Senghor ou l’action de la poésie

Jean-Louis Joubert

Citer cet article

Référence électronique

Jean-Louis Joubert, « Senghor ou l’action de la poésie », Archipélies [En ligne], 2 | 2011, mis en ligne le 15 décembre 2011, consulté le 27 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/1811

Cet article propose une réflexion sur l’articulation entre fonction du poète et rôle de l’homme politique dans l’œuvre de Léopold Sédar Senghor, à travers la figure de Chaka, héros fondateur du peuple zoulou, à qui Senghor consacre un long poème éponyme au sein duquel se trouve abordée cette problématique.

Este artículo intenta reflexionar sobre las relaciones existentes en la obra de Senghor entre la función poética y la acción política, mediante el personaje del héroe Chaka, fundador del pueblo zulú, a quien Senghor dedic un largo poema epnimo en torno a esta cuestin.

Le « poète-président » : la formule, rituelle au Sénégal, est aussi entrée dans l’usage journalistique et critique pour désigner Léopold Sédar Senghor. Il est en effet à la fois l’homme qui a mené son pays à l’indépendance et qui en a été le premier président de la République, et le premier Africain que l’ampleur de son œuvre littéraire a fait élire à l’Académie française. Mais cette union intime dans un même être de l’homme politique et de l’homme d’action ne va peut-être pas sans quelques tiraillements. Certes, le titre donné aux entretiens de 1980 avec Mohamed Aziza – La Poésie de l’action – semble suggérer une synthèse harmonieuse. Mais Senghor avait tellement conscience de la difficulté de conjoindre la fonction du poète et le rôle de l’homme politique qu’il en fait le débat du poème dialogué, « Chaka », placé au cœur de son recueil Éthiopiques.

Chaka est un personnage historique, devenu le héros fondateur du peuple zoulou, qu’il avait su organiser militairement au début du xixe siècle. Selon la tradition, il avait établi son pouvoir par la terreur, faisant mettre à mort sa fiancée, Nolivé, sa mère et tous ceux qui manquaient de bravoure dans les combats, avant d’être lui-même assassiné par ses frères. Senghor a rencontré le personnage de Chaka à travers le roman de Thomas Mofolo, Chaka, une épopée bantoue, écrit en langue sesotho au début du xxe siècle, traduit en français par V. Ellenberger et publié chez Gallimard en 1940. Écrit à l’instigation des missionnaires, le roman insistait sur la cruauté de Chaka et donc sur l’horreur du paganisme, ce qui ne l’a pas empêché d’être reçu comme une œuvre annonçant la négritude par l’exaltation de l’œuvre politique de Chaka, créant un État noir en dehors de tout contact colonial. C’est sans doute ce qui a retenu Senghor lorsqu’il s’empare du personnage de Chaka pour en faire le héros de son plus long poème : le destin de Chaka y devient l’occasion d’une méditation poétique sur l’établissement d’un pouvoir politique et sur la violence qui l’accompagne, et donc sur la décolonisation dont Senghor est l’un des acteurs. De plus, Senghor attire à lui le personnage de Chaka en en faisant un être partagé entre l’appel de la poésie et le désir d’action. Au début du poème, à « la voix blanche de l’Outre-mer » qui l’accuse d’avoir exercé son pouvoir par la terreur, le Chaka de Senghor répond en assumant son choix de l’action politique contre la poésie :

Je devins une tête un bras sans tremblement, ni guerrier ni boucher
Un politique tu l’as dit – je tuai le poète – un homme d’action seul
Un homme seul et déjà mort avant les autres […]

Mais pour la voix blanche, le poète et le politique sont à mettre sur le même plan : « Ma parole Chaka, tu es poète… ou beau parleur… un politicien ! » Le poète comme le politicien seraient des hommes de la parole, mais d’une parole vide et vaine. Or cette disqualification, Senghor ne peut l’accepter et tout son itinéraire a visé à mettre en œuvre une parole qui soit poétiquement et politiquement efficace. Il est d’ailleurs significatif de considérer l’évolution de la poétique de Senghor. Dans ses premiers poèmes, écrits avant la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il était professeur de lycée en France (ce sont les poèmes repris en 1945 dans le recueil Chants d’Ombre), Senghor trouve des accents lyriques pour exprimer son désarroi personnel, son angoisse de jeune poète noir confronté « à la foule de [ses] semblables au visage de pierre ». Mais les poèmes qu’il écrit ensuite, sous le coup de l’épreuve de la guerre, pour honorer ses frères de combat, les « tirailleurs sénégalais », donnent la première place à la seconde personne, pour magnifier une relation de fraternité :

