Héros nationaux officiels versus héroïnes nationales oubliées : Le cas de Manuela Sáenz au Venezuela

Liz Ovalles

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Liz Ovalles, « Héros nationaux officiels versus héroïnes nationales oubliées : Le cas de Manuela Sáenz au Venezuela », Archipélies [Online], 6 | 2018, Online since 11 December 2018, connection on 29 March 2024. URL : https://www.archipelies.org/296

En Amérique latine, l’image des Pères de la Patrie est constamment valorisée, proposant dès lors un modèle d’identification masculine pour toutes ces sociétés. Les actions des femmes qui marquèrent l’histoire hispano-américaine sont en revanche très peu reconnues. Pourquoi cette mise à l’écart des héroïnes féminines des Indépendances ? Le cas de Manuela Sáenz, qui a su s’imposer dans un univers masculin et militaire et qui participa activement à l’émancipation des pays de l’Amérique du Sud vis-à-vis de l’Espagne, est d’autant plus significatif qu’il réunit diverses discriminations (naissance illégitime, sexe féminin, divorce, statut de maîtresse et non pas d’épouse, bisexualité…). C’est pourquoi le paradigme de l’intersectionnalité s’avère opératoire pour comprendre l’activation des mécanismes de rejet de cette femme héroïne face aux héros mâles nationaux traditionnels.

The symbol of Fathers of the Fatherland is always valued in Latin American societies, thus providing them with a male-oriented model. Instead, women’s involvement that greatly impacted Latin American history is given scant recognition. Why are female heroes bien ostracized from struggles for independance? Merging various discriminations (illegitimate birth, gender, divorce, mistress as opposed to wife, bisexuality…), the case of Manuela Sáenz is very significant. In the midst of a male- and Military-dominated environment, she successfully partook of the emancipation of Southern American countries from Spain. The paradigm of intersectionality is then best suited to account for the processes that lead to the rejection of this female hero while maintaining the nationwide celebration of traditional male heroes.

En América Latina, la imagen de los Padres de la Patria está constantemente valorizada, proponiendo así un modelo de identificación masculina para estas sociedades. Las acciones de mujeres que marcaron la historia Hispanoamericana son al contrario muy poco reconocidas. ¿Por qué eliminar las heroínas femeninas de las Independancias ? El caso de Manuela Sáenz que logró imponerse en un universo masculino y militar, y que participó activamente a la emancipación de la España de los países de América, es tan significativa que reúne diversas discriminaciones (nacimiento ilegítimo, sexo femenino, divorciada, estatus de amante y no de esposa, bixesualidad…) Es por esto que el paradigma de interseccionalidad resulta operatorio para comprender los mecanismos de rechazo de esta mujer heroína frente a los heroes hombres nacionales y tradicionales.

« Le tombeau des héros est le cœur des vivants »
André Malraux (Oraisons funèbres, 1971).

Introduction

Comment Manuela Sáenz, née à Quito et donc en Équateur, pouvait-elle être une héroïne vénézuélienne ? Si L’exactitude de sa date de naissance est mise en doute, en revanche, tous les critiques s’accordent à souligner sa condition de « fille illégitime ». Manuela Sáenz est donc toujours présentée à partir du registre de la discrimination socio-religieuse, ayant été conçue dans le cadre d’une relation adultérine entre María Juaquina de Aispuru, « Criolla »1, et Don Simón Sáenz de Vergara, commerçant fidèle à la Couronne, qui arrive au Nouveau Monde avec « … le titre ô combien précieux, d’Espagnol de naissance »2 ; soit une situation d’entre-deux dès sa conception. Manuela Sáenz, qui fait tout de même partie de l’aristocratie « criolla », fut éduquée comme toutes les jeunes filles de la bonne société. Elle reçoit ainsi une formation tout à fait conforme à son époque et à la conception de la femme éduquée selon le modèle européen, comme cela était d’usage dans l’élite du Nouveau Monde.

