Typologie des relations de causalité dans le discours d’enfants bilingues créole réunionnais/français en acquisition langagière : la spécificité réunionnaise

Aurélie Béton

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Aurélie Béton, « Typologie des relations de causalité dans le discours d’enfants bilingues créole réunionnais/français en acquisition langagière : la spécificité réunionnaise », Archipélies [En ligne], 16 | 2023, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 09 mai 2024. URL : https://www.archipelies.org/2022

Les programmes scolaires sont nationaux, il en va de même pour les critères d’évaluation. Mais lorsque nous avons affaire à un espace domien situé à dix-mille kilomètres de l’hexagone avec une situation linguistique et anthropologique caractérisée par une grande hétérogénéité et une grande complexité, ces programmes doivent être adaptés tout comme les évaluations. L’uniformisation des programmes scolaires prônée par l’éducation nationale justifie-t-elle l’utilisation d’une seule et même grille de notation pour évaluer l’ensemble des écoliers français dans toute leur pluralité ? C’est la question que nous nous posons dans le cadre de cet article où nous adoptons la démarche de l’éducation nationale dans une étude en tentant de transposer une grille d’analyses conçue pour un public unilingue à notre population d’étude dont le répertoire langagier se caractérise par la présence d’au moins deux langues, à des degrés divers selon les individus.
Il est question de l’île de la Réunion, un territoire devenu département français depuis 1946, où le français et le créole forment ensemble une mosaïque, un parler indécomposable (Simonin, 2001, Eyquem, 2003 et 2004). L’acquisition langagière d’un enfant peut s’évaluer sous différents angles, nous choisissons de nous intéresser surtout à la maturité cognitive que Benazzo (2004) parvient à mesurer en analysant la construction de relations de causalité dans le discours d’enfants unilingues. Un outil qui attire notre attention et que nous souhaitons adapter à notre population d’étude dont les particularités pourraient remettre en question l’utilisation. Dans quelle mesure une analyse similaire en usant de la même grille de compétences nous permettra-t-elle de rendre compte des capacités cognitives et discursives des écoliers réunionnais ? À quelles conditions ? Nous verrons qu’une analyse sociolinguistique du cas réunionnais sera incontournable afin d’adapter cet outil riche à la singularité d’un contexte, d’une île, d’une population et d’un parler.

Course of study is the same in all French territories, and students are assessed in the same way even if they live thousands of kilometers from Paris where all educational decisions are made. The distance is not only geographical, there is a gap between the French overseas zones and Paris on a linguistic, anthropological and social level. It seems that evaluation programs and methods must be differentiated. Does the standardization of school programs advocated by national education justify the use of a single grading grid to evaluate all French schoolchildren? This is our central question in the context of this article where we adopt the approach of national education in a study by attempting to transpose an analysis grid designed for a monolingual public to our study population whose language repertoire is characterized by the presence of at least two languages, to varying degrees depending on the individual.
We are talking about Reunion Island, a French department since 1946 where Creole and French languages form a mosaic, an indecomposable speech (Simonin, 2001, Eyquem, 2003 et 2004). A child’s language acquisition can be evaluated from different angles; we choose to focus primarily on cognitive maturity, which Benazzo (2004) manages to measure by analyzing the construction of causal relationships in the speech of monolingual children. A tool that attracts our attention and that we wish to adapt to our study population whose particularities could call into question its use. To what extent will a similar analysis using the same skills grid allow us to account for the cognitive and discursive abilities of Reunion schoolchildren? Under what conditions? We will see that a sociolinguistic analysis of the Reunion case will be essential in order to adapt this rich tool to singularity of a context, an island, a population and a language.

Introduction : La diversité linguistique : questionnements et réflexions pour quelles actions en France ?

Situer le lieu d’étude dans l’espace et dans le temps

C’est à l’île de la Réunion que nous menons nos recherches, une terre d’un peu plus de deux mille cinq cents kilomètres carrés située dans l’ouest de l’océan Indien, entre la surnommée Grande-Île Madagascar et l’île Maurice. Son climat tropical participe à la richesse de son paysage.

« La Réunion est une île à nulle autre pareille. Non que les éléments qui forment sa personnalité soient uniques au monde, mais leur existence et leur combinaison sur un territoire étroit dessinent une réalité d’une manifeste originalité. Elle partage un décor insulaire, montagneux, volcanique et tropical avec bon nombre de ses sœurs de la mer des Antilles, de l’océan Indien et de l’océan pacifique comme elle dotées d’un “climat des isles” et ravagées parfois par les cyclones. » (Payet, 1996 : 5) 

Elle devint colonie française pour la première fois dans les années 1660 : l’île, baptisée Bourbon, est « exploitée au nom du roi de France par la Compagnie des Indes orientales établie en 1664 (Eve, 1996 : 22). Eve précise que la première « société bourbonnaise est métisse » (Eve, 1996 : 28). Ce qui ne sera pas remis en cause par les périodes d’esclavage et d’engagisme que connaîtra successivement le territoire.

Finalement département français en 1946, la Réunion fut d’ailleurs l’unique représentante des départements français dans l’océan indien jusqu’à la toute récente départementalisation de Mayotte en 2011. Cet événement historique a eu pour effet d’accélérer le développement de l’île dans plusieurs domaines : « La santé, l’éducation, les équipements publics, de la protection sociale » (Eve, Fuma, 1996 : 52), mais derrière toutes ces bénédictions se cachaient l’autre face de la départementalisation qui a eu le malheureux effet de plonger le territoire dans « une société de contradictions, subissant une occidentalisation rapide alors qu’elle sortait à peine du système colonial. » (Eve, Fuma, 1996 : 52).

Contexte sociolinguistique de la Réunion

De la même manière, sur le plan linguistique, il s’avère que la mise en avant de la langue de l’État cachait tant bien que mal la minoration de l’ensemble des langues régionales sur tout le territoire français. Le créole réunionnais n’y échappe pas. Effectivement, le colonialisme produit des rencontres inattendues comme le métissage, la créolisation, l’hybridité culturelle ou linguistique. Mais ces rencontres sont souvent conflictuelles.

Un parler hybride apparaît au sein d’une société réunionnaise qui ne s’intéresse guère aux pratiques langagières de la population pendant que la situation politique fait de la langue française un moyen « d’accéder à un statut social plus élevé » dans les représentations des locuteurs réunionnais. (Georger, 2011 : 259)

Le parler réunionnais et ses représentations

Il faut savoir que sur l’île, bon nombre de créolophones semblent éprouver des difficultés à considérer le créole comme une langue et à le valoriser (Ghasarian, 2004). Il faut dire que pendant de nombreuses années le créole était formellement interdit à l’école par exemple. (Adelin, Lebon-Eyquem, 2009).

Il faudra tout de même noter que depuis les années 1990, nous avons pu assister à une « décrispation culturelle » (Rapanoël, 2007). Les représentations au sujet de la langue créole ont évolué significativement. La langue créole apparaît par exemple sur des panneaux publicitaires, elle fait partie de « l’espace public » (Lebon-Eyquem, 2013), mais les formes mélangées pourtant pratiquées quotidiennement à la Réunion n’ont pas leur place dans tous les domaines, notamment dans les cadres plus sérieux, les « espaces institutionnels » (Lebon-Eyquem, 2013) pour exemple, elles sont toujours stigmatisées. En clair, le créole est dorénavant revendiqué, la tension est moins palpable, mais elle règne encore dans certains contextes.

Tout cela nous montre combien il est primordial de contextualiser les analyses qui sont faites sur le terrain réunionnais et qui ne peuvent se cantonner au domaine de la linguistique. Partant de ce principe, c’est en connaissance de cause que nous progressons vers une analyse des productions d’enfants réunionnais au parler mélangé.

Il nous paraît crucial de nous intéresser à ces formes particulièrement. Nous mettons l’accent sur la prise en compte des formes mélangées dans ce travail de recherche au lieu de travailler sur le bilinguisme en évoquant les langues en question séparément. Pour ce faire, nous recourons à la solution interlectale de Prudent (1981) qui nous propose une linguistique où les langues ne sont plus caractérisées par l’étanchéité de leurs frontières, par leur pureté telle qu’elles sont perçues par les courants dominants en occident qui ne sauraient rendre compte des spécificités présentes en milieu créolophone.

