Introduction
Différentes recherches sur la famille, la sexualité, la construction du genre, le VIH/SIDA et la santé en Guadeloupe et en Martinique m’ont incitée petit à petit à m’interroger sur les effets des critères conjugués de genre, de race et de classe sur la santé des individus et des populations. En effet, l’anthropologie et la sociologie ont pu montrer que, loin d’être le fruit de faits de nature ou de décisions et choix uniquement personnels, les pratiques de santé sont la résultante d’un ensemble de déterminants et rapports économiques, culturels, sociaux et surtout politiques qui constituent ce que Didier Fassin nomme « l’espace politique de la santé » (Fassin, 1996). Le propos des sciences sociales de la santé est alors d’analyser les mécanismes et processus sociaux (et non naturels) qui transforment des différences individuelles – le sexe, l’âge, le lieu de résidence, l’activité professionnelle, etc. – en inégalités de santé genrées, générationnelles, géographiques ou sociales, voire en discriminations lorsqu’elles limitent, par exemple, l’accès aux soins (Musso, 2000, Musso et al., 2012).
Outre les catégories de classe, de revenus, d’âge ou d’origine géographique et ethnique, le sexe des individus, leur orientation sexuelle et les normes de genre qui le modèlent font l’objet d’attentions nouvelles tant les différences des états et pratiques de santé des hommes et des femmes d’une part, et les différences des pratiques de soins des professionnel(le)s envers eux et elles, d’autre part, se manifestent de façon de plus en plus nette et témoignent des inégalités de genre ainsi produites. En outre, si, en France, les données sur l’origine ethnique ou les catégorisations raciales ne sont pas autorisées, les études sur la santé des migrants et migrantes ont mis en évidence des inégalités et des pratiques discriminatoires non négligeables (Cognet et al, 2009 et 2012 ; Carde, 2016 ; Benoît, 2009).
Une approche utilisant l’intersectionnalité des catégories de domination (sexe, classe, race, âge, ethnie, orientation sexuelle…) permet donc de montrer comment la santé résulte souvent des effets conjoints, croisés et cumulés de différents rapports de pouvoir, ou comment, dans le champ de la santé, chacune de ces catégories est traversée par l’autre. Les catégorisations raciales distinguent, en effet, les individus au sein d’une même classe sociale ; le genre distribue les rapports sociaux dans des communautés de race et de classe, etc… l’origine ethnique distribue les rapports entre les femmes, les personnes défavorisées, les migrant-e-s. Ainsi, le Black Feminism a pu souligner que les formes de domination dont les femmes noires sont l’objet, sont non seulement des dominations de genre, mais aussi des dominations de race et de couleur. Les militantes de couleur (bell hooks, 1990 ; Patricia Hill Collins, 2000) ont ainsi interpelé les féministes blanches pour leur rappeler qu’elles-mêmes étaient non seulement victimes des hommes noirs, mais aussi des hommes blancs, voire même des femmes blanches, et que la lutte contre le sexisme devait s’articuler à la lutte contre le racisme et l’oppression de classe.
En outre, comme Patricia Hill Collins et Sirma Bilge le rappellent dans leur ouvrage commun (Hill Collins et Bilge, 2016), l’intersectionnalité est aussi un outil permettant de comprendre et d’analyser la construction et la mobilisation des subjectivités individuelles dans des rapports de pouvoir. Elle permet de mettre en évidence la façon dont les individus mobilisent des subjectivités différentes selon les enjeux de ces interactions et selon la conscience qu’ils ont de leur propre assignation identitaire, voire de leur assujettissement. C’est dans cette optique que nous souhaitons ici traiter de la façon dont les hommes et les femmes rencontrées en Guadeloupe, lors d’une étude sur la prise en charge hospitalière des personnes vivant avec le VIH1, construisent leur perception du risque sexuel lié à l’infection à VIH, et comment dans ces catégorisations, les patients haïtiens se retrouvent en situation de potentielle culpabilisation et discrimination, au nom de leur supposée culture. Dans un premier temps, nous présenterons les logiques qui définissent les représentations et catégorisations du risque, ainsi que les subjectivités relationnelles dans le contexte du VIH. Dans un second temps, nous aborderons la façon dont les soignants convoquent la culture des patient-e-s haïtien-ne-s pour expliquer les difficultés de leur prise en charge. Une lecture intersectionnelle de ces catégorisations liées au sexe, à la classe sociale, au comportement sexuel, à l’origine, à la culture nous amènera à interroger les capacités des dispositifs de soin à éviter les risques de discrimination qui en découlent.