Dès son enfance, ses attitudes particulières, c’est-à-dire sa « différence », selon la norme officielle, sont soulignées : « Manuela, … a hérité de la sensualité, de la fantaisie aventureuse et audacieuse, du courage de son père »3. Pour une femme suivant les codifications d’une société dominée par le modèle de la femme traditionnelle, le mariage constitue le moment le plus important de la vie sociale. En 1817, Manuela Sáenz se marie donc avec James Thorne, un Anglais très riche et beaucoup plus âgé qu’elle. Manuela Sáenz semble alors respecter tout le protocole et les obligations de la femme mariée. Du moins, initialement… Cependant, Manuela Sáenz est avant tout une femme et le clame à une époque où, dans la tradition judéo-chrétienne, il est habituel de considérer que les femmes sont déjà, de par leur condition « naturelle », féminine, destinées à être marginales.

Dans les colonies espagnoles de l’Amérique, être une femme signifie en effet être prédestinée à vivre dans un système social déterminé où l’image de la femme « criolla » n’est acceptée qu’à travers un seul et unique modèle, à savoir celui de la femme traditionnelle qui ne peut exister que par le biais de son mari puisque, depuis la Genèse, la femme est présentée comme conçue après l’homme et à partir de l’os de ce dernier4. « À partir du mythe fondateur d’Adam et Eve dans lequel s’est dessinée la figure de la Femme, être inférieur, voire incomplet, né après l’homme »5, est posée la problématique de la discrimination homme/femme. Elle se caractérise par des pratiques et des critères d’évaluation et des traitements inégalitaires.

Se créent dès lors des stéréotypes si intégrés dans la pensée de la plupart de gens que l’association femme/péché continue de garantir la suprématie de l’homme, selon le schéma suivant : épouse pure, fragile et chaste, compagne d’un homme solide et dominant.

Or Manuela Sáenz rompt officiellement le stéréotype de la femme chaste et soumise quand elle trompe, aux yeux de tous, son époux et lorsqu’elle l’abandonne sans se préoccuper du quand dira-t-on. Les critiques se cristallisent encore plus lorsque Manuela Sáenz devient la maîtresse officielle de l’un des hommes les plus mythiques et les plus importants de l’histoire de l’Amérique du Sud : Simón Bolívar. Encore aujourd’hui, quand le président équatorien Rafael Correa, dans son discours prononcé lors de la commémoration du 185e anniversaire de la « Bataille de Pichincha », cherche à mettre en avant la figure de Manuela Sáenz, il fait le choix, de montrer Manuela Sáenz à travers sa relation avec ce dernier, à travers donc l’image stéréotypée de la femme romantique : « Elle connaît Bolívar le 16 juin 1822, et commence alors l’une des plus belles histoires d’amour de notre histoire »6. Il est à noter également que lors de l’hommage officiel rendu à Manuela Sáenz, le président vénézuélien Hugo Chávez a prononcé un discours visant aussi à mettre en avant la figure de Manuela Sáenz : « Si nous avons depuis toujours appelé Bolívar “Père de la Patrie”, toi, on t’appellera Generale, “Mère de la Patrie”, mère de la Révolution »7. Hugo Chávez évoque cependant Manuela Sáenz après Simón Bolívar. De plus, Hugo Chávez insère dans le même discours l’image du père fondateur : « le grand Maréchal, Francisco de Miranda … exemple de la révolution intégrale … »8. Cette référence à Francisco de Miranda, homme international et précurseur de l’indépendance, semble nécessaire à Hugo Chávez pour donner, en quelque sorte, du poids à l’action de Manuela Sáenz, en l’insérant dans une filiation idéologique, comme s’il fallait à Manuela Sáenz l’autorité des héros mâles pour pouvoir exister en tant qu’héroïne…

Il ressort combien l’image traditionnelle de Manuela Sáenz est nourrie de l’interrelation de multiples discriminations (naissance illégitime, sexe féminin, divorce, statut de maîtresse et non pas d’épouse, rupture avec le modèle officiel, bisexualité), dans un contexte patriarcal où l’homme et l’Église chrétienne dominent. Certains n’hésitent pas à diffuser des sous-entendus quant aux mœurs de Manuela Sáenz, notamment avec ses esclaves Nathan et Jonatás. Elles ont grandi avec Manuela Sáenz et sont, semble-t-il, devenues très intimes. Nathan et Jonatás faisaient partie d’ailleurs du réseau d’espionnage des femmes qui luttaient pour l’émancipation de l’Amérique du Sud et ont accompagné Manuela Sáenz tout au long de sa vie.