Nous retrouvons l’idée d’une fusion entre les langues dans le cas des biplurilingues. Un point de vue qu’il nous faut adopter pour mieux appréhender la coexistence du créole réunionnais et du français dans le répertoire langagier des locuteurs réunionnais.

C’est bel et bien la prise en compte du parler réunionnais qui nous pousse à abandonner le schéma diglossique clivant proposé par Ferguson (Ferguson, 1959) au profit de la vision interlectale de Prudent (1981) qui répond vraisemblablement aux particularités du parler réunionnais. Toutefois, il est à noter que la remise en cause de la situation diglossique pour caractériser le cas réunionnais n’est pas totale :

« Si dans les usages, le schéma diglossique canonique est remis en cause, il reste pourtant très prégnant dans les représentations des locuteurs. L’épilinguistique des Réunionnais continue d’assigner un statut de langue basse dominée au créole et de langue haute au français qui s’impose toujours lorsque l’on touche à la réflexion, à l’abstraction et à l’officiel. Les formes intermédiaires deviennent l’objet d’une forte stigmatisation, tournant même au procès identitaire. » (Lebon-Eyquem, 2013)

L’île de la Réunion est un terrain riche pour les études en sciences du langage, elle est concernée par une situation de contacts de langues où cohabitent majoritairement la langue officielle, le français et le créole.

En conséquence, l’enfant en pleine acquisition langagière sera confronté à un répertoire verbal plus diversifié et, nous le verrons, doublement complexe. C’est une évidence, dans le répertoire verbal d’un enfant réunionnais, en plus du français et du créole : il y a des mélanges interlectaux (Prudent, 1981), des mélanges plus ou moins créolisés, et/ou francisés, des mélanges provisoires, des essais (Lebon-Eyquem, 2015). Certains enfants réunionnais devront pourtant gérer toute la diversité et donc la complexité de leur répertoire langagier sans réel appui du système scolaire.

Il faut noter que nous prenons comme point de départ le fait qu’un bilingue ne peut avoir les mêmes compétences dans deux langues, nous nous appuyons sur la définition de Coste, Moore et Zarate (1997). La compétence bilingue, ce n’est pas la compétence égale d’une langue à l’autre.

Nous entendons que « le répertoire langagier de chaque individu est ainsi considéré comme une construction dynamique, constituée de ressources plurielles,
diversifiées et évolutives, en perpétuelle reconfiguration, mais
pourtant unique et singulière tout comme son identité ». (Auger, Kervan, 2010)

Les enfants à la Réunion ont un répertoire diversifié, avec certaines compétences reconnues par l’école. Mais pour certains, l’adaptation à la situation de communication devient plus complexe. Comme l’école ne prend pas en compte les formes mélangées, elle n’apprend pas aux élèves réunionnais à s’adapter à la situation de communication. Il faut noter que pour certains, ces formes sont soit une capacité d’adaptation à une situation de communication plurilingue, soit des tentatives provisoires de se rapprocher d’une certaine norme académique.

En ne reconnaissant pas le parler réunionnais, l’école n’est pas en mesure de mettre à disposition des élèves les outils pour qu’ils puissent s’adapter à la situation de communication. L’école sous-estime, n’évalue et ne reconnaît pas cette compétence du bilingue de tirer profit de son répertoire, seule la norme académique du français compte.

Il faut dire qu’une deuxième complexité se présente dans le cadre scolaire, elle concerne le panel de profils bilingue particulièrement large. Les profils langagiers sont divers : par exemple, il est question d’enfants qui entendent quotidiennement du créole, mais produisent majoritairement en français ou le contraire.

Malgré cela, des projets en lien avec la didactique adaptée sont mis en place afin de proposer aux enseignants sur le territoire réunionnais une solution concrète pour atteindre les compétences visées par les programmes scolaires avec une réelle prise en compte des profils des élèves. Si ces outils ont pu prouver leur efficacité sur le terrain réunionnais, « elles n’ont pas reçu le soutien des autorités compétentes » (Lebon-Eyquem, 2014).

1. Cadre théorique

1.1. Les insaisissables paroles des créolophones

Mérida et Prudent observent que ce sont majoritairement des paroles mélangées qui sortent de la bouche des créolophones, tout en soulignant que ces dernières ne bénéficient pas d’un statut profitable et qu’elles n’entrent pas forcément dans les cadres des grammairiens. (Mérida, Prudent, 1984). Ils disent de ces énoncés que lorsqu’ils ne sont pas « jetés dans la poubelle de la performance, ils reçoivent pompeusement l’épithète “idiosyncrasique”, ou moins élégamment l’étiquette de “bouillie de codes” ».

1.2. L’analyse proposée par Sandra Benazzo : outils et résultats

C’est sous un angle nouveau que nous allons aborder l’analyse de productions langagières d’enfants scolarisés à l’île de la Réunion. Nous nous intéressons particulièrement à leurs pratiques discursives qui pourraient être mises en lien avec leur maturité cognitive (Benazzo, 2004). Pour ce faire nous disposons d’une grille d’analyses qui rend compte de la construction des relations de causalité dans le discours (Trabasso, Sperry, 1985). Une grille d’analyses conçue initialement pour un public « unilingue » et qui a permis à Benazzo de construire son analyse en partie. Elle observe notamment les liens de causalité au niveau interpropositionnel chez des enfants unilingues francophones (Français L1) et chez des adultes (Français L2) apprenants à différents niveaux. Elle a précisément fait le choix de comparer les résultats entre des enfants unilingues et des adultes apprenants dans le but de voir « dans quelle mesure la progression linguistique en L2 produit des effets similaires à ce qu’on observe dans le développement de capacités cognitives et discursives en L1 » (Benazzo, 2004 : 3).

13. Capacité discursive et maturité cognitive : une possible corrélation avec l’environnement familial

Plusieurs spécialistes ont montré qu’il existe un lien évident entre l’environnement familial et les capacités cognitives de l’enfant.

« En réalité, l’environnement familial est un agrégat de variables, comme le souligne Maurice Reuchlin. Il y a tout d’abord les variables socio-économiques, qui déterminent l’appartenance sociale de la famille, telles que le niveau d’éducation des parents, leur profession, leurs revenus, le lieu d’habitation, etc. Ces variables sont corrélées d’une part entre elles et d’autre part au développement cognitif de l’enfant. Ensuite, à un niveau plus fin, viennent les pratiques éducatives familiales (les stimulations familiales, les pratiques langagières familiales, les pratiques culturelles, le style éducatif familial, le suivi parental de la scolarité de l’enfant…)… » (Tazouti, 2009)

Nous y porterons une attention particulière en observant ce que révèlent les réponses aux questionnaires proposés aux parents lors de notre recueil de données.

Dans le cadre de nos recherches, nous considérons que la capacité discursive englobe la compétence linguistique et la maturité cognitive (Watorek, 2018) et nous avons observé les points qui apparaissent dans notre schéma particulièrement pour tenter de l’appréhender.

Figure 1. Notre appréhension de la capacité discursive

Figure 1. Notre appréhension de la capacité discursive

À l’occasion de cet article, nous nous concentrerons sur la construction des liens de causalité dans le discours des locuteurs réunionnais.

Dans le cadre de notre recherche, nous nous intéressons essentiellement à la capacité discursive des jeunes locuteurs réunionnais en questionnant l’influence de leur portrait linguistique individuel sur ladite capacité. À l’instar des évaluations qui permettent de situer les élèves du point de vue de leurs compétences à l’école en France, nous utiliserons une grille d’analyses qui ne prend pas en compte les spécificités du terrain réunionnais dans sa construction en amont. Nous manipulerons donc avec beaucoup de précautions les analyses qui vont suivre en questionnant la plausibilité d’un tel transfert. Nous insistons sur le fait qu’il n’existe pas de grilles d’analyses conçues pour un public plurilingue. Ainsi, nous jugeons opportun de relier les résultats que nous trouverons à la particularité du répertoire langagier des enfants soumis à notre étude, plus largement, à leur portrait linguistique individuel.