1. L’articulation des catégories de sexe, genre, race et classe dans la perception du risque lié au VIH/SIDA
1.1. Des distinctions, des hiérarchies et de leurs cumuls
Les sociétés antillaises connaissent une hiérarchie socio-raciale marquée par l’héritage de la société coloniale et le souci de classer les individus selon leurs caractéristiques physiques, sociales, morales (Bonniol, 1992). Au phénotype et à l’origine, s’ajoutaient les comportements sociaux et sexuels (Mulot, 2017), les compétences à faire preuve de légitimité sociale, la propension à l’assimilation de la culture française et la réussite socio-économique (Cottias, 1997). Une échelle implicite et formelle a ainsi longtemps dessiné le paysage social et politique antillais. Chacun semble en permanence préoccupé par ce souci de montrer la place qu’il occupe sur l’échelle socio-raciale et par le soin à laisser croire, par toutes les formes d’apparat possibles, qu’il ne s’agit jamais de la dernière… Les Haïtien-ne-s apparaissent souvent comme les repoussoirs logés à ce dernier échelon.
Les stratégies sexuelles s’inscrivent dans cette logique de la distinction et de la reconnaissance. C’est elle qui oblige à considérer l’ensemble des comportements sexuels et des catégories de population construites par l’épidémiologie, au prisme des rapports sociaux globaux. Les enquêtes sur le genre ont montré une injonction faite aux hommes de prouver leur virilité dans un contexte de forte homophobie (Lefaucheur et Mulot, 2011 ; Lewis, 2007 ; Murray, 1999). L’insulte la plus vexante est celle qui dénonce l’homosexualité éventuelle : le « makomè » (ma commère2) (Mulot, 2009b). En outre, les comportements sexuels aux Antilles ont mis en évidence depuis les années 1990, la fréquence d’un pluripartenariat hétérosexuel masculin, précoce et durable, et parfois stable, auquel une partie de la dynamique de l’épidémie de VIH peut être imputée (Giraud et al., 1994 ; Halfen, 2006). Ces multipartenaires auraient ainsi plus de risques de contracter le VIH, et seraient perçus comme étant des partenaires potentiellement plus à risque que les autres. Toutefois, il n’est pas suffisant d’opposer, par exemple, les catégories de multipartenaires ou monopartenaires pour comprendre les logiques de la prévention dans le contexte de la sexualité. Encore faut-il distinguer les nuances vernaculaires qui permettent aux acteurs de s’y identifier. Il s’agit d’analyser les multiples dimensions du pluripartenariat hétérosexuel masculin, et les appréciations variables dont il est l’objet selon les interactions sociales des protagonistes (Mulot, 2009a).
Cette catégorie épidémiologique, qui n’est pas vernaculaire, ne correspond pas à une réalité univoque, mais recouvre au contraire plusieurs situations différentes et aux conséquences singulières pour la prévention du VIH/SIDA. Les enquêtes sur la sexualité le montrent, le pluripartenariat est non seulement plus déclaré, mais aussi plus accepté chez les hommes que chez les femmes. Aux Antilles, le pluripartenariat simultané des hommes a été mis en avant comme facteur de risque dans l’épidémie de VIH, même si la stabilité de ce pluripartenariat a été analysée comme une protection face à cette épidémie (Giraud et al., 1994 ; Halfen, 2006…). Il apparaît que la pluralité des situations de pluripartenariat nécessite une analyse plus complexe.
