Héroïsme et marginalité dans l’œuvre de Reinaldo Arenas : Notes sur El Portero et Antes que anochezca (autobiografía)

Audrey Aubou

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Audrey Aubou, « Héroïsme et marginalité dans l’œuvre de Reinaldo Arenas : Notes sur El Portero et Antes que anochezca (autobiografía) », Archipélies [En ligne], 1 | 2010, mis en ligne le , consulté le 29 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/1764

Reinaldo Arenas (1943-1990) est une voix singulière dans le panorama de la littérature cubaine contemporaine. D’abord militant révolutionnaire et encensé par la critique pour son talent précoce d’écrivain, il se heurte dès les années 1960 à un régime qui nie son droit à la différence et à la liberté, tant sur le plan sexuel que sur le plan littéraire. Le combat qui s’engage dès lors entre Arenas et le régime révolutionnaire, qui ne se résoudra que la mort du premier, se traduit dans l’œuvre narrative du Cubain par une tension dynamique et structurelle entre héroïsme et marginalité. Deux de ses œuvres tardives, El portero et Antes que anochezca, mettent en lumière la valeur, à la fois esthétique, symbolique et idéologique, qu’accorde cet auteur à la notion de marginalité ainsi que sa vision bien particulière du héros, dans le contexte du Cuba d’après1959.

Reinaldo Arenas (1943–1990) is a unique voice in the Cuban contemporary literature. First a revolutionary militant and a praised author for his early revealed talent, he soon found himself in a delicate situation toward a regime which denies his right to be different and to be free in his sexual and literary choices. Since that time, the struggle that begins between Arenas and the revolutionary regime, which will end only with the author’s death, finds an expression in Arenas’ novels in the dynamic and structural relationship between heroism and marginality. Two of his late works, El portero y Antes que anochezca, reveal the esthetic, symbolical and ideological value of the concept of marginality in Arenas’ world, and his peculiar vision of the hero in the context of the post revolutionary Cuba.

Reinaldo Arenas (1943-1990) es una voz singular en el panorama de la literatura cubana contemporánea. Primero militante revolucionario y autor alabado por su talento precoz, en los años sesenta tuvo que enfrentarse a un régimen que negaba su derecho a la diferencia y a la libertad, tanto al nivel sexual como al nivel literario. La lucha que desde entonces se inicia entre Arenas y el régimen revolucionario, que solo encontrará un desenlace con la muerte del primero, se plasma en el universo narrativo del cubano por una tensión dinámica y estructural entre heroísmo y marginalidad. Dos de sus obras tardías, El portero y Antes que anochezca, ponen de relieve el valor, a la vez estético, simbólico e ideológico, que le da el escritor al concepto de marginalidad, así como su visión peculiar del héroe en el contexto del Cuba de después de 1959.

L’espoir de l’humanité se trouve précisément chez ceux qui ont le plus souffert.
Reinaldo Arenas, El color del verano.

Écrivain cubain persécuté dans son pays, emprisonné par le régime castriste puis exilé à partir de 1980 aux États-Unis, Reinaldo Arenas (Holguín, 1943 – New York, 1990) a illustré par sa vie même les concepts de frontière et de marge. Très vite, il s’est retrouvé malgré lui en marge de la société nouvelle née de l’avènement de la Révolution cubaine, Révolution à laquelle il a participé avant de la renier violemment, la dénonçant sans relâche jusqu’à sa mort. En effet, dès le milieu des années 1960, Arenas se retrouve marginalisé dans son pays au double titre de son homosexualité et de son anticonformisme littéraire, expression criante de sa personnalité profonde, qui est celle d’un révolté. Son second roman, El mundo alucinante (1968), marque une rupture entre l’establishment littéraire cubain qui avait bien accueilli son premier roman, Celestino antes del alba, salué en 1965, et ce jeune écrivain talentueux qui aurait pu être une des grandes voix de l’ère révolutionnaire. El mundo alucinante narre les tribulations picaresques d’un moine mexicain génial, marginal et rebelle du xviiie siècle, victime de l’Inquisition, emprisonné dans la forteresse du Morro à La Havane, là où Arenas sera lui-même enfermé entre 1974 et 1976. L’ouvrage, soutenu par José Lezama Lima et Virgilio Piñera, obtient le prix de l’Union Nationale des Écrivains de Cuba, mais déclenche une controverse qui débouche sur son interdiction, pour irrévérence. Passant outre cette interdiction officielle, Arenas fait publier son roman à Paris, signant par là même son arrêt de mort littéraire à Cuba1.

L’œuvre d’Arenas est peuplée de marginaux : Celestino, le personnage éponyme de son premier roman, est un être à part, incompris de sa famille, qui écrit de façon compulsive et s’évade grâce à la poésie. Le héros de El mundo alucinante, Fray Servando de Mier, est un excentrique. Dans El portero, le protagoniste est un jeune Cubain exilé à New York, portier dans un immeuble cossu, qui échoue dans sa tentative de se rapprocher des locataires et de leur montrer la voie vers une porte mystérieuse qui l’obsède.

Cet article s’attachera à l’examen de la notion de marginalité chez Reinaldo Arenas, en mettant en lumière son ambivalence et son dynamisme, ainsi que ses répercussions sur la conception arénienne du héros : en effet, si la marginalité est au départ un donné, une contrainte qui s’impose et crée une souffrance, le concept évolue et change de sens ; le marginal, de victime, devient cette figure singulière, ce « grain de levain qui fermente » et qui « fait sortir la vérité »2 et revêt sous la plume d’Arenas des attributs héroïques.

