitale. Louise Hardwick souligne comment le récit du narrateur a recours aux métaphores de combats et de jeux dans les moments de tension raciale, surtout dans la première version du roman. Car dans la seconde version, Zobel a coupé, par exemple, une scène qu’il aurait vécu lui-même sur la Savane de Fort-de-France où, lors d’une conversation avec un soi-disant ami mulâtre, ce dernier l’aurait apostrophé ainsi : « Attention […] sachez surtout que je ne plaisante pas avec les petits-nègres ! » Dans La Fête à Paris, José explique préférer le jeu offert en France métropolitaine à celui en Martinique, car à Paris, « on peut jouer avec n’importe qui et tout le monde » (237).

Louise Hardwick conclut le chapitre en affirmant que dans les deux versions du roman, Zobel « rejette les catégorisations des êtres humains selon des définitions de race et de classe trop étroites », mais que l’expression plus atténuée de la version de 1979 traduit « une vision plus mûre des complexités sociales et de nouvelles perspectives » (comme la frustration de l’auteur avec les réalités de la décolonisation qu’il a pu vivre au Sénégal). Mais les deux versions documentent le parcours d’un petit-nègre qui cherche à aller au-delà du destin prévu pour lui. Ce faisant, le dernier roman de Zobel complique le paradigme de Bourdieu : « la négritude de José en vient à constituer une sorte de capital racial dans son capital culturel grandissant ». Dans son rôle d’homme noir qui affronte d’innombrables épreuves avec courage, aux Antilles comme en Europe, « José Hassam se fonde sur la fierté immuable de son identité nègre » (241-242).

La dernière partie de son livre, que Louise Hardwick intitule Postface (243-253), est composée de quatre sections (sans titres). La première offre une synthèse des idées développées dans les cinq chapitres du livre, qui sont conçus comme des représentations du romancier Zobel et de ses romans, dans l’esprit d’Edward Said (Representations of the Intellectual, Londres, Vintage, 1994), c’est à dire en mettant ces œuvres en résonance avec diverses traditions littéraires auxquelles elles ont contribué. Louise Hardwick constate que l’appréciation populaire de Zobel par le biais du film tiré de son roman LRCN surpasse de loin la réception académique de son œuvre – en quoi il se distingue à nouveau des autres auteurs de la négritude. Elle espère que son propre ouvrage générera de nouvelles perspectives dans l’étude d’une littérature caribéenne complexe. La seconde fait le point sur les divers aspects de la réception de Zobel en Martinique, qui a été grandement stimulée et enrichie par de multiples initiatives depuis le « baptême » du Lycée Joseph Zobel de Rivière-Salée en 2000, jusqu’aux célébrations autour du Centenaire de la naissance de Zobel en 2015.

La troisième section réunit quelques dernières réflexions suscitées par l’analyse des romans de Zobel et concernant son rapport au mouvement de la négritude. Louise Hardwick revient sur l’impact manifeste de la longue expérience africaine qui se traduit dans les modifications apportées par Zobel au texte de son dernier roman, et dans des représentations de l’Afrique dans certaines des nouvelles rédigées pendant ou après les années passées au Sénégal. Non pas que la foi de Zobel dans la négritude aurait diminué, mais ses commentaires sur le mouvement et sur l’identité raciale deviennent plus réfléchis et plus complexes, notamment dans son texte d’hommage à la famille Nardal – et à Paulette Nardal en particulier – dans le recueil Et si la mer n’était pas bleue... (Éditions caribéennes, 1982).

La dernière section esquisse en une page le portrait d’un écrivain qui a su décrire sans tomber dans l’exotisme ou la sentimentalité, et raconter la vie du peuple avec humanité et compassion, dans une langue claire et sans concession pour les discours élitistes. Louise Hardwick estime que « son étude a découvert l’intersectionnalité inhérente aux romans de Zobel, dans lesquels les discours de race sont compliqués et nuancés par l’analyse des structures socio-économiques ». Ils donnent voix aux plus pauvres des nègres, les petits-nègres, qui doivent se battre non seulement contre les préjugés raciaux d’une société blanche, mais aussi contre ceux de leurs compatriotes de sang mêlé. En décrivant leur combat, Zobel souligne leur dignité et leur autonomie. Ses romans constituent « un commentaire social puissant sur l’héritage matériel et spirituel du colonialisme, et une leçon de courage humain irrépressible » (253).

On aura compris que l’ouvrage consacré par Louise Hardwick à la négritude et aux romans de Joseph Zobel est en tout point remarquable : ampleur de la recherche, subtilité des lectures, profondeur de la réflexion, rigueur de l’organisation et qualité de l’expression. Certains détails dans les traductions des passages des romans qu’elles proposent peuvent être sujets à débat, et certaines de ses interprétations de tel ou tel aspect des œuvres peuvent surprendre les lecteurs de langue maternelle française et peut-être plus particulièrement les Martiniquais. C’est pour cela qu’il faut espérer que l’auteure soit invitée à revenir sur l’île afin qu’un échange des plus informés sur les subtilités du discours romanesque zobélien puisse avoir lieu dans le cadre même qui a enchanté les premières œuvres de l’écrivain.

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