La poétique de l’histoire dans l’œuvre de Saint-John Perse

André Claverie

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André Claverie, « La poétique de l’histoire dans l’œuvre de Saint-John Perse », Archipélies [En ligne], 1 | 2010, mis en ligne le , consulté le 29 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/1732

Visionnaire de l’Histoire, tout autant que poète du cosmos, Saint-John Perse a conçu son œuvre comme une participation déterminante au processus de recomposition de la conscience historique contemporaine, ou comme un moyen de hâter la venue d’une nouvelle forme de sensibilité morale, dans une période de crise qui affecte toutes les civilisations.
Cette historicité de Perse ne procède pas essentiellement d’un mode référentiel d’allusions au contexte de l’actualité événementielle, si dense et tumultueuse au cours du xxe siècle, mais se donne à lire dans la substance même de l’écriture.
Une écriture de la rupture qui déconstruit et résilie aussi bien les mythes coloniaux et ceux des épopées guerrières, que des pans entiers de l’idéologie des Temps modernes, à commencer par la figure occidentale de l’individu rationnel. Une écriture de l’éloge qui exalte le présent, en prenant du champ par rapport à la période actuelle, afin de reconstituer notre contemporanéité. Une écriture de l’énonciation, dont l’entrelacement complexe des voix expressives et des instances narratives rend compte de la topique du sujet postmoderne. Une écriture-monde, enfin, donnant un horizon inédit à « un humanisme nouveau, d’universalité réelle ».
L’auteur comme le lecteur ne peuvent donc que saisir et interpréter des signes de ce destin collectif qui fait intrusion dans leur psyché, en brouillant l’identité de la personne individuelle et métaphysique. La mantique du poème se présente alors comme une herméneutique.

Saint-John Perse, a visionary of history as much as a poet of cosmos, conceived his work as a determining participation to the process of re-composition of the contemporary historical conscience or as a means of announcing the coming of a new form of moral sensitivity during a period of crisis which affects all civilizations.
This historicity of Perse does not essentially proceed from a referential mode of allusions to the present factual context, so dense and tumultuous during the 20th century, but should be read within the substance of the writing itself.
A writing of rupture which deconstructs and negates not only the colonial myths and those of the warrior peoples, but also large parts of the ideology of the Modern Times, and to start with the western figure of the rational individuality. A writing based on eulogy which exalts the present, but also distanciating itself from the moment, in order to reconstitute the contemporary. A writing of enunciation, in which the complex interlinking of expressive voices and of narrative instances accounts for the topics of the post-modern subject. A world-writing, in other words, which gives a so far unknown horizon to “a new humanism, of a real universality”.
The author as well as the reader can only comprehend and interpret the signs of this collective destiny which intrudes into their psyche, blurring the identity of the individual as well as metaphysical person. So that he mantic of the poem presents itself as hermeneutics.

La critique s’accorde à reconnaître dans la création poétique de Saint-John Perse une dialectique constante qui scande son écriture de l’histoire sur deux versants : d’une part, l’antique topos d’un chaos bariolé des événements, reflet de la marche erratique des communautés humaines ; d’autre part, la figuration d’une quête du « sens », évitant de sombrer dans le désespoir du relativisme historique. René Girard soulignait ainsi combien le style de Perse, par son organisation méthodique, maîtrisée, pouvait représenter cette métaphore de l’unité, essentielle à un monde qui, ayant perdu le point de vue unifiant, dominateur, de l’Occident, semble voué à une diffraction de destinées collectives. Car, quel pourrait être le lieu d’énonciation d’un discours qui aurait pour ambition de se faire la chronique du « tout-monde » ? Renée Ventresque, par ailleurs, a mis l’accent sur le thème persien de l’harmonie cosmique, de laquelle l’être humain participe, comme horizon de consolation, purification ou dépassement des drames et fureurs de l’histoire. Le poète lui-même, dans son Discours de Stockholm, corrobore une telle vision de l’histoire : « Les pires bouleversements de l’histoire ne sont que rythmes saisonniers dans un plus vaste cycle d’enchaînements et de renouvellements » (O.C., 446). Ainsi, dépassant les perspectives téléologiques, providentialistes, du devenir, qu’elles soient religieuses, rationalistes ou idéologiques, Perse a toujours eu pour ambition, à travers sa création, de « s’engager dans une éternité d’histoire » (O.C., 457), ayant fait le choix définitif d’une immanence, dont l’horizon est indéfiniment repoussé au gré de l’avancée humaine.

Il serait toutefois réducteur de privilégier le thème d’une humanité immergée dans le monde entier des choses, en adéquation totale avec le règne des étants, selon une vision antique du cosmos. Toute la poétique de l’auteur de Pluies, Neiges, Vents… se révèle tout autant comme une rupture, une « insigne mésalliance » (O.C., 199) entre l’humain et l’ordre naturel, que comme une adhésion et un ressourcement aux forces de la phusis. Selon une perspective judéo-chrétienne, mais aussi moderne, l’organisation de la matière, représentée métonymiquement par la merveilleuse horlogerie céleste, ne saurait imposer son ordre à l’homme, ce perpétuel insurgé. Dans Anabase, le conquérant se manifeste donc comme l’un des dissidents dans le jeu des grandes forces cosmiques : « Les Rois Confédérés du ciel mènent la guerre sur mon toit et, maîtres des hauteurs, y établissent leurs bivacs. Que j’aille seul avec le souffle de la nuit, parmi les Princes pamphlétaires*, parmi les chutes de Biélides !… » (O.C., 100).

Il paraît également réducteur de considérer l’esthétique persienne, même conçue comme un modèle de l’energeia poétique, validant et dynamisant l’élan vital de l’humanité, comme la seule réponse de l’écrivain au scepticisme et au nihilisme contemporains. Les inventions formelles s’inscrivent dans un projet de recomposition de la conscience historique en réponse à la crise des valeurs actuelles. Comme souvent chez Perse, les déclarations marginales, décentrées, apparemment minorées, portent l’essentiel de son propos. Remarquons, dans son Allocution au Banquet Nobel, à côté de développements concernant les rapports entre l’Histoire, l’Être et le Cosmos, cette approche existentielle, plus concise, de la temporalité humaine : « Et c’est ainsi que le poète se trouve aussi lié, malgré lui, à l’événement historique. Et rien du drame de son temps ne lui est étranger. Qu’à tous il dise clairement le goût de vivre ce temps fort ! Car l’heure est grande et neuve, où se saisir à neuf. Et à qui donc céderions-nous l’honneur de notre temps ?… » (O.C., 446).

Participer ainsi à la mise à jour de nos valeurs spirituelles, de notre sens moral et métaphysique, qui détermine notre mode de compréhension, devient alors une priorité de l’acte artistique. Comme Perse l’a souligné, nous sommes loin de la conception habituelle de la « littérature engagée », impliquée dans les débats du jour. Il ne s’agit pas, non plus de donner seulement « un reflet visionnaire de l’heure présente » (O.C., 1135) selon la formule du jury Nobel, mais de fabriquer notre contemporanéité, par une mutation de notre sensibilité et de notre imaginaire. Le poète se porte au-delà de tous les lieux communs, intellectuels et moraux, qui se trouvent affectés, dans notre époque postmoderne, par « la tristesse des grands thèmes de laïcité » (O.C., 223). Il se doit de recréer une nouvelle forme de ferveur, d’éloge et de sacré, dans la continuité du lyrisme de la célébration inauguré, dans l’Antiquité, par les odes pindariques. Il ouvre des perspectives à l’intelligence et à la sensibilité en révoquant les anciennes manières d’appréhender le monde, les croyances désuètes, les mythologies ou les principes devenus inefficients.