1. La fascination de la marge

Les concepts de marginalité, de marge, sont à l’œuvre dans toute la production littéraire de Reinaldo Arenas et en particulier dans ses romans et ses contes. C’est dans l’histoire personnelle de Reinaldo Arenas, histoire qui a nourri son œuvre littéraire3, qu’il faut sans doute chercher les sources de l’omniprésence de ces concepts dans son œuvre :

Siempre he creído que mi familia, incluyendo a mi madre, me consideraba un ser extraño, inútil, atolondrado, chiflado o enloquecido; fuera del contexto de sus vidas. Seguramente, tenían razón4.

Toute l’œuvre de Reinaldo Arenas peut être lue à travers le prisme du « hors cadre5 », notion qui renvoie évidemment à celle de marginalité ; cette marginalité est liée à la trajectoire vitale d’un homme qui a fait très tôt l’expérience du rejet et qui, tout au long de son existence, s’est retrouvé en porte à faux, en marge des autres : de par sa condition d’enfant illégitime et non reconnu par son père, du fait de son caractère solitaire et rêveur, de son homosexualité dont il prend conscience dès sa prime adolescence, de sa vocation tout aussi précoce d’écrivain. La marginalité chez Arenas, c’est donc d’abord un vécu, une réalité dont il fut victime et qui eut des conséquences déterminantes et tragiques sur sa vie : une existence de paria, l’impossibilité de publier librement ses œuvres et donc la frustration de sa vocation littéraire – du moins jusqu’à son arrivée aux États-Unis en 1980 –, la prison dans les geôles castristes et la torture morale et physique qu’il y subit, l’exil enfin et le déracinement. Mais l’œuvre d’Arenas nous révèle un rapport plus complexe à ce concept de marginalité : on y découvre une fascination de la marginalité, qui est certes subie par des protagonistes en rupture, mais aussi revendiquée par l’auteur. Cette fascination de la marge s’exprime à la fois dans la construction et la posture des personnages et dans l’écriture, comme nous tenterons brièvement de le montrer en nous appuyant principalement sur deux de ses œuvres, les plus célèbres, El Portero et Antes que anochezca.

El Portero6, roman écrit à New York et publié en 1988, et Antes que anochezca. Autobiografía, sont deux œuvres de la fin de la vie d’Arenas qui, malade du SIDA et se sachant en sursis depuis 1987, année où comme il l’écrit en exergue de son autobiographie, il crut qu’il allait mourir, se suicida en 1990. Pourquoi s’intéresser, à côté d’une œuvre clairement identifiée comme une fiction (El portero), à une autobiographie à dimension explicitement testamentaire ? C’est que malgré leurs différences apparentes, il n’y a pas de solution de continuité de l’une à l’autre. Ces deux œuvres contemporaines ont en commun une réflexion et un discours sur la marge et la marginalité, au moment où leur auteur, exilé, moribond, jette un regard rétrospectif sur sa propre vie tout en réfléchissant à l’héritage qu’il laisse à la postérité.

2. Le portier, fable-méditation sur la marge

Le portier est un des récits les plus connus d’Arenas. Il lui valut de bonnes critiques, notamment en France où l’ouvrage paraît en 1988, et connut un certain succès en librairie. L’ouvrage est une fable drôle, burlesque et grinçante d’ironie, comme souvent chez Arenas, qui livre ici à la fois une satire de la société new-yorkaise saisie dans ses contradictions et ses folies, et un portrait peu amène de la diaspora cubaine installée aux États-Unis. L’histoire est celle de Juan, le protagoniste du récit, un jeune Cubain mélancolique et rêveur qui a fui son pays sur une embarcation pour s’installer aux États-Unis. Après moult déboires professionnels, il devient portier dans un immeuble cossu de New York, grâce au soutien de la diaspora cubaine new-yorkaise qui l’a pris en charge et qui raconte son histoire, narrateur collectif de la singulière histoire du portier.

Juan, qui est majoritairement désigné par sa fonction, « el portero », est chargé d’ouvrir la porte aux habitants, tous relativement aisés, de l’immeuble. Il a appris à connaître la vie et les excentricités de chacun d’eux : un vieil homme qui s’acharne à offrir à tout le monde des caramels, une femme mûre, célibataire et alcoolique, un vieux séducteur sur le déclin, une communiste fervente admiratrice de Fidel Castro, un couple d’homosexuels désespérément en quête de satisfactions sexuelles, une jeune femme qui tente en vain de se suicider, un scientifique obsédé par les implants artificiels, un gourou qui prêche la religion du contact universel. Il se trouve à la fois au centre et en marge de cette extravagante galerie de personnages, et cette situation ambivalente du protagoniste est symbolisée par la porte, qui est à la fois un espace de marginalité et un lieu de passage obligé. Ce qui fait la singularité de l’histoire de ce portier, c’est qu’il est lui-même obsédé par une idée fixe : il existe une porte, la véritable porte, celle qui mène au véritable bonheur, et son devoir est d’aider tous les habitants de cet immeuble à trouver le chemin de cette porte. C’est pourquoi il tente en vain d’établir un contact personnel avec chacun des locataires. Ses tentatives, que nous raconte en détail le narrateur collectif, échouent lamentablement, jusqu’au moment où le portier est contacté par des personnages inattendus, les divers animaux domestiques des locataires, qui, émus par sa détresse, lui proposent une alliance et finissent par s’enfuir avec lui pour entreprendre un voyage à la recherche de la mystérieuse porte, voyage dont ils ne reviendront pas.

