Alejo Carpentier : la sacralisation de la marge

Rafael Lucas

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Rafael Lucas, « Alejo Carpentier : la sacralisation de la marge », Archipélies [En ligne], 1 | 2010, mis en ligne le , consulté le 29 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/1759

Il s’agit d’examiner les procédures mises en œuvre par Alejo Carpentier pour réévaluer dans son écriture l’histoire caribéenne, dans une démarche d’affirmation de l’américanité qui est appréhendée ici sous l’angle d’une « sacralisation de la marge ».

Se trata de examinar los procedimientos a partir de los cuales Alejo Carpentier se propone en su discurso literario reevaluar la historia caribeña desde una perspectiva de afirmacin de la americanidad que se analiza en el presente artículo como sacralizacin de los espacios marginados.

Le « mythocentrisme1 » d’Alejo Carpentier et « l’affirmation polémique de l’américanité »2 caractéristique de son œuvre contribuent de manière efficace à une approche fructueuse, ou saisie heuristique, de ce que nous appellerons la sacralisation3 de la marge chez le romancier cubain. La marginalisation que l’auteur inscrit dans une démarche de rédemption provenait, au cours des années 1930-1950, d’un lourd héritage colonial fondé sur une ontologie de la discrimination s’exprimant par une hiérarchie chromatique. Dans Mythologie du métissage (1998), Roger Toumson rappelle que les sociétés américaines, esclavagistes ou post-esclavagistes, sont « des forêts de signes où la race et la couleur demeurent les attributs dotés d’un pouvoir de signification, spectaculaire, immédiat ».4 La taxinomie coloniale présente une forme de délire classificatoire, car l’historien de Saint-Domingue Moreau de Saint-Méry relève jusqu’à 128 nuances entre le Blanc et le Noir. Au sommet de cette hiérarchie opérante régnait un dispositif socio-racial aux composantes imprégnées de positivisme occidental et extrême-occidental5, de rationalisme prométhéen et d’esthétique aryanisante. Au bas de la hiérarchie se situaient des couches de population à dominante noire et métisse, marquées par la visibilité problématique de l’ascendance servile africaine. Le ciment conceptuel de l’ensemble est une idéologie sécrétée par une histoire caribéenne longtemps modelée par des rapports de domination, coloniale puis impérialiste, une histoire nourrie autrefois par l’aliénation identitaire, le fonctionnement oligarchique et un conservatisme politique autoritaire, sous forme de dictatures, comme celles de Gerardo Machado et de Fulgencio Batista (des années 1920 à 1959).

L’ampleur du dispositif d’aliénation explique sans doute le dynamisme polymorphe (anthropologique, littéraire, militant) mis en œuvre dans les écrits de Carpentier. Aux discours empreints de préjugés raciaux l’auteur opposera une poétique rédemptrice reposant sur deux puissants « noyaux générateurs »6 producteurs de sens : l’antithèse désaliénante et la métamorphose glorificatrice, assimilable à un processus de transfiguration. Antithèses et métamorphoses relèvent d’une énonciation instauratrice de subversions dans le système de représentations encore hanté par une conscience du sous-développement dans l’Amérique latine de la première moitié du xxe siècle. Rejetées dans la marge du monde colonial par l’institution esclavagiste et dans la marge du monde postcolonial par l’exclusion sociale, les populations à dominante noire et métisse évoluent néanmoins dans leur propre univers conceptuel, dans lequel le mythe, loin d’être une spéculation empirique, constitue au contraire un savoir cohérent et agissant.

1. Le détour anthropologique

Dans le contexte de réévaluation des savoirs anthropologiques des années 1930-1950 et de la tentative d’intégration culturelle des couches marginalisées des Amériques métisses, l’investissement du patrimoine cognitif anthropologique se fondera sur le recours au prodigieux réservoir des mythes. La symbiose entre anthropologie et littérature sera profitable à cette dernière en lui procurant les conditions d’enracinement raisonné dans le terreau local et, du même coup, une légitimation culturelle. Ainsi, le recours à la culture populaire ou marginale invalidait les accusations d’aliénation ou de psittacisme lancées souvent contre les élites intellectuelles des Amériques métisses. Les anthropologues Jean Price-Mars, en Haïti, et Fernando Ortiz et Lydia Cabrera, à Cuba, jouèrent un rôle décisif de « passeurs » de connaissances dans le domaine de l’ethnologie et de l’oraliture. Il en résultera une réévaluation du rôle de l’anthropologie en tant que réservoir de références. Cette mutation influera beaucoup sur l’élaboration d’un système référentiel régional ou national chez des écrivains comme Jacques Sétphen Alexis en Haïti et Alejo Carpentier à Cuba. Le recours à l’anthropologie permettait également d’offrir une autre « lecture » des origines culturelles dans des sociétés marquées par « l’esclavogenèse » et la triade problématique : génocide amérindien, esclavage, colonisation. Le Cubain Roberto González Echevarría étudie longuement cette question dans Mito y archivo, Una teoría de la narrativa latinoamericana :

