Introduction
Figure un peu oubliée de la créolistique au xixe siècle, Armand Corre publie en 1890 une étude à la fois politique et sociologique consacrée aux Créoles des Antilles, Nos Créoles1, où la peinture de la langue créole ressortit à un naturalisme scientifique, dont les présupposés raciaux justifient la genèse et le développement par la théorie de l’évolution et de l’anthropologie biologique (Krämer 2015)2. Dans le chapitre V intitulé « Le Langage », Armand Corre consacre plus d’une cinquantaine de pages à la description du langage parlé dans les colonies par les esclaves et les colons. Le chapitre s’ouvre sur des considérations lexicales relatives à la morphologie des mots et à la filiation entre le créole et d’autres langues présentées dans l’ordre décroissant de rentabilité : européennes, africaines et caraïbes3. La simplicité de la langue créole se prête à ses yeux particulièrement à l’expression d’idées élémentaires, facilement identifiables, que véhicule l’écriture gnomique du proverbe (« Les proverbes sont bien dans le goût du nègre, grand enfant sentencieux, qui aime à revêtir ses pensées d’une forme imagée. » : 262), ou encore de la fable, en particulier celles de François-Achille Marbot (Les Bambous : 266) ou celles de Paul Baudot (« Les Animaux nobles » : 266), dont Armand Corre donne à lire quelques extraits. Lorsqu’il s’agit d’évoquer la poétique de la fable, la mention de l’encyclopédiste Jean-François Marmontel est à l’évidence très attendue :
« Le charme et l’intérêt des fables prennent leur source, non seulement dans le tour naturel et facile des vers, dans l’originalité piquante et heureuse de l’expression, dans le coloris des images, dans la justesse et la précision du dialogue, dans la variété, la richesse, la rapidité des peintures…, mais encore dans la naïveté du récit et du style »4. (265-266)
On s’étonne un peu plus pourtant de l’évocation de Jean de La Fontaine5 dans les lignes qui suivent, dont l’auteur de l’article de l’Encyclopédie loue très largement la candeur et l’absence d’artifice littéraire, par Armand Corre, dont le tableau de la naïveté et de la grossièreté de la langue créole s’avère a priori sans ambiguïté :
Ce langage singulier, simple de mécanisme, très imagé, se prête admirablement à l’expression des sentiments élémentaires, à la peinture des choses de la nature. (261)
L’ingénuité du style, tantôt célébrée dans les fables de Jean de La Fontaine, tantôt moquée dans les adaptations en créole par Armand Corre, serait-elle de même nature ? Le fréquent recours aux images dans ce « langage singulier » qu’est le créole, s’avère la meilleure expression pour faire correspondre à la « peinture des choses de la nature » l’« expression de sentiments élémentaires ». Le créole rend naturel ce que le fabuliste réalise au prix d’un effort dans la fable : il rend compte d’une vérité du monde là où le travail de la fable relève d’une savante et laborieuse transposition. L’opposition tranchée entre l’ingénuité authentique du créole, propre à exprimer des sentiments simples, et la naïveté construite de la fable par l’artifice de l’écriture, tend à s’estomper, pour un peu que l’on prête attention à l’usage du mot « tour » dans le propos d’Armand Corre :
« Le créole se prête aussi au tour (nous soulignons) particulier de la fable ; il communique même aux traductions ou aux imitations des petites pièces de La Fontaine comme une saveur nouvelle. » (266)
Le « tour », qui s’entend littéralement comme une manière de s’exprimer, donne une teinte particulière à la matière première, le substrat ésopique chez La Fontaine et les fables de ce dernier dans leur adaptation antillaise, qu’elle nuance d’un ton et d’un esprit créoles, dont il reste à déterminer la justesse. Le travail d’appropriation et d’originalité qu’implique l’usage du mot « tour », qui met ouvertement en relation le créole avec la fable, bouscule l’opposition simplificatrice entre une langue, dont le naturel de l’expression se conjuguerait à celui des besoins et de sentiments qu’elle traduirait, et l’écriture de la fable, dont l’exécution répondrait à un long travail d’élaboration. C’est donc bien à une réflexion sur l’appropriation de la matière française, qui revêt l’apparence d’une « nouvelle sauce » (256)6 que nous convie Armand Corre, loin des discours convenus sur le créole, entendu jusque-là comme une simple déformation du substrat linguistique français. L’exploration initiale du mot « tour », tantôt chez le fabuliste, tantôt chez l’observateur des mœurs créoles, rend manifeste une nouvelle conception du créole qui interroge ses relations avec le français.