Le portier est un personnage multiplement marginalisé : par son exil d’abord, par sa mélancolie ensuite qui l’empêche de s’intégrer à la communauté cubaine installée à New York ; enfin, d’une part il vit en marge des habitants de l’immeuble sans arriver à nouer des liens avec eux et d’autre part il est un être incompris, qui aux yeux des autres, aussi bien les habitants de l’immeuble que le narrateur collectif, apparaît comme fou, et finit d’ailleurs par être interné dans un hôpital psychiatrique, avant d’en être délivré par les animaux et de s’enfuir avec eux…
Ce personnage apparaît comme une victime de la réalité, un inadapté qui se réfugie dans des fantaisies délirantes.

Es la historia de alguien que, a diferencia de nosotros, no pudo (o no quiso) adaptarse a este mundo práctico; al contrario, exploró caminos absurdos y desesperados y, lo que es peor, quiso llevar por eso caminos a cuanta persona conoció7.

Mais ce personnage marginalisé porte en lui la nostalgie d’un centre, ici symbolisé par la porte mystérieuse. Ironiquement, dans cette fable au second degré, il n’arrive à entraîner dans son rêve que des animaux mécontents de leur sort. On voit ainsi comment il y a à la fois chez Arenas une fascination de la marge et une attraction d’un centre idéal.

Sans doute faut-il en effet nuancer l’idée de fascination de la marge que nous évoquions en ajoutant que chez Arenas, celle-ci va de pair avec l’attraction d’un centre idéal, nous le disions, ou avec une fascination pour les espaces infinis, sans centre ni marge, sans milieu ni périphérie, comme la mer, à laquelle Arenas voue un véritable culte :

¡Qué decir de cuando por primera vez me vi junto al mar! Sería imposible describir ese instante; hay sólo una palabra : el mar8.

De même, le narrateur d’Avant la nuit se souvient avec nostalgie des moments de brouillard qui faisaient de la terre un espace infini, où tout pouvait se fondre :

Pero también había una serenidad, una quietud, que no he encontrado en ningún otro sitio. De entre esos estados uno de las más inefables e intensos se daba cuando llegaba la neblina; esas mañanas en que todo parecía envuelto en una gran nube blanca que difuminaba todos los contornos. No había figuras, no había cuerpos que pudieran distinguirse [...] toda la tierra era una extensión humeante y fresca donde uno parecía flotar9.

En plaçant au centre de son récit un personnage marginal, en rupture avec les autres, mais qui au final se retrouve au centre d’un mouvement libérateur – point sur lequel nous reviendrons –, Arenas illustre la tension dynamique entre héroïsme et marginalité qui est au cœur de son œuvre et qui se manifeste par la mise en scène de héros paradoxaux.

3. Des héros paradoxaux

Arenas place le marginal au centre de ses récits. Ce faisant, il l’installe dans un espace inédit, aux frontières évanescentes et mouvantes. Chez lui, la tension entre héroïsme et marginalité est structurelle et dynamique et il en découle une problématisation fondamentale du héros, qui s’illustre dans El portero comme dans Antes que anochezca par la mise en scène de héros paradoxaux.
Le personnage de Juan est une bonne illustration de la notion de protagoniste-témoin essentielle chez Arenas : alors que le héros traditionnel est fondamentalement un être qui agit, qui crée l’action, on remarque le statut original des protagonistes aréniens qui ne sont pas tant des héros (au centre de l’action) que des témoins (en marge de l’action). Écoutons à ce propos ce qu’en dit l’auteur, évoquant sa pentagonie dans le « Prologue » de El color del verano, situé au milieu du livre :

En todas novelas, el personaje central es un autor testigo que perece (en las primeras cuatro obras) y vuelve a renacer en las siguientes con diferente nombre pero con la misma airada rebeldía: cantar o contar el horror y la vida de la gente, incluyendo la suya. Permanece así, en medio de una época conmocionada y terrible (que en estas novelas abarca más de cien años), como tabla de salvación o de esperanza, la intransigencia del hombre creador, poeta, rebelde10

Il est intéressant de noter que le personnage de Juan est lié à l’écriture, puisqu’il consigne des notes sur des carnets, témoignage qu’utilise le narrateur collectif pour son récit11 : ce lien entre ce personnage et l’écriture est comme un indice du fait que le marginal est chez Arenas un témoin dans tous les sens du terme : il rend compte à sa manière du monde, mais surtout il signale, il fait signe, même dans un monde qui ne le reconnaît pas, selon la conception du marginal que présentait Diderot dans Le neveu de Rameau :

S’il en paraît un dans une compagnie, c’est un grain de levain qui fermente et qui restitue à chacun une portion de son individualité naturelle. Il secoue, il agite, il fait approuver ou blâmer ; il fait sortir la vérité12

Juan le portier est un être qui n’a rien d’un héros. Il est en effet rejeté par la collectivité, qui le considère comme fou. Or, on le sait, le terme de héros renvoie à un statut social, c’est la collectivité qui reconnaît le héros comme tel, le héros n’existe que par le regard et l’exaltation d’une collectivité. On peut en dire de même du narrateur à la première personne d’Antes que anochezca, dont la trajectoire ressemble à une suite de marginalisations successives, qui aboutit à la prison puis à l’exil, cette autre prison, enfin à la maladie. Ces deux personnages évoluent cependant selon un schéma paradoxal qui inverse le donné initial. Dans El portero, Juan, rejeté par la communauté des hommes, se retrouve au centre de la communauté des animaux, qui en fait son champion : il devient leur espoir d’échapper à la domination de leurs maîtres, leur libérateur. Si le récit est évidemment ironique, il y a là un discours, sur le mode grotesque, qui renverse les perspectives en faisant du marginal l’espoir de toute une communauté.