Les hommes et les femmes distinguent plusieurs sous-catégories très hiérarchisées de comportements et de statuts sociaux associés. « Malélivé » (mal élevé), « vagabond », « coureur », « hommes à femmes », « homme qui aime les femmes », « homme fort », « braguettes d’or »3, « homme responsable » sont autant de catégories d’hétéro-accusation ou d’identification qui participent à des stratégies d’accusation, de désignation de bouc-émissaires ou d’invulnérabilité, notamment face au VIH/SIDA ou à la mise à l’index populaire. La respectabilité sociale des hommes multipartenaires (qui assument leurs responsabilités, sont présents dans un couple conjugal, reconnaissent leurs enfants) semble agir comme une protection symbolique face au risque de transmission du VIH. À l’opposé, les vagabonds et les coureurs, moins valorisés socialement, sont suspectés de transmettre et du coup de focaliser le risque de contamination par le VIH. En matière de prévention, il importe donc de s’interroger sur les modalités de traduction de la notion épidémiologique de pluripartenariat dans le vocabulaire local, et sur des incidences que cette traduction peut avoir sur les stratégies de protection. Une échelle des pluripartenariats masculins à la fois morale, sociale, économique, voire ethno-raciale organise alors les perceptions du risque et les comportements de prévention face au VIH. La respectabilité des hommes responsables agirait comme une protection imaginaire, mais trompeuse4… Dans la mesure où elle dépend aussi des capacités économiques de ces hommes, cette respectabilité est souvent reconnue chez ceux d’entre eux ayant un capital économique et social, et donc notamment, mais pas seulement, chez des hommes au phénotype clair. À l’inverse, la précarité et la couleur noire désignent les multipartenaires irresponsables et coupables : les migrants haïtiens et caribéens, les Antillais ruraux, ou les « Blancs sales »5. La hiérarchie socio-raciale traverse donc aussi la hiérarchie des pratiques sexuelles et de la perception du risque.
1.2. Les subjectivités féminines dans le contexte du VIH.
L’appréciation par les femmes des comportements sexuels des hommes varie en outre beaucoup selon divers critères sociologiques : le sexe, le genre, l’âge, la catégorie sociale bien sûr, mais aussi le groupe socio-racial d’affiliation, le statut matrimonial, et l’expérience de la maternité, voire de la grand-maternité. Ainsi la condamnation ou l’acceptation du pluripartenariat varient en fait beaucoup en fonction du statut de la femme et de l’homme dont il est question. La multiplicité des facteurs déterminants et la pluralité d’identités et de positions sociales jouées par chacun, aboutit à des positionnements complexes qui peuvent sembler paradoxaux, mais ne le sont pas. Ici, une constellation de critères sociaux (sexe, classe, âge, orientation sexuelle, génération, statut matrimonial, relations familiales…) interviennent sur les modalités d’appréciation d’un même comportement, dont le critère essentiel est probablement la nature de la relation subjective entre les personnes impliquées.
Ainsi, pour une même femme, comprendre un frère volage (rôle de sœur) ou un père absent (rôle de fille) n’empêche pas, en effet, de dénoncer les hommes vagabonds connus pour faire souffrir les femmes et les mères (rôle de solidarité féminine et de dette filiale à la mère). Elle peut être fière de trouver chez ces coureurs une caractéristique de l’identité antillaise noire (rôle d’Antillaise)6, que son fils doit pouvoir prouver (rôle de mère). Ainsi, elle peut refuser de dénoncer un mari trompeur (rôle d’épouse), pour ne pas céder face à une maîtresse (rôle de rivale), ou au contraire compter sur ce pluripartenariat masculin pour séduire un homme marié (rôle de maîtresse). Le rôle social tenu dans les interactions modifie franchement les discours, postures et subjectivités relationnelles des protagonistes.
