Armand Corre ou La Fabrique de la langue. Essai sur une poétique du créole

Olivier-Serge Candau

Citer cet article

Référence électronique

Olivier-Serge Candau, « Armand Corre ou La Fabrique de la langue. Essai sur une poétique du créole », Archipélies [En ligne], 16 | 2023, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 29 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/2004

Figure un peu oubliée de la créolistique au xixe siècle, Armand Corre publie en 1890 une étude à la fois politique et sociologique consacrée aux Créoles des Antilles, Nos Créoles, où la peinture de la langue créole ressortit à un naturalisme scientifique, dont les présupposés raciaux justifient la genèse et le développement par la théorie de l’évolution et de l’anthropologie biologique (Krämer 2015). Si la conception d’une subordination intellectuelle puis linguistique des Africains aux colons, justifiée aux yeux d’Armand Corre d’un point de vue ontologique, ne se prête à aucune ambiguïté, elle n’en mérite pas moins d’être réévaluée. La force que prête Armand Corre au créole à rendre en images chaque action évoquée par le discours invite en particulier à réviser cette position. Indice d’une réelle propension à la production de la fable, la mention de La Fontaine dans le texte atténue toute distinction simpliste entre le français et le créole. Le propos d’Armand Corre repose en effet sur une troublante analogie. La fable antique est à La Fontaine, ce que le français est au créole. Le fabuliste français s’approprie la matière ésopique à laquelle il donne un tour, qui en constitue le mode d’appropriation par le ton employé (Dandrey, 1992). C’est dans des termes assez proches que le créole emprunte la matière française, en particulier le lexique, dont il se saisit grâce à un réseau d’images souvent pittoresques. Au détour d’une description simplificatrice du créole, Armand Corre brouille les liens entre une langue et une autre, pour mieux en magnifier, peut-être, la force de chacune.

A somewhat forgotten figure in 19th century creolistics, Armand Corre published in 1890 a political and sociological study devoted to the Creoles of the West Indies, Nos Créoles, in which the portrayal of the Creole language is based on a scientific naturalism, whose racial presuppositions justify its genesis and development through the theory of evolution and biological anthropology (Krämer 2015). While Armand Corre’s conception of an intellectual and then linguistic subordination of Africans to colonists, justified in his eyes from an ontological standpoint, is unambiguous, it is nonetheless worthy of re-evaluation. The strength that Armand Corre lends to the Creole language to render in images every action evoked by the discourse invites in particular to revise this position. The mention of La Fontaine in the text is an indication of a real propensity for the production of fables and attenuates any simplistic distinction between French and Creole. Armand Corre’s argument is based on a troubling analogy. The ancient fable is to La Fontaine what French is to Creole. The French fabulist appropriates the esopic material to which he gives a twist, which constitutes the mode of appropriation through the tone used (Dandrey 1992). It is in fairly similar terms that the Creole borrows the French material, in particular the lexicon, which it seizes thanks to a network of often picturesque images. At the bend of a simplifying description of Creole, Armand Corre blurs the links between one language and another, the better to magnify, perhaps, the strength of each.

Introduction

Figure un peu oubliée de la créolistique au xixe siècle, Armand Corre publie en 1890 une étude à la fois politique et sociologique consacrée aux Créoles des Antilles, Nos Créoles1, où la peinture de la langue créole ressortit à un naturalisme scientifique, dont les présupposés raciaux justifient la genèse et le développement par la théorie de l’évolution et de l’anthropologie biologique (Krämer 2015)2. Dans le chapitre V intitulé « Le Langage », Armand Corre consacre plus d’une cinquantaine de pages à la description du langage parlé dans les colonies par les esclaves et les colons. Le chapitre s’ouvre sur des considérations lexicales relatives à la morphologie des mots et à la filiation entre le créole et d’autres langues présentées dans l’ordre décroissant de rentabilité : européennes, africaines et caraïbes3. La simplicité de la langue créole se prête à ses yeux particulièrement à l’expression d’idées élémentaires, facilement identifiables, que véhicule l’écriture gnomique du proverbe (« Les proverbes sont bien dans le goût du nègre, grand enfant sentencieux, qui aime à revêtir ses pensées d’une forme imagée. » : 262), ou encore de la fable, en particulier celles de François-Achille Marbot (Les Bambous : 266) ou celles de Paul Baudot (« Les Animaux nobles » : 266), dont Armand Corre donne à lire quelques extraits. Lorsqu’il s’agit d’évoquer la poétique de la fable, la mention de l’encyclopédiste Jean-François Marmontel est à l’évidence très attendue :

« Le charme et l’intérêt des fables prennent leur source, non seulement dans le tour naturel et facile des vers, dans l’originalité piquante et heureuse de l’expression, dans le coloris des images, dans la justesse et la précision du dialogue, dans la variété, la richesse, la rapidité des peintures…, mais encore dans la naïveté du récit et du style »4. (265-266)

On s’étonne un peu plus pourtant de l’évocation de Jean de La Fontaine5 dans les lignes qui suivent, dont l’auteur de l’article de l’Encyclopédie loue très largement la candeur et l’absence d’artifice littéraire, par Armand Corre, dont le tableau de la naïveté et de la grossièreté de la langue créole s’avère a priori sans ambiguïté :

Ce langage singulier, simple de mécanisme, très imagé, se prête admirablement à l’expression des sentiments élémentaires, à la peinture des choses de la nature. (261)

L’ingénuité du style, tantôt célébrée dans les fables de Jean de La Fontaine, tantôt moquée dans les adaptations en créole par Armand Corre, serait-elle de même nature ? Le fréquent recours aux images dans ce « langage singulier » qu’est le créole, s’avère la meilleure expression pour faire correspondre à la « peinture des choses de la nature » l’« expression de sentiments élémentaires ». Le créole rend naturel ce que le fabuliste réalise au prix d’un effort dans la fable : il rend compte d’une vérité du monde là où le travail de la fable relève d’une savante et laborieuse transposition. L’opposition tranchée entre l’ingénuité authentique du créole, propre à exprimer des sentiments simples, et la naïveté construite de la fable par l’artifice de l’écriture, tend à s’estomper, pour un peu que l’on prête attention à l’usage du mot « tour » dans le propos d’Armand Corre :

« Le créole se prête aussi au tour (nous soulignons) particulier de la fable ; il communique même aux traductions ou aux imitations des petites pièces de La Fontaine comme une saveur nouvelle. » (266)

Le « tour », qui s’entend littéralement comme une manière de s’exprimer, donne une teinte particulière à la matière première, le substrat ésopique chez La Fontaine et les fables de ce dernier dans leur adaptation antillaise, qu’elle nuance d’un ton et d’un esprit créoles, dont il reste à déterminer la justesse. Le travail d’appropriation et d’originalité qu’implique l’usage du mot « tour », qui met ouvertement en relation le créole avec la fable, bouscule l’opposition simplificatrice entre une langue, dont le naturel de l’expression se conjuguerait à celui des besoins et de sentiments qu’elle traduirait, et l’écriture de la fable, dont l’exécution répondrait à un long travail d’élaboration. C’est donc bien à une réflexion sur l’appropriation de la matière française, qui revêt l’apparence d’une « nouvelle sauce » (256)6 que nous convie Armand Corre, loin des discours convenus sur le créole, entendu jusque-là comme une simple déformation du substrat linguistique français. L’exploration initiale du mot « tour », tantôt chez le fabuliste, tantôt chez l’observateur des mœurs créoles, rend manifeste une nouvelle conception du créole qui interroge ses relations avec le français.