On retrouve ce même schéma dans l’autobiographie de Reinaldo Arenas, cette fois sur le mode tragique : au terme d’une vie sous le signe du rejet et de la marginalisation, le narrateur mourant se présente paradoxalement comme une figure héroïque dont l’exploit consiste à avoir été à la fois un témoin et une voix qui n’a jamais défailli :

En los últimos años, aunque me sentía muy enfermo, he podido terminar mi obra literaria, en la cual he trabajado por casi treinta años. Les dejo pues como legado todos mis terrores, pero también la esperanza de que pronto Cuba será libre. Me siento satisfecho con haber podido contribuir aunque modestamente al triunfo de esa libertad. [...] Mi mensaje no es un mensaje de derrota, sino de lucha y esperanza13.

On voit là l’aboutissement, l’apothéose si l’on veut, d’une posture esthétique et idéologique de l’auteur.

4. La marginalité comme mythologie personnelle

Dans son autobiographie, Arenas fait de sa marginalité un élément essentiel de sa vie et de sa personnalité, il en fait le noyau autour duquel s’est formé son destin. Pour lui, paradoxalement, cette marginalité a d’abord été synonyme de liberté. On le voit dans les premières pages de son autobiographie, celles qui évoquent son enfance :

Creo que el esplendor de mi infancia fue único, porque se desarrolló en la absoluta miseria, pero también en la absoluta libertad; en el monte, rodeado de árboles, de animales, de apariciones y de personas a las cuales yo les era indiferente. Mi existencia ni siquiera estaba justificada y a nadie le interesaba; eso me ofrecía un enorme margen para escaparme sin que nadie se preocupase por saber dónde estaba, ni la hora a que regresaba14.

Arenas, tout comme les protagonistes de ses récits, se présente comme un antihéros. Le héros traditionnel, fils d’Apollon, est toujours solaire, nimbé d’une aura lumineuse. Le protagoniste arénien est du côté de l’ombre. De façon significative, il y a chez Arenas un véritable culte de la Lune, dans lequel on peut voir un refus symbolique de la solarité caractéristique du héros. On peut ainsi dire qu’il y a une dimension chromatique de la tension entre héroïsme et marginalité chez Arenas. C’est d’ailleurs sur une poignante évocation à la Lune que se clôt symboliquement le récit testamentaire qu’est Antes que anochezca :

¡ Oh Luna! Siempre estuviste a mi lado, alumbrándome en los momentos más terribles; desde mi infancia fuiste el misterio que velaste por mi terror, fuiste el consuelo en las noches más desesperadas, fuiste mi propia madre15

Arenas cultive la figure de l’écrivain maudit et son œuvre peut être lue comme une actualisation du mythe du « poète maudit ». Dans Antes que anochezca, l’écrivain moribond se met en scène et construit – non sans un humour parfois caustique qui est sa marque de fabrique – son double poétique, ce « je » qui est son reflet, sous le signe de la malédiction, qui entraîne la solitude. Sa naissance même est le signe de l’échec maternel, d’une malédiction qui sera abondamment illustrée par les malheurs successifs qui le frapperont :

Cuando yo tenía tres meses, mi madre volvió para la casa de mis abuelos ; iba conmigo, el fruto de su fracaso16.

Mais à cette entrée dans la vie sous un signe négatif, qui n’est pas de son fait, Arenas superpose volontairement l’image d’un destin maudit : il s’inscrit dans une lignée d’écrivains maudits en se plaçant dans le sillage et dans l’ombre tutélaire de deux figures fondatrices, mais marginalisées de la littérature cubaine de la seconde moitié du xxe siècle, José Lezama Lima (1910-1976) et Virgilio Piñera (1912-1979). Au début de son autobiographie, il raconte comment, alors qu’il est à l’article de la mort, il invoque l’esprit de Virgilio Piñera pour lui demander de lui accorder le temps nécessaire pour achever son œuvre :

Cuando yo llegué del hospital a mi apartamento, me arrastré hasta una foto que tengo en la pared de Virgilio Piñera, muerto en 1979, y le hablé de este modo: “Óyeme lo que te voy a decir, necesito tres años más de vida para terminar mi obra, que es mi venganza contra casi todo el género humano”. Creo que el rostro de Virgilio se ensombreció como si lo que le pedí hubiera sido algo desmesurado. Han pasado ya casi tres años de aquella petición desesperada. [...] Gracias, Virgilio17.