Parallèlement, les termes créoles pour désigner les femmes multipartenaires sont très virulents : « malprop » (malpropres), « bobo » (traînée), « cochoni » (cochonnerie), « visièz » (vicieuse), « salop » (salope), « rat » (ratte), « femme de mauvaise vie », « femme ochan » (femme pressée)…. Cette condamnation souligne la norme de respectabilité (sociale, religieuse, comportementale) qui domine dans l’éducation des filles. Le souci pour les jeunes femmes antillaises de faire preuve de cette respectabilité, de sérieux et d’engagement affectif auprès d’un homme, tout en étant capable d’en jouer, peut empêcher toute forme de contraception, afin de prendre volontairement le risque de tomber enceinte (Mulot, 2000). La grossesse, l’enfant à naître et le soi-disant sacrifice des femmes leur permettent alors d’exister sur la scène sociale dans un rôle valorisé de mère et non plus seulement de femme, un rôle de compagne éventuellement attitrée d’un homme duquel elles espèrent un soutien financier, ou dans un rôle de « mère courage », lorsque celui-ci ne répond pas à leurs attentes. Elles entrent alors dans des rapports de concurrence très hiérarchisés avec l’ensemble des femmes et mères qui peuvent justement rivaliser en fonction de leur statut matrimonial, le nombre d’enfants, le statut économique et social du conjoint, son phénotype, etc… La grossesse et l’enfant sont ainsi l’un des aspects d’une prise de risque consentie dont l’autre versant est la reconnaissance sociale et l’affirmation d’un positionnement et d’un rang particuliers dans la hiérarchie socio-raciale et de genre.
1.3. Le préservatif performe la hiérarchie socio-raciale des rapports sexuels
Ainsi, la hiérarchie des rapports de sexe et tout autant celle des rapports sociaux globaux, contribue à une prévention aléatoire dans le domaine de la sexualité. L’usage du préservatif reste alors déterminé par ces positionnements sociaux et genrés. Longtemps associé aux pratiques des Blancs et non des Antillais, son usage était tout aussi identitaire que sanitaire. Mettre un préservatif a longtemps été considéré, en milieu populaire, mais pas seulement, comme une pratique de « Blanc », à l’instar de plusieurs comportements de prévention largement transgressés au nom de la résistance antillaise et virile aux normes coloniales (mettre une ceinture de sécurité au volant, un casque à moto, ne pas boire avant de conduire, etc… cf Plummer et al., 2008). En outre, il n’est pas un recours neutre, mais peut être perçu au contraire comme un objet irrespectueux voire insultant au cœur des rapports de sexes, puisqu’il est associé aux personnes dont il faut se prémunir du fait du soupçon de « mauvaise vie », de non-respectabilité et de « malpropreté » qui pèse sur elles. De ce fait, lors de la rencontre avec un homme qui a plusieurs partenaires, le choix des femmes de ne pas utiliser de préservatif peut alors être considéré comme une stratégie de valorisation et de reconnaissance de leur position officielle en tant que partenaire attitrée. Le préservatif est perçu a priori comme signifiant des relations de second plan, non maritales, non conjugales, subsidiaires, des relations que les hommes ont avec les « fanm déwô » (les partenaires extra-conjugales). Les femmes désireuses d’engager une relation stable peuvent rechigner à utiliser un objet qui les assignerait à un rôle secondaire et peu respectueux. De surcroît, dans une situation de concurrence féminine, le souci des femmes de ne pas utiliser de préservatif est une réponse qu’elles apportent à la crainte d’être remplacée par une rivale qui accepterait ce qu’elles auraient refusé. Ainsi, l’association entre pluripartenariat, mauvaise vie et SIDA ne joue pas en faveur des femmes antillaises, au contraire. Elle peut aussi empêcher la pleine possession par les femmes des moyens de protection considérés comme signes de leur moralité douteuse, ou de leur trop grande connaissance d’une sexualité qui doit rester la prérogative des hommes (Halfen, 2008).
2. Quand la convocation de la culture sert l’altérisation sanitaire et sociale
La prise en charge des Haïtien-ne-s permet de mettre en évidence les effets des rapports de domination croisés sur le destin des personnes et les pratiques soignantes. Si une prise en charge éthique, globale et non discriminante caractérise la majorité des situations de prise en charge, les difficultés de celle-ci révèlent, dans une analyse intersectionnelle et systémique, des pratiques inégalitaires qui se logent dans les failles du dispositif de soin7.