1. Le « tour » chez La Fontaine ou l’art de la formule

Pour bien percevoir l’usage du mot « tour » par Armand Corre, qu’il emprunte explicitement à Jean de La Fontaine, on s’efforcera d’en dégager les principaux traits chez le fabuliste, dont la multiplication des occurrences tout au long des Fables s’enrichit sans conteste de l’usage d’emplois nouveaux d’un terme particulièrement en vogue au xviie siècle (Jean-Pierre Collinet, 1970, cité par Patrick Dandrey, 1992 : 97). L’emploi de « tour » doit, pour être apprécié dans toute sa diversité, s’interpréter comme une étape fondamentale du processus de création, dont Patrick Dandrey rend compte avec le souci de l’exhaustivité dans la deuxième section « II. La dynamique de la création » (1992 : 91-95) du chapitre second « L’ouvroir du poète » (1992 : 77-121). Le mot « tour » s’emploie avec deux acceptions. Selon la première, il n’est qu’un

« simple moyen technique, propédeutique à la composition […] il est un galop d’essai, la tentative d’application d’un ton à un projet. » (1992 : 95)

Cette définition s’articule à une réflexion plus large sur la notion de « projet », entendu différemment selon qu’il se situe en amont ou en aval du processus de création poétique. Sans nous attarder outre mesure sur le déploiement de cette analyse, nous en dirons quelques mots, dans la mesure où elle éclaire notre propos. En amont, le « projet », en ce sens très proche de la « matière », dont il ne diffère que par une fidélité partielle au modèle initial dont il s’inspire, s’applique à l’intention de l’auteur et à l’ensemble des moyens qu’il s’apprête à mettre en œuvre pour en assurer la réalisation littéraire. Le modèle dont s’inspire l’auteur constitue l’assise de ses choix liés à la forme, comme ceux de la versification au sujet ou encore à la signification. En aval, le « projet » prend un sens voisin de « dessein », au sens où il restitue concrètement l’intention encore abstraite de l’auteur, et dont il ne s’éloigne que par son attachement à la matière originale qu’il imite. Le « tour », entendu comme le « choix d’un ton pour une matière » (82), devient alors « un mode d’appropriation de la matière ». Composé de « traits » et d’« ornements » (96), le « tour » rend manifestes les desseins du fabuliste, assurant ainsi le passage du « projet » au « sujet » du poème. Le terme de « dessein » – dont la proximité phonétique et graphique avec celui de « dessin » renforce l’ambiguïté sémantique7 – s’applique autant à l’appropriation par le poète de son projet littéraire qu’aux amorces concrètes de sa réalisation. Selon la seconde, il fait référence à un

« “ton généralement donné à l’œuvre ainsi ébauchée” : généralement parlant, son ornementation, bref, la manière d’exprimer concrètement ce qui avait été jusqu’alors conçu virtuellement, dans l’imaginaire. » (97)

Le « tour » a partie liée autant avec la formulation de la pensée qu’elle orchestre avec son expression formelle autant que cette dernière la révèle :

« Le tour se confond ici avec la manière, voire l’air que l’on donne à une idée, à un texte, par le seul fait de les concevoir… Donner un tour, c’est en ce sens imprimer à une conception encore abstraite une marque, y impliquer un ton, qui se révèleront dans la mise en œuvre concrète et, si l’esprit est bon et le sujet congruent au génie du poète, se révèleront appropriés à la matière. » (97)

Le « tour » connaît ainsi deux acceptions. D’après la première, il appartient au domaine de l’invention, d’après la seconde, il relève de l’expression stylistique. Fort de ce double sens, le « tour » dénote une tension dans le rapport dialectique qu’entretient l’« invention » avec l’« exécution » (Dandrey, 1992 : 98). Relèvent autant du « tour » ce qui procède de l’invention – il s’agit de prendre un tour (Dandrey, 1992 : 99) – lorsque le fabuliste pastiche une matière, en l’occurrence celle d’Ésope, que ce qui procède de l’exécution – il s’agit de donner un tour (Dandrey, 1992 : 99) – lorsqu’il s’approprie cette matière ésopique et s’en détache progressivement par l’exécution du geste littéraire pour lui donner un souffle nouveau. Le « tour » associe sans jamais les dissocier la tournure d’esprit à la tournure stylistique dans un jeu subtil de transition pour le plus grand plaisir du lecteur.

La question se pose de savoir jusqu’à quel point la connaissance littéraire par Armand Corre de la poétique de Jean de La Fontaine, fondée sur un usage du « tour » comme appropriation personnelle de la matière ésopique, éclaire l’observation linguistique du créole8, qui, articulant la « consonnance » du mot à l’expression de son idée (257)9, détourne la matière linguistique française, dont il tire pourtant en grande partie son lexique10.

2. Armand Corre, lecteur de La Fontaine

Loin de se limiter à une reformulation de quelques principes de la poétique de La Fontaine, exemplifiant au fil d’une démonstration qui se déploie tout au long du chapitre V les relations fécondes qui se tissent entre le créole et les formes littéraires brèves (proverbes, fables et apologues)11, Armand Corre s’approprie le « tour » lafontainien qu’il colore en termes linguistiques.

L’usage du mot « tour » justifie presque à lui seul la transition opérée par Armand Corre dans les premières lignes d’un long passage consacré aux « fables et [aux] apologues » (265-276) entre un extrait de la définition encyclopédique que donne Jean-François Marmontel de la fable, la mention de La Fontaine et celle du créole : 12 

« le charme et l’intérêt des fables prennent leur source, non seulement dans le tour naturel et facile des vers […] Ce sont là des qualités qui dépendent de l’écrivain, et aussi de la langue dans laquelle il s’exerce. La Fontaine eût-il pu écrire ses admirables fables dans un autre langage que ce français-gaulois qui contribue à leur donner l’allure familière et gracieuse ? Le créole se prête aussi au tour particulier de la fable » (265-266).

Dans le propos de Jean-François Marmontel, le « tour » fait écho à la seconde acception du mot, évoquée précédemment : il désigne ce qui relève de l’ornementation du vers, qui rend désormais en termes concrets ce qui se concevait jusque-là en termes abstraits. Armand Corre établit un rapport d’égalité entre le génie de l’« écrivain » et celui du « langage », que souligne la combinaison de l’adverbe de liaison « aussi » avec la conjonction de coordination « et » :

« Ce sont là des qualités qui dépendent de l’écrivain, et aussi de la langue dans laquelle il s’exerce »13.