Le lecteur ne peut donc se limiter à la mise au jour des allusions au contexte sociohistorique, fût-ce pour conclure à leur valeur métaphorique, légendaire, extraréférentielle. Même lorsque l’actualité, par sa surprésence, sature le texte poétique, la visée de celui-ci n’est pas de nous mettre en situation de réagir à l’événement. Il s’agit plutôt de nous inviter à une prise de distance par rapport à la réalité factuelle en optant pour « une mesure élargie de l’espace et du temps » (O.C., 550). Le cours des affaires humaines, sous l’apparence discursive des causes et des effets que les historiens mettent en évidence, est rythmé en effet, par des révolutions de l’esprit, des ruptures sémantiques aussi imprévisibles que nécessaire. L’exemple des poèmes d’Exil, écrits pendant le déroulement de la Deuxième Guerre mondiale, est à cet égard éclairant. On peut y voir, comme dans la poésie d’Aragon et de Char, l’irruption subliminale de la guerre jusque dans le quotidien mentionné le plus incidemment. La leçon à tirer serait alors l’exigence d’une mobilisation des forces de résistance, induite du fait même que rien de la réalité vécue ne peut ni ne doit se soustraire à la prégnance du conflit en cours. Perse, toutefois, ajoute à cette conclusion, en suggérant qu’il importe de voir plus loin et d’envisager le renouvellement humain qui s’amorce à la faveur de l’épreuve subie. Dans Poème à l’Étrangère, daté de 1942, intitulé dans une version initiale V.Street (« V. comme Victory », précise Perse), de nombreux intersignes fabuleux parsèment le texte d’indices historiques. En quelques lignes, par condensation d’images et jeu anagrammatique, sont évoqués, obliquement, les trois années de combat et le tournant de la guerre lors de la bataille de Stalingrad qui stoppa, à la fin de l’été 1942, l’avancée de la Wehrmacht (désignée métonymiquement à travers la couleur de ses uniformes) :

« et qu’est-ce encore, sur mon seuil,/que cet oiseau vert-bronze, d’allure peu catholique, qu’ils appellent Starling ? […] l’Été déjà sur son déclin, virant la chaîne de ses ancres,/vire aux grandes roses d’équinoxe comme aux verrières des Absides. […] Dans l’été vert comme une impasse, dans l’été vert de si beau vert, quelle aube tierce, ivre créance, ouvre son aile de locuste ? » (O.C., 170-171).

Que la Victoire ainsi entrevue puisse être perçue comme une des « filles d’Éloa » montre bien que pour Perse, les représentations salvatrices ne doivent pas faire oublier aux futurs vainqueurs que le deuxième conflit mondial fut d’abord une défaite pour l’Europe, une Europe ayant perdu sa part d’innocence (“Europe qui fut blanche”, O.C., 173).

L’histoire poétique de notre présent, d’ordre herméneutique, nous rappelle en fin de compte qu’une époque se définit avant tout par le régime de temporalité qu’elle adopte. Alors que l’Antiquité avait mis l’accent sur le passé instructeur du présent et sur l’autorité de la tradition, les Temps modernes, de la Renaissance jusqu’au xxe siècle ont valorisé à l’excès le futur, l’homme en projet, entrepreneur de lui-même et pourvoyeur d’idéologies. Notre époque postmoderne, quant à elle, reconnaît le primat du temps présent, dans sa perspective existentielle et heuristique ; elle se caractérise ainsi par son « présentisme », selon un terme utilisé par l’historien François Hartog. Ce présent historique, qui ne se laisse pas enclore dans les limites de l’actuel, s’ouvre sur le passé et l’avenir, conjuguant les lieux de mémoire, l’héritage reçu, et les projets en cours, avec un souci constant du legs qui sera transmis aux générations à venir. Saint-John Perse, élargissant ces perspectives, fait aussi la part de l’oubli et de l’obscurcissement du passé, et se projette de manière visionnaire dans un avenir sans limite, selon un messianisme sans espoir, mais où la poésie prend le relais des utopies religieuses de l’espérance.

Selon cette vision prophétique du présent, le ressourcement à l’origine, à l’arkhè, grâce aux buttes-témoins du passé, rejoint, par un mouvement cyclique, la prescience de l’avenir, la « présomption de l’esprit » (O.C., 93), sorte de divination poétique. Dans son Discours de Florence, en hommage à Dante, Saint-John Perse déclare que le poète, en charge d’humanité et en charge de langage, embrasse l’étendue des siècles, selon une perspective universelle : « Il couvre du regard le temps des morts et des vivants. À l’empire du passé, il joint l’empire du futur, où court son ombre prophétique… » (O.C., 456). Le terme même de « présent », suggère par son préfixe (prae-ens), comme l’a souligné Benveniste un « (en) avant » qui relève autant de l’antériorité que de l’anticipation. Mais, alors que le linguiste fixe comme borne temporelle de référence le présent de l’énonciation, Perse, comme tous les poètes, restreint cette balise à l’énonciation poétique qui, seule, instaure une « présence ». La formulation esthétique, en faisant advenir le réel, établit une communication authentique entre les hommes, une « commune présence » selon la formule de René Char. La chronopoétique de Saint-John Perse représentera donc le temps par une transfiguration de l’espace, des paysages, des objets, qui fixent émotionnellement l’être-là et la conscience du sujet. C’est pourquoi le poète ne peut qu’habiter le monde qu’il recrée, c’est-à-dire sa parole, et dans cette recréation il participe au renouvellement en cours de la sensibilité morale. Son œuvre, dès lors, a pour finalité de prendre place parmi les références majeures qui accompagnent l’aventure de peuples. Dans son discours Pour Dante, Perse définit ainsi les poètes qui ont su s’accorder au temps infini du devenir humain : « S’arrachant au passé, ils voient, incessamment, s’accroître devant eux la course d’une piste qui d’eux-mêmes procède. Leurs œuvres migratrices voyagent avec nous, hautes tables de mémoire que déplace l’histoire. » (O.C., 457)

Homme de son temps, homme du présent, Saint-John Perse s’identifie dans sa poésie au « Novateur », à l’« Enchanteur », terme par lequel Sainte-Beuve désignait Chateaubriand. Comme l’auteur des Mémoires d’outre-tombe, qui se trouvait partagé entre deux mondes, celui de l’Ancien Régime et la société postrévolutionnaire, Perse avait le sentiment de se retrouver en fin de cycle historique, à l’achèvement des Temps modernes : « Nous avions rendez-vous avec la fin d’un âge » (O.C., 240). Sa poésie, catalyseur de la crise contemporaine, assume cet état transitionnel en le rendant favorable par le jeu des stylisations et transfigurations. Tout le poème Vents, notamment, est hanté par le désir de passer de « l’autre côté du Siècle » (O.C., 190), pour rejoindre l’« An neuf », comme si la poésie devait hâter la venue de cette ère nouvelle. Le poète, prenant acte de la déperdition de la croyance religieuse en une providence divine, comme de l’aporie philosophique de l’idée hégélienne de l’histoire, n’en réhabilite pas moins la notion de divin, associée à celles d’absolu et de merveilleux. Sous sa plume, le terme de « dieu » désigne donc la motivation extrême, sacrée, par laquelle une personne, ou un sujet collectif, se donne totalement à son action, à sa création, dans une animation de tout son être. Ainsi, comme autrefois chez Homère, les dieux viennent se mêler à l’histoire des hommes : « Les dieux qui marchent dans le vent ne lèvent pas en vain le fouet. […] Ils nous aiguiseront encore l’acte, à sa naissance, comme l’éclat de quartz ou d’obsidienne à la pointe des flèches. » (O.C., 191).