 La antropología surgió como una disciplina capaz de integrar a los estados y a la consciencia latinoamericanos las culturas de pueblos no europeos que aún estaban muy presentes en el Nuevo Mundo. Ese Otro Interno analizado por Sarmiento y Euclides da Cunha. Era un discurso totalizador que abarcaba todos los productos de la mente humana y prometía la integración de entidades políticas gravemente fragmentadas y a menudo en guerra entre sí. La antropología ofrecía a los países latinoamericanos la posibilidad de proclamar un origen propio distinto del de Occidente : un nuevo inicio que permitía alejarse del desplome de la civilización que la guerra suponía. El conocimiento antropológico podía corregir los errores de la conquista, expiar los crímenes del pasado y conducir a una nueva historia. [...] El prestigio de la antropología como fuente de conocimiento científico sobre la cultura, así como su complicidad con el arte moderno (en particular con los surrealistas), fue lo que hizo de ella una forma de discurso dominante en América Latina.7

L’auteur mentionne à maintes reprises l’intérêt de Carpentier pour l’anthropologie :

 Baste decir que Miguel Ángel Asturias estudió etnología en París con Georges Raynaud, experiencia que tuvo como fruto, en 1930, su influyente Leyendas de Guatemala. Uno de los compañeros en la Sorbona fue nada menos que Alejo Carpentier, que en aquel entonces estaba escribiendo Ecue-Yamba-O! (1933), novela que en muchos sentidos es un estudio etnológico de los negros cubanos.8

C’est donc l’anthropologie qui « alimentera » en précieuses références mythiques l’inspiration littéraire des écrivains. Le passage par le savoir mythique constituera une démarche heuristique dont l’effet créatif sera évident dans la production littéraire, notamment dans l’Indigénisme haïtien et le réalisme merveilleux caribéen et latino-américain.

2. Le recours à la mythodologie

Dans le contexte cubain, Carpentier s’intéresse particulièrement au potentiel mythique que recèlent les cultures réélaborées par les descendants d’Africains. Dans un premier temps ses recherches se traduisent, sur le plan fictionnel, par un souci documentaire d’ordre anthropologique aux relents nativistes ou primitivistes (usage fréquent des termes « atavique » et « ancestral »), tel qu’on le voit dans Ecue-Yamba-o (1927, 1933), œuvre sous-évaluée par le romancier. Vers la fin de 1943, comme il signale dans le prologue de El Reino de este Mundo (1949)9, Carpentier reçoit comme une révélation illuminatrice : la découverte du réel merveilleux lors de son voyage en Haïti.

À la différence des mythes gréco-latins dévitalisés, réduits à un appareil référentiel, ainsi que le regrettait déjà Denis de Rougemont dans L’Amour et l’Occident (1939)10, les divinités du Vaudou haïtien continuent d’occuper et d’imprégner l’espace mental et géographique. En étudiant le Vaudou cubain ou Santería, notamment le culte des sociétés secrètes ñáñigos, Carpentier fait trois découvertes prodigieuses pour l’élaboration et la sémantisation de son œuvre :

  • à Cuba et en Haïti, les mythes qui ressortissent aux cultes vaudous ne sont pas encore tombés dans l’aire du désenchantement ou de la « dédivinisation »11 ;

  • ces mythes constituent une forme de savoir dont la validité cognitive est tout à fait recevable, d’autant plus que le discours scientifique est lui aussi encombré d’imaginaire mythifiant ;

  • ces mythologies afro-américaines sont agissantes, comme l’a montré la révolte des esclaves de 1791 à Saint-Domingue, dont l’articulation première se fait autour du Vaudou.

En effet l’impulsion initiale de l’insurrection servile fut donnée à la suite d’une cérémonie vaudoue organisée par Boukman, le sorcier vaudouisant jamaïcain. Ainsi, selon ce qu’écrit Carpentier dans El Reino de este Mundo, lors de la dernière bataille contre le général Rochambeau c’est le dieu de la guerre Ogun Badagri qui commandait la charge dévastatrice qui allait ruiner une économie coloniale basée sur le travail servile :

|Ahora, los Grandes Loas favorecían las armas negras. Ganaban batallas quienes tuvieron dioses guerreros que invocar. Ogun Badagri guiaba las cargas al arma blanca contra las últimas trincheras de la Diosa Razón.12

Ainsi la déesse Raison, issue de la divinisation du rationalisme des Lumières n’avait pu venir à bout des amulettes vaudoues. L’on est donc bien confronté à une mythologie agissante et efficace, et non à une abstraction fumeuse et inconséquente. Les personnages appartenant à la condition esclave du monde colonial de Saint-Domingue (El Reino de este Mundo) ou au prolétariat pauvre de Cuba (Ecue-Yamba-o) représentent le personnel fictionnel de la marge chez Carpentier. La déroute de « la déesse raison » amène le romancier cubain à un réexamen épistémologique et, concomitamment, à une réévaluation des savoirs, à une reconfiguration des pratiques discursives et à une démarche de resémantisation iconique.