Le recours au génie du « français-gaulois14 » contribue aux yeux d’Armand Corre au talent de Jean de La Fontaine. L’emploi spécifique du mot, que le recours au trait d’union transforme en mot composé, n’est peut-être pas anodin. À défaut de preuve tangible, on évoquera un faisceau de divergences, susceptibles d’éclairer notre propos. Conformément à ce qui s’observe au xixe siècle15, l’expression appartient au vocabulaire linguistique et se lit notamment dans l’article « mlêccha » (Larousse, 1866-1867 : 351). Terme d’origine hindoue, il tire son étymologie de la racine mlchh, qui désigne une parole confuse. Le contexte d’acception du terme fait référence à une série d’expressions utilisées pour désigner les peuples étrangers, qui ont la particularité d’être dépréciatives. C’est le cas de l’appellation « welsh » qui désigne au départ un « étranger » 16 :

« Suivant Leo et Stenzler17, l’anglo-saxon wealh, ancien allemand walh, walah, moderne wœlsh, anglais welsh, étranger, latin, welche, d’où le français gaulois, ainsi que le polonais wloch, italien, et le slave wlach, valaque, seraient les corrélatifs directs du sanscrit mlêccha » (Larousse, 1866-1867 : 351).

Sans que rien n’étaie avec certitude cette hypothèse – à laquelle les analyses sur la langue créole (252-262) apportent pourtant une certaine crédibilité –, il nous semble approprié d’ancrer l’emploi du mot dans un contexte proprement linguistique. Car c’est bien à une tentative de désignation de l’Autre (le Créole, entendu comme individu) que se livre Armand Corre, tiraillé entre le refus d’accorder pleinement le statut de langue et sa reconnaissance entière à ce « jargon mignard » (le créole, entendu comme langue). Le terme de « mignard » est certainement emprunté d’ailleurs à Louis-Élie Médéric Moreau de Saint-Méry18, qui s’est fait, lui, l’ardent défenseur du créole :

« J’ai à parler maintenant du langage qui sert à tous les nègres qui habitent la colonie française de Saint-Domingue. C’est un français corrompu, auquel on a mêlé plusieurs mots espagnols francisés, et où les termes marins ont aussi trouvé leur place. On concevra aisément que ce langage, qui n’est qu’un vrai jargon, est souvent inintelligible dans la bouche d’un vieil Africain, et qu’on le parle d’autant mieux qu’on l’a appris plus jeune. Ce jargon est extrêmement mignard, et tel que l’inflexion fait la plus grande partie de l’expression. Il a aussi son génie (qu’on passe ce mot à un créole qui croit ne le pas profaner), et un fait très sûr, c’est qu’un Européen, quelque habitude qu’il en ait, quelque longue qu’ait été sa résidence aux îles, n’en possède jamais les finesses. » (Moreau de Saint-Méry, 1797, vol. 1 : 76)

Le « tour » réunit ainsi les deux acceptions du mot que prête Patrick Dandrey à Jean de La Fontaine, comme nous avons pu l’exposer précédemment, à la faveur d’une nouvelle définition. À l’inverse, chez le fabuliste – du point de vue d’Armand Corre en tout cas – c’est le « tour », en tant que mise en vers (« le tour naturel et facile des vers »), auquel s’ajoute l’usage du « français-gaulois […] à l’allure familière et gracieuse », qui concourt principalement à l’agrément du lecteur. L’extension du mot « tour » dans les propos d’Armand Corre se révèle cruciale dans sa caractérisation du créole, qui se « prête au tour particulier de la fable » 19– à laquelle il offre désormais « une saveur nouvelle ». À travers un surprenant renversement des fonctions (le « tour » jusque-là au service de la fable s’identifie désormais à elle), le créole, par l’intégration des deux acceptions du mot « tour », celles de l’invention et de l’exécution, rend possible l’appropriation du substrat lafontainien. C’est donc au prix d’une alliance permanente entre souci de l’expressivité et fidélité à l’expression du sentiment20 que

« sous l’enveloppe de la grâce, plus belle encore que la beauté, a dit La Fontaine21, le créole renferme des trésors de sensibilité. » (159)

« Osmose de la forme et du sens », l’expression créole tend à devenir au même titre que la fable de La Fontaine, un « hiéroglyphe » (1992 : 52), qu’Armand Corre déchiffre au fil du chapitre. La simplicité révélée du créole n’en dissimule pas moins sa relation énigmatique au français, dont les évidences commentées par l’auteur au début du chapitre V – le lexique français se coulerait dans le moule « agglutinatif des langues africaines » – ne rendent pas réellement compte des étapes du « perfectionnement savant, œuvre des blancs qui l’ont adopté pour eux, l’ont poli jusqu’à l’élever à la hauteur d’un idiome littéraire » (253), au sujet duquel l’auteur reste étonnement silencieux.

C’est donc à cet équilibre fragile, ce « niveau moyen » (252) entre deux communautés langagières, celles des Blancs minoritaires et celle des Noirs majoritaires, que traduit le rapport aux français et au créole, qu’il convient de réfléchir désormais.

3. Armand Corre, à la manière de La Fontaine

L’ouverture du chapitre V pose une conjonction fondamentale entre le portrait social de la colonie, que constitue l’ensemble des chapitres précédents, et celui linguistique, dont l’auteur entend rendre compte des particularités. Très rapidement, les propos d’Armand Corre témoignent d’une certaine contradiction : le créole, ce « parler des grands enfants » l’est aussi des Blancs, il ressortit aux langues agglutinatives africaines, mais emprunte aussi aux langues flexionnelles, et se dispensant de tout recours à la syntaxe,22 il reproduit pourtant sans vergogne les locutions figées du français maritime23. Mais c’est encore dans la relation qu’établit Armand Corre entre la simplicité des mécanismes linguistiques du créole et la force de l’image qu’il produit que se situe peut-être le plus grand paradoxe qui traverse ce chapitre :

« Ce langage singulier, simple de mécanisme, très imagé, se prête admirablement à l’expression des sentiments élémentaires, à la peinture des choses de la nature. » (261)

La présence en filigrane de la préface des Fables, dans laquelle La Fontaine prétend simplement avoir cherché à mettre en vers les fables d’Ésope, compensant ainsi la perte du laconisme antique par le recours à l’ornementation de la versification24, offre une interprétation différente du chapitre. L’exposé en termes linguistiques des relations sociales entre Blancs et Noirs invite au détour d’une relecture lafontainienne25 à penser différemment les interactions entre le français et le créole.