Cette époque contemporaine, dont Perse revendique l’« honneur » de vivre intensément le « drame », se définit essentiellement par une rupture d’équilibre, le basculement récent – et toujours actuel – dans un passé révolu, des traditions et des habitudes qui structuraient notre existence individuelle et collective. Le présent, qui émerge de cette obsolescence généralisée, n’est pas encore suffisamment densifié pour se différencier de la pellicule éphémère de l’actualité. Il s’ensuit que nos contemporains sont amenés à s’approprier des « lieux de mémoire », des traces symboliques, dont Pierre Nora a montré l’importance dans la quête identitaire d’aujourd’hui. L’Histoire qui fabrique du passé, déclasse, délégitime, désacralise, détruit, est donc à l’œuvre sous nos yeux, avant même de devenir la matière du discours critique, explicatif, objectif, des historiens. L’œuvre entière de Saint-John Perse est un témoignage essentiel, une orchestration également, de cette mutation culturelle et civilisatrice ; ceci, à travers une poétique de la rupture qui, nous le verrons, concerne tous les cadres mentaux de l’homme moderne. Dans cette poésie, il est question de « schismes », de « ruines », de « faillites », de « saisons mortes », de « Déluge », mais aussi de « naissances », de « nouvel âge de la terre », de « vasques du futur », de « printemps vert », de « création »… L’intersection entre ces deux phases d’un même processus se définit comme une dialectique de la destruction et du renouvellement : c’est par scission et remise en cause des acquis de la culture que celle-ci peut progresser, se métamorphoser, se refonder sans cesse. De nombreux versets de Vents illustrent cette thématique, comme cette proclamation : « Tout à reprendre. Tout à redire. Et la faux du regard sur tout l’avoir menée ! » (O.C., 190). Les ruptures qui rythment et perpétuent l’histoire correspondent à une véritable transmutation des valeurs et à une conversion psychique qui trouvent leur traduction à plusieurs niveaux de l’écriture. Cette vision inédite apparaît en effet dans le concept esthétique de « recréation » (O.C., 562), dans l’élaboration d’une nouvelle métrique, caractérisée par une large pulsation, et dans une prédilection pour les glissements et transferts paronymiques, ainsi que pour les paradoxes de l’oxymore : « fraîcheur des ruines et gravats » (O.C., 181), « le deuil qui point et s’épanouit » (O.C., 14), « catastrophes pures du beau temps » (O.C., 102), « dépravation de l’homme chez les dieux » (O.C., 379)…

De manière symptomatique, les commentateurs qui ont étudié plus spécialement le travail de réécriture chez Perse, ont mis en évidence l’appropriation de l’intertexte, par un processus d’assimilation-recomposition qui opère à l’opposé de la citation et de la révérence pour un modèle. Carol Rigolot, qui fait crédit à Perse d’une ouverture dialogique avec ses aînés, reconnaît cependant : « Perse rend hommage à ces prédécesseurs, mais l’hommage est rarement simple ; c’est plutôt un éloge paradoxal où il honore ses ancêtres tout en les révisant, les contredisant, et les effaçant ». Elle ajoute qu’elle partage avec T. S. Eliot la conviction que « les grands artistes sont des voleurs, mais qui intègrent leurs rapines dans un contexte radicalement différent de leur lieu d’origine » (6). Perse lui-même ne récuserait pas l’imputation de pillage, pour ne pas dire de « cannibalisme » littéraire, lui qui avouait dans Chronique : « Prédateurs, certes ! nous le fûmes ; et de nuls maîtres que nous-mêmes tenant nos lettres de franchise – Tant de sanctuaires éventés et de doctrines mises à nu, comme femmes aux hanches découvertes ! » (O.C., 394)

L’écriture de Perse pourrait être resituée dans le mouvement de pensée de la déconstruction qui, de Nietzsche à Derrida, privilégie le mode opératoire de la contestation du logocentrisme occidental, en remettant d’abord en question l’individu rationnel de la modernité. La déconstruction use de la destruction de la tradition intellectuelle, selon une méthode qui laisse deviner dans le bris du passé les linéaments du futur : « De beaux fragments d’histoires en dérive, sur des pales d’hélices, dans le ciel plein d’erreurs et d’errantes prémisses, se mirent à virer pour le délice du scoliaste. » (O.C., 128). La déconstruction poétique trouve dans l’œuvre persienne, sa divinité, qui tel un nouveau Moloch engloutit les sociétés humaines : « … Eâ, dieu de l’abîme, ton bâillement n’est pas plus vaste. /Des civilisations s’en furent aux feux des glaces, avec la flamme des grands vins. » (O.C., 188). Sous forme de philosophie poétique, la dialectique de l’être et du néant est illustrée par l’expérience de l’exilé, qui, dans le dépouillement total de son humanité, retrouve tout son élan vital : « Et soudain tout m’est force et présence, où fume encore le thème du néant. » (O.C., 127).

Perse avait souligné lui-même l’importance du thème « Shivaïque » dans son imaginaire de l’histoire. Nous dégagerons plutôt ici la matrice anthropologique qui sert de creuset à cette vision historique. La déclaration suivante sur le rapport de Perse à la culture nous donne une indication précieuse : « Mon hostilité envers la culture relève pourtant de l’homéopathie : j’estime qu’elle doit être portée au point extrême où d’elle-même elle se récuse, et, parjure à elle-même, s’annule » (O.C., 550). On le voit, le dépassement se fait au terme d’une négativité qui suppose elle-même, initialement, une adhésion paroxystique et quasi redondante. En quelque sorte, la répétition et le ressassement du même, finissent par produire la différence. On reconnaît là le principe d’évolution – rupture qui est au cœur du judéo-christianisme : le schisme étant suscité au nom même d’une fidélité à la religion première qu’il importe de pousser à ses extrémités, de parachever. La « transgression » persienne, ou « impatience des limites », s’accorde donc avec le principe de l’éloge, cette offrande lyrique, qui, tout en célébrant avec ferveur un objet, comporte une signification funéraire : deuil glorieux, apothéose, d’une réalité élue et sacrifiée. Perse, dans le Discours de Stockholm, affirmait à ce sujet que les poètes contemporains étaient devenus créateurs de légendes à l’échelle des peuples : « Quand les mythologies s’effondrent, c’est dans la poésie que trouve refuge le divin ; peut-être même son relais. » (O.C., 445)

La promotion du poétique et des nouvelles valeurs immanentes à l’esthétique verbale de Perse va de pair avec un sentiment d’achever un cycle historique. Par rapport au discours des historiens, ce mixte de causalité et de narrativité, le texte persien inaugure une forme inédite de chronique humaine, où les bribes de récit sont enchâssées dans une composition mettant en œuvre le mouvement profond et mystérieux de la vie ; la chronologie laissant la place à une intuition du devenir, proche, selon l’auteur, du rhéisme antique. Notre conscience du présent se précise toutefois d’une urgence à « naître » dans l’immédiat, à nous incorporer à notre époque, et, pour cela, à nous départir des modes de pensée révolus. L’œuvre de Perse retrace donc les étapes d’un itinéraire spirituel ayant pour but, à travers une poétisation de l’espace, de configurer le temps, et plus spécifiquement, notre historicité, notre contemporanéité.