Si dans son roman Jonatás y Manuela (1994), Argentina Chiriboga indique : « son inquiétude quant aux …stéréotypes de la femme noire fabriqués avec la mentalité masculine et avec les lois machistes de la société équatorienne qui permettent la violence contre la femme pour en perpétuer la soumission »9. Ceux qui se sont intéressés aux pratiques sexuelles de Manuela Sáenz ont choisi de souligner le rôle de ses esclaves noires pour ce qui est de sa bisexualité, comme le fait Jean-Baptiste Boussingault en « se fondant » sur ce que d’autres auraient raconté : « On racontait des scènes incroyables qui se passaient chez Manuelita, et dans lesquelles la mulâtresse-soldat jouait le rôle principal […]. On n’a jamais connu d’amour à la mulâtresse. Je crois qu’elle n’a aimé d’amour que Manuelita »10.

L’image officielle de Manuela Sáenz correspond donc toujours au stéréotype de la femme fatale, sentimentale et hors-norme. En effet, cette image est véhiculée même chez ceux qui disent vouloir dépasser les stéréotypes, comme l’écrivain équatorien Alfonso Rumazo, qui écrivit pourtant la première biographie de Manuela Sáenz. Bien qu’Alfonso Rumazo réagisse contre la stigmatisation qui jusque-là avait cours à l’encontre de Manuela Sáenz, sa démarche qui vise à faire sortir Manuela Sáenz de l’ombre n’en demeure pas moins nourrie de divers stéréotypes, comme le soulignent d’emblée les premières phrases de son livre : « Elle arrive au monde dans un magnifique lit, recouvert de velours doublé de satin, orné d’une longue frange et d’une belle tresse d’or […]»11 où la conjonction « mais » vient indiquer d’entrée de jeu la « différence » de Manuela Sáenz : « Mais elle naît d’une liaison adultérine et dans l’adultère elle vivra les meilleures années de sa jeunesse […] »12.

De même, lorsque Manuela Sáenz est décorée par le général San Martín de l’ordre de la « Caballeresa del Sol »13, en 1822, pour ses qualités d’espionne, Alfonso Rumazo, au lieu de vanter le courage de Manuela Sáenz, choisit de développer à nouveau le stéréotype de la femme fatale :

Manuela habillée d’une délicieuse robe de soie bleue […] large depuis les hanches jusqu’au sol, exhibe ses seins couleur ambre, et jaillit sa pulpeuse poitrine « offerte » qui appelle au plaisir, ses bras sont complètement découverts […]14.

Ces représentations de Manuela Sáenz montrent que « se croire parfaitement épargnée par les clichés, a fortiori s’estimer plus fort qu’eux, constitue une grave erreur » comme le rappelle Gilles Deleuze qui considère que « dès lors qu’on se targue de créer ou de penser »15, les stéréotypes ne sont pas loin… En effet, un stéréotype, comme l’indique l’étymologie grecque du terme, est composé de « stéréo », élément solide16 et « tupos » : empreinte, modèle17. Il est d’ailleurs, au départ, un caractère d’imprimerie. Le stéréotype est donc une image solide qui caractérise un individu ou un groupe de personnes18. Le stéréotype peut alors être perçu comme une « opinion toute faite, réduisant les singularités »19. Il transcrit pour le moins un jugement, lequel peut être positif ou négatif et détermine une norme ; les héros et héroïnes n’y échappent pas.

1. Du héros au héros national : quelle place pour les héroïnes ?

L’étymologie du terme « héros », du grec « demi-dieu », nous renvoie, chez les héros antiques, à des images de force hors-norme. Du héros antique aux héros médiéval, puis héros classique ou encore héros de l’époque moderne et héros contemporain, tous ces « personnages légendaires auxquels on prête un courage et des exploits remarquables »20 ont-ils les mêmes caractéristiques que les héroïnes ?

Le mot « héroïne » a, en tous les cas, une définition bien différenciée de celle du mot « héros » dans Le Nouveau Petit Robert, qui définit l’« héroïne » comme une : « Femme d’un grand courage, qui fait preuve par sa conduite, en des circonstances exceptionnelles, d’une forme d’âme au-dessus du commun ». Cette définition nous renvoie à des codes sociaux. En revanche, « le héros patriotique et national » se caractérise en ce qu’on lui attribue non seulement force physique, courage et exploits, mais aussi une participation à la valorisation de la Nation : « Ensemble d’êtres humains vivant dans un même territoire, ayant une communauté d’origine, d’histoire, de culture, de traditions, parfois de langue, et constituant une communauté politique »21, voire des particularités parfois imaginaires, attribuées aux fondements de la construction de cette même Nation.