Comme le démontrera plus tard Gilbert Durand dans Introduction à la mythodologie, mythes et sociétés (1996)13, le savoir scientifique n’est guère exempt de contamination mythifiante, de même que le mythe n’est pas incompatible avec l’efficacité heuristique de la méthode, d’où la notion de mythodologie, mot-valise formé par contigüité avec méthodologie. Si la déesse Raison a été vaincue par l’irrationalité d’un mythe collectif, cela signifie que la « prégnance symbolique » (E. Cassirer) correspond à une « réelle présence », pour parler comme George Steiner. Il y a par conséquent un savoir mythique doté de cohérence et de validité. Ce savoir est conservé dans les couches sociales défavorisées incarnées par les esclaves en provenance d’Afrique à l’époque coloniale et par les prolétaires noirs à l’âge du capitalisme industriel. Menegildo Cué (Ecue-yamba-O) est un ignorant suivant les critères d’instruction institutionnelle, mais il maîtrise un autre alphabet de signes :

Era cierto que Menegildo no sabía leer, ignorando hasta el arte de firmar con una cruz. Pero en cambio era ya doctor en gestos y cadencias.14

L’éducateur de Menegildo est le vieux Beruá :

Para este último, lo que contaba realmente era el vacío aparente. El espacio comprendido entre dos casas, entre dos sexos, entre una cabra y una niña, se mostraba lleno de fuerzas latentes, invisibles, fecundísimas, que era preciso poner en acción para obtener un fin cualquiera.15

L’espace est peuplé de signes : les signes visibles de l’industrialisation et les signes invisibles qu’un savoir magico-mythique peut déchiffrer :

Así como los blancos han poblado la atmósfera de mensajes cifrados, tiempos de sinfonía y cursos de inglés, los hombres de color capaces de hacer perdurar la gran tradición de una ciencia legada durante siglos, de padres a hijos, de reyes a príncipes, de iniciadores ainiciados, saben que el aire es un tejido de hebras inconsútiles que transmite las fuerzas invocadas en ceremonias cuyo papel se reduce, en el fondo, al condensar un misterio superior para dirigirle contra algo o a favor de algo.16

Certes, l’on peut parler de mythologie afro-cubaine dans Ecue mais une autre mythologie, une mythologie dégradée, hante également le discours électoral des dirigeants de l’État choisis par suffrage universel :

La mitología electoral alimentaba un mudo de fábula de Esopo, con bestias que hablaban, peces que obtenían sufragios y aves que robaban urnas de votos.17

Dans El Reino de este Mundo (1949), le personnage détenteur des savoirs non institutionnels est le sorcier mandingue Mackandal. Un accident dans la sucrerie du maître (sa main est happée par un moulin) le condamne à l’amputation d’un bras. Il devient donc « inutilisable » dans le système de production de l’économie sucrière sur lequel repose la puissance de l’univers colonial. Cette « désactivation » limitée de Mackandal est exprimée par Carpentier dans la première phrase du 3° chapitre de la I° partie de El Reino de este Mundo, en lettres majuscules (qui ont disparu dans la traduction de René L.-F. Durand) :

Inútil para trabajos mayores, Mackandal fue destinado a guardar el ganado.18

Rejeté à la marge de la visibilité sociale et économique de la production coloniale, à cause de son infirmité, Mackandal va progressivement se transformer, grâce à la maîtrise de l’histoire d’une Afrique mythique, et, mieux encore, grâce à l’acquisition de la connaissance des plantes. La déroute provisoire des peuples noirs semble se concrétiser dans la servitude déshumanisante du statut servile, mais le sorcier mandingue produit un récit thérapeutique en remontant dans la mémoire collective, par anamnèse, afin de faire revivre un passé glorieux d’avant la chute :