Dans quelle mesure pourrions-nous appréhender les capacités cognitives et discursives d’enfants au parler réunionnais ? Une analyse similaire à celle de Benazzo (2004) en usant de la même grille de compétences nous permettra-t-elle d’atteindre cet objectif chez nos écoliers réunionnais ? À quelles conditions précisément ?

Notre corpus nous a donné un accès à quelques productions d’enfants réunionnais en pleine acquisition langagière. Des productions que nous allons évaluer sur le plan linguistique et sur le plan cognitif grâce à des analyses comme celle proposée par Benazzo (2004).

À l’instar de Benazzo (2004), la caractérisation des différents types de causalité passera par la théorisation faite par Trabasso et Sperry (1985) à ce propos. Ils en dressent cinq catégories :

  1. La causalité motivationnelle qui se caractérise par un lien évident entre un but et la tentative de le réaliser, il s’agit là d’une activité psychologique volontaire.
    Dans l’exemple tiré de l’article de Benazzo, « Le chien va chercher une échelle pour aider le petit garçon », le but du protagoniste est de venir en aide au petit garçon, ce qui va motiver l’action qui va être réalisée, soit aller chercher l’échelle.

  2. Pour ce qui est de la cause psychologique, c’est un état mental, autrement dit une émotion ou une cognition, qui pourra déclencher une action qui sera forcément postérieure sur le plan temporel. Ici, il n’est plus question d’une activité psychologique volontaire.
    Ainsi, dans l’énoncé « Il prendra forcément les escaliers puisqu’il a une peur bleue des ascenseurs », la peur conditionne le choix pris par le protagoniste.

  3. À l’inverse, l’effet psychologique concerne un état mental (une émotion ou une cognition) qui est déclenché par un événement logiquement antérieur sur le plan temporel. De la même manière, l’activité psychologique n’est pas considérée comme étant volontaire.
    Dans « Son frère est décédé, il a sombré dans une dépression », le décès a déclenché un état mental, la dépression.

  4. L’expression de la causalité physique aura lieu quand il s’agira de mécanismes externes entre objets ou autres personnages.
    La relation de la causalité dans « Le petit garçon tombe dans l’eau parce que la glace se casse » est illustrée par l’effet physique de la glace cassée entraînant la chute du garçon.

  5. On parle de préconditions quand des éléments situationnels viennent motiver un événement sans pour autant être nécessaires à sa réalisation.
    Dans l’énoncé « Ils ont annoncé une légère chute des températures pour demain, je lui prévois une petite écharpe », même si l’annonce de la chute des températures n’est pas nécessaire pour donner lieu au choix de prévoir une écharpe elle n’en reste pas moins un paramètre motivant le choix de prévoir cette écharpe.

Selon les résultats de l’étude de Benazzo (2004), les enfants de quatre ans produisent des énoncés courts et relatent une série de faits juxtaposée, les relations causales sont rares et peuvent être essentiellement classées dans la catégorie de la causalité physique. Les faits ne sont pas ou peu contextualisés. Ces différents éléments rendent difficile une reconstruction cohérente de l’histoire.

À sept ans, les faits sont davantage contextualisés, les personnages sont introduits et le cadre spatio-temporel est posé. Il y a davantage de relations de causalité de type physique et des relations de causalité motivationnelle qui apparaissent à travers l’emploi plus récurrent de subordonnées finales. La structure du discours n’est plus linéaire, mais devient plus largement épisodique.

Les enfants âgés de dix ans marqueront davantage de relations entre les événements et les états mentaux des personnages. Des liens de causalité qu’on pourrait classer dans les causes psychologiques.

Il s’est agi pour Sandra Benazzo de comparer les productions des enfants L1 (français) à celles des adultes L2 (français). Elle en conclut que les parcours développementaux des deux populations se ressemblent assez et évoluent vers la même cible, mais les points de départ et les tâches acquisitionnelles diffèrent dans la mesure où les lacunes ne se situent pas au même point : la conceptualisation fait défaut aux jeunes enfants pendant que les adultes souffrent d’une maitrise moindre des ressources linguistiques.

1.4. Construction des liens de causalité chez les locuteurs de notre étude : l’implicite dans le parler réunionnais

Pourrons-nous tirer des conclusions similaires après l’analyse de notre corpus ? Si nous ne sommes pas parvenus à trouver des analyses intéressantes sur les relations causales en créole réunionnais particulièrement, nous avons pu lire une réflexion sur la syntaxe des créoles de la Guadeloupe, de Haïti, des Seychelles et de Maurice. (Ludwig, 1989 : 23)

« L’analyse de la relation causale (comprenant la relation consécutive) montre la tendance du créole à juxtaposer simplement des éléments, sans rendre leur lien explicite. Dans les exemples suivants, seul le contenu sémantique des propositions (indépendantes) permet de leur attribuer un rôle d’argument dans la relation cause [CAU] – conséquence [CON]. »

Une tendance que nous retrouvons en créole réunionnais, à l’image de ce corpus qui date du début des années 2000 où un patron, un homme âgé de soixante-cinq ans d’une entreprise de BTP (secteur du bâtiment et des travaux publics) s’adresse au jeune homme âgé de trente ans qu’il emploie depuis quelques années. Les deux hommes sont créolophones.

« Patron : Té ti Karl ti trouv pa o débu twé té i fé sa é si la fin la ti soz ?
Employé : Oté gramoun Sami kosa ou la pou di amwin ou la. »
« Patron : Dis donc petit Karl, tu ne trouves pas qu’au début tu faisais ça et qu’au fil du temps tu chose.
Employé : Mon bon vieux Sami, qu’est-ce que tu es en train de me dire ? »

Un texte qu’il est laborieux de traduire littéralement tant l’implicite occupe une place importante dans le discours. Prenant connaissance du contexte, nous pouvons en déduire le sens global. Ainsi, il s’agit pour le patron de réprimander son salarié sur son travail qui est devenu moins convenable au fil du temps. En réponse à cette réprimande, l’employé demande à son patron davantage de précisions.

D’une manière générale, comme le souligne Watbled (2016), dans la communication humaine, il y a toujours de l’implicite. Dès que nous parlons, nous faisons une sélection, il y a une marge de liberté dans les choix que l’on fait. Comme on ne peut tout dire, l’implicite nous aide dans cette économie de langage.

Le sous-entendu n’est pas codé linguistiquement. Le langage obéit à un principe général d’économie qu’on peut définir comme un jeu dialectique entre la nécessité pour le locuteur de ne pas trop se fatiguer et en même temps d’être assez clair pour être compris.

« Dubois et al. (2002 : 163) disent que « le principe de l’économie linguistique repose sur la synthèse entre les forces contradictoires (besoin de communication et inertie) qui entrent constamment en conflit dans la vie des langues. » (Adegboku, 2011 : 27)

Il se peut que les phénomènes qui ont lieu sur le plan du sens se manifestent également sur la forme.

« Dans ce type d’analyse on travaille non pas sur le vocabulaire, le lexique ou la thématique du discours, mais sur les principes d’organisation sous-jacents, les systèmes de relations, les règles d’enchaînement, d’association, d’exclusion, c’est-à-dire, toutes relations qui structurent les éléments de manière invariante ou indépendante de ces éléments. » (Mucchielli, 1991).

Au contraire de la langue de l’État, le français, langue officielle dont l’usage est codifié par des instances, la vitalité du créole réunionnais est conditionnée par ses locuteurs, par des « processus naturels » qui permettent l’évolution d’une langue comme l’économie linguistique qui est un principe qui régit toutes les langues et qui peut être plus marqué dans des langues dont la pratique et l’évolution sont moins contrôlées.

Ce qui peut éventuellement expliquer le recours récurrent à des hyperonymes pour désigner des réalités. Néanmoins, comme le souligne Hazael-Massieux (2012 : 93), « l’étude des lexiques créoles présente toutefois de grandes complexités en l’absence de dictionnaire rigoureusement constitué. »

Georger dans sa liste de « faux -amis » entre le créole réunionnais et le français consultable sur le site de l’Académie de la Réunion.