Le héros national est donc associé à des aptitudes concrètes qui véhiculent les valeurs propres à une communauté, devenant ainsi celui qui noue des liens entre les divinités et la communauté civique et qui servira dès lors de modèle à un groupe humain. Si l’on considère qu’un modèle est : « ce qui sert ou doit servir d’objet d’imitation pour faire ou reproduire quelque chose »22, en quoi Manuela Sáenz, femme au courage exceptionnel, peut-elle constituer un modèle ? Est-il possible d’ériger en norme celle qui fut toute sa vie hors-norme ?

Les critiques montrent indiscutablement le courage de Manuela Sáenz qui se battit pour une Nation indépendante. Rumazo précise : « Il est évident que l’action de Manuela fut décisive lors du tournant que constitue la bataille de Numancia. Elle fut décorée plus tard »23. En effet, en 1820, Manuela Sáenz fait changer la donne militaire, en convainquant le bataillon « Numancia »24 d’entrer dans les colonnes patriotiques de Simón Bolívar. De plus, en 1822, Manuela Sáenz participe activement, c’est-à-dire comme soldat ! à la « Bataille de Pichincha »25, victoire qui donne l’indépendance à l’Équateur. En 1824, Manuela Sáenz combat lors de la « Bataille de Junín » ainsi que lors de la fameuse « Bataille d’Ayacucho »26, dernière grande bataille des guerres d’Indépendance de l’Amérique du Sud. En somme, Manuela Sáenz milite par ses actes et ses paroles pour les Indépendances sud-américaines. Et pourtant, il a fallu attendre la fin du xxe siècle pour que son rôle d’héroïne de la patrie soit reconnu officiellement... En effet, pour être un héros officiel, il importe non seulement d’accomplir des actes qui sauvent des gens ou une communauté en danger, mais, également que ces actes soient rendus publics, soient officialisés et glorifiés par le pouvoir, qui en fait alors un modèle pour l’inconscient collectif. La construction d’un héros en politique vise en effet à définir son identité vis-à-vis de la communauté et à « réactiver » certains comportements et idéaux. C’est ainsi que l’on « fabrique » un héros en l’institutionnalisant. Or cette cristallisation officielle de l’héroïcité de Manuela Sáenz n’a pas été faite à son époque, du fait du filtre de multiples discriminations stéréotypées… Manuela Sáenz va même mourir en exil, et lors de l’écriture de l’histoire officielle tant au Venezuela qu’en Équateur, ses actions militaires et politiques seront occultées face au héros mâle officiel, Simón Bolívar, héros national et « Père de la Patrie ». En somme, l’État choisit des héros officiels pour former une communauté de pensée et pour faire l’unanimité. Les hommes politiques utilisent alors ces modèles nationaux, dans leurs campagnes et leurs discours, jusqu’à élever ces figures à une dimension charismatique27. Manuela Sáenz connaîtra enfin cet état de grâce avec la révolution bolivarienne de Hugo Chávez.

2. Entre inclusion et discrimination : le risque de l’instrumentalisation

Il y a en Amérique du Sud, depuis quelque temps, une évolution de l’image des femmes, utilisée de manière intensive et régulière par la classe politique et par tous les supports. Nous assistons de ce fait à la réhabilitation progressive des héroïnes, appelées alors « Guerrières »28.

C’est ainsi que le 5 juillet 2010, a été conféré à Manuela Sáenz, au Venezuela, à titre posthume, le plus haut grade de l’Armée nationale bolivarienne, pour sa participation à la Guerre d’Indépendance.

Force est de constater que si les actions héroïques de Manuela Sáenz avaient été oblitérées jusqu’ici dans l’écriture de l’histoire officielle des pays d’Amérique du Sud, la démarche actuelle consiste à présenter Manuela Sáenz comme une « héroïne nationale », contribuant ainsi à la faire sortir de l’ombre, mais aussi à :

fabriquer un « héros du centre » […] un personnage qui, parce qu’il cristallise l’ensemble des valeurs positives d’une société, est perçu comme un être d’exception, ou, en se référant à l’étymologie du mot, comme un « demi-dieu »29.