1. Le « tour » chez La Fontaine ou l’art de la formule
Pour bien percevoir l’usage du mot « tour » par Armand Corre, qu’il emprunte explicitement à Jean de La Fontaine, on s’efforcera d’en dégager les principaux traits chez le fabuliste, dont la multiplication des occurrences tout au long des Fables s’enrichit sans conteste de l’usage d’emplois nouveaux d’un terme particulièrement en vogue au xviie siècle (Jean-Pierre Collinet, 1970, cité par Patrick Dandrey, 1992 : 97). L’emploi de « tour » doit, pour être apprécié dans toute sa diversité, s’interpréter comme une étape fondamentale du processus de création, dont Patrick Dandrey rend compte avec le souci de l’exhaustivité dans la deuxième section « II. La dynamique de la création » (1992 : 91-95) du chapitre second « L’ouvroir du poète » (1992 : 77-121). Le mot « tour » s’emploie avec deux acceptions. Selon la première, il n’est qu’un
« simple moyen technique, propédeutique à la composition […] il est un galop d’essai, la tentative d’application d’un ton à un projet. » (1992 : 95)
Cette définition s’articule à une réflexion plus large sur la notion de « projet », entendu différemment selon qu’il se situe en amont ou en aval du processus de création poétique. Sans nous attarder outre mesure sur le déploiement de cette analyse, nous en dirons quelques mots, dans la mesure où elle éclaire notre propos. En amont, le « projet », en ce sens très proche de la « matière », dont il ne diffère que par une fidélité partielle au modèle initial dont il s’inspire, s’applique à l’intention de l’auteur et à l’ensemble des moyens qu’il s’apprête à mettre en œuvre pour en assurer la réalisation littéraire. Le modèle dont s’inspire l’auteur constitue l’assise de ses choix liés à la forme, comme ceux de la versification au sujet ou encore à la signification. En aval, le « projet » prend un sens voisin de « dessein », au sens où il restitue concrètement l’intention encore abstraite de l’auteur, et dont il ne s’éloigne que par son attachement à la matière originale qu’il imite. Le « tour », entendu comme le « choix d’un ton pour une matière » (82), devient alors « un mode d’appropriation de la matière ». Composé de « traits » et d’« ornements » (96), le « tour » rend manifestes les desseins du fabuliste, assurant ainsi le passage du « projet » au « sujet » du poème. Le terme de « dessein » – dont la proximité phonétique et graphique avec celui de « dessin » renforce l’ambiguïté sémantique7 – s’applique autant à l’appropriation par le poète de son projet littéraire qu’aux amorces concrètes de sa réalisation. Selon la seconde, il fait référence à un
« “ton généralement donné à l’œuvre ainsi ébauchée” : généralement parlant, son ornementation, bref, la manière d’exprimer concrètement ce qui avait été jusqu’alors conçu virtuellement, dans l’imaginaire. » (97)
Le « tour » a partie liée autant avec la formulation de la pensée qu’elle orchestre avec son expression formelle autant que cette dernière la révèle :
« Le tour se confond ici avec la manière, voire l’air que l’on donne à une idée, à un texte, par le seul fait de les concevoir… Donner un tour, c’est en ce sens imprimer à une conception encore abstraite une marque, y impliquer un ton, qui se révèleront dans la mise en œuvre concrète et, si l’esprit est bon et le sujet congruent au génie du poète, se révèleront appropriés à la matière. » (97)
Le « tour » connaît ainsi deux acceptions. D’après la première, il appartient au domaine de l’invention, d’après la seconde, il relève de l’expression stylistique. Fort de ce double sens, le « tour » dénote une tension dans le rapport dialectique qu’entretient l’« invention » avec l’« exécution » (Dandrey, 1992 : 98). Relèvent autant du « tour » ce qui procède de l’invention – il s’agit de prendre un tour (Dandrey, 1992 : 99) – lorsque le fabuliste pastiche une matière, en l’occurrence celle d’Ésope, que ce qui procède de l’exécution – il s’agit de donner un tour (Dandrey, 1992 : 99) – lorsqu’il s’approprie cette matière ésopique et s’en détache progressivement par l’exécution du geste littéraire pour lui donner un souffle nouveau. Le « tour » associe sans jamais les dissocier la tournure d’esprit à la tournure stylistique dans un jeu subtil de transition pour le plus grand plaisir du lecteur.