 […] el joven esclavo había recordado, de pronto, aquellos relatos que Mackandal salmodiaba en el molino de canãs, en horas en que el caballo más viejo de la hacienda de Lenormand de Mezy hacía girar los cilindros. Con voz fingidamente cansada para preparar mejor ciertos remates, el mandinga solía referir hechos que habían ocurrido en los grandes reinos de Popo, de Arada, de los Nagós, de los Fulas. Hablaba de vastas migraciones de pueblos, de guerras seculares, de prodigiosas batallas en que los animales habían ayudado a los hombres. Conocía la historia de Adonhueso, del Rey de Angola, del Rey Dá, encarnación de la Serpiente, que es eterno principio, nunca acabar, y que se holgaba místicamente con una reina que era el Arco Iris, señora del agua y de todo parto. Pero sobre todo, se hacía prolijo con la gesta de Kankán Muza, el fiero Muza, hacedor del invencible imperio de los mandingas, cuyos caballos se adornaban con monedas de plata y gualdrapas bordadas, y relinchaban más arriba del fragor de los hierros llevando el trueno en los parches de dos tambores colgados de la cruz.

L’on notera ici, dans l’axe paradigmatique de ce passage, un lexique récurrent de célébration glorieuse : « grandes reinos, prodigiosas batallas, invencible imperio ». Le langage ressuscite un monde mythifié et il s’empare également du temps : « eterno principio, nunca acabar ». Chez Mackandal, héros de la marge, la parole permet de remonter le temps de l’historicité revisitée. Le récit historicisant et le récit mythifiant se confondent au bénéfice du mythe. Le verbe poétique et démiurgique est destiné à guérir la conscience collective des descendants d’esclaves de l’effet délétère de l’avilissement de la condition servile. Cette parole est aussi programmatrice, elle porte les germes de la révolte. Prométhée est passé au service de Próspero : il faudra que Calibán mobilise les pouvoirs de « l’autre rive ». Comme Beruá vis-à-vis de Hermenegildo dans Ecue-Yamba-O, Mackandal joue dans El Reino de este Mundo le rôle d’éducateur et de guide spirituel vis-à-vis de Ti Noel. À l’instar de la vieille Maman Loi (prêtresse du Vaudou) qui vit aussi en marge de la production coloniale, Mackandal est un familier des composantes ténébreuses du Vaudou, celles qui correspondent aux redoutables divinités petro en Haïti. Ce domaine ténébreux est celui des maîtres des cimetières, les « barons » : Baron Cimetière, Baron Samedi, Baron Lacroix, Baron Piquant. Dans Ecue, Hermenegildo sera initié dans la société secrète des ñáñigos, dans El Reino de este Mundo c’est un vaudou de la marge qui est évoqué lors de la visite de Mackandal, accompagné de son jeune disciple, à la vieille sorcière qui vit à l’écart des plantations :

Se detenían en la casa de una anciana que vivía sola, aunque recibía visitas de gentes venidas de muy lejos. [...] Cierta vez, la Maman Loi emudeció de extraña manera cuando se iba llegando a lo mejor de un relato. Respondiendo a una orden misteriosa, corrió a la cocina, hundiendo los brazos en una olla plena de aceite hirviente. Ti Noel observó que su cara reflejaba una tersa indiferencia, y, lo más raro, que sus brazos, al ser sacados del aceite, no tenían ampollas ni huellas de quemadura, a pesar del horroroso sonido de fritura que se había escuchado antes 19

De toute évidence la puissance totalitaire du système colonial n’a pas réussi à anéantir le domaine des pouvoirs occultes qui résident sur « l’autre rive ». La pharmacopée scientifique est impuissante face à l’expansion mortifère des poisons de Mackandal qui sèment l’abomination de la désolation dans la colonie de Saint-Domingue désormais en proie au désarroi décrit dans le chapitre De Profundis :

EL VENENO SE ARRASTABA por la llanura del Noreste, invadiendo los potreros y los establos. No se sabía cómo avanzaba entre las gramas y alfalfas, cómo se introducía en las pacas del forraje, cómo se subía a los pesebres. [...) Los más expertos herbolarios del Cabo buscaban en vano la hoja, la resina, la savia, posibles portadores del azote. Los techos estaban cubiertos de grandes aves negras, de cabeza pelada que esperaban su hora para dejarse caer y romper los cueros, demasiado tensos, de un picotazo que liberaba nuevas podredumbres. Pronto se supo, con espanto, que el veneno había entrado en las casas. 20

La puissance des forces occultes indiscernables à l’examen des lumières positivistes et le pouvoir d’un héros de la marge, esclave et infirme, reflètent un renversement de perspective, typique de l’écriture antithétique. Dans le combat épique et sans merci, dont l’enjeu est la liquidation d’une société, il n’y a guère de place pour les entremêlements psychologiques. La figure de rhétorique qui s’impose est l’une des pierres angulaires de l’écriture baroque : l’antithèse.