Vous Tirailleurs sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort

La poésie de Senghor est devenue de plus en plus une poésie au vocatif, interpellant le destinataire du poème, ou plutôt suscitant sa présence au monde par le fait même de s’adresser à lui. Ce qui est conforme à la théorie de la « poésie nègre » qu’il a développée dans ses textes théoriques, en particulier dans la postface d’Éthiopiques, « Comme les lamantins vont boire à la source » : « Il suffit de nommer la chose pour qu’apparaisse le sens sous le signe. » Ce qu’il reformule en affirmant que le principe de l’image « est dans la simple nomination des choses ». Il suffit de prononcer « je dis » pour que les êtres et les choses viennent à l’existence :

Mbaye Dyôb ! je veux dire ton nom et ton honneur

Ce vers suffit pour que Mbaye Dyôb soit convoqué à l’existence poétique : qu’il soit rendu présent pour le poète et ses lecteurs. On pourrait être tenté d’établir une comparaison avec Aimé Césaire, qui donne aussi une place essentielle à la seconde personne. Dès la première page du Cahier d’un retour au pays natal (« Va-t’en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache […] Va-t’en mauvais gris-gris, punaise de moinillon »). Mais cette seconde personne doit s’interpréter comme un impératif alors que celle de Senghor est davantage un vocatif. Césaire veut agir par les mots, provoquer un sursaut, un cataclysme libérateur et régénérateur (« la Fin du monde parbleu »). Senghor, lui, fait confiance aux mots pour renouveler la création du monde et le surgissement de l’être. La parole du poète ne prend toute son ampleur que lorsqu’elle s’appuie sur la relation avec une deuxième personne dont elle relaie la voix par ses mots. L’un des poèmes les plus connus de Chant d’ombre, « Nuit de Sine », peut se lire comme un art poétique explicitant cette poétique. Senghor y évoque une veillée au village, dans son paysage natal, la région du Sine. La nuit descend, la voix des conteurs et des chœurs alternés s’affaiblit, les enfants et les parents regagnent leur couche. C’est alors que l’on peut deviner, dans la pénombre des cases, la présence des ancêtres, qui ont été comme appelés par la voix des griots. « Ils n’ont pas voulu mourir, que se perdît par les sables leur torrent séminal ». Le poète prend alors conscience de sa mission : « Que je respire l’odeur de nos Morts, que je recueille et redise leur voix vivante […] » Le poète est à l’écoute des voix qu’il a su faire surgir.

Mais quels sont les pouvoirs qui donnent à la poésie cette force agissante, qui fait parler les êtres qu’elle fait venir au monde ? Revenons au poème Chaka » qui développe une sorte de mythe personnel. Il se termine sur un congé donné à l’action du politique et par un retour à la poésie. Le Coryphée consacre Chaka comme « poète du Royaume d’enfance » et le Chœur s’écrie : « Bien mort le politique, et vive le Poète ! ». Ce qui est peut-être la confidence du poète lui-même, très conscient de ce que c’est la pulsion poétique qui a orienté tout son itinéraire : « Mes poèmes. C’est là l’essentiel » disait-il à la fin de sa vie. Il faut donc prêter attention à la manière dont Chaka, au seuil de la mort, se définit comme poète :

Mais je ne suis pas le poème, mais je ne suis pas le tamtam
Je ne suis pas le rythme. Il me tient immobile, il sculpte tout mon
corps comme une statue du Baoulé.
Non je ne suis pas le poème qui jaillit de la matrice sonore
Non je ne fais pas le poème, je suis celui-qui-accompagne
Je ne suis pas la mère, mais le père qui le tient dans ses bras et le caresse et tendrement lui parle.

Chaka le poète, refusant l’idéologie de la « création poétique » (il n’est pas celui qui fait le poème), se contente d’être « celui-qui-accompagne ». Les traits d’union soulignent que l’expression tend à devenir un mot nouveau, pour définir le poète comme relais du rythme universel. Dans ses dernières paroles, Chaka revient sur cette conception essentielle :

Tamtam au loin rythme sans voix qui fait la nuit et tous les villages au loin
Par-delà forêts et collines, par-delà le sommeil des marigots…
Et moi je suis celui-qui-accompagne, je suis le genou au flanc du
tamtam, je suis la baguette sculptée
La pirogue qui épouse la courbe mélodieuse. Je suis la baguette qui bat laboure le tamtam.

On sait l’attachement que Senghor a marqué pour indiquer l’accompagnement qu’il souhaitait pour ses poèmes : « pour trois tabalas ou tamtams de guerre », « woï pour trois kôras et un balafong » ou « pour un orchestre de jazz : solo de trompette ». On y a vu parfois simple coquetterie, procédé facile pour souligner l’africanité des poèmes. J’y verrais plus volontiers un rappel de la poétique profonde de Senghor : ces instruments ne sont pas de simples auxiliaires, ils sont la voix profonde dont le poète se fait l’accompagnateur. Ils sont la force agissante qui anime le poème.

Senghor, Léopold Sédar, Œuvre poétique, Paris, Seuil, 1990.

Jean-Louis Joubert

Professeur émérite, Université Paris 13

licence CC BY-NC 4.0