La première étape, délimitée par les poèmes d’Éloges, est caractérisée par la résiliation des stéréotypes et mythes coloniaux, même si le paradoxe de la louange introduit le défi de l’impénitence au cœur de la conscience historique. Une lecture herméneutique d’Éloges, en accord avec une interprétation de l’histoire, nous amène donc à situer Perse à la source de la littérature postcoloniale du xxe siècle. La thèse traditionnelle, avancée par Jack Corzani et Renée Ventresque, d’un élargissement progressif de la pensée et de la sensibilité de Perse aux problématiques coloniales et au mouvement général de décolonisation (Perse, s’affranchissant peu à peu de son milieu plantocratique originel), mérite donc d’être nuancée ou complétée. Notons d’emblée que l’idée, souvent prêtée à Perse, d’une pureté initiale de la Découverte de Nouveau Monde, par opposition à la phase d’abus et d’exactions de l’établissement colonial, est déjà mise à mal dans un poème inédit de jeunesse, écrit très probablement en 1907, intitulé L’Incertain – poème resitué dans son contexte par Claude Thiébaut. Dans les dernières lignes de ce texte, on voit que le rêve de Colomb échoue, avant même que ses caravelles n’abordent les rives antillaises :

« Nous songeons à tous ceux…
… Des navigateurs des anciens âges
Qui s’embarquaient en robes de mages
Tendaient un regard dur sur une foi d’enfant.
Mais les navigateurs qui trop veillèrent
Avec le globe et les sextants,
Qui trop veillèrent dans le château-d’arrière,
Oublièrent
Le but trop loin sous l’horizon
Et lors, virent les pluies qui dénouent
Les forces de l’âme et les algues à la proue :
Un jour que le soleil écaillait les tritons
De la poupe, l’on vit des îles
Qui sont sur les eaux nues comme une croûte d’or.
– Et depuis lors,
Fleurissant à l’échouage comme les îles,
Les caravelles ont pourri aux vases d’or. »

Métaphore d’un retour aux débuts de l’expansion coloniale européenne, pour un recyclage imaginaire de toute une période condamnée par l’évolution du monde, ce passage n’est pas en échos avec le célèbre adieu au sud des États-Unis dans le poème Vents (II, 3) ; lequel exprime, à travers un tableau de facture surréaliste, « les délices et l’ordure de la création » (O.C., 205), ainsi que la démarche d’une conversion psychologique : « Douces au pas du Novateur seront ces boues actives, ces limons fins ou s’exténue l’extrême usure reconquise. » (O.C., 206). En soldant l’héritage colonial, par un travail sur les émotions et l’imaginaire, le poète se met au clair avec lui-même et son histoire, avant même que la raison et la conscience critique n’entrent en jeu.

La force amnistiante d’une enfance mythifiée, mêlée au flux des mots et des images, ce « torrent poétique où se lave l’histoire » (O.C., 457), fait des poèmes d’Éloges une prise de congé définitive avec le monde colonial antillais, représentatif lui-même de l’Ancien Monde des servitudes et dominations. Le poète opère une mutation psychique à travers une dramatisation qui produit une évidence émotionnelle. Les enjeux humains, selon un processus qui ne relève pas seulement de l’animisme enfantin, sont transférés dans l’ordre du cosmos : « sèves en exil », « vagissement des eaux », « arbres trop grands, las d’un obscur dessein », « blessure des cannes au moulin », « odeur avide de bois mort », « la ville est jaune de rancune. Le Soleil précipite dans les darses une querelle de tonnerres », « haute demeure courroucée », « le coco que l’on a bu et lancé là, tête aveugle qui clame affranchie de l’épaule »… Toutes ces expressions rendent compte de manière oblique des tensions de la vie coloniale ; certaines même peuvent, dans leur polysémie, suggérer tantôt la fin de la dynamique colonisatrice, tantôt les mutilations des travailleurs noirs aux engrenages des moulins, tantôt les décapitations des planteurs lors de l’époque révolutionnaire. Tous ces éléments sont virtuellement présents dans le texte comme dans un immense palimpseste, à l’état de traces presque totalement effacées.

Certaines scènes qui synthétisent toute la violence du monde post-esclavagiste amorcent des traits de l’écriture césairienne : « un homme glabre, en cotonnade jaune, pousse un cri : je suis Dieu ! et d’autres : il est fou ! /et un autre envahi par le goût de tuer se met en marche vers le Château-d’Eau avec trois billes de poison : rose, verte, indigo. » (O.C., 46-47). La description de la ville de Pointe-à-Pitre après un tremblement de terre exprime de manière allégorique les mutations sociohistoriques en cours, avec la transformation fugitive de l’élite en croquemorts, tandis qu’émerge le peuple noir, devenant un sujet historique autonome : « Les morts de cataclysme, comme des bêtes épluchées, dans ces boîtes de zinc portées par les notables […] sont mis en tas, pour un moment, sur la place couverte du Marché : /où debout/et vivant/et vêtu d’un vieux sac qui fleure bon le riz,/un nègre dont le poil est de la laine de mouton noir grandit comme un prophète qui va crier dans une conque » (O.C., 44).

Dès lors, la conclusion s’impose pour le descendant de la plantocratie insulaire : « Pour moi, j’ai retiré mes pieds » (O.C., 47), « À présent, laissez-moi, je vais seul » (O.C., 52). Le jeune auteur d’Éloges avait conscience que son exil personnel, loin des Antilles, relevait d’un décret de l’histoire, comme il en fait l’aveu à J.Rivière, dans une lettre de jeunesse : « aujourd’hui je veux vivre, voyez-vous bien ? (là toute l’histoire qui me déclasse) » (O.C., 681). Il faut donc constater que la profusion de la « table d’abondance » du tropique, dans Éloges, ne saurait masquer totalement les ruptures, les failles, la dégradation, indices d’une révolution historique tôt entrevue, même si elle est médiatisée, voilée, par les représentations de l’innocence enfantine. C’est en cela que le paradigme d’Éloges ne doit pas être restreint à une vision idéaliste, archétypale, oublieuse des hommes et de leur destin.

L’esthétique de ce premier recueil, comme certains critiques l’ont souligné, ressortit d’un rejet de l’exotisme et de la nostalgie coloniale. Mais, le fil très lâche qui unit les vignettes de l’enfance guadeloupéenne, transfigurée, mythifiée, ne se limite pas à une mise à distance de l’inspiration parnassienne élégiaque qui, depuis Nicolas-Germain Léonard, traverse les Lettres françaises et antillaises. On peut y voir aussi la déconstruction de l’écriture romanesque des Colons du xixe siècle (Prévost de Traversay, Maynard de Queilhe, Levilloux), notamment à travers la réécriture du topos de l’incendie de l’Habitation par les Nègres marrons. Seule une lecture « flottante », sensible au subconscient collectif et aux enjeux de l’histoire outre-mer, va relier les éléments épars du texte poétique. Par exemple, le chant VI de Pour fêter une enfance (O.C., 19-20) intègre en filigrane cet épisode crucial, à travers les fragments d’un puzzle à reconstituer :

  • Incendie, fuite, désastre : « sur la craquante demeure tant de lances de flammes ! », « des torches, à midi, se haussèrent pour mes fuites », « crudité d’un soir au parfum de Déluge ».

  • Acteurs du conflit, dissimulés par déplacement et condensation : « grandes figures blanches »/« chatte marronne », « Salles d’ébène [= pièces d’ébène désignant les esclaves] et de fer blanc ».

  • Dégradation, crucifixion euphémisée en dormition : « des Anges dépeignés » « le sommeil a pris le corps d’un Dieu, pliant ses jambes ».

  • Compensation par le souvenir idéalisé, grâce à l’écriture : « la Maison durait, sous les arbres à plumes ».