Nous avons par exemple le verbe « parler », qui revient à « articuler des paroles » selon le dictionnaire Larousse et qui peut garder cette signification en créole réunionnais, mais peut aussi prendre une nuance de sens supplémentaire en signifiant « gronder » comme verbe transitif, ou encore « réprimander ».
« Banna la parl amoin = ils m’ont grondé. » (Fabrice Georger, Académie de la Réunion).

Il faudrait donc saisir la sémantique en créole réunionnais pour mieux appréhender les relations lexicales, et possiblement les relations dans le discours qui ne semblent pas explicitement posées dans les productions des locuteurs réunionnais. Nous devons considérer cet élément crucial qui pourrait biaiser nos résultats, voire rendre difficile leur interprétation. Comment pourrions-nous adapter cette analyse au cas réunionnais ?

Nous allons devoir tenir compte des spécificités de la langue et de la culture à la Réunion. Si, au terme de l’analyse, nous ne parvenons pas à récolter des portions de discours où apparaissent des relations de causalité telles qu’elles sont attendues dans la grille de Trabasso et Sperry (1985) dans notre corpus, cela ne pourra signifier que le concept de causalité n’est pas acquis chez les écoliers réunionnais. De même, on ne pourrait conclure à une immaturité cognitive.

1.5. La question du portrait linguistique individuel

Conscients des spécificités de notre population d’étude, nous devons sérieusement questionner l’impact des éléments qui gravitent autour des pratiques langagières telles que les représentations des locuteurs par exemple. Soucieux des phénomènes sociaux qui entreront en ligne de compte dans le cadre de notre analyse, nous avons développé le concept de « portrait linguistique individuel ». Il s’agit d’une caractérisation qui se veut globale du répertoire langagier du locuteur. Le portrait linguistique individuel prend en compte les pratiques effectives dans un contexte particulier (quand c’est possible), les pratiques déclarées (par le locuteur et ses représentants légaux notamment lorsqu’il s’agit d’enfants), ainsi que les représentations qui gravitent autour de ces pratiques.

Nous concevons le portrait linguistique individuel comme une biographie langagière en synchronie, comme un état des lieux à l’instant T de la relation que l’individu entretient avec les langues avec lesquelles il est en contact, contrairement à la biographie langagière qui décrit le même phénomène sur une période plus longue.

Dans ce cadre, nous nous posons les questions suivantes : comment s’organisent les langues qui occupent le répertoire langagier du locuteur, quels sont les éléments qui gravitent autour d’elles, ou au-dessus d’elles ? Qu’en est-il de l’épilinguistique ?

Figure 2. Notre conception du portrait linguistique individuel

Figure 2. Notre conception du portrait linguistique individuel

Schéma créé par nos soins

2. Méthode

2.1. Spécificités de notre population d’étude

Considérons particulièrement les spécificités de notre population d’étude afin de prendre en compte tous les éléments qui pourraient remettre en question la pertinence d’un tel transfert de grille d’analyses.

La population d’étude est issue de la commune de Saint-Denis de la Réunion dans les quartiers de Bois de Nèfles et du Chaudron. Il s’agit de dix-sept élèves en classe de CE1 ayant comme particularité un répertoire langagier contenant du français et du créole, ils ont entre sept et huit ans. Dix d’entre eux sont scolarisés à Bois de Nèfles, et sept élèves sont scolarisés au Chaudron.

Le niveau des classes est hétérogène. Notamment, à Bois de Nèfles où il y a un groupe d’élèves ayant un très bon niveau, des élèves moyens et un groupe d’élèves en plus grande difficulté que l’enseignante désigne par le terme « les copains ». Elle précise que la classe dispose d’un bon niveau général à Bois de Nèfles, où a lieu le recueil de données. En comparaison avec un quartier populaire où elle a enseigné durant neuf années, Le Chaudron, qui se trouve sur la côte dionysienne. Un écart de niveau assez significatif est perceptible entre les deux écoles, à niveau égal selon l’enseignante qui n’était pas au courant de la poursuite de notre recueil de données au Chaudron.

L’enseignante de Bois de Nèfles précise qu’un petit groupe d’élèves parle créole et français : ces derniers ont tendance à mélanger les deux langues lorsqu’ils prennent la parole selon ses déclarations. La présence du créole dans le discours des élèves est donc peu marquée si nous nous basons sur ses dires à Bois de Nèfles. Ceux qui mélangent les langues créole et française sont tous dans le groupe des « copains ». Ainsi, là où le créole se manifeste, des difficultés supplémentaires apparaissent. Pour notre étude, nous avons choisi de manière aléatoire dix élèves qui font partie ou non du groupe « des copains » à Bois de Nèfles et selon ce même principe sept élèves ont été sélectionnés au Chaudron. L’essentiel étant que les dix-sept élèves aient les langues créole et française dans leur répertoire langagier.

Adapter notre méthodologie à notre population d’étude s’avère être un véritable défi. À présent, il convient de préciser les conditions de notre recueil de données nous ayant permis d’accéder aux productions de jeunes locuteurs réunionnais.

2.2. La tâche discursive à support visuel

Il s’est agi d’exposer les élèves à un film muet d’une durée de quatre minutes dont ils ont dû faire le récit de manière libre au mois de mars.

C’est au cours de la journée d’école, pendant les séances de travail en groupe et avec l’accord de l’enseignante, que nous décidons d’interroger les élèves un à un. Nous diffusons le film muet sur un ordinateur portable à l’écart du reste de la classe en indiquant bien à l’élève qu’il va regarder un petit dessin animé sympathique, mais qu’il faudra qu’il reste bien concentré du début à la fin, car nous ne le regarderons pas avec lui et qu’il devra nous en faire le résumé, une consigne que nous donnions en français et en créole : « Tu seras nos yeux, tu devras nous faire vivre le dessin animé comme si nous l’avions vu avec toi ». C’est avec un soin particulier qu’ils nous ont ensuite fait le récit du dessin animé qu’ils venaient de voir, les élèves ont tous joué le jeu. Après visionnage, nous les avons emmenés avec nous dans la cour de l’école à l’abri des regards, ils s’y sentaient bien et cela se ressentait dans leur mode d’expression, ils ont tous été très spontanés. C’est bien le naturel qui a pris le dessus, à tel point qu’ils se sont laissés parfois aller à des confidences inattendues face à la caméra qu’ils avaient bel et bien oubliée. Ce fut indéniablement un point fort positif pour notre étude, mais nous avons dû écouter avec attention et précaution de lourdes histoires que nous confiait notamment un petit garçon qui s’est clairement senti en confiance malgré la présence de la caméra.

Nous avons répété l’opération six mois plus tard, soit en septembre, avec le même groupe d’élèves, pour rendre compte de leur progression.

Dans le cadre de cette tâche discursive, c’est un travail de compréhension qui a précédé le travail de production attendu dans le cadre de notre recherche. L’exercice suppose une bonne compréhension : la capacité à conceptualiser, à mettre en mots, à structurer son propos et à résumer afin de relater ce qui a été vu. Un moyen pour nous de bien appréhender le niveau des élèves sur le plan cognitif.

2.3. S’adapter au terrain réunionnais : un travail sur nos indicateurs évaluatifs

Après analyse, voyons ce qui se passe à l’échelle individuelle et à l’échelle du groupe à T puis à T+6 mois. Nous pourrons éventuellement corréler les résultats obtenus au portrait linguistique de l’élève, la variante concernerait alors la spécificité du bilinguisme de l’élève en question. Se pourrait-il que la spécificité du bilinguisme de l’élève ait une incidence sur une construction cohérente de son discours ? Quel autre élément pourrait entrer en ligne de compte ?

Grâce à l’observation à l’échelle du groupe, nous pourrons également comparer nos résultats à ceux de Benazzo, avec pour variante le nombre de langues faisant partie du répertoire langagier de l’enfant. Les résultats de Benazzo s’appliquent-ils de la même manière à notre population ?