Aussi faut-il comprendre ce que l’ornementation, dont on sait qu’elle habille « des livrées des muses » la leçon ésopique pour mieux fonder le discours de sagesse du fabuliste français26, des fables créoles à « l’allure familière et gracieuse » apporte au raisonnement d’Armand Corre sur la colonie. Le corpus de fables antillaises sélectionnées par l’auteur se conforme au portrait qu’il dresse de la société créole et met particulièrement en relief les travers évoqués précédemment. Les femmes créoles, dans ce tableau emprunté à Eugène Édouard Boyer-Pereleau (157-159), à l’image de la fourmi préférant le chant au dur labeur27, éprises du « dolce farniente des Italiennes », ne sortent de leur torpeur que pour se livrer avec « grâce et […] vivacité » à la danse. La fatuité de l’enfant mulâtre, lassé devant le bassin du Luxembourg, prétendant que son père en possède bien davantage – lequel en réalité n’est propriétaire que de « quelques carrés de marécages » (78) – annonce celle de la « Grenouille et du Bœuf » (268), « la vanité nègre » dont témoigne l’opulence des plateaux de mets, qui tend moins à « satisfaire l’appétit des enfants » que « la vanité des parents » projette déjà le rêve littéralement brisé d’une laitière trop empressée (270), enfin « l’outrecuidance du roitelet nègre » (68) celle des « Animaux nobles » (273), dont la recherche effrénée des noms à particule souligne le ridicule de l’orgueil28. Les fables dupliquent ainsi sur le mode de la variation les défauts d’une société largement étrillée tout au long de l’ouvrage. L’intérêt majeur de cette variation est double. Il autorise à la fois la vision d’un monde insulaire refermé sur lui-même au même titre que le fablier, où se répètent constamment d’une fable à une autre les mêmes travers humains. Il autorise aussi la vision d’un monde à la fois hiérarchisé à l’aune du degré de teinte de la peau – où les mêmes défauts des Créoles se trouvent accrus chez les Mulâtres et largement amplifiés chez les Nègres – tout en accréditant paradoxalement l’image d’une société créole unique, dont les travers communs (à la « vanité arrogante » du Nègre, 59, répond en écho l’« orgueil immense » du Créole blanc, 65) révèlent la profonde unité. C’est là tout le paradoxe d’une société à la fois fragilisée par le poids de sa hiérarchie raciale et renforcée par l’unité des traits de caractère communs à toute sa population qu’Armand Corre nous donne à lire et à entendre.

Armand Corre tire de sa lecture de Jean de La Fontaine la leçon selon laquelle le langage met à l’épreuve l’individu dans son rapport aux autres. Le microrécit de la fable, où se joue une série d’événements narratifs schématiques dont se dégage l’exemplum, s’avère propice à la production d’une parole, qui raconte l’action, la commente et bien souvent la remplace. De ce constat, il convient de tirer trois conséquences :

  • en ce sens très proche de Jean de La Fontaine, dont les fables témoignent à quel point le conflit entre les personnages est souvent celui de la parole – ce dont atteste « Le Loup et l’Agneau », dans laquelle la soumission de l’agneau à son prédateur est avant tout rhétorique29 – Armand Corre met au jour en termes langagiers la forte dépendance sociale des groupes raciaux entre eux au sein de la société de plantation : « Cette action réciproque est très nettement traduite par le langage » (252).

  • à la manière de la parole lafontainienne révélant l’essence profonde des êtres animés qui en sont dotés30, le maniement du créole par ses locuteurs révèle l’empreinte profonde de leur caractère. S’« il est piquant et caressant tout à la fois dans la bouche des femmes ; pittoresque et quelquefois très mordant » (261), le créole est à l’image de ces mulâtresses, dont la fausse « candeur » dissimule mal le caractère « impudique » (173). C’est avec un lexique assez proche, utilisé pour caractériser le créole « pittoresque » et « mordant », qu’Armand Corre brosse le portrait d’une mulâtresse dans des termes érotiques :

« Elle s’avance, à la fois indolente et vive, tramant avec un petit cliquetis régulier son léger soulier transformé en pantoufle, balançant ses hanches par des mouvements pleins de souplesse féline, la poitrine et le ventre en avant, et le regard velouté, doucement caressant, comme pour inviter au plaisir voluptueux. » (173)31

  • au même titre que l’univers lafontainien repose sur un ensemble de voix qui se répondent les unes aux autres dans un jeu infini de variations32, la colonie aux yeux d’Armand Corre témoigne d’une interaction entre les êtres, qui relève de l’interdépendance :

« Le blanc a fourni au nègre les éléments d’une adaptation à une forme de civilisation supérieure ; mais le nègre n’a pris de ces éléments que ce qu’il en pouvait prendre et il les a façonnés selon ses tendances et ses besoins ; à son tour, il a exercé sur le blanc comme une influence d’arrêt en devenant le maître du milieu […]. »

Cette action réciproque est très nettement traduite par le langage33.

« Le créole est un parler de grands enfants auquel le père a dû se soumettre, faute d’avoir pu développer l’esprit des siens, au-delà d’une limite fixée par leur sens auditif et leur intelligence. Vous essayez d’initier un enfant aux choses et aux idées du monde extérieur » (251-252).

Sans pour autant être réellement en mesure d’articuler pleinement le constat d’une influence marquée des facteurs sociaux dans le développement du créole à son origine, l’auteur n’en établit pas moins un lien très fort entre la construction identitaire de la colonie et l’évolution de sa langue. Dans la lignée de Volcy Focard et d’Hugo Schuchardt (Krämer 2015), Armand Corre inscrit à demi-mot la genèse de la réflexion sur les créoles dans une approche sociohistorique.

Conclusion

Reposant sur une analogie pour le moins troublante, selon laquelle la fable ésopique est à celle de La Fontaine ce que le français est au créole, c’est-à-dire un substrat linguistique que ce dernier orne d’une expression familière, gracieuse et imagée, le chapitre V de Nos Créoles d’Armand Corre bouscule les distinctions établies entre les deux langues et révèle en filigrane un intérêt marqué pour l’esprit de la langue créole. Un subtil jeu d’enchâssement – le mot « tour » d’abord mentionné par Jean-François Marmontel au sujet de la mise en vers des fables rend la mention de La Fontaine quelques lignes plus tard très attendue, à laquelle répond en écho le réemploi du mot « tour », qui par un effet de glissement de sens, renvoie désormais à l’expression créole – témoigne d’un intérêt manifeste d’Armand Corre pour la tournure d’esprit de la langue de la colonie. Se dévoile ainsi progressivement le gauchissement du mot « tour » auquel initialement Jean de La Fontaine accordait tantôt le sens d’invention, tantôt celui d’exécution dans une tension dialectique au profit d’une adéquation du mot créole à l’expression de son idée chez Armand Corre. Limité par des connaissances linguistiques moins étendues que celles de Volcy Focard34, Armand Corre n’en pressent pas moins le poids des facteurs sociaux dans la genèse du créole. Inscrivant les prémices de la créolistique dans une approche sociohistorique, il fait écho sans le savoir peut-être à Louis-Élie Médéric Moreau de Saint-Méry (1797), dont la description d’une langue naissante, le créole, donne à lire en miroir celle d’une société en pleine essor.