De façon significative, l’écrivain se fabrique en quelque sorte une généalogie, se crée une filiation à partir de ces deux figures fondatrices, qui pour lui sont à la fois les créateurs de la littérature cubaine contemporaine, mais aussi l’exemple même des martyrs de la littérature sacrifiés sur l’autel de la bêtise et de l’ignorance :

…a la mayoría de los cubanos sólo les ha interesado la belleza para destruirla. Un hombre como José Lezama Lima fue, tanto por su generación anterior como por la que después le siguió, atacado violentamente. En la época de Batista, Virgilio Piñera fue insultado por Raúl Roa, quien con desprecio lo llamó un “escritor del género epiceno”; después, durante el castrismo, Roa llegó a ministro y Piñera a la cárcel, muriendo además en condiciones muy turbias. La gran literatura cubana se ha concebido bajo el signo del desprecio, de la delación, del suicidio y del asesinato18.

Ce faisant, Arenas construit sa mythologie personnelle sous le signe de la marginalité imposée, mais aussi, et c’est là l’essentiel, revendiquée. La marginalité devient un élément essentiel du processus d’invention de soi, et elle permet au moi de s’ériger en Moi superlatif. Cette mythologie trouve naturellement son expression la plus nette dans le récit autobiographique qu’est Antes que anochezca, car qu’est-ce qu’une autobiographie si ce n’est cet espace privilégié où le moi s’invente et construit sa propre mythologie ?

L’autobiographie de Reinaldo Arenas est en effet marquée du double sceau du malheur et du ressentiment. Le fil conducteur des épisodes organisés en une structure assez lâche de courts chapitres autonomes, c’est le malheur, qui s’est penché sur le berceau de l’écrivain enfant et qui ne l’a jamais abandonné, ne lui laissant que quelques moments de jouissance vite évanouis. Le discours est, lui, guidé par un ressentiment qui n’épargne ni les ennemis ni même les amis du narrateur. On peut voir dans cette œuvre qui, selon les propres mots de son auteur, constitue sa vengeance contre presque toute l’humanité, une stratégie d’autolégitimation : comme l’analyse de façon convaincante Pascal Brissette19, le malheur est en quelque sorte rentable, car il est devenu un élément clef dans les stratégies de distinction et de légitimation des écrivains ; il permet à l’artiste de rendre légitimes son discours et sa position, son malheur, paradoxalement, n’en fait pas une victime, mais un être supérieur, selon le principe : « Malheureux, donc légitime ».

Marginal parmi les marginaux, le narrateur d’Antes que anochezca se situe en outre dans un espace-temps qui renforce son isolement, puisqu’il est à la fois en marge des vivants et des morts. C’est ce que suggère la structure inversée qui fait commencer l’autobiographie par la fin de celui qui l’écrit. Finalement, ce moment d’entre-deux est comme l’aboutissement extrême de la posture d’Arenas dans sa vie et dans son œuvre (ce qui pour lui revient au même : « Ma vie se déroule principalement sur un plan littéraire », écrit-il dans le prologue de El color del verano). Symboliquement, c’est de cet espace marginal que s’élève la voix de l’auteur qui vient clamer ses vérités. Arenas renoue ainsi avec un imaginaire héroïque de l’écriture20, qui prend tout son sens dans le contexte politique et idéologique dans lequel s’est déployée son œuvre.

5. De la marginalité comme résistance

L’idée même de marginalité devient un outil de résistance dans un contexte idéologique qui est celui de la toute-puissance du collectif. Avec le triomphe de la Révolution cubaine naît un nouvel ordre dans lequel le collectif prétend prendre le pas sur le singulier, la communauté épique diluer les sujets individuels. D’une certaine façon, la société révolutionnaire idéale est une société sans marges et sans périphéries, puisque tout doit être contenu, fondu dans une même idée, un même effort, une même aspiration21. Dans ce contexte, toute revendication d’une singularité, toute affirmation d’une individualité propre est condamnable au regard de l’éthos révolutionnaire. Dès lors, revendiquer une forme, quelle qu’elle soit, de marginalité c’est résister, c’est lutter contre une intégration vue comme mortifère. Cet acte de résistance est héroïque dans la mesure où il oppose la solitude à la multitude, la parole libre au silence imposé.

Dans El portero, Juan l’exilé fraîchement débarqué de Cuba est accueilli et pris en charge par la communauté de la diaspora cubaine déjà installée à New York. De façon très significative, c’est cette communauté qui assume la fonction de narrateur, en s’exprimant à la première personne du pluriel : elle constitue dès lors le centre structurel du récit, ce qui place d’emblée, et par contraste, le protagoniste dans une position excentrée, marginale. Le récit est construit sur l’opposition entre ce narrateur collectif qui représente « un million de personnes »22 et le protagoniste, « un jeune homme accablé de souffrances », qui ne parvient ni à s’intégrer à cette communauté de la diaspora ni à nouer des liens avec les locataires de l’immeuble dont il est le portier. Le narrateur collectif prend ses distances avec le personnage de Juan, présentant le récit sous la forme d’un rapport sur cet étrange cas :

Ésta es la historia de Juan, un joven que se moría de penas. No podemos explicar cuáles eran las causas exactas de esas penas; mucho menos, cómo eran ellas. Si pudiéramos, entonces las penas no hubiesen sido tan terribles y esta historia no tendría ningún sentido, pues al joven no le hubiese ocurrido nada extraordinario y, por lo tanto, no nos hubiésemos tomado tanto interés en su caso23.