La question se pose de savoir jusqu’à quel point la connaissance littéraire par Armand Corre de la poétique de Jean de La Fontaine, fondée sur un usage du « tour » comme appropriation personnelle de la matière ésopique, éclaire l’observation linguistique du créole8, qui, articulant la « consonnance » du mot à l’expression de son idée (257)9, détourne la matière linguistique française, dont il tire pourtant en grande partie son lexique10.
2. Armand Corre, lecteur de La Fontaine
Loin de se limiter à une reformulation de quelques principes de la poétique de La Fontaine, exemplifiant au fil d’une démonstration qui se déploie tout au long du chapitre V les relations fécondes qui se tissent entre le créole et les formes littéraires brèves (proverbes, fables et apologues)11, Armand Corre s’approprie le « tour » lafontainien qu’il colore en termes linguistiques.
L’usage du mot « tour » justifie presque à lui seul la transition opérée par Armand Corre dans les premières lignes d’un long passage consacré aux « fables et [aux] apologues » (265-276) entre un extrait de la définition encyclopédique que donne Jean-François Marmontel de la fable, la mention de La Fontaine et celle du créole : 12
« le charme et l’intérêt des fables prennent leur source, non seulement dans le tour naturel et facile des vers […] Ce sont là des qualités qui dépendent de l’écrivain, et aussi de la langue dans laquelle il s’exerce. La Fontaine eût-il pu écrire ses admirables fables dans un autre langage que ce français-gaulois qui contribue à leur donner l’allure familière et gracieuse ? Le créole se prête aussi au tour particulier de la fable » (265-266).
Dans le propos de Jean-François Marmontel, le « tour » fait écho à la seconde acception du mot, évoquée précédemment : il désigne ce qui relève de l’ornementation du vers, qui rend désormais en termes concrets ce qui se concevait jusque-là en termes abstraits. Armand Corre établit un rapport d’égalité entre le génie de l’« écrivain » et celui du « langage », que souligne la combinaison de l’adverbe de liaison « aussi » avec la conjonction de coordination « et » :
« Ce sont là des qualités qui dépendent de l’écrivain, et aussi de la langue dans laquelle il s’exerce »13.
Le recours au génie du « français-gaulois14 » contribue aux yeux d’Armand Corre au talent de Jean de La Fontaine. L’emploi spécifique du mot, que le recours au trait d’union transforme en mot composé, n’est peut-être pas anodin. À défaut de preuve tangible, on évoquera un faisceau de divergences, susceptibles d’éclairer notre propos. Conformément à ce qui s’observe au xixe siècle15, l’expression appartient au vocabulaire linguistique et se lit notamment dans l’article « mlêccha » (Larousse, 1866-1867 : 351). Terme d’origine hindoue, il tire son étymologie de la racine mlchh, qui désigne une parole confuse. Le contexte d’acception du terme fait référence à une série d’expressions utilisées pour désigner les peuples étrangers, qui ont la particularité d’être dépréciatives. C’est le cas de l’appellation « welsh » qui désigne au départ un « étranger » 16 :
« Suivant Leo et Stenzler17, l’anglo-saxon wealh, ancien allemand walh, walah, moderne wœlsh, anglais welsh, étranger, latin, welche, d’où le français gaulois, ainsi que le polonais wloch, italien, et le slave wlach, valaque, seraient les corrélatifs directs du sanscrit mlêccha » (Larousse, 1866-1867 : 351).
