Du rêve au réel : l’expérience de l’île dans L’Envers du décor d’Ernest Pépin

Claude Cavallero

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Claude Cavallero, « Du rêve au réel : l’expérience de l’île dans L’Envers du décor d’Ernest Pépin », Archipélies [En ligne], 7 | 2019, mis en ligne le 15 juin 2019, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/485

Dans l’imaginaire de nombreux métropolitains, l’île antillaise représente un ailleurs de choix, dont la promesse de dépaysement n’expose pas le candidat voyageur au risque d’une étrangeté trop radicale. Elle se prête ainsi parfaitement au rêve de vita nova… Mais que le mythe se fissure et l’île aura tôt fait de précipiter les expériences les plus déceptives. Cet article analyse le double mouvement selon lequel la fiction d’Ernest Pépin articule l’arrivée en terre guadeloupéenne et l’accueil réservé à l’étranger, le voyage introspectif supposant l’exhumation d’un passé plus ou moins confus et la métamorphose profonde qu’entraîne l’expérience singulière de la migration. Sur fond de quête identitaire postcoloniale, mieux qu’une enquête sociale, le roman d’Ernest Pépin réaffirme à travers l’hypostase de personnages aux caractères bien trempés une vocation essentielle de la littérature : donner accès à des expériences humaines sortant des normes du convenu dans une société donnée.

In the fantasy of many French people from the mainland, the Antillean island represents a desirable otherness, the promise of a change of scenery that does not expose the travel candidate to an all too radical strangeness. It is thus a perfect vessel for a dreamed vita nova… But if the myth suffers a crack, the island will soon precipitate the most deceptive experiences. This article analyzes the double mouvement in which Ernest Pépins' fiction articulates the arrival on Guadeloupean soil and the welcome reserved to the stranger, the introspective voyage implying the unearthing of a more or less confused past and the deep metamorphosis induced by the peculiar experience of migration. On the background ot a postcolonial identity quest, and through the hypostasis of characters endowed with strong personalities, Ernest Pépin's novel reaffirms - better than a social investigation - a fundamental vocation of literature : to give access to human experiences beyond the conventional norms of a given society.

Peut-on qualifier d’exil le départ volontaire vers un nouvel espace de vie ? La migration choisie, délibérément organisée, peut-elle être comparée à ce grand saut dans l’inconnu que suppose toujours peu ou prou l’expérience exilique, avec ses drames et ses violences ineffables ? Dans l’élan de la découverte, le choix de la vita nova s’accompagnera d’imprévisibles parenthèses déceptives, d’aléas indésirables, sans que l’option globale du départ ne soit pour autant remise en cause. En principe du moins. Car il y a dans tout projet aventureux une part de rêve inaltérable, un mur fixe d’images que la confrontation au réel semble ne jamais pouvoir détruire – ce qui n’est pas le cas dans l’exil contraint où tout reste à bâtir hors d’une quelconque dynamique projective, comme le montre avec humour Velibor Čoli dans son roman Manuel d’exil1. Mais se peut-il cependant que le mur se fissure au point de mettre en péril le choix longuement réfléchi de la vie nouvelle ? Cette question, dont la simplicité n’est qu’apparente, s’inscrit à la façon d’un lamento ostinato entre les lignes du roman L’Envers du décor, d’Ernest Pépin, que je me propose d’analyser ici2.