2.1. Le SIDA et les Haïtiens
L’épidémie de VIH/SIDA concerne principalement aux Antilles une population générale, contaminée par voie hétérosexuelle et vivant souvent en situation précaire (Lert et al, 2005 ; Bouillon et al, 2007). À l’époque de mon enquête, dans les années 2000, les personnes d’origine étrangère, majoritairement d’Haïti, constituaient 25 à 56% des files actives. Cette surreprésentation faisait l’objet de nombreuses interprétations populaires et politiques, dans un contexte où les Haïtiens étaient depuis des décennies l’objet de stigmatisations de la part d’une frange populaire antillaise, qui se considère comme étant plus francisée, développée, et finalement plus claire et moins rustre que sa voisine haïtienne. La violence de cette stigmatisation a parfois été attisée par des personnages peu scrupuleux8, rendant le peuple haïtien responsable de diverses difficultés sociales connues en Guadeloupe (chômage, insécurité, épidémies…). Elle s’inscrit dans un contexte politique global plus large qui, à l’échelle caribéenne et américaine, a désigné les Haïtiens comme coupables de la diffusion de l’épidémie de VIH/SIDA. Les travaux de Paul Farmer (1996) ont pu analyser ce mécanisme de condamnation des victimes, qui évite de rechercher les véritables coupables de la violence structurelle, de la destruction de l’économie et du système de soin en Haïti. Dans les années 1980 en Occident, les Haïtiens constituaient même une catégorie à part, parmi les « 4H » désignant les quatre catégories de personnes concernées par le SIDA : homosexuels, héroïnomanes, hémophiles, Haïtiens. Cette dernière, loin de désigner une vulnérabilité particulière, semblait au contraire stigmatiser une population entière du fait de sa seule origine ethnique. Mon étude a permis de comprendre comment les soignants du monde hospitalier pouvaient réagir à l’époque face à ces patients séropositifs haïtiens, en convoquant parfois la culture comme alibi de leurs craintes, de leurs appréhensions et incompréhensions, ou même de leurs difficultés à prendre en charge ces patients particuliers.
2.2. L’étiquetage social et ethnique des patients haïtiens : un révélateur
Dans les discours recueillis auprès des soignants, surtout les moins impliqués auprès des patients haïtiens, plusieurs caractéristiques supposées émergent. Ce seraient des personnes intéressées, car elles « viennent pour profiter du système de soins et de la sécurité sociale », « vivent sur le dos de l’État », « ne viennent à l’hôpital que pour avoir des papiers » ou encore « ne pensent qu’à faire venir leur famille sur le dos de la sécurité sociale ». Par ailleurs, ce serait des gens peu fiables voire dangereux qui « mentent sur leur identité, sur leurs revenus, sur leur situation sociale », et « ont plus d’argent qu’ils veulent bien le faire croire ». « Les femmes viennent prendre les hommes guadeloupéens pour faire des enfants français, avoir leurs papiers et elles les contaminent sans leur dire » m’expliquaient des infirmières et aides-soignantes. Derrière cette forme de condamnation, une attitude de protectionnisme social semble émerger, qui fait écho aux discours communs sur le supposé péril migratoire et la crainte de la dilution identitaire « nationale ». Vecteurs de discours politiques hostiles, ces soignants reproduisent au sein de l’hôpital des propos dont ils ne perçoivent pas forcément l’incompatibilité avec l’éthique soignante, car ils coïncident avec des opinions politiques.
La difficulté et le temps nécessaire à la prise en charge des migrants haïtiens désemparent aussi certains soignants. Les femmes haïtiennes sont parfois perçues comme des personnes qui ne comprennent pas la prévention : « C’est impossible de faire de la prévention avec eux, les femmes te disent qu’elles ont compris pour le préservatif, elles disparaissent et elles reviennent un an plus tard enceintes ! » s’insurge une infirmière référente du VIH. « C’est une question d’éducation et de niveau scolaire… » précise une infirmière de cinquante ans qui relativise les seuls facteurs culturels. « On dépense 80% de notre temps à s’occuper de 10% des patients », m’expliquait une assistante sociale. « Les procédures d’aides sociales sont très longues, on y passe un temps fou… Les gens n’ont jamais les papiers qu’il faut, c’est épuisant ! » ajoute-t-elle, en précisant que les procédures de régularisation ont été rendues particulièrement chronophages, depuis l’arrivée d’un nouveau responsable zélé à la sous-préfecture de Pointe-à-Pitre, sous le ministère de Nicolas Sarkozy9.