En effet, la Révolution bolivarienne se présente comme un mouvement qui vise à mettre en place une « démocratie participative », mais aussi à mettre en avant des héros jusqu’ici marginaux.

Manuela Sáenz est désormais une héroïne de la Nation. Mais le pouvoir ne la réhabilite-t-il pas pour son utilisation personnelle et de façon ciblée ?

« L’image publique comme tout ce que le candidat souhaite transmettre à propos de lui-même, avec l’objectif de convaincre les électeurs de voter pour lui comme le chef politique, il la construit, la transmet et l’entretient »30 rappelle Victoria Lorena Villalobos Jiménez.

Cette revalorisation de Manuela Sáenz passe donc par une certaine instrumentalisation… Manuela Sáenz peut apparaître comme victime de sa propre réalité et de ses ambitions de liberté, « délirantes » pour l’époque, lorsqu’elle est présentée, certes comme symbole de liberté, mais toujours après les héros mâles et toujours à partir de son lien avec Simón Bolívar et non pas pour elle-même. Manuela Sáenz fut capable de transgresser toutes les règles, sans aucune nostalgie du centre et put devenir aussi hors-norme, dans le sens positif du terme.

En quoi ce qui est hors-norme peut-il en conséquence devenir norme ? Corinne Mencé-Caster, dans son article sur « La construction discursive des héros de la marge : entre convention et subversion », nous éclaire sur l’instrumentalisation idéologique des héros :

[…] le centre, et par voie de conséquence la marge, est une construction idéologique propre à une époque, à un contexte culturel donné, identifiable au travers de certaines valeurs sociales, religieuses, politiques et culturelles […]31.

Cécile Bertin-Elisabeth, dans sa présentation intitulée : « Entre centre et marge », explique que : « Centre et marges sont deux pôles extrêmes… et pourtant en contact, articulés pour le moins par l’espace flottant d’un entre-deux, en continu ou en discontinu »32. Ainsi, la postérité de Manuela Sáenz oscille entre centre et marge, mais ne reste-t-elle pas au fond dans un entre-deux du fait de l’intersectionnalité qui fait que l’on lui reproche toujours quelque chose ? Si l’on veut que Manuela Sáenz incarne désormais les « vraies » valeurs du Venezuela, et ce sur le mode louangeur, l’institutionnalisation de l’héroïsme de Manuela Sáenz, convoque sa légitimation en tant que « Mère de la Patrie », expression utilisée par Hugo Chávez dans son discours prononcé en 2010.

Manuela Sáenz, patriote de la « Gran Colombia », symbole longtemps oublié de la libération de l’Amérique du Sud du joug espagnol, nous semble être, à l’heure actuelle, une héroïne intersectionnelle « réactivée », qui permet alors de bien percevoir la construction des héros et des héroïnes en politique, au service de la Patrie, soit une instrumentalisation qui peut rejoindre toute discrimination en ce qu’elle est réductrice et participe d’une orientation idéologique qui fait peu cas des actions « réelles » de l’héroïne ou du héros supposé(e).

Cette situation nous fait, par la même occasion, prendre conscience que les rapports sociaux, politiques et identitaires entre un peuple et ses leaders ne sont jamais simples. Manuela Sáenz est désormais une héroïne reconnue par certains pays hispano-américains, notamment le Venezuela, mais n’est-elle pas toujours une héroïne de la marge ou pour le moins de l’entre-deux ? En définitive, la mise à l’écart de la femme en général dans la tradition judéo-chrétienne occidentale et, en particulier, dans le contexte latino-américain, peut expliquer qu’il y ait peu d’héroïnes officielles reconnues à ce jour. Le cas de Manuela Sáenz est paradigmatique à cet égard de l’impact de la corrélation des discriminations. Les représentations de la femme restent encore fortement marquées par le conditionnement qui l’a modelée sous les traits de la douceur, du désir de plaire, du sacrifice de soi, de l’obéissance et de la culpabilité vis-à-vis de l’homme, père, mari, modèle et héros. Mais si la femme a des comportements différents de ceux imposés par la norme (modèle traditionnel), cela risque d’avoir des conséquences négatives dans sa vie et sur son image.