Ce roman relate l’histoire de Jean-Paul Lebon et de sa femme Sylvie, tous deux parvenus à la quarantaine, et dont l’existence parisienne s’écoule sans passion ni loisir véritable. Jean-Paul travaille dans un restaurant exotique où l’on cuisine des sauterelles grillées au beurre de caviar, du manicou braisé de la Martinique et du racoon en daube de la Guadeloupe (p. 63) ; tandis que Sylvie semble peu active, elle aime flâner sur les marchés où elle s’enivre de l’odeur des bananes, de la vanille et de la cannelle (p. 65). En somme, une existence des plus ordinaires qu’aucun au-delà tangible ne vient transcender si l’on passe outre ces vagues indices que l’on trouve noyés dans un récit saturé de bribes rétrospectives. L’envie de rompre les habitudes et de fuir la grisaille de cette capitale anémiée s’insinue pourtant comme une issue logique à la CMV (Crise de Milieu de Vie) du couple, et en particulier de Sylvie. « Elle cherchait un paradis. Une terre innocente » (p. 67) confiera plus tard Jean-Paul à Anadine, figure adjuvante qui jouera un rôle important au fil du texte. Ce paradis recherché prendra la forme symbolique d’une île que l’on découvre par hasard sur un globe terrestre :

Nous avons acheté un globe terrestre. Nous avons été effarés par tant de lieux, tant de langues, tant de monnaies, tant de croyances qui composaient la mosaïque de la terre. Tout un festoiement de continents. Tout un tournoiement d’archipels […] Nous avons caressé des villages et des mégapoles […] Nous avons pensé à l’Asie et à toutes les terres de l’Orient. Nous avons pensé à l’Afrique. Nous avons pensé aux Amériques […] Au bout, au bout, nous avons aperçu une île pieuvre, une île caïman, une île papillon aux ailes dissymétriques. C’est là qu’il fallait aller.
L’Envers du décor, p. 69-70.

L’île de la Guadeloupe se teinte dès lors de tous les oripeaux du rêve, portant l’espoir d’une vie meilleure. « À partir d’aujourd’hui notre vie a changé » note Sylvie dans son journal intime. « Elle est comme épaissie d’un sang nouveau. Nous cherchons au fond de nous-mêmes la trace des ailleurs » (p. 67). Vivre à Paris n’a plus aucun sens, et même l’hypothèse évasive d’un retour dans sa Charente natale perd toute efficience aux yeux de Jean-Paul (p. 65). L’île, espace virtuel de tous les possibles, devient l’élément focalisateur d’un nouvel imaginaire. Le propre du rêve chimérique est d’être immédiatement accessible. En un déclic, le rideau se lève sur un monde inconnu dont on accepte d’emblée l’ensemble des caractéristiques supposées. Le romancier développe avec insistance ce point de vue :

Ce pays ! Quel pays ! Dont nous ne savons rien mis à part les phrases sucrées des dépliants publicitaires. Les mérites de l’hospitalité ! Amen ! Les vertus des acras, du boudin et du piment Man Jacques ! Amen ! L’éloge des fleurs et des couleurs ! Amen ! Une île au grand soleil, paradis entre terre et ciel. Une île dont la tête amarrée dans les nuages plonge un regard brûlant vers une mer docile, doudou aux pieds de son maître. Une île-vanille ouverte, offerte.
L’Envers du décor, p. 30.

Ce basculement entraîne à l’évidence une idéalisation du lieu de destination. Il est significatif que l’arrivée sur l’île ne forme pas l’aboutissement d’un voyage supposant des préparatifs, ni l’accomplissement d’un périple conforme à l’archétype de la pérégrination. Le débarquement du couple métropolitain en Guadeloupe ne fait rien d’autre que substituer une villégiature choisie à une sédentarité subie. Ce non-voyage correspond en outre à la manière dont se déplace le touriste moderne et qu’analyse Jean-Didier Urbain dans L’Idiot du voyage. « Le succès touristique de l’avion, souligne l’anthropologue, rend le voyageur aveugle à la terre comme à la mer, à la nature comme aux hommes, et prouve définitivement que le touriste est bien étranger à l’univers du voyage »3. Quant à eux, Jean-Paul et Sylvie ne se comparent en aucune manière à des touristes. Ils entendent au contraire se démarquer de ceux qu’ils considèrent comme « des figurants recrutés par un metteur en scène sans imagination. Tous pareils, bien décidés à croquer leur tranche de soleil » (p. 29). Ne cachant pas leur agacement, Jean-Paul prend le relais de la voix narrative pour s’écrier :

Nous ne sommes pas des touristes […] Nous ne nous assimilons pas à ces mannequins couverts de crème solaire. Nous n’affectons pas cette nonchalance étudiée et nous n’avons pas ces espiègleries bruyantes de touristes qui jouent à être des touristes.
L’Envers du décor, p. 30.