1 L’usage de la majuscule permet de distinguer la population blanche des colons (les Créoles) de la langue (le créole).

2 L’auteur assume néanmoins son manque d’objectivité et assume la visée critique et parfois satirique de son propos. À ce titre, la célèbre formule de

3 Il convoque ainsi les procédés courants de la morphologie dérivationnelle : le néologisme (« Peu de mots inventés, mais quelques-uns nés du terroir 

4 Le lecteur aura reconnu la référence à l’article « Fable » de l’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (de

5 L’extrait comporte deux mentions de La Fontaine que nous prendrons le temps de commenter au fil de notre démonstration.

6 À propos de la création lexicale, qui s’observe en créole, dans les colonies françaises, Armand Corre note que l’« On se contente généralement des

7 Voir l’analyse que Patrick Dandrey consacre à l’hésitation orthographique entre « dessin » et « dessein » au xviie siècle, qui éclaire la

8 Le point de vue d’Armand Corre, selon lequel le « tour » créole est au français ce que le « tour » de la fable antique est à La Fontaine, n’est pas

9 Armand Corre en expose les étapes : les esclaves, qui ne subissent aucune pression linguistique de la part de maîtres affairés à des tâches bien

10 « Le créole des colonies françaises a pour base le français » (Corre : 253).

11 La force de l’image, qui participe pleinement de l’argumentation dans l’apologue, tient en grande partie à la concision du genre littéraire, qui

12 Le soulignement est de notre fait dans l’ensemble de cette partie.

13 Ce passage fait écho aux premières lignes du chapitre V, que nous commenterons un peu loin, dans lesquelles l’auteur mentionne la forte dépendance

14 L’emploi en minuscule du mot exclut de fait les occurrences dans lesquelles la majuscule renvoie aux populations gauloises installées sur le

15 Ce dont attestent du moins les recherches menées dans Gallica.

16 Dans ce contexte est « étranger » celui dont on ne comprend pas la langue. De façon identique, le terme « barbare » renvoie étymologiquement à ceux

17 Indianistes allemands du xixe siècle.

18 Préalablement cité dans la note 8 de bas de page de notre exposé.

19 La fable, qui recourait jusque-là chez La Fontaine à l’outil littéraire du « tour », devient à son tour un outil langagier, qui rend compte par le

20 Mutatis mutandis (les choix de la langue n’étant à l’évidence que très rarement conscients chez le locuteur), on observe une certaine similitude

21 Dans ce long poème, intitulé « Adonis », le personnage éponyme, épris de la déesse de l’amour, trouve la mort à l’issue d’un épisode de chasse. Les

22 Le recours à l’exemple « bébé sage, bébé gâteau », qui repose sur l’emploi d’une structure en deux temps (un thème « bébé », suivi d’un prédicat « 

23 L’exemple suivant est particulièrement éloquent : « une mulâtresse […] minaude et fait semblant de se fâcher à propos d’une agacerie, elle s’écrie 

24 La connaissance des fables par le grand public rendait nécessaire la mise en vers, dont l’enjeu est avant tout celui d’« égayer un ouvrage »

25 Le terme de « finasserie », qui s’emploie pour évoquer le raffinement que l’on déploie pour renverser une situation à son avantage, témoignerait-il

26 Bien des fables dont « Le lion, le Signe et les deux Ânes » (livre XVI, fable 5) ou encore « Le Renard et l’Écureuil » (publication posthume de

27 Li dit cigale : « Ché doudoux,Ça ou ka fé tout les jou,

Pou ou pas fini mangé ? ICigale dit : « Moin ka chantéQuand yo ka dansé bélè. » (267)Elle répond à la cigale : « Chère amie,Qu’est-ce que vous faites

28 Armand Corre critique dans un précédent passage l’anoblissement rapide des roturiers (« Mais aux colonies, comme en France, plus d’une particule

29 La faiblesse de l’Agneau se lit dans les réponses qu’il apporte au loup, dont la maîtrise du dialogue signe l’autorité : Qui te rend si hardi de

30 Transposant le monde humain dans le règne animal, La Fontaine accorde la parole à l’ensemble des êtres :J’ai fait parler le Loup et répondre l’

31 Cette peinture de la mulâtresse n’est pas sans rappelle celle de la Négresse dans la littérature française de la seconde partie du 19e siècle à

32 La leçon émane souvent d’un personnage de la fable qui s’adresse au discours direct à ceux dont l’ignorance leur a été préjudiciable. Le Renard

33 Cette formule laconique, à laquelle l’indentation par rapport à la marge assure une certaine résonance, marque une séparation nette entre l’exposé

34 Voir les échanges épistolaires entre Volcy Focard et Hugo Schuchardt (Krämer, 2012).

35 On trouve « Volsy » sous la plume d’Armand Corre (256).

Baudot, Paul, Œuvres créoles, traductions et préface de M. Maurice Martin, Guadeloupe, Basse-Terre. Impression Du Gouvernement, Impression Officielle, 1re édition, 1923, 2e édition, Comité départemental de l’Année du Patrimoine, 1935.

Cocheris, Hippolyte, Histoire de la grammaire, origine et permutation des lettres, formation des mots, préfixes, radicaux et suffixes, 1er volume, in-16, librairie de « l’Écho de la Sorbonne », Paris, 1874. Disponible sur Gallica :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6359298h.texteImage

Collinet, Jean-Pierre, Le Monde littéraire de La Fontaine. Presses universitaires de Lyon, 1970, 2e édition, Genève, Slatkine, 1989.

Corre Armand, Nos créoles, 1re édition, 1890, 2e édition, Paris, P.-V. Stock éditeur, 1902. Disponible sur Gallica :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k877348k.r=armand%20corre%20nos%20créoles?rk=42918 ;4

Couton, Georges, « La Fontaine et l’art des emblèmes » dans La Poétique de La Fontaine. Deux études : La Fontaine et l’art des emblèmes. Du pensum aux « Fables », Publications de la Faculté des lettres de l’Université de Clermont-Ferrand, 2e série, Fasc. 4, Paris, Presses universitaires de France, 1957.

Dandrey, Patrick, « La Fable de La Fontaine et les deux usages de l’image », dans Le Fablier. Revue des Amis de Jean de La Fontaine, n° 24, Actes du colloque international 6 et 7 décembre 2012, Première partie, 2013, pp. 109-116. Doi : https://doi.org/10.3406/lefab.2013.1233

Dandrey, Patrick, « 2. Le tour, agent d’exécution », chap. 2. La dynamique de la création, La Fabrique des Fables. Essai sur la poétique de La Fontaine, 2e édition, revue, corrigée et augmentée, 95-99, Paris, Klincksieck, XIX92.