Tous ces éléments prennent coalescence et signification « au songe des volcans », le volcanisme représentant dans l’ordre symbolique l’archétype des révolutions, tout comme les tremblements de terre. Ce thème césairien, qui est aussi caractéristique de l’imaginaire du monde américain, est un signifiant équivoque pour le Colon dont il désigne l’échec final. Nicolas-Germain Léonard, dans sa fameuse description d’une excursion à la Soufrière, commente ainsi le spectacle désolé des rochers et ruines au pied du volcan : « Tout cet amas de décombres répandus dans un espace de plusieurs lieues se montre sous un aspect affreux. En voyant ces tristes ruines, on ne peut s’empêcher de réfléchir que les mêmes révolutions nous menacent encore, et que nos jeunes créoles dansent sur des abîmes. ». Pour Perse cependant, les convulsions du monde, les grands cataclysmes, sont l’occasion d’un renouvellement et d’une renaissance : « l’Ange noir des laves nous chante encore son chant de trompes volcaniques, dans des ruptures de cols et de matrices !… » (O.C., 246).

Cette lecture postcoloniale de Perse s’ajoute aux autres commentaires, qui associent l’ordre référentiel à l’ordre spirituel, imaginaire ou esthétique ; elle interprète les indices, selon une méthode herméneutique, tout en maintenant la validité des autres approches, et en acceptant un principe d’opacité irréductible, à la mesure de son objet (la complexité des sédimentations de la mémoire et des fantasmes d’avenir dans la quête du sens de l’aventure humaine). Cette lecture postcoloniale pourrait être poursuivie tout au long de l’œuvre de Perse, dans son double propos : résiliation du passé et purification de celui-ci, jusqu’à la quintessence représentée par les « Îles » et les « Indes ». Le monde qui s’achève au xxe siècle suscite en effet, selon Perse, tout autant l’« oubli » que l’exigence de mémoire :

« Basse époque, sous l’éclair, que celle qui s’éteint là ! » (O.C., 192)
« En de plus hauts parages chercherons-nous mémoire ?… ou s’il nous faut chanter l’oubli aux bibles d’or des basses feuillaisons ?… » (O.C., 146)

Avec le créolisme : paroles en-bas-feuille (c’est-à-dire paroles non officielles, indignes de mémoire), l’expression persienne « chanter l’oubli », à valeur d’oxymore, indique, de manière allusive, l’angle mort de l’architecture persienne, le non-dit de ses références au passé : le crime colonial de la déportation et de l’esclavage des Noirs. Ce fait imprescriptible, jamais abordé directement, mais toujours présent, affleure une seule fois, dans le chant IV d’Anabase, où se trouve convoqué un contexte antillais, destiné à donner du sens à cette image : « Les claquements du fouet déchargent aux rues neuves des tombereaux de malheurs inéclos » (O.C., 98).

C’est avec les deux guerres mondiales que se constitue un nouveau contexte énonciatif qui amène Saint-John Perse à s’interroger, de la manière la plus large qui soit, sur la révolution des idées et des comportements, dans la perspective d’histoire totale qui est la sienne. La célèbre formule d’Exil : « Il n’est d’histoire que de l’âme » (O.C., 130) n’est peut-être pas sans lien avec la lecture de Nietzsche dont Perse a fréquenté l’œuvre depuis sa jeunesse. La méfiance envers l’« historisme », la nécessité de l’oubli du passé en vue de l’assentiment à l’immédiateté, afin de vivre intensément dans l’urgence du présent, le « super-historisme » qui marque la volonté humaine de tirer le devenir jusqu’à un infini qui lui donne un caractère d’éternité… toutes ces réflexions du Nietzsche des Considérations inactuelles semblent illustrées par la poésie persienne expérimentant les « puissances immortalisantes de l’art ». Mais, plus éclairants encore seraient les rapprochements entre la pensée poétique de l’histoire, chez Perse, et les conceptions de l’histoire herméneutique qui a vu le jour en Allemagne à la fin du xixe siècle, et au début du xxe, notamment avec Dilthey. Ce mouvement de pensée, on le sait, privilégie la compréhension dans les sciences humaines, en faisant une part importante aux facteurs moraux et spirituels (désignés sous le terme générique « âme »), dans une approche immanente des événements sociohistoriques. L’intelligence sensible mobilise des notions originales, étrangères au déterminisme causal : « agir », « énergie », « ensemble dynamique », « finalités », « devenir », « durée »… Dans la perspective complexe de la vie en perpétuel réaménagement, les moments historiques constituent simplement des sortes de stases synchroniques, plus ou moins stables, au cours desquelles les hommes sont appelés à vivre pleinement leur contemporanéité.

Quel est donc ce goût du présent pour un homme du xxe siècle ? Saint-John Perse n’en révèle-t-il pas le spectre le plus étendu et le plus nuancé, lorsqu’il observe son époque à travers le prisme de sa sensibilité et de son imagination ? Ces questions nous conduisent à décliner la version persienne de la postmodernité, marquée en premier lieu par un soupçon, une révocation en doute des religions du futur et du projet. On connaît en effet la méfiance viscérale de Perse envers les idéologies et la philosophie existentialiste qui tendent à limiter l’homme à une mise en situation de choix rationnels. Ce paradigme de la modernité, qui postulait le primat de l’individu et de sa raison critique, a perdu sa force d’entraînement. La poésie de Perse ne cesse de réhabiliter les forces émotionnelles, et de dénoncer les mutilations infligées à l’homme par une pensée trop étroitement logicienne, comme dans ce verset qui enchantait Senghor : « Je te licencierai, logique, où s’estropiaient nos bêtes à l’entrave. » (O.C., 228).

En outre, en revisitant le statut du sujet, Perse met en évidence les voies contradictoires de l’homme contemporain : d’une part, ses poèmes privilégient l’usage du « nous », avec un enchevêtrement de désignations (de l’hyperbole du « moi » jusqu’à l’identification de communautés plus ou moins définissables, comme à travers des cercles concentriques s’amplifiant et se recoupant) ; d’autre part, sa poésie exprime une tension entre l’anonymat du « je », affranchi du désir de se singulariser, et la célébration de l’individu pris dans l’inflation existentielle de l’extrême contemporain – notamment à travers les énumérations homologiques : « celui qui tire son plaisir du timbre de sa voix, celui qui trouve son emploi dans la contemplation d’une pierre verte ; qui fait brûler pour son plaisir un feu d’écorces sur son toit ; qui se fait sur la terre un lit de feuilles odorantes, qui s’y couche et repose ; qui pense à des dessins de céramique verte pour des bassins d’eaux vives… » (O.C., 112). Les longs dénombrements persiens ne traduisent-ils pas le besoin de cohésion au cœur de la fragmentation de nos sociétés, dans lesquelles les êtres semblent cohabiter, juxtaposés, sans communion entre eux ?

L’écriture-monde de Perse inaugure par ailleurs un nouvel espace imaginaire où s’abolissent les frontières, où les cultures se mêlent dans une sorte de brouillage référentiel (que l’on songe à l’interpénétration du monde antillais et asiatique dans les poèmes d’Éloges et d’Anabase), où les migrations humaines et les métissages bousculent les appartenances identitaires (“la chair étrangère hantait d’un goût d’oronge et d’amanite ces hommes nés, aux Chrétientés, de chair plus blonde que chair d’alberges ou de pavies…”, O.C., 218), où le chaos civilisationnel, ultime avatar du Divers, mélange erreur et vérité. La poésie persienne exalte cette totalité baroque, que Glissant appellera « tout-monde », mais en préservant l’horizon d’un Total-Unité, où l’humain se recompose dans l’intuition générique de lui-même. C’est ainsi que le mouvement de déconstruction de tous les repères se redéploie en une nouvelle forme d’espérance : « C’étaient de très grandes forces en croissance sur toutes pistes de ce monde […] elles promenaient leur goût d’enchères, de faillites ; elles disposaient sur toutes grèves des grands désordres intellectuels,/Et sur les pas précipités du soir, parmi les pires désordres de l’esprit, elles instituaient un nouveau style de grandeur où se haussaient nos actes à venir » (O.C., 183). Le kaléidoscope humain, fonctionnant par variations des structures historiques signifiantes, dans une durée infinie, est source d’illusions, d’erreurs, mais aussi d’émerveillement, suscitant « l’erreur et le prodige, et la sauterelle verte du sophisme ; les virulences de l’esprit aux abords des salines et la fraîcheur de l’érotisme à l’entrée des forêts […] et sur toutes landes de merveilles où s’assemblent les fables, les grandes aberrations du siècle… » (O.C., 183).