Pour adapter l’outil de Trabasso et Sperry (1985) à notre territoire, il nous faut assouplir nos indicateurs évaluatifs dans la mesure où il se pourrait que les relations causales ne soient pas signifiées suivant les mêmes procédés en créole réunionnais où l’implicite paraît être souvent de mise.

Il nous faut également prendre en compte le contexte sociolinguistique que nous avons pu apprécier autant que possible grâce aux deux questionnaires que nous avons proposés aux parents à T et à T+6 mois.

Alors que nous cherchons à dresser le portrait linguistique individuel de nos jeunes locuteurs, nous avons précisé notre volonté d’analyser la cohabitation des deux langues créole et française et des éléments qui gravitent autour d’elles qu’il faut comprendre comme l’épilinguistique qui se manifeste autour de l’utilisation de ces deux langues. Un paramètre qui a toute son importance à la Réunion, lorsque nous prenons en considération la situation sociolinguistique particulière du territoire qui est présentée en introduction de cet article.

Nous pouvons questionner la pertinence de ces commentaires épilinguistiques dans la mesure où ils pourraient ne pas refléter les productions effectives des locuteurs. Pourtant, ils auront une incidence sur les représentations des enfants vis-à-vis des langues, où peut resurgir un schéma diglossique des représentations (Lebon-Eyquem, 2013) qui peuvent également conditionner les productions des jeunes locuteurs.

Comme le souligne Georger (Georger, 2015), nous avons un répertoire qui présente deux langues : le créole réunionnais et le français avec une compétence passive et une compétence active. Ainsi,

« quand ils disent parler créole, ils utilisent la conjugaison créole en général et peuvent piocher dans le lexique du français. De la même manière, les gens qui disent parler français peuvent utiliser la conjugaison française en générale et peuvent piocher dans le lexique du créole. »

Les résultats qui sont représentés dans les deux graphiques qui suivent mettent en exergue la présence déclarée du créole dans le parler quotidien des familles de nos élèves, leurs représentations à l’égard du créole, la place que la langue créole devrait ou pourrait avoir dans les médias ou encore à l’école. Enfin, il est question du style éducatif des parents à savoir si l’enfant est stimulé à la maison et s’il est apte à prendre la parole spontanément à la maison. Nous avons sélectionné ces critères pour tenter de dresser un portrait linguistique des participants à notre étude.

Pour construire ces graphiques, nous avons établi des scores sur des points bien précis :

  • Pour ce qui concerne le premier questionnaire, il s’agissait d’évaluer la présence déclarée du créole au sein de la famille, leur opinion concernant la question du créole à l’école ainsi que l’aptitude ou la volonté de l’enfant à réaliser la tâche discursive en créole.

  • Dans le second questionnaire, l’établissement des scores était facilité par le format du questionnaire : un questionnaire à choix multiples à réponses graduelles sur la présence du créole dans le parler à la maison, l’estime de la famille vis-à-vis du créole, la nécessité de voir et d’entendre le créole dans les médias, la stimulation des parents ainsi que l’autonomie de l’enfant dans la prise de parole à la maison.

3. Résultats et discussions

3.1. De l’unilinguisme au bilinguisme : nos résultats

De la synchronie à la diachronie, de l’unilinguisme au bilinguisme, nous nous dirigeons vers notre corpus constitué de productions d’enfants qui ont entre sept et huit ans, scolarisés à l’île de la Réunion en classe de CE1 dans le quartier de Bois de Nèfles et dans le quartier du Chaudron à Saint-Denis.

Nous obtenons les deux graphiques suivants à T et à T+6 mois élève par élève :

Figure 3. Les relations de causalité dans le discours des élèves de Bois de Nèfles

Figure 3. Les relations de causalité dans le discours des élèves de Bois de Nèfles

Figure 4. Les relations de causalité dans le discours des élèves de Chaudron

Figure 4. Les relations de causalité dans le discours des élèves de Chaudron

Pour avoir une idée du type de lien de causalité le plus souvent employé par les dix-sept élèves soumis à notre étude, âgés de sept ans et demi en moyenne, nous représentons également les résultats à l’échelle de notre population d’étude, soit le groupe de dix-sept élèves :

Figure 5. Types de relations de causalité à T

Figure 5. Types de relations de causalité à T

Figure 6. Types de relations de causalité à T + 6 mois

Figure 6. Types de relations de causalité à T + 6 mois

Pour ce qui concerne nos dix-sept élèves, il apparaît qu’ils parviennent à construire des relations de causalité motivationnelle en plus grand nombre, comparé aux autres types de relations de causalité possibles.

  • Exemple : « Et donc après de toutes ses forces il a essayé de la retourner ». (Lou Jade – septembre 2019)

Dans un second temps, nous observons un nombre important de relations de causalité correspondant à un effet psychologique.

  • Exemple : « Y’avait un cocotier qui est tombé il avait peur. » (Nathanaël – Septembre 2019)

Enfin, dans le discours des enfants observés, quelques événements font suite à une cause psychologique.

  • Exemple : « Comme il était impressionné il a décidé de faire tomber le truc ». (LouJade – septembre 2019)

Nous avons observé des liens de causalité qui relèvent également de la cause physique.

  • Exemple : « Et après c’est allé dans la mer la noix de coco ça flottait ». (LouJade – septembre 2019)

L’analyse de Benazzo démontre que dans le discours des enfants, des connexions sont clairement établies entre les événements et les états mentaux plutôt à l’âge de dix ans. De la même manière, à dix ans apparaissent progressivement les causes psychologiques.

Une tendance que nous observons à T, où apparaissent déjà les causes psychologiques (plus de 30 %). Néanmoins, nos observations divergent dans la mesure où nous voyons clairement que dès 7 ans, dans la construction du discours des enfants de notre population d’étude apparaissent en grand nombre des liens de causalité qui font suite à des effets psychologiques.

Pour aller plus loin, analysons notre population au cas par cas. Est-il possible que la singularité du portrait linguistique d’un enfant en pleine acquisition langagière influence la construction cohérente de son discours ?

3.2. Corrélations avec les portraits linguistiques individuels ?

Comme vu plus haut, à la Réunion, les enfants, en grande majorité, doivent composer avec deux langues proches dans leur répertoire langagier ce qui peut leur complexifier la tâche. Cela peut-il avoir une incidence sur la divergence de nos résultats ? Intéressons-nous au profil linguistique et plus précisément au style éducatif des parents de chacun des enfants appartenant à notre population d’étude.

Genelot, Négro et Peslages (2006) ont mené un travail d’investigation sur les compétences langagières acquises en milieu familial et les acquisitions scolaires en cycle 2, en s’appuyant sur le cas du créole et du français en contexte martiniquais. Ils en concluent que :

« L’étude des performances à des épreuves dites non verbales (raisonnement logique et mémoire) montre également un effet net des échantillons : quelle que soit la tâche considérée, les élèves martiniquais obtiennent toujours des scores moyens plus faibles que les élèves de métropole. »

Néanmoins, ils précisent qu’ils éprouvent une certaine difficulté à prouver qu’il existe un lien entre ces résultats et la présence de deux langues dans le répertoire langagier des enfants martiniquais. Ils insistent sur l’uniformité des programmes scolaires dans l’hexagone et dans les départements d’outre-mer sans clairement mentionner le problème de la spécificité du public d’outremer dans une politique éducative qui se veut standardisante. Une situation comparable à ce qui se passe à la Réunion.

Qu’en est-il de notre population d’étude ? Concentrons-nous sur les informations que nous avons recueillies concernant le bilinguisme de nos élèves dans le cadre des questionnaires proposés aux parents.

Il nous faut préciser que les résultats sont obtenus sur le déclaratif du parent ayant répondu au questionnaire.