Les représentations de Manuela Sáenz, entre marginalisation et institutionnalisation, mettent assurément en évidence combien la construction de stéréotypes peut s’avérer discriminatoire et combien les présentations actuelles, en tant qu’héroïne vénézuélienne et « Mère de la Patrie », dépendent des idéologies en place qui n’hésitent pas à instrumentaliser pour mieux valoriser d’anciens « marginaux ».

1 « Criollo » était le nom donné, en Amérique espagnole, aux enfants d’Espagnols, nés dans le Nouveau Monde.

2 Rumazo Alfonso, Manuela Sáenz la Libertadora de Libertador, Caracas-Venezuela, Edime, 1962, p. 17 : « […] el título super valioso de ser español de

3 Op.cit., p. 24 et 25 : « […] Manuela, […] tiene heredados ya sensualidad, capricho, aventura, audacia, por parte de su padre ».

4 Une erreur de traduction a longtemps présenté « Adam » comme l’homme. Le dictionnaire Le Petit Robert des noms propres précise que l’étymologie du

5 Yannick Ripa, Les Femmes, actrices de l’Histoire-France 1789-1945, Paris, Armand Colin, 2002, p. 10.

6 Manuela Saenz, Pasado, Presente y Futuro, Caracas-Venezuela, Ediciones de la Presidencia de la República, p. 20 : « Conoce a Bolívar el 16 de junio

7 Discurso en el marco del traslado de los restos simbólicos de la Generala Manuela Sáenz junto a los restos mortales del Padre de la Patria, Simón

8 8 blog.chavez.org.ve/wp-content/uploads/2010/07/2010-07-05-Transcripción-Presidente-Hugo-Chávez-1pdf, op.cit., consulté le 23-10-2015, lignes 27-30

9  Adelaida Lopéz de Martínez y Gloria da Cunha-giabbai, Narradoras ecuatorianas de hoy una antología crítica, Puerto Rico, Editorial de la

10 Jean-Baptiste Boussingault, Mémoires de J.-B. Boussingault (1823-1824) Paris, Chamerot et Renouard, 1900, p. 201.

11 Manuela Sáenz la Libertadora del Libertador, op.cit., p. 11 : « Llega al mundo en lecho magnífico, cubierto de terciopelo doblado de satín

12 Idem : « Pero nace de adulterio y en adulterio vivirá ella misma los mejores año de su juventud […] ».

13 A l’origine, la « Orden del Sol » est une distinction que l’État péruvien donne à ses citoyens pour avoir rendu des services extraordinaires au

14 Manuela Sáenz la Libertadora del Libertador, op.cit., p. 83. « Manuela con riquísimo vestido de seda azul […] amplio desde las caderas hasta el

15 Cf. « Clichés vivants », dans Gilles Deleuze et les images de François Dosse et Jean-Michel Frodon (dir.), éd. Cahiers du cinéma/Ina, 2008, p. 

16 Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, texte remanié et amplifié sous la direction de Josette Rey-Debove et Alain Rey, Le

17 Op.cit., p. 2469.

18 Cécile Bertin-Elisabeth l’a bien montré dans sa communication présentée à l’Université des Antilles : « L’image stéréotypée de l’homme Noir en

19 Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue Française, op.cit., p. 2433.

20 Le Nouveau petit Robert 2009, op.cit.

21 www.larousse.fr/dictionnaires/français/nation53859?q=nation#53503, consulté le 23-10-2015.

22 Le Petit Robert 1, Paris, Le Robert, 1989, p. 1211.

23 Manuela Sáenz la Libertadora del Libertador, op.cit., 1962, p. 81 : « Es evidente que Manuela influyó decisivamente en el viraje de « Numancia » ;

24 « Numancia » est un bataillon royaliste créé par le général espagnol Morillo sur le continent américain. Il était composé d’hommes venus de Barinas

25 « La Batalla de Pichincha » a eu lieu le 24 mai 1822 au pied du Volcan Pichincha, près de Quito. Antonio José de Sucre, après cette victoire

26 « La Batalla de Ayacucho » fut le dernier et le plus grand affrontement des guerres d’Indépendance hispano-américaines (1809-1826). Cette bataille

27 Max Weber (1864-1920), sociologue allemand, propose d’élargir cette notion en la définissant ainsi : « Nous appellerons charisme la qualité

28 « Guerreras ».