Par ailleurs, lorsque la culture des Haïtiens est évoquée, elle apparaît sous des dimensions complexes. D’une part, ce serait une culture effroyable, dans sa dimension religieuse, pour celles et ceux qui auraient souvenir d’avoir entendu que les rituels vaudou impliqueraient des sacrifices, éventuellement humains, qui auraient justement favorisé la diffusion du SIDA, par le partage d’un sang contaminé… La gravité de telles représentations spectrales et épouvantables au sein de l’hôpital révèle la peur manifeste et la fascination concomitante des Antillais pour la sorcellerie et le magico-religieux, et le manque d’étanchéité entre le domaine socio-culturel personnel et l’activité professionnelle.
D’autre part, cette culture haïtienne est présentée comme revêtant aussi des qualités fort appréciées. Les patients seraient plus résistants : « ils pleurent moins », « ils manifestent moins leur douleur », et formeraient « une communauté plus solidaire ». « Il y a plus de soutien chez les Haïtiens ». « Ils sont plus entourés, reçoivent plus de visites ». Ceci n’est pas sans rappeler les caractéristiques attribuées aux Gitans en France connus pour leur grande solidarité familiale (Missaoui, 1999) et pourrait aussi être comparé à une construction culturaliste inverse, celle du syndrome méditerranéen, qui attribue aux Maghrébins une plus grande expansivité dans leurs souffrances (Kotobi, 2012). Ainsi, les Haïtiens seraient aussi des gens plus attachants que les autres, voire dociles et faciles : « Ils voient tellement de misère, tellement de souffrance… Je l’ai prise dans mes bras… », me confiait une infirmière spécialiste du VIH. Ces perceptions de supposés traits culturels haïtiens traduisent des mécanismes d’ethnicisation compassionnelle et souvent genrée des patients, qui permettent à des femmes soignantes de développer envers eux des attitudes de bienveillance et de maternage revalorisant leur activité de soin relationnel. Ils révèlent aussi la nostalgie d’une culture antillaise traditionnelle perçue comme aujourd’hui perdue, car diluée dans l’occidentalisation à la française.
2.3. De la compassion préférentielle aux pratiques inégalitaires
Ces différentes postures relationnelles fondées sur l’ethnicisation évoquent ce que nous choisissons de nommer une compassion préférentielle : les soignants développent empathie et compassion envers ces femmes et ces hommes haïtiens, lorsqu’ils restent dans leur rôle de personnes pauvres, démunies, ignorantes, victimes et passives qui permet aux soignants de se positionner comme étant généreux. À l’inverse, des postures de dénonciation, d’incrimination, voire de discriminations se développent quand les Haïtiens expriment une attitude vindicative, débrouillarde, curieuse, quand ils affichent un niveau de vie correct ou veulent faire appliquer leurs droits. Une aide-soignante dénonçait ainsi les plaintes des Haïtiens sur la mauvaise qualité de la nourriture servie à l’hôpital, par exemple : « ou soti la ou soti, ou ka viv asi do a leta, alow asé pléré ! » (« tu sors là d’où tu sors, tu vis sur le dos de l’État, alors arrête de te plaindre ! »). Ces attitudes qui brouillent les cartes de la différence sociale, économique, ethnique et culturelle, peuvent produire une réaction de mise à distance de la part de soignants qui refusent alors de considérer ces étrangers sur le même plan que les Antillais. Il semble alors que le travail auprès des patients haïtiens devient valorisant, s’ils ne remettent pas en question la hiérarchie des rapports de race, de classe, de genre, de culture, de pays.