3. Figures antithétiques

Le fonctionnement de l’antithèse dans la mise en scène des héros de la marge chez Carpentier ne relève ni de l’effet de scandale, ni de l’harmonie des contraires, ni du goût ludique du paradoxe. Il participe d’abord d’une contestation de la conventionnalité des signes et d’un refus des condamnations déterministes. Dans le chapitre liminaire de El Reino de este Mundo, la vision conventionnelle des images fastueuses de l’Ancien Régime, cultivées par un certain discours historique, est présentée en termes d’inconsistance, de prestige fallacieux en trompe-l’œil. L’antithèse traduit alors une démarche de subversion et de déconstruction. Carpentier propose la représentation contrastée des monarchies africaines et européennes, d’après la perception du sorcier mandingue Mackandal. En privilégiant le regard et la parole de l’esclave infirme, il inverse les termes du discours. Le monde du maître est décrit du point de vue du serviteur, détenteur désormais de l’autorité énonciatrice :

 Reyes eran, reyes de verdad, y no esos soberanos cubiertos de pelos ajenos, que jugaban al boliche y sólo sabían hacer de dioses en los escenarios de sus teatros de corte, luciendo amaricada la pierna al compás de un rigodón. Más oían esos soberanos blancos las sinfonías de sus violines y la chifonía de los libelos, los chismes de sus queridas y los cantos de sus pájaros de cuerda, que el estampido de cañones disparando sobre el espolón de una media luna. Aunque sus luces fueron pocas, Ti Noel había sido instruido en esas verdades por el profundo saber de Mackandal. En el África, el rey era guerrero, cazador, juez y sacerdote; su simiente preciosa engrosaba, en centenas de vientres, una poderosa estirpe de héroes. En Francia, en Espanã, en cambio, el rey enviaba sus generales a combatir; era incompetente para dirimir litigios, se hacía regañar por cualquier fraile confesor, y, cuanto a riñones, no pasaba de engendrar un príncipe debilucho, incapaz de acabar con un venado sin ayuda de sus monteros, al que designaban, con inconsciente ironía, por el nombre de un pez tan inofensivo y frívolo como era el delfín. Allá, en cambio – en el gran Allá -, había príncipes duros como el yunque, y príncipes que eran el leopardo, y príncipes que conocían el lenguaje de los árboles, y príncipes que mandaban sobre los cuatro puntos cardinales, dueños de la nube, de la semilla, del bronce y del fuego.21

L’antithèse présente en outre ici un double aspect, biblique (les premiers seront les derniers) et caricatural. D’un côté, on voit des monarques européens dégénérés, gesticulant entre afféteries, affectations et simagrées, de l’autre on contemple des souverains africains magnifiques, des êtres cosmiques à la puissance plurielle, commandant aux quatre points cardinaux. L’antithèse est une figure rhétorique du renversement, de subversion, de valeurs et de valences. Elle contient la pédagogie de l’exagération, l’énergie de la polémique et l’efficacité de la démonstration. Elle est une des figures de distribution de sens dans l’écriture de Carpentier pour dire la puissance des faibles opprimés et la vulnérabilité des pouvoirs d’oppression. Un esclave manchot fait trembler un système tentaculaire et totalitaire.

La musique élémentaire du serviteur Filomeno dans Concierto Barroco subvertit les compositions sophistiquées de compositeurs virtuoses du baroque européen :

Todos los instrumentos revueltos –dijo Jorge Frederico -: Esto es algo como una sinfonía fantástica.” Pero Filomeno, ahora, junto al teclado, con una copa puesta sobre la caja de resonancia, ritmaba las danzas rascando un rayo de cocina con una llave. – “Diablo de negro! -exclamaba el Napolitano – : Cuando quiero llevar un compás, él me impone el suyo. Acabaré tocando una música de caníbales22.

Carpentier avait déjà exprimé dans Ecue-Yamba-O son admiration de musicologue averti pour la musique de “matières élémentaires” dont il constatait l’existence dans les couches populaires métissées de Cuba.

Música de cuero, madero, huesos y metal, música de materias elementales23 !

Filomeno et son maître viennent enrichir dans la galerie des personnages de fiction les nombreux duos de maîtres et esclaves mentionnés par Roger Toumson dans L’Utopie perdue des Îles d’Amérique.24 Dans l’œuvre de Carpentier, le duo maître et esclave est récurrent lorsqu’il s’agit de personnages noirs, héros de la marge, notamment dans El Reino de este Mundo : Ti Noel et Lenormand de Mézy, Soliman et Pauline Bonaparte.