Pour Anadine, cette vieille femme protectrice qui viendra par la suite en aide à Jean-Paul, les gestes du couple se conforment pourtant à l’attitude des touristes, car ils dénotent un émerveillement béat qui n’est pas commun aux habitants des îles. « Il vous appartient, s’exclame-t-elle, vous venus pour l’enchantement des îles […] Vous avez fait ce que font les touristes […] Vous avez sillonné, photographié, écumé en touristes, malgré votre désir secret d’ajouter votre chair à celle de ce pays » (p. 47). Une telle appréciation rejoint l’observation de l’anthropologue s’attachant à cerner le désir de différence qui souvent anime l’activité touristique jusqu’au point de trahir un « mépris paradoxal » fortement intériorisé4. Nul n’ose généralement s’avouer touriste, surtout lorsqu’il est confronté à un voyageur qui lui ressemble… S’agissant de Jean-Paul et Sylvie, on mesure l’amplitude de ce dénigrement paradoxal lorsqu’on apprend que leur projet de vie nouvelle repose sur l’activité économique générée par la fréquentation touristique de l’île de Guadeloupe.

L’île représente dès lors l’espace d’un possible ouvert à la réalisation d’un objectif clair : la création d’un restaurant. Pour cela, le couple a réuni ses modestes économies, déposées sur le compte d’une banque locale, et accepte sans sourciller le risque de s’endetter. Mais ici commencent les difficultés, car la démarche s’avère bien moins originale qu’il n’y paraît aux yeux des protagonistes. Ainsi le banquier se montre-t-il réticent : « Vous savez, invoque-t-il, combien de “métropolitains” viennent tous les jours nous raconter des histoires de Blanche-Neige, obtiennent un prêt et disparaissent ? […] J’empoche la défiscalisation et je m’en vais ! » p. 98). Après moultes péripéties administratives, une issue positive est enfin trouvée : Jean-Paul et Sylvie réalisent triomphalement leur ambition ! Fiers de leur réussite, ils baptisent leur établissement du nom emblématique de Christophe Colomb :

Le rêve est devenu réalité. L’enseigne du « Christophe Colomb » clignotait fièrement. En faisant le bilan de ces premiers mois, nous étions plutôt satisfaits de nous […] Le pays riait de toute part, du sommet de la Soufrière aux multiples plages qu’adorait Sylvie […] Le soleil coulait en nous ! Le paradis !
L’Envers du décor, p. 99-100.

Le soleil guadeloupéen brille peut-être au firmament, mais les aléas situationnels ne se font pas attendre. Les nouveaux restaurateurs doivent tout d’abord faire face à une grève impromptue des pompistes, laquelle se prolonge trois semaines durant et paralyse l’activité entière de l’île. L’affaire semble compromise lorsque, grâce à l’intercession inopinée d’un rédacteur de guides touristiques, le Christophe Colomb bénéficie soudain d’une promotion inespérée. Un article élogieux paraît dans la presse locale ; il n’en faut pas davantage pour que l’horizon s’éclaircisse. Du jour au lendemain, on se bouscule pour venir découvrir « le palais des saveurs créoles », qui affiche complet midi et soir (p. 113). Le narrateur de conclure alors : « Le Christophe Colomb voguait et l’avenir s’annonçait bien » (p. 114).