Du fait de la complexité de leur situation, les patients haïtiens deviennent parfois l’objet de pratiques inégalitaires où leurs droits ne sont pas respectés. Chez celles et ceux des soignants qui sont peut-être les moins formés à ces problématiques spécifiques, l’anticipation du coût ou de l’échec supposé de la prise en charge peut se traduire par un investissement moindre, du fait aussi d’un sentiment d’impuissance ou de lassitude. Moins de temps est alors consacré dans les gestes soignants à ces patients haïtiens, comme aux patients dits « difficiles » en général, qui font craquer les services (Mulot, 2010). En fait, ceux-ci cristallisent les tensions de soignants qui se disent saturés par manque de temps, de moyens et surtout de reconnaissance. Dans leur fatigue et leur sentiment d’impuissance, ils expriment parfois des propos méprisants voire menaçants envers les patients : « Vous allez mourir si vous continuez votre vaudou, c’est stupide, et ce ne sera pas efficace ! », avait lâché une infirmière, pourtant référente VIH, à un patient qu’elle ne savait plus comment rendre observant. Elle opposait ainsi, sur le registre de l’efficacité, deux recours thérapeutiques différents sans penser que leur articulation au sein d’un pluralisme médical aurait permis au patient d’exister dans les différentes dimensions de son identité. Au contraire, sa culture et particulièrement sa religion, perçues comme différences essentielles, semblaient constituer un obstacle infranchissable et menaçant pour la fonction soignante, l’objectif thérapeutique et le pouvoir médical.
Dans ces situations de saturation des services, de lassitude des soignants, de complexité des prises en charge et de discours politiques xénophobes, certains soignants reproduisent au sein de l’hôpital des attitudes qui finissent par être complètement contraires à l’éthique soignante. Ainsi, un médecin métro de l’hôpital A, disait refuser de soutenir les dossiers de régularisation pour des patients haïtiens dont le niveau de gravité de séropositivité ne nécessitait pas de traitement antirétroviral. En effet, au-dessus de 400 CD410 à l’époque, la mise sous traitement n’était pas justifiée. Or, les conditions légales pour la délivrance d’une autorisation provisoire de séjour pour soins (couramment appelée dispositif loi Chevènement) étaient d’avoir besoin d’un traitement médical qui n’était pas disponible dans le pays d’origine. Dans sa vision limitant le traitement médical au traitement médicamenteux, ce médecin entendait interpréter la loi librement et refuser la procédure de régularisation aux patients étrangers sans traitement antirétroviral11. Cette attitude de tri sélectif lui permettait aussi de conforter son alliance avec des soignants antillais opposés à cette loi, à cause du risque d’installation, d’abus durable et de contamination des étrangers malades sur le territoire guadeloupéen et français12. Il construisait ainsi une alliance au sein d’une sous-catégorie culturelle qui lui permettait de ne pas être isolé en tant que métro et médecin au milieu des soignants antillais. En refusant la régularisation à ces patients, il renforçait leur risque d’expulsion. Par opposition, dans un contexte conflictuel et hiérarchique, il préférait conforter sa propre appartenance à un sous-groupe par le partage d’idées politiques, plutôt que d’oser défendre des règles éthiques13. Enfin, il contribuait à définir les règles du partage de la citoyenneté, et particulièrement de la citoyenneté thérapeutique, en définissant qui avait le droit de partager non seulement l’accès aux soins, mais aussi, par voie de conséquence, la citoyenneté française qui caractérise avant tout le statut des médecins et soignants français et antillais du service.
Par ailleurs, l’imputation d’un mauvais suivi éventuel des migrants à leur différence culturelle occulte les différents autres critères qui entrent en compte dans la qualité de la prise en charge et de l’observance : aspects sociaux, juridiques, politiques, voire le type d’organisation des services. En effet, les formes de catégorisations et de stigmatisation des patients ne sont pas que le fait seul du racisme ou culturalisme ordinaire (Cognet et Montgoméry, 2007), qui ne se jouerait qu’à l’échelon individuel. Elles témoignent aussi de certains dysfonctionnements institutionnels, comme la difficulté à faire appliquer la loi, à construire des formes collégiales de prise en charge, à donner du sens à l’activité soignante.