Cependant, comme l’a très bien démontré Daniel-Henri Pageaux, dans Images et mythes d’Haïti (1984),25 la puissance liée à la communion avec les forces mythiques ne dure que si l’on maintient sa fidélité à l’univers mythique. Daniel-Henri Pageaux illustre ce point de vue de Carpentier en soulignant les parcours inversés de Pauline Bonaparte (sauvée par son adhésion au Vaudou) et du roi Christophe, qui subit un échec tragique, en renonçant à la culture mythique d’Haïti pour embrasser le culte du rationalisme des Lumières. Toutefois dans Concierto Barroco le maître prend la défense de Filomeno au nom d’une cubanité forgée dans la lutte :

¿Por qué no inventa una ópera sobre mi abuelo Salvador Golomón? –insinúa Filomeno- :Ése sí que resultaría un asunto nuevo. Con decorado de marinas y palmeras.” El Sajón y el Veneciano echaron a reír en tan regocijado concierto que Montezuma tomó la defensa de su fámulo :- “ No lo veo tan extravagante : Salvador Golomón luchó contra unos hugonotes, enemigos de su fe, igual que Scanderbergh luchó por la suya. Si bárbaro les parece a ustedes un criollo nuestro, igual de bárbaro es un eslavón de allá enfrente”26.

Hormis ce cas de communion dans l’identité cubaine, la dialectique maître et esclave chez Carpentier se résout par le constat de la puissance de l’esclave, tant que ce dernier conserve sa foi aux « pouvoirs de l’autre rive ». Outre l’antithèse, le deuxième « noyau générateur » de sens que nous avons retenu ici est la métamorphose.

4. La métamorphose : le marronnage ontologique

La métamorphose qui est la possibilité radicale de changement de règne biologique relève simultanément des attributs divins et de la puissance magique, bénéfique ou maléfique. Dans l’imaginaire occidental, la métamorphose est décrite selon deux registres, valorisants et dégradants. Dans la littérature mythico-merveilleuse, les métamorphoses sont destinées à susciter l’émerveillement ou la compensation, elles peuvent également signifier la punition ou la régression. La métamorphose en animal repoussant, chez Kafka, dans La Métamorphose (Gregor Samsa transformé en vermine), chez Ionesco, dans Les Rhinocéros et chez Marie Darrieussecq dans Truismes, traduit la décadence de sociétés frappées par des crises de valeurs. L’animalisation est la métaphore d’une dégradation généralisée. Les innombrables avatars animalesques des dieux gréco-latins étaient aux yeux de Saint-Augustin (La Cité de Dieu) la marque d’une indistinction scandaleuse entre essence divine et animalité, voire bestialité.

Dans l’univers mythico-religieux africain, la transformation en animal ressortit généralement aux pouvoirs maléfiques. Les individus métamorphosés en animal (mofrazés ou mofwazé en Martinique, Guadeloupe) dans les Caraïbes créolophones doivent retrouver la condition humaine, en reprenant leur peau accrochée quelque part, avant le lever du jour. Dans le Vaudou haïtien, la métamorphose animale est surtout présente dans les rites pétros caractérisés par les pratiques ténébreuses, au contraire des rites radas réputés « plus doux ».

Chez Alejo Carpentier les deux imaginaires (occidental et afro-caribéen) s’entrecroisent. Le pouvoir de métamorphose de Mackandal vient parachever les éléments de puissance du personnage. Tantôt, ses métamorphoses le situent dans le domaine de la peur et de l’insaisissable inquiétant ; tantôt, elles signifient la liberté suprême d’un être doué de nomadisme générique, traversant avec une égale aisance les règnes animal, minéral et végétal. Il peut alors vivre en symbiose avec la Nature en s’intégrant au mouvement quotidien du cosmos. Tout en restant à la marge sociale du monde colonial, il fréquente également les marges mythiques qui séparent l’homme terrestre des autres aires du vivant. Cette liberté suprême de mobilité entre les différents règnes, nous l’appellerons le marronnage ontologique. Il en découle dans l’imaginaire collectif du monde colonial une perception obsédante du personnage, dont l’ubiquité, autrement dit la domination incontestable de la spatialité, en fait un être surnaturel :

Todos sabían que la iguana verde, la mariposa nocturna, el perro desconocido, el alcatraz inverosímil, no eran simples disfraces. Dotado del poder de transformarse en animal de pezuña, en ave, pez o insecto, Mackandal visitaba continuamente las haciendas de la llanura para vigilar a sus fieles y saber si todavía confiaban en su regreso. De metamorfosis en metamorfosis, el manco estaba en todas partes, habiendo recobrado su integridad corpórea al vestir tarjes de animales. Con alas un día, con agallas al otro, galopando o reptando, se había adueñado del curso de los ríos subterráneos, de las cavernas de la costa, de las copas de los árboles, y reinaba ya sobre la isla entera. Ahora sus poderes eran ilimitados27.