L’on se doute pourtant que l’infortune des métropolitains ne s’arrêtera pas là. Dans un pays où « un cyclone chasse l’autre » (p. 111), jamais le ciel ne reste bleu longtemps sous la plume d’Ernest Pépin. Au bout de quelques mois, Sylvie est la première à remarquer que les chèques sans provision deviennent de plus en plus nombreux. La situation s’avérant bientôt préoccupante pour la trésorerie du restaurant, Jean-Paul, excédé, s’avise de dévoiler l’identité des mauvais payeurs en affichant les chèques en question sur sa vitrine… « Ce fut, dira-t-il plus tard, le commencement de mes malheurs, la pierre fatale tombée dans l’eau de mon destin » (p. 135). En effet, une certaine Mme Perse de Montalègre, prétendument comtesse de son état, tout en arrogance et prétention, se trouve choquée par la méthode. Au cours d’une scène rocambolesque, elle crée un scandale au beau milieu du restaurant, insulte le propriétaire et renverse les tables avant d’être jetée dehors par le personnel. Et l’affaire n’en reste pas là, ainsi que le relatera Jean-Paul : « Quelle ne fut pas ma surprise de recevoir une convocation du juge ! La comtesse avait porté plainte pour coups et blessures, injures racistes, en soulignant que je lui avais donné moult coups de pied au ventre et au derrière » (p. 139). Cette dernière précision est loin d’être anodine. Car, ainsi que l’explique le juge au prévenu, les affaires de coup de pied au derrière sont très mal vécues aux Antilles : « Elles ravivent toutes les humiliations subies à l’époque de l’esclavage ! C’est la pire des accusations ! » (p. 139). De fait, les témoignages et le plaidoyer de la partie civile sont accablants. Lorsque tombe le verdict, Jean-Paul comprend aussitôt qu’il sera ruiné…

En dépit de son côté burlesque, cette séquence théâtrale est loin de remplir une fonction anecdotique au sein du récit puisqu’elle entérine un échec prévisible à l’échelle globale du roman. Le titre prend d’ailleurs ici tout son sens programmatique : cet « envers du décor » qu’est supposé découvrir le personnage implique d’emblée l’idée d’une carence. Nul ne peut accéder à la vérité qu’à ses dépens, car celle-ci se tient dans l’ombre, comme drapée du voile de l’invisible. Tout semble ainsi devoir conduire les aventureux métropolitains à l’échec. Non seulement l’échec économique, celui de la faillite commerciale, non seulement l’échec du couple qui éclate à ce moment-là, mais aussi celui d’une rencontre ratée avec l’univers particulier que représente l’île antillaise compte tenu de son histoire d’ancienne colonie ayant connu pendant des siècles le système de la plantation et de l’esclavage.

Loin d’être insignifiante, la référence explicite à cette période historique dans la bouche du juge – représentant l’autorité légale – constitue un marqueur culturel essentiel. Notons que plusieurs détails avaient pu intriguer déjà le lecteur : au tout début de leur séjour en Guadeloupe, Jean-Paul et Sylvie s’étaient montrés surpris que l’on puisse faire allusion à l’esclavage dans une chanson de variété. L’île était pour eux, rappelons-le, la matérialisation du paradis ! Aussi, s’interrogeaient-ils : « Comment peut-on être triste dans un paradis ? Nous ne comprenons pas ! Nous ne comprenons pas ! D’ailleurs, pourquoi remuer cette histoire d’esclavage ? (p. 32). Par la suite, la manière dont ils décorent leur restaurant peut laisser le lecteur perplexe : ils placent en effet au beau milieu de la salle “deux statues colorées représentant un nègre et une négresse portant sur leur tête un régime de bananes” (p. 94). Pour un établissement destiné à recevoir une clientèle touristique, voici bien le comble du stéréotype ! Que dire enfin du nom de Colomb choisi pour baptiser ce nouveau restaurant, le patronyme que l’histoire a retenu pour symboliser la prétendue “découverte” de l’Amérique – selon l’abus de langage significatif souligné par François Laplantine dans son essai Transatlantique5. Il est vrai que Jean-Paul et Sylvie semblent partager avec l’illustre navigateur-découvreur une croyance frappante, celle de l’existence d’un paradis terrestre, même s’il s’agit sans doute pour les protagonistes modernes d’une image galvaudée plutôt que de la véritable croyance chrétienne… Quoi qu’il en soit, ces divers éléments sont porteurs de sens : par-delà leur discontinuité, ils contribuent paradoxalement à “l’effet-valeur” de la fiction en désignant la pensée idéologique que le discours du roman n’aura de cesse de déconstruire…