Sans que rien n’étaie avec certitude cette hypothèse – à laquelle les analyses sur la langue créole (252-262) apportent pourtant une certaine crédibilité –, il nous semble approprié d’ancrer l’emploi du mot dans un contexte proprement linguistique. Car c’est bien à une tentative de désignation de l’Autre (le Créole, entendu comme individu) que se livre Armand Corre, tiraillé entre le refus d’accorder pleinement le statut de langue et sa reconnaissance entière à ce « jargon mignard » (le créole, entendu comme langue). Le terme de « mignard » est certainement emprunté d’ailleurs à Louis-Élie Médéric Moreau de Saint-Méry18, qui s’est fait, lui, l’ardent défenseur du créole :
« J’ai à parler maintenant du langage qui sert à tous les nègres qui habitent la colonie française de Saint-Domingue. C’est un français corrompu, auquel on a mêlé plusieurs mots espagnols francisés, et où les termes marins ont aussi trouvé leur place. On concevra aisément que ce langage, qui n’est qu’un vrai jargon, est souvent inintelligible dans la bouche d’un vieil Africain, et qu’on le parle d’autant mieux qu’on l’a appris plus jeune. Ce jargon est extrêmement mignard, et tel que l’inflexion fait la plus grande partie de l’expression. Il a aussi son génie (qu’on passe ce mot à un créole qui croit ne le pas profaner), et un fait très sûr, c’est qu’un Européen, quelque habitude qu’il en ait, quelque longue qu’ait été sa résidence aux îles, n’en possède jamais les finesses. » (Moreau de Saint-Méry, 1797, vol. 1 : 76)
Le « tour » réunit ainsi les deux acceptions du mot que prête Patrick Dandrey à Jean de La Fontaine, comme nous avons pu l’exposer précédemment, à la faveur d’une nouvelle définition. À l’inverse, chez le fabuliste – du point de vue d’Armand Corre en tout cas – c’est le « tour », en tant que mise en vers (« le tour naturel et facile des vers »), auquel s’ajoute l’usage du « français-gaulois […] à l’allure familière et gracieuse », qui concourt principalement à l’agrément du lecteur. L’extension du mot « tour » dans les propos d’Armand Corre se révèle cruciale dans sa caractérisation du créole, qui se « prête au tour particulier de la fable » 19– à laquelle il offre désormais « une saveur nouvelle ». À travers un surprenant renversement des fonctions (le « tour » jusque-là au service de la fable s’identifie désormais à elle), le créole, par l’intégration des deux acceptions du mot « tour », celles de l’invention et de l’exécution, rend possible l’appropriation du substrat lafontainien. C’est donc au prix d’une alliance permanente entre souci de l’expressivité et fidélité à l’expression du sentiment20 que
« sous l’enveloppe de la grâce, plus belle encore que la beauté, a dit La Fontaine21, le créole renferme des trésors de sensibilité. » (159)
« Osmose de la forme et du sens », l’expression créole tend à devenir au même titre que la fable de La Fontaine, un « hiéroglyphe » (1992 : 52), qu’Armand Corre déchiffre au fil du chapitre. La simplicité révélée du créole n’en dissimule pas moins sa relation énigmatique au français, dont les évidences commentées par l’auteur au début du chapitre V – le lexique français se coulerait dans le moule « agglutinatif des langues africaines » – ne rendent pas réellement compte des étapes du « perfectionnement savant, œuvre des blancs qui l’ont adopté pour eux, l’ont poli jusqu’à l’élever à la hauteur d’un idiome littéraire » (253), au sujet duquel l’auteur reste étonnement silencieux.
C’est donc à cet équilibre fragile, ce « niveau moyen » (252) entre deux communautés langagières, celles des Blancs minoritaires et celle des Noirs majoritaires, que traduit le rapport aux français et au créole, qu’il convient de réfléchir désormais.