Les pouvoirs illimités de Mackandal se manifestent lors de son exécution conçue selon les règles d’une sorte de grammaire de la violence coloniale. Le condamné va être brûlé publiquement, châtiment réservé aux sorciers et aux hérétiques, ces êtres monstrueux en marge des orthodoxies. Outre la pédagogie de la terreur voulue par le système esclavagiste, il s’agit également de désintégrer de manière infamante cette mauvaise herbe pernicieuse avant que ne se répande la perversion de la révolte venue de la marge. Mackandal se débat, rompt ses liens et tente de s’enfuir. À partir de cet instant précis, le récit mythique va supplanter le récit historique. Mackandal s’est transformé en mouche ou en papillon et a disparu du théâtre macabre de la mise en scène sulfureuse. C’est sa dernière métamorphose qui passera à la postérité l’inscrivant définitivement dans la canonisation littéraire. Alors que Jeanne d’Arc périt dans les flammes du bûcher exemplaire, Mackandal s’échappe miraculeusement. L’antithèse rencontre la métamorphose pour aboutir à la transfiguration. La guerre des miracles semble avoir tourné à l’avantage du nègre marron mandingue. Le poète cubain Jesús Cos Causse et le poète dominicain Manuel López Rueda alimenteront le mythe de la métamorphose de ce héros de la marge.

Ti Noel aussi connaît le marronnage ontologique de la métamorphose, mais après de nombreux déboires et la tentation d’une évasion vers un état de fusion cosmique avec l’univers, il choisit néanmoins le « Royaume de ce Monde », en dépit du désenchantement causé par l’obsession du pouvoir.

La représentation des héros de la marge chez Carpentier, malgré un contenu documentaire d’ordre social, historique et anthropologique, privilégie un processus de transfiguration. Les personnages noirs mis en scène ne cherchent pas le chemin de l’intégration et du mimétisme, à la manière de Juan Francisco Manzano, dont Alain Yacou a présenté la biographie et le long parcours d’occultation littéraire.28 Carpentier choisit des Haïtiens du lumpenprolétariat cubain et des esclaves de Saint-Domingue bien enracinés dans un terreau mythico-magique. Il délaisse la marge aux contours picaresques, celle de la pègre (el hampa) et de la mala vida. La marginalité dont il traite est celle de larges couches de population noire et métisse mises sous le boisseau par la colonisation interne des oligarchies créoles de l’extrême-Occident latino-américain, en dépit d’un discours surabondant de mythologisation du métissage. Cependant, comme le Nicolás Guillén de La Balada de los dos abuelos, il se projette dans un métissage apaisé qui ne peut exister que par l’abolition de la marge.

1 Mous avons recours à ce néologisme pour mieux souligner le rôle central du mythe dans l’écriture d’Alejo Carpentier.

2 Il s’agit du titre d’un article du Professeur François Lopez «  ’affirmation polémique de l’américanité dans l’œuvre de Carpentier  , publié dans

3 Corinne Mencé-Caster relève la dimension de sacralisation que confère l’œuvre littéraire, dans l’article intitulé «  rève approche de la genèse du

4 Roger Toumson, Mythologie du métissage, Paris, P.  . F., 1998, p.  41.

5 Nous faisons allusion à l’ouvrage d’Alain Rouquié, Amérique Latine : introduction à l’extrême-Occident, Paris, Seuil, 1987.

6 Le terme est de François Lopez (Université de Bordeaux-3), déjà cité.

7 Robert González Echevarría, Mito y archivo, una teoría de la narrativa latinoamericana (1990), México, Fondo de Cultura Económica, 2000, p. 208.

8 R. G. chevarría, Mito y archivo, déjà cité, p. 0.

9 Il s’agit en fait de deux titres, El Reino de este Mundo (1949) et El Acoso, (1953) publiés sous le titre Dos ovelas, sans date de publication.

10 Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident (1939), Paris, 10/18, 1972, 2001.

11 Ce terme est repris par Roger Toumson dans Mythologie du métissage, déjà cité.

12 A. arpentier, El Reino de este Mundo, Dos ovelas, déjà cité, p. 9.

13 Gilbert Durand, Introduction à la mythodologie, mythes et sociétés, Paris, Albin Michel, 1996.

14 Alejo Carpentier, Ecue-Yamba-o (1927, 1933), Barcelona, Ediciones Bruguera, 1979, p. 35.

15 Ecue, déjà cité, p.  8.

16 Déjà cité, p.  9.

17 Déjà cité, p.  16.

18 A. Carpentier, El Reino, déjà cité, p.  1. Dans l’édition espagnole, les mots des premières lignes des débuts de chapitres sont écrits en

19 A. Carpentier, El Reino, déjà cité, p.  2-23.

20 Déjà cité, p.  8.

21 A. Carpentier, Reino, déjà cité, p.  6.

22 Alejo Carpentier, Concierto barroco (1974), Paris, Gallimard, édition bilingue, traduction de René L.-.  urand, 1991, p.  06.