2.4. Manque de collégialité et dysfonctionnements hospitaliers
Ces exemples révèlent aussi les effets du manque de construction collégiale d’une éthique soignante sur la qualité de la prise en charge. En effet, c’est aussi l’absence de projet, de sens et de valeurs communs qui semblait préoccuper les soignants de l’hôpital A interrogés durant l’enquête. Ainsi, il m’a paru important de mettre en relation les processus d’ethnicisation des Haïtiens avec la fragilité professionnelle et les oppositions de tout ordre qui traversaient le groupe des soignants. Le manque de cohésion au sein de ce groupe semblait trouver dans la condamnation des patients séropositifs haïtiens (ou toxicomanes, Mulot, 2010), un moyen de se retrouver dans une posture et une identité facticement communes. Ici, les conflits entre soignants, les rapports de pouvoir, les oppositions ethniques ou politiques qui les divisaient, tout en créant des alliances et sous-groupes de solidarité (Cognet, 2001), semblaient favoriser une projection sur un tiers étranger et usager, atteint d’une pathologie stigmatisante, des griefs ou des douleurs qui ne pouvaient être dits dans le collectif. L’éventuelle souffrance professionnelle et personnelle des soignants risquait de se délester dans la diabolisation de patients qui dévoilent les failles des dispositifs. Cette ethnicisation des migrants traduit l’absence de régulation institutionnelle et de construction d’un travail de collaboration (Kotobi, 2012) ou d’articulation (Strauss, 1992) entre soignants, qui permettrait d’adapter les protocoles aux besoins sanitaires des populations, et non par rapport aux représentations qu’en ont les soignants. Ce processus qui consistent à « produire de l’autre pour soutenir du même » (Kessar, 2012 : 235) se focalisent sur l’altérité des patients et évite de questionner les différences de pratiques et les dysfonctionnements internes aux services, pour laisser croire à l’illusion d’un collectif unitaire. Ce faisant, il justifie la reproduction d’inégalités sociales dans les pratiques soignantes.
À son paroxysme, l’absence de cadre et de partage des expériences professionnelles peut aussi produire une atomisation des soignants, où chacun est laissé seul juge du type de relations qu’il va devoir établir avec les patients séropositifs notamment, laissant le soin reposer sur une équation individuelle aléatoire, entre elle ou lui et le ou la patiente (Mulot, 2010, 2011). Cette atomisation traduit aussi une fragmentation du groupe professionnel, selon plusieurs lignes de failles liées au métier, à la classe sociale, au genre, à l’origine, à la couleur, au lieu de formation, à l’âge, à l’ancienneté, à la culture, etc. Dans cet hôpital A, elle révèle l’absence de temps pour la construction de directives, de valeurs et d’éthique communes dans les relations de soin, la gestion de la maladie et de la souffrance des patients. Peu consolidée, la fonction soignante risque alors de se déliter et cède le pas aux influences politiques nauséabondes14. Or, si cela peut apparaître dans plusieurs services, la prise en charge du VIH, stigmatisé, augmente le risque de laisser les soignants reproduire des représentations ou des craintes culturelles dommageables pour la qualité du soin. L’absence de valorisation de la place de chacun des soignants dans une prise en charge globale et collective, de même que l’absence de reconnaissance des difficultés des soignants par leurs hiérarchies ou de soutiens institutionnels, favorisent la diffusion de discours politiques peu compatibles avec l’universalisme du soin, mais qui visent à restaurer un sentiment de communauté identitaire, professionnel, culturel et personnel, sinon fragilisé.
Comme l’explique Zahia Kessar :
moins les repères touchant les pratiques professionnelles sont explicites, plus interviennent d’autres critères liés à d’autres appartenances qui font référence de façon le plus souvent implicite. Mais il importe de souligner que ce sont des réactions produites par un contexte et par l’absence de cadre. (…) La tendance à ethniciser procède d’ailleurs de la même logique que celle à personnaliser les conflits. (Kessar, 2009 : 112)
Conclusion
Nous constatons donc parfois la reproduction, à l’hôpital, de rapports de domination culturelle, raciale, sociale favorisée par une absence de régulation collective. Cela permet aux soignants antillais et métros de se positionner comme étant des Français pourvoyeurs de soins à des étrangers pauvres, dans un rapport de domination multiple. In fine, cela vient aussi conforter leur identité française et les légitimer comme passeurs ou arbitres du partage des bienfaits de cette dépendance néo-coloniale, en maintenant des distinctions à l’échelle caribéenne. Soigner les étrangers permettrait donc aux Antillais de se positionner dans des rapports de genre, de classe, de culture, de nationalité qui les valorisent, au risque parfois de dévaloriser les Haïtiens. Dans ce processus, la culture et le culturalisme ordinaire (Fassin, 2000) sont utilisés comme outils et régimes de justification des dominations symboliques et des discriminations croisées.