Figure 7. Compte-rendu des questionnaires des élèves de Bois de Nèfles

Figure 7. Compte-rendu des questionnaires des élèves de Bois de Nèfles

Figure 8. Compte-rendu des questionnaires des élèves de Chaudron

Figure 8. Compte-rendu des questionnaires des élèves de Chaudron

Dans le cadre des questionnaires, les parents de Djalil, Leslie et Luciano déclarent que le créole a une place très importante quantitativement dans leurs pratiques langagières quotidiennes. Ces derniers sont ouverts à l’égard du débat sur le créole à l’école. Au Chaudron, aucun parent ne déclare donner une entière place à la langue créole dans leurs pratiques quotidiennes. Mais à l’échelle du groupe, il semblerait que le créole ait une plus grande place au Chaudron, il faut noter qu’il est présent au moins à 50 % dans les pratiques de toutes les familles de cette école :

Figure 9. Place des langues française et créole dans les pratiques quotidiennes déclarées des familles des élèves du Chaudron

Figure 9. Place des langues française et créole dans les pratiques quotidiennes déclarées des familles des élèves du Chaudron

Figure 10. Place des langues française et créole dans les pratiques quotidiennes déclarées des familles des élèves de Bois de Nèfles

Figure 10. Place des langues française et créole dans les pratiques quotidiennes déclarées des familles des élèves de Bois de Nèfles

La langue créole a, en revanche, peu, voire pas, de place dans les pratiques langagières des familles de Jade et de Lou Jade, élèves de Bois de Nèfles qui ne sont pas vraiment ouvertes à l’idée du créole à l’école.

Maintenant que nous disposons de ces informations, voyons qui parmi notre population d’étude a obtenu les meilleurs scores pour ce qui concerne la mise en place de liens de causalité dans le discours recueilli dans le cadre de la tâche discursive à T et à T + 6 mois.

3.3. Performances discursives de nos élèves

Figure 11. Classement des élèves selon le nombre de relations de causalité dans leur discours à T à Bois de Nèfles

Figure 11. Classement des élèves selon le nombre de relations de causalité dans leur discours à T à Bois de Nèfles

Figure 12. Classement des élèves selon le nombre de relations de causalité dans leur discours à T + 6 mois à Bois de Nèfles

Figure 12. Classement des élèves selon le nombre de relations de causalité dans leur discours à T + 6 mois à Bois de Nèfles

Figure 13. Classement des élèves selon le nombre de relations de causalité dans leur discours à T à Chaudron

Figure 13. Classement des élèves selon le nombre de relations de causalité dans leur discours à T à Chaudron

Figure 14. Classement des élèves selon le nombre de relations de causalité dans leur discours à T + 6 mois à Chaudron

Figure 14. Classement des élèves selon le nombre de relations de causalité dans leur discours à T + 6 mois à Chaudron

Lou Jade, élève de Bois de Nèfles, évolue dans un « bain langagier » de créole et de français (Genelot, 2006), sa famille l’incite très largement à produire en français et ne sont pas ouverts au débat vis-à-vis du créole à l’école.

Jade, élève de Bois de Nèfles, qui arrive en seconde position, est stimulée en milieu familial et a pour habitude de prendre la parole spontanément. Les parents déclarent ne pas s’exprimer en créole avec leurs enfants et semblent remettre en question le statut de langue du créole. Ils sont en revanche ouverts au débat concernant la présence du créole à l’école et dans les médias.

Dans le cadre de notre travail de recherche, nous avons observé de plus près certains paramètres en lien avec les portraits linguistiques individuels de ces deux élèves et leur score obtenu dans le cadre de nos analyses supplémentaires que nous ne développerons pas ici, sur leur compétence linguistique et leur maturité cognitive d’une manière plus globale. Il était notamment question de la longueur moyenne de leur énoncé, de la richesse lexicale des énoncés, du taux de subordination dans leur énoncé, du taux de présence de la trame dans leur récit, de la complexité des relations topologiques mises en place dans leur discours, ou encore de l’ancrage choisi dans leur énoncé.

Voici les graphiques que nous obtenons.

Figure 15. Corrélations entre les portraits linguistiques individuels et les bilans de compétences des élèves Jade et Lou-Jade

Figure 15. Corrélations entre les portraits linguistiques individuels et les bilans de compétences des élèves Jade et Lou-Jade

Les courbes qui se ressemblent s’assemblent à bien des égards. Le créole plaisant ou encore marqueur d’identité est bien là dans les deux familles si nous en croyons les réponses apportées par les parents d’élèves. Le créole n’en reste pas moins un frein à l’ascension sociale selon eux, ainsi s’il est tout de même un peu présent dans les pratiques langagières des parents pour ce qui concerne Lou Jade, il est tout bonnement évacué des pratiques chez Jade.

Nous insistions plus haut sur le fait que le schéma diglossique n’avait pas disparu totalement, puisqu’il subsiste dans les représentations des locuteurs (Eyquem), qui placent toujours le français comme langue supérieure leur permettant d’accéder à un meilleur statut social. Face à l’hégémonie du français, les langues régionales ont globalement du mal à se faire entendre. Il faut ici retenir que les langues ne sont pas cloisonnées en pratique, mais le sont dans les esprits. Si nous devions nous en tenir à notre analyse du début de cette présentation sur l’étanchéité des langues en présence dans le répertoire langagier des locuteurs réunionnais.

Étudions à présent les cas de Djalil et Luciano qui n’ont pas ou très peu mis en place des relations de causalité dans leur discours. Des points en commun sont visibles dans les portraits linguistiques de ces élèves. Les familles de Djalil et Luciano sont celles où le créole a le plus de place dans les pratiques (presque à hauteur de 100 %), des familles qui voient avec bienveillance la présence du créole à l’école et dans les médias tout en considérant la langue modérément.

Les parents s’expriment en créole avec leurs enfants qui produisent également en créole selon ce que nous avons pu observer dans le discours recueilli dans le cadre de la tâche discursive. Il s’agit des élèves s’exprimant le plus souvent en créole spontanément lorsqu’ils réalisent une tâche contrairement aux élèves du premier groupe (constitué des trois élèves ayant obtenu les meilleurs scores). Néanmoins, ils refusent de réaliser l’exercice en créole alors que le créole a naturellement une place importante dans leur discours. Nous remarquons un fossé entre les pratiques langagières de ces deux élèves et leurs représentations, ce qui pourrait s’expliquer par le contexte scolaire dans lequel a lieu la tâche discursive ou par l’incapacité pour eux de conscientiser la diversité de ressources linguistiques à leur disposition.

De la même manière, nous avons pu observer une certaine similarité dans les courbes obtenues pour ces deux élèves concernant les analyses supplémentaires que nous avons réalisées dans le cadre de notre recherche. Des portraits linguistiques individuels similaires donnent des résultats très ressemblants à plusieurs niveaux.

Figure 16. Corrélations entre les portraits linguistiques individuels et les bilans de compétences des élèves Djalil et Luciano

Figure 16. Corrélations entre les portraits linguistiques individuels et les bilans de compétences des élèves Djalil et Luciano

L’enseignante de l’école de Bois de Nèfles, en charge de dix des élèves soumis à notre étude, déclarait dans le cadre d’un échange que là où le créole était plus présent dans les pratiques de l’enfant, les difficultés l’étaient également. De prime abord, nos résultats semblent nous dire que les élèves produisant le plus souvent en créole produisent des énoncés moins cohérents.

3.4. Les spécificités du terrain réunionnais impactent-elles directement nos résultats ?

La difficulté semble plus marquée lorsque la langue majoritairement présente dans le parler du jeune locuteur se trouve être moins valorisée en société. Il faut dire que le créole réunionnais comporte des particularités qu’il convient de prendre en compte dans l’interprétation des résultats. Nous avons montré que les relations de causalité ne sont pas forcément codées linguistiquement dans le parler réunionnais. Ainsi, ce n’est pas parce qu’on ne voit pas de liens de causalité qu’il n’y en a pas pour autant. Peut-être apparaissent-ils sous une autre forme dans le discours de ces enfants particulièrement. Il est également possible que les productions détaillées et argumentées ne fassent pas partie de leurs habitudes familiales. Il convient de questionner ces habitudes particulièrement, par suite, le style éducatif des parents.

Nous avons cherché à savoir quels autres paramètres évoluaient au même rythme que le nombre de liens de causalité construits dans le discours de nos jeunes locuteurs. Après avoir observé tous les paramètres analysés dans le cadre de nos questionnaires, nous avons noté certaines corrélations.