Le dénominateur commun présupposé entre les hommes permet à chacun, individuellement ou collectivement, par corollaire, par ce que Glissant appelle la « relation », de marquer sa spécificité, sa qualité différentielle. Cependant, pour Perse, le principe d’unité, d’« universalité réelle » (O.C., 445), doit être sans cesse réaffirmé. L’ère postmoderne a été inaugurée, de manière tragique, par le rappel de cette communauté humaine de destin. La bombe d’Hiroshima, comme Jean-Paul Sartre l’a souligné dans le premier numéro des Temps modernes, en 1945, a ramené l’humanité pour ainsi dire à l’An Mil, l’a « mise en possession de sa mort », l’a située désormais à la « veille de la fin des temps », comme au seuil du Jugement dernier. Perse, de même, représente cette nouvelle manière de penser la « fin » de l’histoire, comme disparition possible de l’espèce humaine : « Et l’Exterminateur au gîte de sa veille, dans les austérités du songe et de la pierre, l’Être muré dans sa prudence au nœud des forces inédites, mûrissant en ses causses un extraordinaire génie de violence,/Contemple, face à face, le sceau de sa puissance, comme un grand souci d’or aux mains de l’Officiant. » (O.C., 223).

Au reflet de la poésie persienne, la mutation qu’a connue le xxe siècle, se trouve transfigurée, qu’il s’agisse de rejeter les abstractions, les définitions essentialistes, l’universel purement théorique, ou inversement, de requalifier le monde des étants, d’appréhender de manière sensible le cosmos, de densifier le signifiant « corps » (l’érotisation de l’existence devenant souvent, chez Perse, un indice irrécusable du vécu). De même, le mot « choses », fréquemment utilisé par le poète, retrouve sa puissance de suggestion et d’évidence concrète. Le réel et l’imaginaire permutent sans cesse leurs valeurs, et même le besoin d’absolu, de nature spirituelle, vient enrichir la perception du monde, tout en inspirant une écriture du désir. C’est là ce qui distingue Perse d’écrivains comme Segalen ou Glissant, qui se limitent volontairement au paradigme de la mosaïque, à l’immanence du Divers. Par exemple, dans sa représentation du monde, qui implique une vision du temps, Perse n’hésite pas à renouer avec la notion de généalogie mythique, reliant les hommes d’aujourd’hui à la légende des hommes d’hier. Le poète lui-même prend place dans la longue suite des découvreurs, en se posant comme figure emblématique du temps présent, parmi les « grands aventuriers de l’âme » (O.C., 220), parmi les exilés du temps présent : « tous bannis du songe des humains sur les chemins de la plus vaste mer : les évadés des grands séismes, les oubliés des grands naufrages et les transfuges du bonheur, laissant aux protes du légiste, comme un paquet de hardes, le statut de leurs biens, et sous leur nom d’emprunt errant avec douceur dans les grands Titres de l’Absence… » (O.C., 220).

La conscience postmoderne ne se caractériserait pas seulement par la césure du « moi » que la psychanalyse a mise en évidence. La topique persienne se situe à un niveau anthropologique et peut être formulée de diverses manières. En réaction contre la monomanie existentielle, ontique ou ontologique, le poète propose une interaction dynamique entre les différentes instances humaines (individuelle, collective, métaphysique ; corporelle, intellectuelle, spirituelle…). À telle abjuration solennelle, dans Vents : « Je t’insulte, matière, illuminée d’onagres et de vierges : en toutes fosses de splendeur, en toutes châsses de ténèbre où le silence tend ses pièges. » (O.C., 222), répond tel amical commentaire – étonnement s’interdisant le reproche – sur le rationalisme et le spiritualisme « ascétiques » de Jacques Rivière, dans les Hommages : « Sous les routes multiples où d’autres mènent, durement, un triple ou quadruple attelage de bêtes disparates, celui-là conduisait ou suivit une seule bête pure… » (O.C., 468). La pluralité de la personne humaine ne se résout donc pas à une topologie abstraite, mais implique une mise en œuvre de la liberté de chacun, par la maîtrise de cet assemblage discordant, de ces postulations contradictoires, constitutifs du mystère de vivre : « Ô mules, nos ténèbres sous le sabre de cuivre ! quatre têtes rétives au nœud du poing font un vivant corymbe sur l’azur. » (O.C., 98-99).

C’est précisément le rôle du « poétique », instance suprême, de réaliser la synthèse active des contraires. Comme Perse l’a précisé dans le Discours de Stockholm, le principe poétique, dans ses fonctions épistémologique et praxématique (connaissance absolue et mode d’action), est seul à même de susciter notre intime conviction, du fait de la déshérence des valeurs religieuses et laïques. Le grand poème de Perse, Amers, représente l’aboutissement de cette promotion du poétique identifié à l’amour-création, l’amour-action, à travers une alliance heureuse, verbale et imaginaire, des realia et des possibles de la vie.

Si l’on peut s’accorder sur le fait que la poésie de Saint-John Perse a accompagné, sinon orchestré l’évolution des mentalités et les inflexions propres à l’« âme » du xxe siècle, en marge des modes littéraires et culturelles qui ont souvent exacerbé tel ou tel aspect particulier – « formalisme », « nihilisme », « solipsisme », selon Todorov – il peut paraître plus arbitraire de soumettre à réexamen l’un des jugements les mieux établis concernant le poète : Saint-John Perse, chantre de l’Occident. Sur ce thème, l’écart est, sans doute, le plus grand entre les affirmations de l’écrivain (se proclamant « homme d’Atlantique » et favorable l’« Alliance atlantique »), et la portée de ses poèmes. Or, le fait américain, cette projection de l’Europe en ouest, avec ses effets rétroactifs, a atteint au xxe siècle, son point d’acmé et de rupture, comme on peut en lire les indices dans les poèmes d’Exil et de Vents. Que le monde entier se soit approprié une bonne part de l’héritage occidental, apportait vraisemblablement une raison supplémentaire, aux yeux de Perse, pour que l’Europe et l’Amérique précipitent dans les « fosses atlantides » (O.C., 171) les croyances mortes de leur passé commun et inventent de nouvelles voies pour leurs histoires respectives. Une telle démythification vient en effet doubler, de façon plus ou moins explicite, la célébration du Nouveau Monde et la geste légendaire des Découvreurs et Conquérants.

Si au moment de la composition d’Anabase, l’avancée en Ouest symbolise le dépassement de soi, l’acte de transcendance, par opposition aux limites étroites de l’existence contingente (« Depuis un si longtemps que nous allions en ouest, que savions-nous des choses/périssables ?… ” O.C., 109), il n’en est plus de même dans le poème Vents. Le schème narratif, quoique fragmentaire, discontinu, trace la ligne d’une progression en ouest qui s’achève lors d’un épisode crucial, révélateur, réorientant l’aventurier vers son espace d’origine, en est :

« C’est en ce point de ta rêverie que la chose survint : l’éclair soudain, comme un
Croisé ! – le Balafré sur ton chemin, en travers de la route,
Comme l’Inconnu surgi hors du fossé qui fait cabrer la bête du Voyageur.
Et à celui qui chevauchait en ouest, une invincible main renverse le col de sa monture, et lui remet la tête en est. “Qu’allais-tu détester là ?…” » (O.C., 239).