La tension entre le collectif et le singulier est un élément structurant de l’univers narratif d’Arenas : dans El portero, Juan est isolé par rapport à la collectivité des habitants de l’immeuble, mais aussi par rapport à la collectivité de la diaspora cubaine. Dans les nouvelles Empieza el desfile (Le défilé commence) et Termina el desfile (Fin de défilé), on retrouve cette même opposition entre une collectivité (la foule du défilé) et un sujet marginal (isé) (le narrateur). L’opposition collectif/singulier est une variante de l’opposition centre/marge : les deux traduisent des rapports de pouvoir, puisque le collectif tend à s’imposer au singulier, tout comme le centre domine la marge.

Le personnage de Juan est un des nombreux doubles par le biais desquels Arenas se projette dans son œuvre. Il y a un parallèle évident entre ce portier « accablé de souffrances » et le narrateur d’Antes que anochezca qui écrit, dans la lettre adressée à ses amis, mais explicitement destinée à être publiée, qui clôt son autobiographie, être victime d’une terrible « dépression sentimentale », liée à sa double impuissance face à la mort et face au joug qui étouffe l’île24. Dans les deux cas, l’acte de résistance désespéré que constitue, d’un côté, sur le mode grotesque et ironique, le voyage en quête d’une porte fantastique, métaphore d’un centre perdu et inaccessible, de l’autre, sur le mode tragique, la volonté de faire entendre sa voix jusqu’au bout, est à proprement parler un acte héroïque.

Conclusion : le marginal, cet authentique héros

Ces quelques réflexions rapides nous montrent qu’il existe une tension permanente entre héroïsme et marginalité dans l’œuvre de Reinaldo Arenas. Celle-ci est structurante à plusieurs niveaux. Elle crée un héros original, en rupture, en creux, loin de l’irradiante solarité du héros traditionnel. C’est un héros de l’ombre, qui acquiert une force toute particulière dans un contexte dans lequel tout semble perverti. C’est un héros paradoxal, car s’il est bien une figure solitaire, tragiquement solitaire comme le héros traditionnel, qu’il soit épique ou romantique, il est rejeté par la collectivité qui voit en lui un rebut, une erreur, là où le héros traditionnel est exalté et reconnu par la communauté qui lui donne son statut social de héros. Cette tension, cette relation dynamique entre deux pôles antagoniques se propose implicitement comme un reflet de la vie du peuple cubain depuis le milieu du xxe siècle, un peuple marginalisé par un contexte politique et idéologique qui l’isole d’une grande partie du monde, mais qui selon Arenas recèle un potentiel héroïque et dont il se présente lui-même comme le héraut et le héros dont la reconnaissance est à venir.

1 De fait aucune de ses œuvres postérieures n’est à ce jour publiée à Cuba.

2 Denis Diderot, Le neveu de Rameau, in Œuvres philosophiques de Denis Diderot, Bruxelles, Librairie philosophique, tome sixième, 1829, exemplaire de

3 La pentagonie romanesque est ainsi largement inspirée de la vie d’Arenas : son enfance, sa formation à l’époque révolutionnaire, sa vocation d’

4 « J’ai toujours pensé que ma famille, y compris ma mère, voyait en moi un être étrange, inutile, étourdi, cinglé ou fou ; hors du cadre de leur vie.

5 Cette notion de hors-cadre qui définit en grande partie l’écriture arénienne mériterait à elle seule une étude approfondie.

6 La maison d’édition catalane Tusquets Editores à qui l’on doit la récupération de l’œuvre d’Arenas publia ce texte en 2004 dans sa collection

7 « C’est l’histoire d’un homme qui, contrairement à nous, n’a pas pu (ou n’a pas voulu) s’adapter à ce monde pratique ; qui au contraire a exploré

8 « Que dire du moment où pour la première fois je vis la mer ! Il serait impossible de décrire cet instant ; il n’y a qu’un mot : la mer. », Antes

9 « Mais il y avait aussi une sérénité, une quiétude que je n’ai retrouvée nulle part ailleurs. Parmi ces états un des plus ineffables et intenses

10 « Dans tous mes romans, le personnage central est un auteur témoin qui périt (dans les quatre premières œuvres), et renaît dans la suivante sous un

11 « …Él pensaba y así lo ha dejado testimoniado […] en los numerosos papeles que garabateó... », El Portero, p.18 ; « ...siempre que los demás se lo

12 Denis Diderot, Le neveu de Rameau, in Œuvres philosophiques de Denis Diderot, tome sixième, Librairie Philosophique, Bruxelles, 1829, p. 12

13 « Ces dernières années, bien que je me sentisse très malade, j’ai pu achever mon œuvre littéraire, à laquelle j’ai travaillé pendant près de trente

14 « Je crois que la splendeur de mon enfance fut unique, car elle se déroula dans la misère absolue, mais aussi dans une absolue liberté ; dans les

15 « Ô Lune ! Tu as toujours été à mes côtés, tu m’as éclairé dans les moments les plus terribles. Depuis mon enfance tu as veillé, mystérieuse, sur

16 « Lorsque j’eus trois mois, ma mère retourna vivre chez mes grands-parents ; elle revint avec moi, le fruit de son échec. », Ibid., p.17.

17 « Lorsque je rentrai chez moi après avoir quitté l’hôpital, je me traînai jusqu’à une photo de Virgilio Piñera, mort en 1979, que j’avais accrochée

18 « … la plupart des Cubains ne se sont intéressés à la beauté que pour la détruire. Un homme comme José Lezama Lima fut violemment attaqué, tant par

19 Pascal Brissette, La malédiction littéraire : du poète crotté au génie malheureux, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2005.