Prenons les cas de Djalil et de Leslie qui ont obtenu les scores les plus faibles dans la construction de lien de causalité en nous intéressant aux échanges qu’ils ont avec leurs parents.

À la question 11 : « Votre enfant a-t-il tendance à vous raconter spontanément sa journée ou est-il plutôt d’un naturel discret ? » 

Les parents de Djalil répondent : « ça dépend des jours, il peut être discret comme raconter des anecdotes. »

Pouvons-nous en déduire que les parents sont à l’écoute de leur enfant sans pour autant échanger, converser avec lui ? Leur réponse nous laisse entendre que certains jours ils ne sont pas au courant de ce que vit leur enfant durant sa journée à l’école. Ainsi, si ce dernier partage avec eux quelques anecdotes certaines fois, ils ne sont pas en demande lorsqu’il ne le fait pas.

Aussi, pendant le temps libre de l’enfant, les moments au sein de la famille élargie sont privilégiés (Filhol, 2002 : 121). La famille élargie est définie comme une réunion de plusieurs générations entre elles, dans la mesure où les parents déclarent que leurs enfants se retrouvent souvent avec tous leurs cousins les jours où ils n’ont pas école. Les moments dans un cadre familial plus restreint, la famille nucléaire (Filhol, 2002 : 121) sont plus rares. Djalil et ses frères et sœurs, en dehors de l’école, se retrouvent donc dans une masse plus ou moins importante d’individus avec qui ils ont un lien du sang. Il en est de même pour Leslie, Luciano ou encore Loris.

Pour ce qui concerne Leslie, si les parents déclarent qu’elle s’exprime spontanément au quotidien afin de raconter sa journée, ils précisent que les moments au sein de la famille élargie (Filhol, 2002 : 121) sont effectivement nombreux les jours où il n’y a pas école.

Contrairement à Jade qui obtient le deuxième meilleur score dans la construction de liens de causalité. Ses parents déclarent privilégier des moments en famille dans un cadre restreint. Idem pour Lou-Jade ou Louis Jean.

Pour y voir plus clair, nous représentons au moyen d’un graphique le taux d’activités au sein de la famille nucléaire chez nos élèves.

Figure 17. Taux d’activités au sein de la famille nucléaire chez les élèves de Bois de Nèfles

Figure 17. Taux d’activités au sein de la famille nucléaire chez les élèves de Bois de Nèfles

Figure 18. Taux d’activités au sein de la famille nucléaire chez les élèves de Chaudron

Figure 18. Taux d’activités au sein de la famille nucléaire chez les élèves de Chaudron

En nous intéressant aux théories de l’acquisition, nous choisissons celle de Tomasello qui attribue un rôle plus important à l’enfant dans son acquisition langagière où il joue un rôle prépondérant. Tomasello met en exergue plusieurs points clés dans l’acquisition langagière de l’enfant, dont le fait que la progression de l’enfant dans son acquisition du langage dépend de sa stimulation par l’adulte auquel il se réfère dans son éducation. Il faut encore qu’il soit avec lui, entraîné dans l’exercice de la conversation. Il faut comprendre par-là que l’adulte référent doit encore s’adresser directement à l’enfant, il faut qu’il y ait interaction directe.

Ne serait-il pas plus pratique pour un parent de reproduire la situation décrite par Tomasello dans un cercle restreint, quand les moments au sein de la famille nucléaire se multiplient ?

Selon les résultats que nous obtenons et les théories scientifiques auxquelles nous nous référons, il semblerait que l’acquisition des compétences discursives soit en partie tributaire du style éducatif, un phénomène se produisant également à l’île de la Réunion. Effectivement, les élèves dont les parents privilégient les activités dans un cadre familial restreint produisent de meilleurs résultats si nous nous en tenons à la construction des liens de causalité dans leur discours. Il est possible que les moments au sein de la famille nucléaire soient plus propices aux échanges bidirectionnels entre l’enfant et l’adulte référent. La récurrence de ces moments permettrait à l’enfant de progresser dans l’exercice de la conversation et dans la construction de son discours.

Il faut prendre en compte les traditions de mise sur le territoire réunionnais, où il est courant de voir les familles (au sens de famille élargie) se retrouver régulièrement.

Par ailleurs, nous avons pu rapprocher deux paramètres observés : le taux d’activité au sein de la famille nucléaire et la présence du parler réunionnais au sein des familles.

Figure 19. Taux d’activités au sein de la famille nucléaire chez les élèves de Bois de Nèfles

Figure 19. Taux d’activités au sein de la famille nucléaire chez les élèves de Bois de Nèfles

Figure 20. Présence du créole dans le parler de la famille

Figure 20. Présence du créole dans le parler de la famille

Faut-il gommer sa langue-culture réunionnaise pour réussir à l’école en France et donc à la Réunion ?

Conclusion

Cette analyse avait un objectif double, à savoir questionner la pertinence du transfert d’une grille d’analyses conçue pour un public unilingue chez un public bilingue créole réunionnais-français dans le cadre d’une recherche confirmative et d’interroger la possible existence d’un lien entre portrait linguistique individuel du locuteur et la cohérence dans la construction du discours produit.

Pour ce faire, nous avons choisi pour base les travaux de Benazzo (2004) qui s’est appuyée sur la grille de compétences développée par Trabasso et Sperry (1985) pour faire le lien entre construction des liens de causalité d’une part et maturité cognitive et capacité discursive des locuteurs d’autre part.

Nous avons tenté de réaliser les mêmes analyses chez dix-sept élèves scolarisés en classe de CE1 à l’île de la Réunion en partant de données contrôlées, recueillies dans le cadre d’une tâche discursive – récit de fiction. De prime abord, alors que nous ne questionnions pas encore le contexte sociolinguistique de notre population d’étude suivant scrupuleusement la grille d’analyses de Trabasso et Sperry (1985), nous voyions que lorsque le créole réunionnais était majoritairement présent dans le répertoire langagier des élèves, ces derniers ne mettaient quasiment pas en place de liens de causalité dans leur discours. Ce que nous avons remis en question rapidement : cette observation nous a poussés à prendre plus de recul vis-à-vis de nos analyses, en prenant en compte la situation du terrain réunionnais, ses spécificités. Ce qui explique notre deuxième questionnement sur l’existence possible d’un lien entre portrait linguistique individuel du locuteur et construction des liens de causalité dans le discours.

Nous avons mentionné plus haut qu’à la Réunion, l’analyse linguistique à elle seule ne nous éclaire pas sur tout ce qui est communiqué dans un échange :

« La tradition linguistique s’accorde à faire porter au discours les éléments de la signification qui déterminent le sens pragmatique, et encore peu nombreuses sont les études qui s’intéressent aux éléments contextuels dans le processus discursif. » (Bourhis, 2014)

Un autre élément extralinguistique, l’intonation, joue effectivement un rôle important dans le codage (et dans la différence entre français et créole). Il est davantage utilisé en créole, insiste Prudent (Prudent L-F, communication personnelle, 2023).

Comme le souligne Marie-José Hubert Delisle, lorsque Damoiseau (Damoiseau, 1999) évoque l’interrogation dans la phrase simple : « Pour le français, il indique, sans mentionner aucune autre construction, l’inversion du sujet avec deux illustrations (“Viens-tu ?” et “Paul vient-il ?”) ; pour le créole, il signale le tour “Esk... ?” et l’interrogation par intonation » (H. Delisle, 2014). Quand bien même l’interrogation par intonation peut exister en français, les spécialistes décrivent un recours plus courant à l’intonation pour dire en créole.

La prééminence de la prosodie dans le discours en créole est décrite par Wabled (Watbled, 2017) :

« Une suite comme/ekut azot/signifie, en fonction du contexte et/ou de l’intonation, soit “écoutez”, avec sujet postposé sous la forme préfixée/azot/, soit “écoute-les/écoutez-les”, avec objet direct, de forme préfixée aussi. ».