L’explication communément proposée de cette péripétie, qui a valeur de dénouement, présente ce retour en est comme un refus de poursuivre la quête métaphysique orientée en ouest, et donc comme une conversion finale à la relativité et aux aléas de l’existence humaine. Mais le texte nuance ou infirme ce point de vue, dans la mesure où, avant même la relation de cet épisode déterminant (IV, 3), le Voyageur de Vents a redécouvert la contingence humaine (“Nous reprenions un soir la route des humains.”, O.C., 234, Vents, IV, 1), et a déjà recouvré sa place parmi les hommes de son temps (« Le Poète lui-même à la coupée du Siècle ! / – Accueil sur la chaussée des hommes » O.C., 226, Vents, III, 4). On peut aussi bien faire l’hypothèse que le poème Vents, en tant que parcours initiatique, engage une déconstruction du mythe occidental, avec cette traversée du continent américain aboutissant à une translation des valeurs du monde atlantique dans l’espace nouveau du Pacifique : « C’est de pierre aujourd’hui qu’il s’agit, et de combler, d’un seul tenant, l’espace de pierre entre deux mers, le temps de pierre entre deux siècles. » (O.C., 211). Continent traversé, espace terrestre évidé, remblayé – barré – pour l’avènement d’une nouvelle phase civilisationnelle ; cette dynamique est figurée par la liaison ferroviaire ayant pour terme les nouveaux rivages qui mettent l’Amérique sur l’autre rive face à l’Asie : « Les grands rapides sont passés, courant aux fosses d’un autre âge avec leur provision de glace pour cinq jours. Ils s’en allaient contre le vent, bandés de métal blanc, comme des athlètes vieillissants. Et tant d’avions les prirent en chasse, sur leurs cris !… » (O.C., 201).

Corollaire de ce transfert symbolique quasi sacrificiel, le retour en est se donne à lire comme achèvement d’Anabase, une « anabase » inédite vers le continent européen, avec le sens équivoque du terme suggéré par la contamination du texte de Xénophon : une « retraite », suite à une défaite dans l’ordre temporel, mais échec converti en conquête, en exigence d’ordre éthique et, conséquemment, politique. La fin de Vents condense une charge critique, parodique, contre une France et une Europe assoupies dans la routine et le confort bourgeois. Dans les œuvres ultérieures, le tropisme vers l’est, pour une recomposition de l’Europe continentale, se chargera de valeurs positives et de substance imaginaire :

« Vos peuples décimés se tirent du néant ; vos reines poignardées se font tourterelles d’orage ; en Souabe furent les derniers reîtres, et les hommes de violence chaussent l’éperon pour les conquêtes de la science. Aux pamphlets de l’histoire se joint l’abeille du désert, et les solitudes de l’est se peuplent de légendes… » (O.C., 432).

Parmi les composants du mythe outre-Atlantique et du Nouveau Monde, la figure emblématique de Colomb, se trouve elle-même livrée à l’épreuve critique et désacralisante de l’histoire. Perse, mêlant le destin du Génois à l’illusion colonisatrice de l’Europe chrétienne, tourne la page de cette épopée, dont le solde doit alimenter un nouvel élan de l’histoire :

« La mer solde ses monstres sur les marchés déserts accablés de méduses. Vente aux feux des enchères et sur licitation ! Toute la somme d’ambre gris, comme un corps de doctrine !
C’est la mer de Colomb à la criée publique, vieilles cuirasses et verrières – un beau tumulte d’exorcisme ! – et ma grande rose catholique hors de ses plombs pour l’antiquaire.
Ah ! qu’une aube nouvelle s’émerveille demain dans de plus vertes gemmes, ce n’est pas moi qui raviverai l’épine au cœur des saisons mortes. » (O.C., 205-206).

L’époque colombienne s’achève significativement en 1945, dans la fulguration du plus haut « scandale » de l’histoire : la catastrophe d’Hiroshima qui indique, irrécusablement, la fin d’une époque, et inaugure une nouvelle ère. Cette révolution capitale est ainsi évoquée dans Vents :

« Le philosophe babouviste sort tête nue devant sa porte. Il voit la Ville, par trois fois, frappée du signe de l’éclair, et par trois fois la Ville, sous la foudre, comme au clair de l’épée, illuminée dans ses houillères et dans ses grands établissements portuaires – un Golgotha d’ordure et de ferraille, sous le grand arbre vénéneux du ciel, portant son sceptre de ramures comme un vieux renne de Saga » (O.C., 192).

Mais, par une surimpression d’images, qui offre une nouvelle saisie intuitive de l’histoire, le poète laisse entendre que la bombe d’Hiroshima, par un effet de retour, a anéanti le cœur du monde occidental, New York, stylisée avec ses gratte-ciels semblables à des orgues :

« J’ai vu encore la Ville haute sous la foudre, la Ville d’orgues sous l’éclair comme ramée du pur branchage lumineux, et la double corne prophétique cherchant encore le front des foules, à fond de rues et sur les docks…
Et de tels signes sont mémorables – comme la fourche du destin au front des bêtes fastidieuses, ou comme l’algue bifourchue sur sa rotule de pierre noire. » (O.C., 243).

Cette image, notons-le, se situe juste après (IV, 4) la conversion du cavalier vers l’Est, fixant un nouveau cadre moral pour l’époque contemporaine.

Notre époque postcolombienne peut également être qualifiée de postchrétienne, s’il faut interpréter ainsi le « Golgotha d’ordure » de l’apocalypse du 6 août 1945. Perse, face à ses amis croyants Claudel, Jammes, Frizeau, Rivière, a toujours revendiqué une forme de spiritualisme qui orientait sa « vie païenne », en dehors de toute religion révélée, vers la quête d’un plaisir essentiel, eudémoniste, confondu avec ses plus intimes motivations. Le fait religieux lui paraissait sans doute, dans ses tendances profondes, en voie d’achèvement, ce qu’il croit constater dans des cérémonies désertées de la foi : « Et le cœur nous levait/Aux bouches mortes des Offices. Et le dieu refluait des grands ouvrages de l’esprit. » (O.C., 179). Cette désaffection de l’injonction religieuse, il la ratifie lui-même lorsqu’il célèbre « tout ce parfum d’algue de la femme, moins fade que le pain des prêtres… » (O.C., 277), ou qu’il réinterprète, dans un sens purement humain et pragmatique tel épisode de la passion du Christ : « Moi je portais l’éponge et le fiel aux blessures d’un vieil arbre chargé des chaînes de la terre » (O.C., 148). Une même affirmation iconoclaste se retrouve dans l’évocation des prières de son enfance, lorsqu’il avoue qu’il substituait, en pensée, au credo religieux qu’on voulait lui imposer, l’admiration fervente devant les spectacles fantasmagoriques du cosmos : « Et je crois que des Arches, des Salles d’ébène et de fer-blanc s’allumèrent chaque soir au songe des volcans,/à l’heure où l’on joignait nos mains devant l’idole à robe de gala. » (O.C., 29).