Ducos, Paul, Les Satires de Juvénal accompagnées du texte latin et de remarques extraites de la traduction de M. de Silvecane (édition de 1690), traduites en vers, 1887. Disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9681158b/texteBrut

Focard, Volcy, « Du patois créole de l’île Bourbon », Bulletin de la Société des sciences et arts de l’île de la Réunion, année 1884, 1885, pp. 179-239.

Hamot, Odile, « La Négresse, figure de la modernité », dans Karine Bénac-Giroux (éd.), Poétique et politique de l’altérité. Colonialisme, esclavagisme, exotisme (XVIIIe-XXIe siècles), Paris, Classiques Garnier, 2019, pp. 171-184.

Jaucourt, le chevalier de, article « Fable », dans Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société des gens de lettres, sixième tome, 342-344. Disponible sur le site de l’Édition numérique collaborative et critique de l’Encyclopédie : http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v6-438-0/?query=banier

Krämer, Philipp, « Hugo Schuchardt im Zentrum der frankophonen Kreolistik. Korrespondenzen mit Lucien Adam, Volcy Focard, Alfred Mercier, Alcée Fortier und René de Poyen-Bellisle », Grazer Linguistische Studien, 78, 2012, pp. 129-156.

Krämer, Philipp, Une touche de noir, une touche de blanc. Volcy35 Focard explique la créolisation à La Réunion, dans Histoire, Épistémologie, Langage, tome 37, fascicule 1, Le tout et ses parties. Langue, système, structure, 2015, pp. 123-139. Doi : 10.1051/hel/201506

La Fontaine, Jean de, Fables, Jean-Charles Darmon et Sabine Gruffat (éd.), Les Classiques de poches, Paris, 2002.

La Fontaine, Jean de, « Adonis », 1669, Œuvres complètes, Paris, édition du Seuil, 1965.

Larousse, Pierre, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle : français, historique, géographique, mythologique, bibliographique… tome 11. Disponible sur Gallica :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k205363w.r=%22français-gaulois%22?rk=21459 ;2

Marbot, François-Achille, Les Bambous. Fables de La Fontaine ; travesties en patois créole par un vieux commandeur, 1869. Disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54261407

Moreau de Saint-Méry, L.-.E. M. Description typographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’isle de Saint-Domingue, Philadelphie : chez l’auteur. 2 volumes, 1797. Disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k111XVII9t.r=Moreau%20de%20Saint-Méry%2C%20Louis-Élie?rk=42918 ;4

Rousseau, Jean-Jacques, Émile ou de l’éducation, chronologie et introduction par Michel Launay, Paris, G.-F. Flammarion, 1966.

1 L’usage de la majuscule permet de distinguer la population blanche des colons (les Créoles) de la langue (le créole).

2 L’auteur assume néanmoins son manque d’objectivité et assume la visée critique et parfois satirique de son propos. À ce titre, la célèbre formule de Juvenal (« Difficile est satiram non scribere »/« Puis-je donc interdire/À mon bras indigné le fouet de la satire ? », Paul Ducos 1887) en épigraphe de l’ouvrage contredit à demi-mot la prudence et les réserves auxquelles Armand Corre prétend consentir dans la préface :
« En écrivant ce livre, j’ai simplement cherché à faire connaître, sous le jour où elles se montrent à l’Européen impartial, nos anciennes colonies et leurs populations. Je n’ai pas écrit un pamphlet ; je prétends n’avoir pas chargé les couleurs. J’ai dit la vérité, et les personnes qui ont vécu dans les pays créoles me rendront cette justice, j’en suis bien convaincu. » (5)
Le renversement de situation opère en faveur de la position d’Armand Corre. À tout lecteur éventuellement surpris du ton véhément de l’auteur face aux Créoles, ce dernier répond que « les choses répondent assez fidèlement à [s] on tableau, et [qu’] ils [lui] sauront gré des réticences entrevues à maintes pages de [son] livre. » (5)
Ce sont donc bien les faits qui se prêtent à la critique par eux-mêmes sans qu’incombe à l’auteur une autre tâche que celle de les rapporter fidèlement.

3 Il convoque ainsi les procédés courants de la morphologie dérivationnelle : le néologisme (« Peu de mots inventés, mais quelques-uns nés du terroir » : 256) l’emprunt (« en les défigurant » : 256), le calque (« en transformant leur signification » : 256), l’aphérèse (« Il réduit les mots français, par suppression de la première syllabe » : 257), la simplification phonétique (« Il a l’horreur de l’r » : 258) auxquels s’ajoutent le changement d’aperture des sons (« la substitution fréquente de l’i à l’e ou à l’u » : 258) et l’agglutination d’une finale consonantique d’un mot à la voyelle du mot suivant (« le créole rattache aux noms commençant par une voyelle la dernière lettre des liaisons qu’il rencontre ordinairement dans les phrases » : 258). Il est tout aussi sensible à la variation diatopique (« Du reste, d’une colonie à une autre » : 258) que diastratique (« dans les diverses catégories de la population de chaque colonie, parmi les individus de même couche sociale, beaucoup de variations de prononciation » : 258).

4 Le lecteur aura reconnu la référence à l’article « Fable » de l’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (de Jaucourt 1751), que ne cite pourtant pas Armand Corre, dans lequel Jean-François Marmontel oppose la naïveté des fables de La Fontaine à la faiblesse de celles d’Antoine Houdar de la Motte, dont le point de vue pourtant très aiguisé sur le rôle de la morale contrevient à la simplicité et au charme de l’écriture de l’apologue :
« C’est peu que dans la fable une vérité utile et peu commune, se déguise sous le voile d’une allégorie ingénieuse ; que cette allégorie, par la justesse et l’unité de ses rapports, conduise directement au sens moral qu’elle se propose ; que les personnages qu’on y employe, remplissent l’idée qu’on a d’eux. La Mothe a observé toutes ces regles dans quelques-unes de ses fables ; il reproche, avec raison, à La Fontaine de les avoir négligées dans quelques-unes des siennes. D’où vient donc que les plus défectueuses de La Fontaine ont un charme et un intérêt, que n’ont pas les plus régulieres de la Mothe ? » (344)

5 L’extrait comporte deux mentions de La Fontaine que nous prendrons le temps de commenter au fil de notre démonstration.

6 À propos de la création lexicale, qui s’observe en créole, dans les colonies françaises, Armand Corre note que l’
« On se contente généralement des expressions connues, mais en les arrangeant à une nouvelle… sauce, en les défigurant ou en transformant leur signification. » (256)

7 Voir l’analyse que Patrick Dandrey consacre à l’hésitation orthographique entre « dessin » et « dessein » au xviie siècle, qui éclaire la transposition du « projet » initialement abstrait en une réalisation concrète (93). Le « projet » de La Fontaine s’apparente à un « plan » pensé d’abord comme un projet préalable avant de devenir une exécution spatiale (note de bas de page 20 : 93).