20 Cet imaginaire héroïque de l’écriture est vieux de plusieurs siècles et s’est maintenu en se renouvelant à travers les époques, comme l’a rappelé

21 C’est ce qu’exprime Fidel Castro lorsqu’il déclare en 1961 dans son discours intitulé « Palabras a los intelectuales » : « […] dentro de la

22 «...nosotros (somos un millón de personas)... », « Nous, nous sommes un million de personnes… ».

23 Il s’agit de l’incipit du roman. Ibidem, p. 13.

24 « Queridos amigos: debido al estado precario de mi salud y a la terrible depresión sentimental que siento al no poder seguir escribiendo y luchando

Arenas, Reinaldo, El Portero, Tusquets Editores, Fábula 260, Barcelona, 2006.

Arenas, Reinaldo, Antes que anochezca. Autobiografía, Tusquets Editores, Fábula 55, Barcelona, 2008 (7e édition). [1e édition chez Tusquets : 1992 ; dans la collection Fábula : 1996].

Arenas, Reinaldo, El color del verano o Nuevo « Jardín de las delicias », Tusquets Editores, Andanzas 357, Barcelona, 1999.

Arenas, Reinaldo, La couleur de l’été ou Nouveau « Jardin des délices », Mille et Une Nuits, Paris, 2007. Traduit de l’espagnol par Liliane Hasson.

Brissette, Pascal, La malédiction littéraire : du poète crotté au génie malheureux, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, collection « Socius », 2005.

Cymerman, Claude, Fell, Claude (dir.), Histoire de la littérature hispano-américaine de 1940 à nos jours, Nathan, collection Fac Littérature, Paris, 1997.

Diderot, Denis, Le neveu de Rameau, in Œuvres philosophiques de Denis Diderot, tome sixième, Librairie Philosophique, Bruxelles, 1829, exemplaire de l’Université de Harvard numérisé par Google Books.

Lucien, Renée Clémentine, Résistance et cubanité. Trois écrivains nés avec la Révolution cubaine : Eliseo Alberto, Leonardo Padura et Zoé Valdés, L’Harmattan, collection « Recherches Amériques latines », Paris, 2006.

Vrydaghs, David, « Malheur et légitimité de l’écrivain », @nalyses, Comptes rendus, Théorie littéraire, 2006 : http://www.revue-analyse.org/document.php?id=115.

1 De fait aucune de ses œuvres postérieures n’est à ce jour publiée à Cuba.

2 Denis Diderot, Le neveu de Rameau, in Œuvres philosophiques de Denis Diderot, Bruxelles, Librairie philosophique, tome sixième, 1829, exemplaire de l’université de Harvard numérisé par Google Books, p. 122 et 127.

3 La pentagonie romanesque est ainsi largement inspirée de la vie d’Arenas : son enfance, sa formation à l’époque révolutionnaire, sa vocation d’écrivain, son homosexualité…

4 « J’ai toujours pensé que ma famille, y compris ma mère, voyait en moi un être étrange, inutile, étourdi, cinglé ou fou ; hors du cadre de leur vie. Ils avaient certainement raison. », Antes que anochezca, Tusquets Fábula 55, Barcelona, 1996, p.36.

5 Cette notion de hors-cadre qui définit en grande partie l’écriture arénienne mériterait à elle seule une étude approfondie.

6 La maison d’édition catalane Tusquets Editores à qui l’on doit la récupération de l’œuvre d’Arenas publia ce texte en 2004 dans sa collection Andanzas et en 2006 dans sa collection Fábula. Nous nous référons à cette seconde édition.

7 « C’est l’histoire d’un homme qui, contrairement à nous, n’a pas pu (ou n’a pas voulu) s’adapter à ce monde pratique ; qui au contraire a exploré des chemins absurdes et désespérés et qui, pire encore, a voulu entraîner sur ces chemins tous ceux qu’il a rencontrés », El Portero, Tusquets Editores, Fábula 260, p.15.

8 « Que dire du moment où pour la première fois je vis la mer ! Il serait impossible de décrire cet instant ; il n’y a qu’un mot : la mer. », Antes que anochezca, p. 50.

9 « Mais il y avait aussi une sérénité, une quiétude que je n’ai retrouvée nulle part ailleurs. Parmi ces états un des plus ineffables et intenses était l’arrivée du brouillard ; ces matins où tout paraissait enveloppé d’un grand nuage blanc qui brouillait tous les contours. On ne pouvait distinguer aucune silhouette, aucun corps […] toute la terre n’était qu’une surface vaporeuse et fraîche où l’on semblait flotter. », Ibidem, p. 43.

10 « Dans tous mes romans, le personnage central est un auteur témoin qui périt (dans les quatre premières œuvres), et renaît dans la suivante sous un nom différent, mais avec la même révolte enragée : chanter ou conter l’horreur, la vie des gens, y compris la sienne propre. Ainsi demeure, dans une époque de commotions terribles (qui couvre plus de cent ans), comme planche de salut ou comme espoir, l’intransigeance de l’homme créateur, poète, rebelle… », El color del verano, p.263.  

11 « …Él pensaba y así lo ha dejado testimoniado […] en los numerosos papeles que garabateó... », El Portero, p.18 ; « ...siempre que los demás se lo permitían, hacía algunas anotaciones o escribía un párrafo o dos en la libreta que, como ya hemos dicho, llevaba bajo su chaqueta... », ibidem, p.121.