Mais ce qui nous importe, c’est le processus par lequel la création poétique prend le relais du religieux au lieu de simplement le rejeter, processus de tautologie subversive, que nous avons précédemment explicité. Un peu comme Pindare avait adopté les formes du lyrisme religieux de la Grèce, pour mieux s’en affranchir et affirmer les droits de la création esthétique, purement humaine – et en cela divine – Perse reformule et réécrit les rituels de la religion catholique, que son milieu familial et culturel lui avait légués. Quand il reprend à sa façon, dans la « Chanson » initiale d’Anabase, les premiers termes de l’Annonciation de l’Ange à Marie : « Je vous salue, ma fille, sous le plus grand des arbres de l’année » (O.C., 89), il les replace dans un contexte qui permet d’en dégager la valeur humaine permanente : à savoir que toute œuvre authentique est précédée de ce moment de grâce, d’inspiration, appelé par Perse « présomption de l’esprit » (O.C., 93), par lequel le créateur préassume, avec bonheur, émotionnellement, irrationnellement, dans son esprit vierge, ce qu’il va entreprendre. La référence religieuse participe donc de la modélisation de l’action et de la définition du principe poétique que l’auteur d’Anabase a engagées.

Dans un passage de Vents, Perse reprend le thème religieux de la communion spirituelle, associée pour lui, à la circulation d’énergie psychique dans le partage poétique : « Et que tous hommes, en nous, si bien s’y mêlent et s’y consument,/Qu’à telle torche grandissante s’allume en nous plus de clarté… » (O.C., 227). Ce même poème présente le dogme chrétien de la résurrection de la chair, actualisé dans sa version païenne, à travers une invocation solennelle relevant du lyrisme sacré : « Vous qui savez, rives futures, où s’éveilleront nos actes, et dans quelles chairs nouvelles se lèveront nos dieux, gardez-nous un lit pur de toute défaillance… » (O.C., 193). Quant au vaste poème Amers, il possède une structure secrète, que les vieux missels catholiques de la liturgie eucharistique expliquaient ainsi : dans la célébration sacrificielle s’instaure une identité entre le célébrant, la victime, et l’autel (les anciens autels comportant ainsi des incisions, ou blessures sacrées), si bien que la divinité elle-même se confond avec le prêtre et l’hostie, à travers la reprise totalement performative des paroles du Christ lors de la Cène. C’est pourquoi, la Mer, célébrée dans le poème persien, s’identifie à l’instance poétique, à la femme qui fait offrande de son corps, au texte lui-même dans sa substance et son mouvement, et finalement, par mimèsis et métonymie sacrées, au tout du monde et de l’homme.

Il ne saurait toutefois y avoir achèvement et dépassement du christianisme, sans un bouleversement similaire des assises les plus anciennes du fait religieux : animisme, chamanisme, et autres rites archaïques. Perse recourt sans cesse à ce vieux fond anthropologique, pour mieux faire sentir combien la prééminence du principe poétique suppose, au préalable, une alchimie esthétique qui fasse une synthèse des différents modes de croyances humaines. Dans son Discours de Stockholm, Saint-John Perse précise ainsi sa pensée : « De l’exigence poétique, exigence spirituelle, sont nées les religions elles-mêmes, et par la grâce poétique, l’étincelle du divin vit à jamais dans le silex humain. » (O.C., 445). On ne s’étonnera donc pas des multiples occurrences de l’image représentant le poète comme un officiant, un célébrant, ni de l’organisation formelle du poème, semblable à un rituel, une liturgie verbale.

Au vu de toutes les inflexions ou ruptures avec le passé (ruptures avec la mentalité coloniale, avec certains idéologèmes des Lumières, avec des schèmes de la mythologie occidentale, avec la spiritualité judéo-chrétienne : tous éléments orchestrés simultanément dans le poème Vents), deux questions conclusives s’imposent. En premier lieu, quelle peut être la posture de l’homme contemporain face à une histoire qui se défait (“Basse époque”, “bas empire”, O.C., 154) ? En effet, les événements majeurs, tels que les guerres mondiales, sont signe d’effondrement, plutôt que gages prophétiques de l’histoire : « les hauts bûchers de l’homme de guerre, les hauts ruchers de l’imposture » (O.C., 146)… image qui se trouve explicitée peu après : « la fumée des hauts faits où charbonne l’histoire » (O.C., 147). Ces effondrements d’évidence rendent l’histoire opaque, énigmatique, requérant une intuition interprétative : « plus d’un siècle se voile aux défaillances de l’histoire » (O.C., 131). En second lieu, comment rendre compte d’un présent fondamentalement pluriel, se situant à l’intersection de tant de lignes différentes, même si le poète privilégie les « superstructures » de la conscience ? Quel dénominateur commun, en effet, entre des histoires ayant différentes temporalités et scansions, au sein d’une même aire culturelle (évolutions morale, idéologique, religieuse, esthétique…) ? La synthèse poétique se définirait alors comme l’invention d’une synchronie purement fictive, coordonnant de manière imaginaire et implicite, toutes les mutations en cours dans les différents domaines de la pensée et de l’action.

Cette contemporanéité, ce présent « où se saisir à neuf », en communion avec les hommes de son époque, se caractérise dans la poésie de Perse, sur différents plans de négations, de négativité, de positivité. On perçoit d’emblée, le refus de ce que l’écrivain appelait « l’abdication matérialiste » (O.C., 1017), avec tous ses composants idéologiques et sociaux, notamment la version moderne du Veau d’or (“la truie d’or à bout de stèle sur les places désertes”, O.C., 152). Néanmoins, la déconstruction positive, qui marque la participation au mouvement de l’histoire, s’accompagne d’une conscience malheureuse, tiraillée, exilée, qui ne peut se couler dans l’évidence d’une continuité, ainsi que Perse le souligne à la fin de son allocution du prix Nobel : « Et c’est assez, pour le poète, d’être la mauvaise conscience de son temps. » (O.C., 447). De cette faillite morale, qui tenaille au premier chef l’homme européen, Perse dégage une exigence intérieure, une forme d’intransigeance, étrangère à cette raideur stoïcienne qu’on a pu attribuer à l’auteur d’Exil, s’armant contre l’adversité de son destin personnel. On en verra plutôt le reflet dans la figure du prince de la Gloire des Rois :

« “… Homme très simple parmi nous ; le plus secret dans ses desseins ; dur à soi-même, et se taisant, et ne concluant point de paix avec soi-même, mais pressant,
” errant aux salles de chaux vive, et fomentant au plus haut point de l’âme une grande querelle… » (O.C., 67).

La veille, ou « vigile » de l’esprit, que Valéry prônait également, se trouve magnifiée avec Perse, sous la forme d’une adhésion optimiste, malgré les soubresauts du monde, au vaste cours de la vie en perpétuelle évolution. La longue durée des poètes, affranchie aussi bien du temps des événements sociohistoriques que du temps braudélien des fondamentaux géographiques, n’est donc saisissable que dans la profondeur subjective du moment présent, cette exaltation émotionnelle d’une contemporanéité, désignée comme « le goût de vivre ce temps fort ». Ce régime de temporalité poétique est rythmé par des mutations spirituelles, ou changements de système de représentation, lesquels ne peuvent être entrevus qu’à travers la figure auctoriale, de l’écrivain, et le contexte énonciatif, purement fictif, qui encadre cette figure d’auteur. La « nouveauté » que Perse magnifie, correspond avant tout à une éthique de l’« inaccoutumance », une nécessité de mobilité, d’adaptation et d’anticipation, contre toute tentation de simple réactivité. La problématique en est donc radicalement différente de ce que fut « le prestige du nouveau » pour la modernité (17). On comprend finalement pourquoi l’absolu poétique persien, proche du « hors temps » heideggérien, récuse les fausses clartés de l’historicité, et opère plutôt comme une « ouverture », une « issue », un « seuil », une présence libérée de la tyrannie chronologique : abonder le présent d’images, déborder ainsi ce présent vers un avenir riche de virtualités.

André Claverie

Maître de conférences
Université des Antilles et de la Guyane
andre.claverie@martinique.univ-ag.fr

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