29 Corinne Mencé-Caster, « La Construction discursive des héros de la marge : entre convention et subversion », Archipéliés n° 1, Paris, Publibook

30 Victoria Lorena Villalobos Jiménez, Doctorado Internacional de Ciencias Políticas y Sociales, Universidad Mundial-Universitá Degli Studi di Teramo

31 « La Construction discursive des héros de la marge : entre convention et subversion », op.cit., p. 67 à 77.

32 Cécile Bertin-Elisabeth, Les héros de la marge dans l’Espagne classique, Paris, Le Manuscrit, 2007, p.13.

Bertin-Elisabeth Cécile, (dir.), Les héros de la marge dans l’Espagne classique, Paris, Manuscrit-Université, 2007.

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1 « Criollo » était le nom donné, en Amérique espagnole, aux enfants d’Espagnols, nés dans le Nouveau Monde.

2 Rumazo Alfonso, Manuela Sáenz la Libertadora de Libertador, Caracas-Venezuela, Edime, 1962, p. 17 : « […] el título super valioso de ser español de nacimiento ».

3 Op.cit., p. 24 et 25 : « […] Manuela, […] tiene heredados ya sensualidad, capricho, aventura, audacia, por parte de su padre ».

4 Une erreur de traduction a longtemps présenté « Adam » comme l’homme. Le dictionnaire Le Petit Robert des noms propres précise que l’étymologie du mot Adam, en hébreu Âdâm, veut dire l’« homme au sens collectif ». Dans la Bible (Genèse, I-IV) et dans les traditions juive, chrétienne et musulmane, il s’agit du premier homme créé par Dieu et installé dans le Paradis terrestre (Éden).

5 Yannick Ripa, Les Femmes, actrices de l’Histoire-France 1789-1945, Paris, Armand Colin, 2002, p. 10.

6 Manuela Saenz, Pasado, Presente y Futuro, Caracas-Venezuela, Ediciones de la Presidencia de la República, p. 20 : « Conoce a Bolívar el 16 de junio de 1822, y se inicia uno de los más hermosos romances de nuestra historia ». 

7 Discurso en el marco del traslado de los restos simbólicos de la Generala Manuela Sáenz junto a los restos mortales del Padre de la Patria, Simón Bolívar, blog.chavez.org.ve/wp-content/uploads/2010/07/2010-07-05-Transcripción-Presidente-Hugo-Chávez-1pdf, consulté le 23-10-2015, lignes 114-115, p. 5. « Si a Bolívar lo llamamos desde siempre « Padre de la Patria », a ti te llamaremos Generala, la « Madre de la Patria », la madre de la Revolución ».

8 8 blog.chavez.org.ve/wp-content/uploads/2010/07/2010-07-05-Transcripción-Presidente-Hugo-Chávez-1pdf, op.cit., consulté le 23-10-2015, lignes 27-30, p. 2. « […]el gran Miranda, Francisco de Miranda  ejemplo de revolucionario integral …  ».

9  Adelaida Lopéz de Martínez y Gloria da Cunha-giabbai, Narradoras ecuatorianas de hoy una antología crítica, Puerto Rico, Editorial de la Universidad de Puerto Rico, 2000, p. 258 : « [] su preocupación por […] los estereotipos de la mujer negra fabricados por la mentalidad masculina y con las leyes machistas de la sociedad ecuatoriana que permiten la violencia contra la mujer perpetuando así su sometimiento »

10 Jean-Baptiste Boussingault, Mémoires de J.-B. Boussingault (1823-1824) Paris, Chamerot et Renouard, 1900, p. 201.

11 Manuela Sáenz la Libertadora del Libertador, op.cit., p. 11 : « Llega al mundo en lecho magnífico, cubierto de terciopelo doblado de satín, adornado con una larga franja y un precioso galón de oro […] ».

12 Idem : « Pero nace de adulterio y en adulterio vivirá ella misma los mejores año de su juventud […] ».

13 A l’origine, la « Orden del Sol » est une distinction que l’État péruvien donne à ses citoyens pour avoir rendu des services extraordinaires au Pays. Elle fut créée en 1821 par le général José de San Martín. Voir : www.bcrp.gob.pe/docs/Publications/Seminaires/2012/numismatica-5-zamora-resume.pdf, consulté le 23-10-2015.