12 Denis Diderot, Le neveu de Rameau, in Œuvres philosophiques de Denis Diderot, tome sixième, Librairie Philosophique, Bruxelles, 1829, p. 12, exemplaire de l’Université de Harvard numérisé par Google Books.

13 « Ces dernières années, bien que je me sentisse très malade, j’ai pu achever mon œuvre littéraire, à laquelle j’ai travaillé pendant près de trente ans. Je vous lègue donc toutes mes terreurs, mais aussi mon espoir que Cuba sera bientôt libre. Je me sens heureux d’avoir pu contribuer même modestement au triomphe de cette liberté. […] Mon message n’est pas un message de défaite, mais un message de lutte et d’espoir. », Antes que anochezca, p. 343.

14 « Je crois que la splendeur de mon enfance fut unique, car elle se déroula dans la misère absolue, mais aussi dans une absolue liberté ; dans les bois, entouré d’arbres, d’animaux, d’apparitions et de gens à qui j’importais peu. Mon existence n’était même pas justifiée et n’intéressait personne ; cela me laissait toute latitude pour m’échapper sans que personne se préoccupe de savoir où j’étais, ou de l’heure à laquelle je rentrais à la maison. », Antes que anochezca, p. 22.

15 « Ô Lune ! Tu as toujours été à mes côtés, tu m’as éclairé dans les moments les plus terribles. Depuis mon enfance tu as veillé, mystérieuse, sur ma terreur, tu m’as consolé dans mes nuits les plus désespérées, tu as été ma propre mère… », Ibidem, p. 340.

16 « Lorsque j’eus trois mois, ma mère retourna vivre chez mes grands-parents ; elle revint avec moi, le fruit de son échec. », Ibid., p.17.

17 « Lorsque je rentrai chez moi après avoir quitté l’hôpital, je me traînai jusqu’à une photo de Virgilio Piñera, mort en 1979, que j’avais accrochée au mur et je lui dis : “Écoute bien ce que je vais te dire, j’ai besoin de trois ans supplémentaires pour terminer mon œuvre, qui constitue ma vengeance contre la quasi-totalité du genre humain”. Je crois que le visage de Virgilio s’est assombri comme si je lui avais demandé une chose impossible. Presque trois ans se sont écoulés depuis cette prière désespérée. […] Merci, Virgilio. », Ibid., p. 16.

18 « … la plupart des Cubains ne se sont intéressés à la beauté que pour la détruire. Un homme comme José Lezama Lima fut violemment attaqué, tant par la génération qui l’a précédé que par celle qui l’a suivi. À l’époque de Batista, Virgilio Piñera fut insulté par un Raúl Roa méprisant qui le traita d’“écrivain du genre épicène” ; ensuite, sous le castrisme, Roa devint ministre et Piñera fut jeté en prison, et il mourut dans des circonstances très troubles. La grande littérature a été conçue sous le signe du mépris, de la délation, du suicide et de l’assassinat » , El color del verano, p. 261.
Il est vrai que les destins littéraires, et les destins tout court, de ces deux écrivains ont été scellés tragiquement par le pouvoir politique, à cause de leur homosexualité et de leur génie subversif caractéristiques de l’un comme de l’autre, quoique ces deux esprits eussent été très différents l’un de l’autre. Ce sont les deux représentants les plus célèbres de l’insilio ou exil intérieur. “Pour [Lezama Lima], la polémique déclenchée autour de ce livre mythique [Paradiso] et sa relégation au rang des objets indésirables par la censure bureaucratique résultaient à la fois des options littéraires de son auteur et de la teneur d’un certain chapitre huit […] Pourtant le sort réservé à cet écrivain pendant la période de sa marginalisation a été moins implacable que celui subi par une autre figure emblématique de la littérature diabolisée par les ‘paramétreurs’ du réalisme socialiste pour homosexualité, Virgilio Piñera. (Renée Clémentine Lucien, Résistance et cubanité, p. 100.)

19 Pascal Brissette, La malédiction littéraire : du poète crotté au génie malheureux, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2005.

20 Cet imaginaire héroïque de l’écriture est vieux de plusieurs siècles et s’est maintenu en se renouvelant à travers les époques, comme l’a rappelé le colloque « Portrait de l’homme de lettres en héros : la dialectique de la bravoure et de l’écriture » organisé par l’université d’Ottawa en octobre 2005.

21 C’est ce qu’exprime Fidel Castro lorsqu’il déclare en 1961 dans son discours intitulé « Palabras a los intelectuales » : « […] dentro de la Revolución todo ; contra la Revolución, nada » : « Dans la Révolution, tout. Contre la Révolution, rien », fixant ainsi des limites claires à l’activité artistique et intellectuelle.

22 «...nosotros (somos un millón de personas)... », « Nous, nous sommes un million de personnes… ».

23 Il s’agit de l’incipit du roman. Ibidem, p. 13.

24 « Queridos amigos: debido al estado precario de mi salud y a la terrible depresión sentimental que siento al no poder seguir escribiendo y luchando por la libertad de Cuba, pongo fin a mi vida. », Antes que anochezca, p. 343. « Mes chers amis : à cause de la précarité de mon état de santé et de la terrible dépression sentimentale où me plonge mon impuissance à continuer d’écrire et de lutter pour la liberté de Cuba, je mets fin à mes jours. »

Audrey Aubou

Doctorante
Universités des Antilles et de la Guyane et de Paris IV
AAubou@aol.com

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