L’histoire de L’Envers du décor est celle d’une rencontre éludée de l’Autre. En fuyant les maux de la capitale, les candidats au voyage cèdent au désir héliotrope d’une vie plus facile sur une île dont la promesse de dépaysement ne les expose pas au risque d’une étrangeté trop radicale. Ils ne nourrissent qu’en apparence cette “mise en désir du monde” que décrit Jean-Didier Urbain en montrant comment la quête d’ailleurs peut investir les pratiques touristiques les plus courantes6. Prenant un peu de recul, il faut ici s’interroger sur l’ambivalence compor­tementale des nouveaux venus sur l’île tropicale. Cette île, ils ne la conçoivent pas comme une sémiosphère, comme un authentique territoire à découvrir avec ses habitants, son patrimoine historique et ses traditions culturelles. Alors qu’ils souhaitaient rompre avec un mode d’existence sclérosé où les liens sociaux se désagrègent, on pourrait imaginer qu’ils cherchent à changer en profondeur leur style de vie en renonçant à leur habitus métropolitain, et que dans une certaine mesure, leur intégration sociale, une fois passées les premières embûches liées à l’installation, semble être le signe d’une telle mutation. Mais l’on voit qu’en réalité il n’est est rien : l’entreprise commerciale cohabite avec l’île du rêve, et le rêve, s’il reste rêve, ne permet guère d’avancer. Il ne permet pas de se confronter à l’altérité par cette expérience consistant, tout en préservant son identité, à devenir ainsi que l’écrit Ricœur “soi-même comme un autre”7. L’enjeu du roman d’Ernest Pépin devient dès lors de convertir le personnage à cette disposition d’esprit supposant un travail sur soi d’abord improbable8, mais qui seul pourra le tirer de la malédiction qui l’accable.

Le récit en première personne d’Anadine, qui ouvre le roman in media res, prend ici toute son importance. N’est-il pas précisé dès les premières pages que la vieille femme possède “une science des accidents de la vie” (p. 16) ? Anadine vit seule avec sa chienne Laya depuis que ses enfants ont fait le choix de quitter la Guadeloupe, aussi n’hésite-t-elle pas une seconde lorsqu’il s’agit de recueillir Jean-Paul en proie à la désespérance, au bord du gouffre. La dame est une figure locale, la “reine du sorbet coco” (p. 10), comme elle aime se désigner elle-même. Mais surtout, les difficultés de l’existence lui ont forgé le tempérament, et sous un air de rudesse, elle sait trouver les mots qui réconfortent, “faire offrande d’une chaleur et d’une parole véritable” (p. 16). Jean-Paul lui-même devra faire l’effort de prendre langue, il devra trouver les mots qui vont à l’essentiel, les mots qui parfois hurlent et blessent, car ils ravivent la douleur pour dire la déconvenue, ce que fut le rêve chimérique de l’île convoitée, idéalisée. Ces mots qui coûtent sont aussi des gestes qui libèrent, qui permettent d’entrevoir le bout du tunnel. Avec le réconfort que lui prodigue Anadine, Jean-Paul reprend peu à peu des forces : “Le chaos reculait. Des trouées s’embrasaient et ce fut bientôt le commencement d’un autre monde” (p. 53).