8 Le point de vue d’Armand Corre, selon lequel le « tour » créole est au français ce que le « tour » de la fable antique est à La Fontaine, n’est pas sans poser problème. II met au jour une contradiction au sein du discours de l’auteur de Nos Créoles, que cet article se propose d’éclairer à défaut de résoudre totalement. Quel crédit accorder à l’assertion d’Armand Corre selon qui le créole relève d’« un parler des grands enfants auxquels le père a dû se soumettre, faute d’avoir pu développer l’esprit des siens » (252) alors que Jean-Jacques Rousseau, dont on peut supposer qu’un lecteur érudit comme Armand Corre, qui mentionne de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre la description du paysage bucolique de l’île Bourdon dans ses Études de la nature (55), des chroniques amoureuses de Pierre de Brantôme (162), de Louis-Narcisse Baudry des Lozières dans son récit de voyage à Saint-Domingue (172), de Médéric Louis-Élie Moreau de Saint-Méry au sujet du rythme de la bamboula (194), ne pouvait pas ne connaître, et dont la critique à l’égard des fables de La Fontaine se fait entendre dès le livre II de l’Émile lorsqu’il pressent qu’elles s’adressent bien plus aux adultes qu’aux enfants : « On fait apprendre les fables de La Fontaine à tous les enfants, et il n’y en pas un seul qui les entende » (Rousseau, 1762 : 140) ?
Or l’explication de cette obscurité de la fable est précisément à chercher dans le « tour même de la poésie », qui rend d’autant « plus facil[e] à retenir » ce qui reste « difficil [e] à concevoir ». En un mot, « on achète l’agrément au dépens de la clarté ». Par effet de ricochet, l’usage du mot « tour » sous la plume d’Armand Corre pour caractériser la transformation progressive du français en créole rend un peu suspecte l’affirmation péremptoire d’une langue coloniale qualifiée de puérile et laisse entrevoir l’hypothèse d’une appréciation bien plus subtile du créole par l’auteur.

9 Armand Corre en expose les étapes : les esclaves, qui ne subissent aucune pression linguistique de la part de maîtres affairés à des tâches bien plus grandes (« les guerres et les rudes labeurs », 256) que ces « finasseries linguistiques » (256), recourent allègrement à l’emprunt lexical, sont d’abord sensibles à la musique des mots auxquels ils attribuent dans un second temps un sens : « des mots ont été adoptés, utilisés à tout hasard, uniquement parce qu’ils plaisaient et produisaient quelque étonnement, dans un monde illettré, recherchant la consonance avant l’expression de l’idée. » (256-257)

10 « Le créole des colonies françaises a pour base le français » (Corre : 253).

11 La force de l’image, qui participe pleinement de l’argumentation dans l’apologue, tient en grande partie à la concision du genre littéraire, qui tend à les assimiler. Au détour d’une étude consacrée à l’image et à son usage dans la fable, dans laquelle il réfute chez Georges Couton (1957) l’assimilation de la fable à l’emblème – forme courte associant à un titre explicatif une illustration accompagnée d’une épigramme en latin – plaquant artificiellement les parties de l’un sur celles de l’autre, Patrick Dandrey rappelle que « la fable poétique pratiquée par La Fontaine tend à substituer le verbe à l’image, le récit à la peinture, plutôt qu’à les associer » (Dandrey, 2013 : 112).
De façon identique, la puissance évocatoire de l’image en créole viendrait de sa faculté à rendre en termes concrets la réalité qu’elle évoque : « Ce langage singulier, simple de mécanisme, très imagé, se prête admirablement à l’expression des sentiments élémentaires, à la peinture des choses de la nature » (261).
C’est ainsi qu’à La Réunion, l’allusion mimétique au « gloussement de la poule pondeuse » permet à l’oreille métropolitaine d’entendre les bavardages tout aussi incessants qu’inutiles de celles qui s’empressent d’aller « cacailler » dans la rue (256).

12 Le soulignement est de notre fait dans l’ensemble de cette partie.

13 Ce passage fait écho aux premières lignes du chapitre V, que nous commenterons un peu loin, dans lesquelles l’auteur mentionne la forte dépendance sociale des groupes raciaux entre eux au sein de la société de plantation avant de conclure que :
« Cette action réciproque est très nettement traduite par le langage » (252).

14 L’emploi en minuscule du mot exclut de fait les occurrences dans lesquelles la majuscule renvoie aux populations gauloises installées sur le territoire de la France actuelle au 1er siècle av. J.-C., plus nombreuses dans Gallica.

15 Ce dont attestent du moins les recherches menées dans Gallica.

16 Dans ce contexte est « étranger » celui dont on ne comprend pas la langue. De façon identique, le terme « barbare » renvoie étymologiquement à ceux dont le chant imite celui des oiseaux (du grec βάρβαρος), c’est-à-dire qui ne signifie rien de compréhensible.

17 Indianistes allemands du xixe siècle.

18 Préalablement cité dans la note 8 de bas de page de notre exposé.

19 La fable, qui recourait jusque-là chez La Fontaine à l’outil littéraire du « tour », devient à son tour un outil langagier, qui rend compte par le ton, la mise en vers, et le rythme de l’expressivité du créole.

20 Mutatis mutandis (les choix de la langue n’étant à l’évidence que très rarement conscients chez le locuteur), on observe une certaine similitude dans le travail qu’opère La Fontaine sur la langue et le créole comme langue. Dans la fable double « Le Héron – La Fille » (VII, 4-5), à laquelle Patrick Dandrey a consacré quelques pages (1. L’esthétique du parallèle, 1992 : 169-174) auxquelles nous empruntons les analyses, s’établit une curieuse convergence de traits physiques et moraux entre le Héron dont les longs membres signent son arrogance et la jeune Fille dont le caractère « un peu trop fier » (vers 1) laisse imaginer au lecteur son portrait physique, que la fable passe pourtant sous silence : « Mais le Héron est déjà passé devant nos yeux : assurément les traits de la Fille telle qu’on se la représente doivent quelque chose à ceux de l’oiseau. » (170)
Indissociable du sens qu’elle véhicule, l’image participe activement à l’établissement de la signification de la fable, et condamne la jeune Fille-Héron qui prend littéralement ses prétendants de haut. Empruntant aux lois de la physiognomonie, « herméneutique du corps humain dont l’étude de chaque composante peut révéler un trait de caractère inscrit dans l’âme et prêt à s’inscrire dans une action » (Dandrey 1992 : 187), le bestiaire de La Fontaine rend compte du rôle de l’image dans un genre littéraire comme celui de la fable, où l’économie de mots attendus lui impose d’être expressive. De façon similaire, l’image en créole conserve l’empreinte de ce qu’elle évoque. C’est en termes sonores en particulier (qu’il s’agisse des onomatopées très nombreuses, évoquées à la page 262 ou d’expressions comme celle de « cacailler », précédemment commentée) que le créole rend compte sans médiation des réalités qu’il représente.