Il faut noter que pour limiter le recours par les enfants à l’intonation dans le cadre de la tâche discursive, ils étaient seuls au moment de visionner le film. Aussi, seule la portion de discours sans étayage a été soumise à notre analyse. Considérant que plus l’interviewer est de connivence avec l’interviewé et plus celui-ci aura tendance à recourir à des éléments extralinguistiques pour s’exprimer.

Aussi, une large place est laissée à l’implicite, « la tendance du créole à juxtaposer simplement des éléments, sans rendre leur lien explicite » (Ludwig, 1989) a justement été observée par les spécialistes.

Ce qui ne signifie pas que les élèves ne parviennent pas à établir de liens de causalité, mais qu’ils le font différemment. Cette remarque vient clairement remettre en question la plausibilité du transfert de la grille de compétences mise en place par Trabasso et Sperry (1985).

Aussi, pour faire le lien entre la mise en place de relations de causalité dans le discours et la maturité cognitive de notre population d’étude, la prise en compte d’un paramètre supplémentaire semblait inévitable. Nous avons donc questionné le contexte familial, notamment le style éducatif parental, en reprenant les comptes-rendus des questionnaires proposés à T + 6 mois.

Dans la mesure où nous n’avons pas remarqué de disparités dans les résultats de nos questionnaires concernant la stimulation de l’enfant par les parents et son autonomie dans ses prises de parole, nous avons choisi d’observer d’autres habitudes familiales, en contextualisant les moments que les enfants partagent avec leur famille. Nous avons observé avec attention un point qui figurait dans le second questionnaire qui concernait le contexte des moments en famille et sorties familiales. Nous nous sommes demandé si l’enfant se retrouvait dans son temps libre au sein de sa famille nucléaire ou plutôt au sein de sa famille élargie. À la lumière des théories de l’acquisition, notamment celle développée par Tomasello, nous avons pris conscience de l’importance de l’échange entre l’enfant et l’adulte référent pour sa progression dans les tâches discursives. Des échanges qui pourraient être moins fréquents si pendant son temps libre sur de grandes plages horaires, pendant les week-ends et vacances, l’enfant se retrouve au milieu d’une masse plus ou moins importante d’individus qui forment sa famille élargie. Un contexte qui pourrait ne pas être propice aux échanges avec l’enfant. Cette tendance fut confirmée par nos modestes résultats : il s’avère que les enfants qui construisent moins de liens de causalité de façon explicite passent leur temps libre au sein de leur famille élargie majoritairement.

Nous avons dû réaliser quelques adaptations pour un transfert pertinent de la grille de compétences développée par Trabasso et Sperry (1985). Nous en arrivons à la conclusion que la grille est transférable, mais à certaines conditions. La prise en compte du contexte sociolinguistique et du portrait linguistique individuel du jeune locuteur réunionnais est la condition sine qua non pour une analyse recevable. Nous avons fait le choix d’adapter une grille d’analyses conçue pour un public unilingue à notre population d’étude, une adaptation qui est passée par l’observation de points supplémentaires essentielle à l’aperception globale d’une situation observée selon un angle nouveau à l’île de la Réunion.

Quelle que soit la langue, les relations de causalité ne seraient-elles pas influencées par la richesse du mode de discours ? Une famille qui aurait un répertoire riche, où le langage serait important dans la famille (en relation duelle, ou au sens large avec grands-parents, cousins, cousines, avec un temps d’écran contrôlé, avec de la lecture, des activités culturelles et sportives), ne mobiliserait-elle pas plus de relation de causalité (en gardant bien à l’esprit que ces relations ne se manifestent pas de la même façon dans les deux langues) ? Y aurait-il « un code restreint » et un « code élaboré » même en créole ?

Notre analyse vient modestement s’ajouter à la liste des études qui remettent en cause la tendance de l’éducation nationale à proposer des programmes et systèmes d’évaluation uniformes pour un territoire français pourtant caractérisé par sa diversité à plusieurs points de vue. Ce qui questionne la légitimité que nous devons accorder aux classements par niveau scolaire des régions de France diffusés par l’éducation nationale. Les voix réunionnaises finiront-elles par être entendues ?

Benazzo, Sandra, « L’expression de la causalité dans le discours narratif en français L1 et L2 », Languages, 155, Construction du discours par des enfants et des apprenants adultes, sous la direction de Marzena Watorek, 2004.

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Figure 1. Notre appréhension de la capacité discursive

Figure 1. Notre appréhension de la capacité discursive

Figure 2. Notre conception du portrait linguistique individuel

Figure 2. Notre conception du portrait linguistique individuel

Schéma créé par nos soins

Figure 3. Les relations de causalité dans le discours des élèves de Bois de Nèfles

Figure 3. Les relations de causalité dans le discours des élèves de Bois de Nèfles

Figure 4. Les relations de causalité dans le discours des élèves de Chaudron

Figure 4. Les relations de causalité dans le discours des élèves de Chaudron

Figure 5. Types de relations de causalité à T

Figure 5. Types de relations de causalité à T

Figure 6. Types de relations de causalité à T + 6 mois

Figure 6. Types de relations de causalité à T + 6 mois

Figure 7. Compte-rendu des questionnaires des élèves de Bois de Nèfles

Figure 7. Compte-rendu des questionnaires des élèves de Bois de Nèfles

Figure 8. Compte-rendu des questionnaires des élèves de Chaudron

Figure 8. Compte-rendu des questionnaires des élèves de Chaudron

Figure 9. Place des langues française et créole dans les pratiques quotidiennes déclarées des familles des élèves du Chaudron

Figure 9. Place des langues française et créole dans les pratiques quotidiennes déclarées des familles des élèves du Chaudron

Figure 10. Place des langues française et créole dans les pratiques quotidiennes déclarées des familles des élèves de Bois de Nèfles

Figure 10. Place des langues française et créole dans les pratiques quotidiennes déclarées des familles des élèves de Bois de Nèfles

Figure 11. Classement des élèves selon le nombre de relations de causalité dans leur discours à T à Bois de Nèfles

Figure 11. Classement des élèves selon le nombre de relations de causalité dans leur discours à T à Bois de Nèfles

Figure 12. Classement des élèves selon le nombre de relations de causalité dans leur discours à T + 6 mois à Bois de Nèfles

Figure 12. Classement des élèves selon le nombre de relations de causalité dans leur discours à T + 6 mois à Bois de Nèfles

Figure 13. Classement des élèves selon le nombre de relations de causalité dans leur discours à T à Chaudron

Figure 13. Classement des élèves selon le nombre de relations de causalité dans leur discours à T à Chaudron

Figure 14. Classement des élèves selon le nombre de relations de causalité dans leur discours à T + 6 mois à Chaudron

Figure 14. Classement des élèves selon le nombre de relations de causalité dans leur discours à T + 6 mois à Chaudron

Figure 15. Corrélations entre les portraits linguistiques individuels et les bilans de compétences des élèves Jade et Lou-Jade

Figure 15. Corrélations entre les portraits linguistiques individuels et les bilans de compétences des élèves Jade et Lou-Jade

Figure 16. Corrélations entre les portraits linguistiques individuels et les bilans de compétences des élèves Djalil et Luciano

Figure 16. Corrélations entre les portraits linguistiques individuels et les bilans de compétences des élèves Djalil et Luciano

Figure 17. Taux d’activités au sein de la famille nucléaire chez les élèves de Bois de Nèfles

Figure 17. Taux d’activités au sein de la famille nucléaire chez les élèves de Bois de Nèfles

Figure 18. Taux d’activités au sein de la famille nucléaire chez les élèves de Chaudron

Figure 18. Taux d’activités au sein de la famille nucléaire chez les élèves de Chaudron

Figure 19. Taux d’activités au sein de la famille nucléaire chez les élèves de Bois de Nèfles

Figure 19. Taux d’activités au sein de la famille nucléaire chez les élèves de Bois de Nèfles

Figure 20. Présence du créole dans le parler de la famille

Figure 20. Présence du créole dans le parler de la famille

Aurélie Béton

Université de la Réunion
aur.beton@gmail.com

licence CC BY-NC 4.0