23 A. Carpentier, Ecue, déjà cité, p.  6.

24 Roger Toumson, Paris, éditions Honoré Champion, 2004.

25 Daniel-Henri Pageaux, Images et mythes d’Haïti : El Reino de este Mundo d’Alejo Carpentier, La Tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire, Îles de

26 A. Carpentier, Concierto, déjà cité p.  14.

27 A. Carpentier, Reino, éjà cité, p.  2-33

28 Alain Yacou, Un esclave-poète à Cuba au temps du péril noir, autobiographie de Juan Francisco Manzano (1797-1851), Paris, Karthala-CERC  2004.

1 Mous avons recours à ce néologisme pour mieux souligner le rôle central du mythe dans l’écriture d’Alejo Carpentier.

2 Il s’agit du titre d’un article du Professeur François Lopez «  ’affirmation polémique de l’américanité dans l’œuvre de Carpentier  , publié dans Hommage à Alejo Carpentier, dir. Jean Lamore, Bordeaux, Presses Universitaires, 1985, p.  5-61.

3 Corinne Mencé-Caster relève la dimension de sacralisation que confère l’œuvre littéraire, dans l’article intitulé «  rève approche de la genèse du langage arguédien. Los Rios profundos ou à ma recherche du langage perdu  , revue Espace Caraïbe, Centre d’ÉEude et de Recherches Caraïbes, Pointe-à-Pitre, Bordeaux, TEMIBER, n° 4, 1996, p.  6.

4 Roger Toumson, Mythologie du métissage, Paris, P.  . F., 1998, p.  41.

5 Nous faisons allusion à l’ouvrage d’Alain Rouquié, Amérique Latine : introduction à l’extrême-Occident, Paris, Seuil, 1987.

6 Le terme est de François Lopez (Université de Bordeaux-3), déjà cité.

7 Robert González Echevarría, Mito y archivo, una teoría de la narrativa latinoamericana (1990), México, Fondo de Cultura Económica, 2000, p. 208.

8 R. G.  chevarría, Mito y archivo, déjà cité, p.  0.

9 Il s’agit en fait de deux titres, El Reino de este Mundo (1949) et El Acoso, (1953) publiés sous le titre Dos  ovelas, sans date de publication.

10 Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident (1939), Paris, 10/18, 1972, 2001.

11 Ce terme est repris par Roger Toumson dans Mythologie du métissage, déjà cité.

12 A.  arpentier, El Reino de este Mundo, Dos  ovelas, déjà cité, p.  9.

13 Gilbert Durand, Introduction à la mythodologie, mythes et sociétés, Paris, Albin Michel, 1996.

14 Alejo Carpentier, Ecue-Yamba-o (1927, 1933), Barcelona, Ediciones Bruguera, 1979, p. 35.

15 Ecue, déjà cité, p.  8.

16 Déjà cité, p.  9.

17 Déjà cité, p.  16.

18 A. Carpentier, El Reino, déjà cité, p.  1. Dans l’édition espagnole, les mots des premières lignes des débuts de chapitres sont écrits en majuscules. La traduction française de René L.-F.  urand ( e Royaume de ce Monde) du roman ne reproduit pas ce choix typographique. La traduction est de 1954. Nous utilisons l’édition Gallimard, 1980. Le Royaume de ce Monde,

19 A. Carpentier, El Reino, déjà cité, p.  2-23.

20 Déjà cité, p.  8.

21 A. Carpentier, Reino, déjà cité, p.  6.

22 Alejo Carpentier, Concierto barroco (1974), Paris, Gallimard, édition bilingue, traduction de René L.-.  urand, 1991, p.  06.

23 A. Carpentier, Ecue, déjà cité, p.  6.

24 Roger Toumson, Paris, éditions Honoré Champion, 2004.

25 Daniel-Henri Pageaux, Images et mythes d’Haïti : El Reino de este Mundo d’Alejo Carpentier, La Tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire, Îles de tempête de Bernard Dadié, Paris, L’Harmattan, 1984.

26 A. Carpentier, Concierto, déjà cité p.  14.

27 A. Carpentier, Reino, éjà cité, p.  2-33

28 Alain Yacou, Un esclave-poète à Cuba au temps du péril noir, autobiographie de Juan Francisco Manzano (1797-1851), Paris, Karthala-CERC  2004.

Rafael Lucas

Maître de conférences en langue et civilisation luso-brésiliennes
Université de Bordeaux 3

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