Pour atteindre cet “autre monde”, le personnage devra cependant traverser de nouvelles épreuves. Le romancier déploie ici une virtuosité dans les péripéties où l’on reconnaît l’auteur de L’Homme-au-Bâton, ouvrage qui l’a rendu célèbre. De fil en aiguille, Jean-Paul se rapproche d’un groupe de réfugiés haïtiens ; ceux-ci lui apportent aide et soutien. C’est alors qu’il rencontre Choucoune, jeune femme dont il s’éprend. Sonore, frère prétendu de Choucoune, raconte un jour dans quelles circonstances violentes il a dû fuir Haïti. Ce récit poignant bouleverse Jean-Paul :

Jean-Paul avait écouté ce récit le cœur serré. Ainsi il existait sur terre une condition plus misérable que la sienne. Faire faillite, dégringoler, baisser bas n’était rien. Ne pas pouvoir décoller, être condamné à vie dans un tunnel sans fin ! C’est cela le malheur ! Son amour pour Choucoune prit racine en lui. Parce qu’elle était fille de cela qui n’avait pas de nom. Une sorte de malédiction qui pesait sur une terre.
L’Envers du décor,
p. 87.

Mais comme si la douleur, pour être exorcisée, devait nécessairement le frapper en plein cœur, une ultime épreuve attend encore notre anti-héros. Un jour, sa nouvelle compagne meurt assassinée par le dénommé Sonore, qui n’était autre que son mari (p. 91). Voici Jean-Paul accablé, désespéré et seul cette fois-ci dans l’abîme du deuil, face à lui-même. Personne, pas même Anadine, ne peut l’aider à surmonter le nouveau traumatisme. L’agonisant psychique n’est plus même en mesure de communiquer…

Afin qu’il puisse reprendre place dans le monde des humains, l’écrivain use d’un détour narratif inattendu. C’est en effet un animal, la chienne Laya d’Anadine, qui prend la parole au chapitre onze pour dire ce que fut la condition des chiens créoles sur l’île antillaise dans le but de permettre au personnage de relativiser sa propre peine :

La vie n’a pas été facile non plus pour nous, les chiens créoles. Quand les colons sont arrivés avec leur histoire d’esclavage, ils ont dressé des colosses pour chasser les nègres marrons dans les hauteurs. Il y en avait partout. À Deshaies, à Petit-Bourg, à Sainte-Anne ! Résultat, pendant des siècles, nous avons été persécutés, méprisés, couverts de toutes les gales du monde, alors que nous avons toujours été là pour accompagner la misère des malheureux.
L’Envers du décor, p. 115.

Par-delà ce subterfuge fictionnel dont nous comprenons qu’il subsume une représentation verbale devenue inopérante, l’important est d’observer que ce passage par la condition animale sera l’élément déclencheur d’une métamorphose nécessaire à la transfiguration de l’échec. Nous retrouvons ici l’un des processus de résilience mis en évidence par Boris Cyrulnik9. En partageant à travers bois les errances quotidiennes de la chienne Laya, qui toujours retrouve son chemin, Jean-Paul en vient à s’oublier, à se transformer. Anadine témoigne au chapitre suivant de cette transformation qu’elle encourage en attirant Jean-Paul dans un concert de musique créole :

Le Centre des arts vibrait avec nos corps ; nous étions unis, soudés par les mains du batteur. Bravo Vamur ! Bravo ! Elles recousaient les blessures qui nous avaient accompagnés depuis le temps de l’esclavage jusqu’au jour d’aujourd’hui. D’avoir tant souffert, Jean-Paul sentait ça. Il lâchait son eau sale, larguait son corps et rentrait dans une dimension où il n’y avait ni Dieu, ni diable, ni malheur, ni bonheur, ni rien d’autre que la sensation d’habiter les quatre coins de la vie.
L’Envers du décor, p. 124.

Le personnage semble vivre une véritable renaissance dans laquelle le corps physique exprime l’expérience du métissage. Anadine éprouve un grand bonheur à voir son ami progresser sur le long chemin de la résilience qui le conduit à dépasser définitivement la condition d’expatrié avec ses représentations stéréotypées et ses images trompeuses :

Ce qui me plaisait par-dessus tout, c’est qu’il perdait sa vieille peau de Blanc-France pour rentrer dans celle d’un Guadeloupéen. Il n’était plus une personne venue, ni une personne envoyée, mais quelqu’un (nous-mêmes !) qui inventait sa trace dans le désordre des halliers et la folie des bois ».
L’Envers du décor, p. 126.