21 Dans ce long poème, intitulé « Adonis », le personnage éponyme, épris de la déesse de l’amour, trouve la mort à l’issue d’un épisode de chasse. Les vers qui suivent brossent le portrait de la rencontre entre le personnage éponyme et Vénus à la « gorge d’albâtre », dont le « charme secret » et la « grâce » renforcent d’autant toute la beauté :
Rien ne manque à Vénus, ni les lys, ni les roses,
Ni le mélange exquis des plus aimables choses,
Ni ce charme secret dont l’œil est enchanté,
Ni la grâce plus belle encor que la beauté. (La Fontaine 1965 : vers 363-366)

22 Le recours à l’exemple « bébé sage, bébé gâteau », qui repose sur l’emploi d’une structure en deux temps (un thème « bébé », suivi d’un prédicat « sage » et « gâteau ») faisant l’économie d’une phrase complexe (« Si le bébé est sage, il aura un gâteau ») laisse entendre que le créole, dont la simplicité formelle trahit un rapport simplifié au monde, d’après laquelle la forme simplifiée de la langue renvoie à une perception simplifiée du réel, ferait donc l’économie de toute subordination.

23 L’exemple suivant est particulièrement éloquent : « une mulâtresse […] minaude et fait semblant de se fâcher à propos d’une agacerie, elle s’écrie : “Laguez-moin”, larguez-moi, laissez-moi. » (255-256)
Armand Corre présuppose que l’absence de syntaxe en créole favorise le calque. Or le principe du calque, qui consiste à emprunter l’emploi d’un mot dans une autre langue, s’observe tout autant en français. Armand Corre confond de notre point de vue un principe d’économie (une langue emprunte à une autre avec laquelle elle se trouve en contact) et une prétendue absence de syntaxe en créole.

24 La connaissance des fables par le grand public rendait nécessaire la mise en vers, dont l’enjeu est avant tout celui d’« égayer un ouvrage » désormais privé de l’élégance du latin. La « gaîté française (de La Fontaine) fait équivalence de l’élégance latine (de Phèdre). » (Dandrey, 1992 : 12).

25 Le terme de « finasserie », qui s’emploie pour évoquer le raffinement que l’on déploie pour renverser une situation à son avantage, témoignerait-il d’un clin d’œil au motif de la ruse, qui traverse une grande partie des Fables, lorsqu’Armand Corre évoque le manque d’attention que les « colons, plus occupés de guerres et de rudes labeurs, que de finasseries linguistiques » (256) prêtent aux énoncés simplifiés des esclaves ? Nous le croyons.

26 Bien des fables dont « Le lion, le Signe et les deux Ânes » (livre XVI, fable 5) ou encore « Le Renard et l’Écureuil » (publication posthume de 1861) étrillent à demi-mot les ministres Colbert et Fouquet dont le ton badin rend la critique d’autant plus acerbe.

27 Li dit cigale : « Ché doudoux,
Ça ou ka fé tout les jou,

Pou ou pas fini mangé ? I
Cigale dit : « Moin ka chanté
Quand yo ka dansé bélè. » (267)
Elle répond à la cigale : « Chère amie,
Qu’est-ce que vous faites tous les jours,
Pour n’avoir pas à manger ? »
La cigale dit : « Je chante,
Quand on danse ballet. »

28 Armand Corre critique dans un précédent passage l’anoblissement rapide des roturiers (« Mais aux colonies, comme en France, plus d’une particule fut accaparée sans droit. » : note de bas de page 2, 20) autant que l’orgueil des Créoles, qui « conserve[nt] une morgue, une suffisance, que viennent encore accroître des titres trop aisément conférés » (111).

29 La faiblesse de l’Agneau se lit dans les réponses qu’il apporte au loup, dont la maîtrise du dialogue signe l’autorité :
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
– Sire, répond l’Agneau, que votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’Elle,
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
– Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
– Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’Agneau, je tette encor ma mère.
– Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
– Je n’en ai point.
– C’est donc quelqu’un des tiens (I, 10, « Le Loup et l’Agneau » : vers 7-23)

30 Transposant le monde humain dans le règne animal, La Fontaine accorde la parole à l’ensemble des êtres :
J’ai fait parler le Loup et répondre l’Agneau.
J’ai passé plus avant : les Arbres et les Plantes
Sont devenus chez moi créatures parlantes. (II, 1, « Contre ceux qui ont le goût difficile » : vers 10-12)

31 Cette peinture de la mulâtresse n’est pas sans rappelle celle de la Négresse dans la littérature française de la seconde partie du 19e siècle à laquelle Odile Hamot (2019) consacre une étude, dont un passage notamment trouve une résonance particulière ici : « La femme noire n’existe alors que figée dans la posture factice et abstraite que lui assigne le regard baroque dédaigneux des contingences et prompt au vertige de la fascination » (172).
L’évocation par touches successives des mouvements félins de la mulâtresse révèle l’exaltation de l’auteur pour un être réduit à la projection de son propre désir.

32 La leçon émane souvent d’un personnage de la fable qui s’adresse au discours direct à ceux dont l’ignorance leur a été préjudiciable. Le Renard interpelle le Corbeau par un impératif : « Apprenez que tout flatteur/
Vit aux dépens de celui qui l’écoute. » (I, 2 : vers 14-15), Jupiter les Grenouilles par une question rhétorique : « Eh quoi ! votre désir/À ses lois croit-il nous astreindre ? (VI, 12 : vers 30-31), et la Cigale par une interrogation faussement ouverte : « Que faisiez-vous au temps chaud ? » (I, 1 : vers 22).

33 Cette formule laconique, à laquelle l’indentation par rapport à la marge assure une certaine résonance, marque une séparation nette entre l’exposé des facteurs sociaux à l’œuvre dans la colonie et la présentation générale du créole et en particulier sa genèse dans les lignes qui suivent :
« Pour lui faire comprendre les rapports entre les sons conventionnels et les objets qu’ils représentent, vous revenez en arrière et, d’intuition, vous avez recours au procédé que l’homme ancestral employa dans les premiers efforts de sa parole. Vous choisissez, dans le domaine du concret, ce qui frappe le plus vivement l’attention fugitive du jeune être, vous accompagnez la désignation de la répétition d’un mot aussi simple que possible, monosyllabique ou bisyllabique, sonore, et quand vous abordez l’essai des relations des idées et des expressions entre elles, vous laissez aux mots qui se succèdent le soin de graver eux-mêmes leurs associations naturelles dans l’esprit de l’initié […] Vis-à-vis du nègre, amené par la traite en des pays où il devait oublier jusqu’à son idiome, recommencer la vie, le planteur a usé d’une méthode analogue » (252).

34 Voir les échanges épistolaires entre Volcy Focard et Hugo Schuchardt (Krämer, 2012).

35 On trouve « Volsy » sous la plume d’Armand Corre (256).

licence CC BY-NC 4.0