14 Manuela Sáenz la Libertadora del Libertador, op.cit., p. 83. « Manuela con riquísimo vestido de seda azul […] amplio desde las caderas hasta el suelo, exhibe su pecho color, de ámbar, de donde emergen turgentes los senos « donomsísimos que incitan al placer ; los brazos están descubiertos íntegramente […] ».

15 Cf. « Clichés vivants », dans Gilles Deleuze et les images de François Dosse et Jean-Michel Frodon (dir.), éd. Cahiers du cinéma/Ina, 2008, p. 85-94.

16 Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, texte remanié et amplifié sous la direction de Josette Rey-Debove et Alain Rey, Le Nouveau Petit Robert de la Langue Française, Paris, Le Robert, 2006, p. 2433.

17 Op.cit., p. 2469.

18 Cécile Bertin-Elisabeth l’a bien montré dans sa communication présentée à l’Université des Antilles : « L’image stéréotypée de l’homme Noir en Espagne du XVe au XVIIIe siècle » lors du colloque sur les stéréotypes du 27-11-2014.

19 Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue Française, op.cit., p. 2433.

20 Le Nouveau petit Robert 2009, op.cit.

21 www.larousse.fr/dictionnaires/français/nation53859?q=nation#53503, consulté le 23-10-2015.

22 Le Petit Robert 1, Paris, Le Robert, 1989, p. 1211.

23 Manuela Sáenz la Libertadora del Libertador, op.cit., 1962, p. 81 : « Es evidente que Manuela influyó decisivamente en el viraje de « Numancia » ; por ello fue condecorada más tarde ».

24 « Numancia » est un bataillon royaliste créé par le général espagnol Morillo sur le continent américain. Il était composé d’hommes venus de Barinas, Barquisimeto et Maracaibo, villes du Venezuela. Par la suite, le bataillon décide d’intégrer des renforts espagnols envoyés au Pérou. Des Péruviens y sont intégrés en 1819. En 1820, suite à l’arrivée du général San Martín au Pérou, le bataillon est convaincu par des patriotes clandestins : Manuela Sáenz et Rosita Campuzano, de changer de camp et de se battre pour l’Indépendance de l’Amérique du sud.

25 « La Batalla de Pichincha » a eu lieu le 24 mai 1822 au pied du Volcan Pichincha, près de Quito. Antonio José de Sucre, après cette victoire, obtient l’incorporation de Quito dans la « Gran Colombia ».

26 « La Batalla de Ayacucho » fut le dernier et le plus grand affrontement des guerres d’Indépendance hispano-américaines (1809-1826). Cette bataille marque la fin de la domination espagnole en Amérique du sud.

27 Max Weber (1864-1920), sociologue allemand, propose d’élargir cette notion en la définissant ainsi : « Nous appellerons charisme la qualité extraordinaire d’un personnage qui est considéré comme doué de forces et de qualités surnaturelles ou surhumaines, ou au moins spécifiquement extra-quotidiennes qui ne sont pas accessibles à tous, ou comme envoyé par Dieu ou comme exemplaire, et qui pour cette raison est considérée comme “chef” », Économie et société, 1. Les catégories de la sociologie, Paris, Plon, 1971, p. 320, www.test-afs-socio;fr/drupal/sites/dafault/files/Archives/FI/FI130/17WeberHistScPoPhilo.pdf, consulté le 10-05-2015.

28 « Guerreras ».

29 Corinne Mencé-Caster, « La Construction discursive des héros de la marge : entre convention et subversion », Archipéliés n° 1, Paris, Publibook, 2010, p. 67.

30 Victoria Lorena Villalobos Jiménez, Doctorado Internacional de Ciencias Políticas y Sociales, Universidad Mundial-Universitá Degli Studi di Teramo, La construcción de la imagen pública del líder politico y su influencia electoral www.ensenadadigital.net/fundacion/Villalobos.pdf, consulté le 23-10-2015. « La imagen pública como todo aquello que el candidato desea transmitir sobre sí mismo, con la pretensión de persuadir al elector para que vote por él, como el líder político la construye, la transmite y la mantiene ».

31 « La Construction discursive des héros de la marge : entre convention et subversion », op.cit., p. 67 à 77.

32 Cécile Bertin-Elisabeth, Les héros de la marge dans l’Espagne classique, Paris, Le Manuscrit, 2007, p.13.

Liz Ovalles

Université des Antilles, lizovalles@hotmail.fr

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