Cet homme n’est donc plus le parisien fugitif venu se faire une place au soleil. Le voici prêt, au terme d’un parcours initiatique qui n’est pas sans rappeler la structure du conte traditionnel, à découvrir et à vivre une île autre, chargée d’histoire et de conflits, dont il n’avait d’abord rien perçu10. Anadine l’atteste encore dans son récit :

Une autre Guadeloupe entrait dans ses oreilles et il voyait ce qui bouillait dans nos entrailles. Nous n’étions ni le paradis, ni l’enfer. Nous étions une histoire ! Une petite histoire aveuglée par des couleurs de peau, des maîtres, des esclaves, des injustices, des mensonges, des profitations, et qui cherchait son chemin parmi les étoiles du monde.
L’Envers du décor, p. 126.

Cette île antillaise marquée au fer par une politique coloniale fondée sur le système de la traite et de l’esclavage, Ernest Pépin n’a eu de cesse d’en exprimer la singularité culturelle, d’en éclairer les croyances et les traditions nées au long des siècles de souffrance. Portons une attention spéciale au récit Coulée d’or, un ouvrage à destination de la jeunesse où l’auteur évoque son enfance dans les années 195011. Ce récit coloré, où l’on goûte à chaque page la fraîcheur des primes sensations, ne manifeste cependant aucune nostalgie envers cette époque révolue. Et si l’écrivain évoque en filigrane la blessure historique qui a marqué les mémoires au fil des générations, ce n’est pas sur le ton de la complainte, mais parce que ce rappel lui apparaît indispensable afin que le lecteur d’aujourd’hui puisse véritablement se projeter dans le futur, entrevoir l’avenir sans feindre d’ignorer le passé. « Je comprends, s’écrie Anadine à propos d’allusions à l’esclavagisme, mais il faut s’en sortir de cette histoire. Elle épaissit la rancune. Elle amarre vos pieds dans une mangrove de souffrance. Elle vous empêche d’avancer » (p. 131). Cette observation entre clairement en résonance avec les réflexions menées dans le sillage de la Négritude à propos de l’identité créole12, et qu’Édouard Glissant avait lui-même suscitées dans Le Discours antillais13. Sortir de la crise suppose un dépassement, une forme de transfiguration, que l’épreuve soit d’ordre collectif ou individuel – mais l’est-elle jamais totalement ? Que son tempo s’applique à l’échelle séculaire de l’Histoire ou au lamento de la finitude humaine…

En méconnaissant l’île sur laquelle il abordait, le nouveau venu en Guadeloupe a multiplié les erreurs et les faux pas qui l’on précipité au fond du gouffre. Pour le dire métaphoriquement, le fringant Christophe Colomb prêtait sa voile à la déchirure tout comme sa coque à la voie d’eau. L’île fantasmée ne pouvait en somme qu’être l’objet d’une expérience chimérique. Telle est la thèse conclusive du roman, laquelle valide rétrospectivement les amorces métadiscursives qu’instille l’écrivain entre les lignes : la tournure déceptive de l’expérience conduit Jean-Paul à mieux découvrir l’Autre, cet Autre dont la quête formait le nœud problématique de l’étude magistrale consacrée par Tzvetan Todorov à la conquête de l’Amérique14. L’île réelle finalement découverte par le personnage est celle qu’incarne Anadine de manière emblématique, celle qui à partir du « gouffre-matrice » fondateur décrit par Jean-Pol Madou dans Errance et épopée15, n’a d’autre planche de salut que d’avancer vers une situation d’intercompréhension commune et réciproque :

Des semaines durant, Jean-Paul et moi avons remué nos dominos. Nous gagnions ou nous perdions. Ce qui comptait, c’est que nous jouions ensemble. Il avait ses idées, j’avais les miennes, car ce qui est dans la tête du canard n’est pas dans la tête de la poule. Chacun bousculait l’autre, chacun entrait dans l’autre et ce qui était beau, c’est que chacun devenait l’autre.