3. Armand Corre, à la manière de La Fontaine
L’ouverture du chapitre V pose une conjonction fondamentale entre le portrait social de la colonie, que constitue l’ensemble des chapitres précédents, et celui linguistique, dont l’auteur entend rendre compte des particularités. Très rapidement, les propos d’Armand Corre témoignent d’une certaine contradiction : le créole, ce « parler des grands enfants » l’est aussi des Blancs, il ressortit aux langues agglutinatives africaines, mais emprunte aussi aux langues flexionnelles, et se dispensant de tout recours à la syntaxe,22 il reproduit pourtant sans vergogne les locutions figées du français maritime23. Mais c’est encore dans la relation qu’établit Armand Corre entre la simplicité des mécanismes linguistiques du créole et la force de l’image qu’il produit que se situe peut-être le plus grand paradoxe qui traverse ce chapitre :
« Ce langage singulier, simple de mécanisme, très imagé, se prête admirablement à l’expression des sentiments élémentaires, à la peinture des choses de la nature. » (261)
La présence en filigrane de la préface des Fables, dans laquelle La Fontaine prétend simplement avoir cherché à mettre en vers les fables d’Ésope, compensant ainsi la perte du laconisme antique par le recours à l’ornementation de la versification24, offre une interprétation différente du chapitre. L’exposé en termes linguistiques des relations sociales entre Blancs et Noirs invite au détour d’une relecture lafontainienne25 à penser différemment les interactions entre le français et le créole.
Aussi faut-il comprendre ce que l’ornementation, dont on sait qu’elle habille « des livrées des muses » la leçon ésopique pour mieux fonder le discours de sagesse du fabuliste français26, des fables créoles à « l’allure familière et gracieuse » apporte au raisonnement d’Armand Corre sur la colonie. Le corpus de fables antillaises sélectionnées par l’auteur se conforme au portrait qu’il dresse de la société créole et met particulièrement en relief les travers évoqués précédemment. Les femmes créoles, dans ce tableau emprunté à Eugène Édouard Boyer-Pereleau (157-159), à l’image de la fourmi préférant le chant au dur labeur27, éprises du « dolce farniente des Italiennes », ne sortent de leur torpeur que pour se livrer avec « grâce et […] vivacité » à la danse. La fatuité de l’enfant mulâtre, lassé devant le bassin du Luxembourg, prétendant que son père en possède bien davantage – lequel en réalité n’est propriétaire que de « quelques carrés de marécages » (78) – annonce celle de la « Grenouille et du Bœuf » (268), « la vanité nègre » dont témoigne l’opulence des plateaux de mets, qui tend moins à « satisfaire l’appétit des enfants » que « la vanité des parents » projette déjà le rêve littéralement brisé d’une laitière trop empressée (270), enfin « l’outrecuidance du roitelet nègre » (68) celle des « Animaux nobles » (273), dont la recherche effrénée des noms à particule souligne le ridicule de l’orgueil28. Les fables dupliquent ainsi sur le mode de la variation les défauts d’une société largement étrillée tout au long de l’ouvrage. L’intérêt majeur de cette variation est double. Il autorise à la fois la vision d’un monde insulaire refermé sur lui-même au même titre que le fablier, où se répètent constamment d’une fable à une autre les mêmes travers humains. Il autorise aussi la vision d’un monde à la fois hiérarchisé à l’aune du degré de teinte de la peau – où les mêmes défauts des Créoles se trouvent accrus chez les Mulâtres et largement amplifiés chez les Nègres – tout en accréditant paradoxalement l’image d’une société créole unique, dont les travers communs (à la « vanité arrogante » du Nègre, 59, répond en écho l’« orgueil immense » du Créole blanc, 65) révèlent la profonde unité. C’est là tout le paradoxe d’une société à la fois fragilisée par le poids de sa hiérarchie raciale et renforcée par l’unité des traits de caractère communs à toute sa population qu’Armand Corre nous donne à lire et à entendre.
Armand Corre tire de sa lecture de Jean de La Fontaine la leçon selon laquelle le langage met à l’épreuve l’individu dans son rapport aux autres. Le microrécit de la fable, où se joue une série d’événements narratifs schématiques dont se dégage l’exemplum, s’avère propice à la production d’une parole, qui raconte l’action, la commente et bien souvent la remplace. De ce constat, il convient de tirer trois conséquences :
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en ce sens très proche de Jean de La Fontaine, dont les fables témoignent à quel point le conflit entre les personnages est souvent celui de la parole – ce dont atteste « Le Loup et l’Agneau », dans laquelle la soumission de l’agneau à son prédateur est avant tout rhétorique29 – Armand Corre met au jour en termes langagiers la forte dépendance sociale des groupes raciaux entre eux au sein de la société de plantation : « Cette action réciproque est très nettement traduite par le langage » (252).