L’Envers du décor, p. 132.

1 Velibor Čoli, Manuel d’exil, Comment réussir son exil en trente-cinq leçons, Paris, Gallimard, 2016.

2 Ernest Pépin, L’Envers du décor, Paris, Le Serpent à Plumes, 2006.

3 Jean-Didier Urbain, L’Idiot du voyage, histoires de touristes [1991], Paris, éditions Payot & Rivages, 2002, p. 172. L’auteur nuance ensuite ce pro

4 Jean-Didier Urbain L’Idiot du voyage, histoires de touristes, op. cit., p. 122.

5 François Laplantine, Transatlantique. Entre Europe et Amériques latines, Paris, éditions Payot & Rivages, 1994, p. 97.

6 Jean-Didier Urbain, L’Envie du monde, Paris, éditions Bréal, 2011, p. 16.

7 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, éditions du Seuil, 1990.

8 Il est clair que l’ouverture d’esprit ne suffit pas, il faut « la force logique d’une action » au sens où l’entend Ricœur en opposant action à

9  Boris Cyrulnik, Parler d’amour au bord du gouffre, Paris, éditions Odile Jacob, 2007.

10 Vladimir Propp, Morphologie du conte [1928], Paris, éditions du Seuil, 1965.

11 Ernest Pépin, Coulée d’or, Paris, éditions Gallimard, 1995.

12 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1993.

13 Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Gallimard, 1981.

14 Tzvetan Todorov, La Conquête de l’Amérique. La question de l’autre, Paris, éditions du Seuil, 1982.

15 Jean-Pol Madou, Errance et épopée, Paris, éditions Passage(s), 2016, p. 17.

1 Velibor Čoli, Manuel d’exil, Comment réussir son exil en trente-cinq leçons, Paris, Gallimard, 2016.

2 Ernest Pépin, L’Envers du décor, Paris, Le Serpent à Plumes, 2006.

3 Jean-Didier Urbain, L’Idiot du voyage, histoires de touristes [1991], Paris, éditions Payot & Rivages, 2002, p. 172. L’auteur nuance ensuite ce propos, considérant que l’avion apporte « une autre dimension » au voyage et que l’expérience de l’intervalle flou, en effaçant les repères, tend à précipiter le voyageur dans l’Ailleurs (p. 173-174).

4 Jean-Didier Urbain L’Idiot du voyage, histoires de touristes, op. cit., p. 122.

5 François Laplantine, Transatlantique. Entre Europe et Amériques latines, Paris, éditions Payot & Rivages, 1994, p. 97.

6 Jean-Didier Urbain, L’Envie du monde, Paris, éditions Bréal, 2011, p. 16.

7 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, éditions du Seuil, 1990.

8 Il est clair que l’ouverture d’esprit ne suffit pas, il faut « la force logique d’une action » au sens où l’entend Ricœur en opposant action à événement. Cf. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 79.

9  Boris Cyrulnik, Parler d’amour au bord du gouffre, Paris, éditions Odile Jacob, 2007.

10 Vladimir Propp, Morphologie du conte [1928], Paris, éditions du Seuil, 1965.

11 Ernest Pépin, Coulée d’or, Paris, éditions Gallimard, 1995.

12 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1993.

13 Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Gallimard, 1981.

14 Tzvetan Todorov, La Conquête de l’Amérique. La question de l’autre, Paris, éditions du Seuil, 1982.

15 Jean-Pol Madou, Errance et épopée, Paris, éditions Passage(s), 2016, p. 17.

Claude Cavallero

Université Savoie Mont Blanc, claude.cavallero@univ-savoie.fr

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