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à la manière de la parole lafontainienne révélant l’essence profonde des êtres animés qui en sont dotés30, le maniement du créole par ses locuteurs révèle l’empreinte profonde de leur caractère. S’« il est piquant et caressant tout à la fois dans la bouche des femmes ; pittoresque et quelquefois très mordant » (261), le créole est à l’image de ces mulâtresses, dont la fausse « candeur » dissimule mal le caractère « impudique » (173). C’est avec un lexique assez proche, utilisé pour caractériser le créole « pittoresque » et « mordant », qu’Armand Corre brosse le portrait d’une mulâtresse dans des termes érotiques :
« Elle s’avance, à la fois indolente et vive, tramant avec un petit cliquetis régulier son léger soulier transformé en pantoufle, balançant ses hanches par des mouvements pleins de souplesse féline, la poitrine et le ventre en avant, et le regard velouté, doucement caressant, comme pour inviter au plaisir voluptueux. » (173)31
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au même titre que l’univers lafontainien repose sur un ensemble de voix qui se répondent les unes aux autres dans un jeu infini de variations32, la colonie aux yeux d’Armand Corre témoigne d’une interaction entre les êtres, qui relève de l’interdépendance :
« Le blanc a fourni au nègre les éléments d’une adaptation à une forme de civilisation supérieure ; mais le nègre n’a pris de ces éléments que ce qu’il en pouvait prendre et il les a façonnés selon ses tendances et ses besoins ; à son tour, il a exercé sur le blanc comme une influence d’arrêt en devenant le maître du milieu […]. »
Cette action réciproque est très nettement traduite par le langage33.
« Le créole est un parler de grands enfants auquel le père a dû se soumettre, faute d’avoir pu développer l’esprit des siens, au-delà d’une limite fixée par leur sens auditif et leur intelligence. Vous essayez d’initier un enfant aux choses et aux idées du monde extérieur » (251-252).
Sans pour autant être réellement en mesure d’articuler pleinement le constat d’une influence marquée des facteurs sociaux dans le développement du créole à son origine, l’auteur n’en établit pas moins un lien très fort entre la construction identitaire de la colonie et l’évolution de sa langue. Dans la lignée de Volcy Focard et d’Hugo Schuchardt (Krämer 2015), Armand Corre inscrit à demi-mot la genèse de la réflexion sur les créoles dans une approche sociohistorique.
Conclusion
Reposant sur une analogie pour le moins troublante, selon laquelle la fable ésopique est à celle de La Fontaine ce que le français est au créole, c’est-à-dire un substrat linguistique que ce dernier orne d’une expression familière, gracieuse et imagée, le chapitre V de Nos Créoles d’Armand Corre bouscule les distinctions établies entre les deux langues et révèle en filigrane un intérêt marqué pour l’esprit de la langue créole. Un subtil jeu d’enchâssement – le mot « tour » d’abord mentionné par Jean-François Marmontel au sujet de la mise en vers des fables rend la mention de La Fontaine quelques lignes plus tard très attendue, à laquelle répond en écho le réemploi du mot « tour », qui par un effet de glissement de sens, renvoie désormais à l’expression créole – témoigne d’un intérêt manifeste d’Armand Corre pour la tournure d’esprit de la langue de la colonie. Se dévoile ainsi progressivement le gauchissement du mot « tour » auquel initialement Jean de La Fontaine accordait tantôt le sens d’invention, tantôt celui d’exécution dans une tension dialectique au profit d’une adéquation du mot créole à l’expression de son idée chez Armand Corre. Limité par des connaissances linguistiques moins étendues que celles de Volcy Focard34, Armand Corre n’en pressent pas moins le poids des facteurs sociaux dans la genèse du créole. Inscrivant les prémices de la créolistique dans une approche sociohistorique, il fait écho sans le savoir peut-être à Louis-Élie Médéric Moreau de Saint-Méry (1797), dont la description d’une langue naissante, le créole, donne à lire en miroir celle d’une société en pleine essor.