La Haute-Taille : un paradigme de créolisation culturelle

David Khatile

Citer cet article

Référence électronique

David Khatile, « La Haute-Taille : un paradigme de créolisation culturelle », Archipélies [En ligne], 3-4 | 2012, mis en ligne le 15 décembre 2012, consulté le 02 mai 2024. URL : https://www.archipelies.org/1643

La Haute-Taille est un genre martiniquais de contredanse/quadrille qui résulte des mécanismes et processus de réélaboration locaux qui se sont opérés par étapes. Elle est étroitement associée à l’émergence des nouvelles socialités paysannes des mornes du sud de l’île, dans les décades qui font suite à l’abolition de l’esclavage en 1848. Il y a deux niveaux articulatoires dans la créolisation de la Haute-Taille : un processus historique qui vise à structurer et fixer un modèle musicochorégraphique type, et un processus dynamique permanent par le biais duquel ce modèle se renouvelle et se reformule au fil des générations. La créolisation culturelle s’effectue à travers un dialogue constant entre signature collective et signature individuelle des acteurs de la tradition.

The Haute-Taille is a kind of Martinique contredanse/quadrille which is the result of mechanisms and processes of local re-elaborations that occurred through successive steps. It is closely associated with the emergence of new born peasant socialities coming from the mountains of the Southern Island, during the following decades of slavery abolition dated in 1848. There are two articulatory levels in the creolization of the Haute-Taille: a historical process aims at structuring and setting a typical musical/choregraphic model, and a permanent dynamic process by means of which this model reproduces and reformulates itself as the generations go by. Creolization operates through a continuous dialogue between patrimonial collective filiation and individuation.

Introduction

La Haute-Taille est une contredanse/quadrille martiniquaise. Elle résulte d’un processus de transformation/recréation dynamique au cours duquel des acteurs locaux vont construire par étapes un modèle de contredanse/quadrille équilibré et irréductible à tout autre. Sur les bases de l’héritage d’une expérience longue et intense des contredanses et des quadrilles français qui s’échelonne du premier quart du xviiie jusqu’au milieu du xixe siècle, se sont développées progressivement des aptitudes à la pratique de ce genre de danse et de sa musique d’accompagnement : une culture chorégraphique liée à la technique de pas spectaculaires alignés sur le ballet classique1, ainsi qu’une connaissance analytique de cette danse et de sa musique.

La forme définitive sous laquelle se présente ce modèle local nommé Haute-Taille, nous renvoie, pour son état connu le plus ancien, au début de la seconde moitié du xixsiècle.

Cette forme définitive doit être appréhendée comme un modèle type qui va se fixer en tant que genre et se transmettre au fil des générations, jusqu’à devenir une pratique culturelle relevant de la tradition. Cet état connu le plus ancien de la Haute-Taille correspond aussi à l’émergence des socialités paysannes post-1848 qui résultent des nouvelles formes d’installations de descendants d’esclaves noirs devenus libres. C’est à l’intérieur de cette paysannerie des mornes du centre-sud de la Martinique, en pleine construction d’une identité collective, que va se renouveler la Haute-Taille. Elle ne va pas se contenter d’être un genre de danse et de musique parmi d’autres, mais sera une pratique qui régentera la vie culturelle de ces socialités paysannes.

Le processus de créolisation2 s’opère à travers une double articulation. Il y a d’une part ce que l’on pourrait nommer la « créolisation historique », qui renvoie à un ensemble de procédés et mécanismes qui conduisent les acteurs et dépositaires de la tradition à élaborer à un moment donné ce qu’ils considèrent comme un modèle type3 équilibré et faisant système. Parallèlement, nous avons un processus de « créolisation dynamique » à l’intérieur duquel le modèle type se trouve sans cesse modifié, rarement dans sa structure profonde, mais le plus souvent par de menus changements. Ici, l’innovation participe à une reformulation permanente de certains paramètres musicaux et chorégraphiques de la Haute-Taille. C’est ainsi que l’instrumentarium de la musique de Haute-Taille s’est enrichi vers le milieu du xxe siècle (suite à l’engouement suscité par la musique cubaine à la Martinique) d’instruments comme les maracas qui ne faisaient pas partie au départ de son corpus.

On ne peut faire l’économie de questionner le fait que les Martiniquais aient construit un modèle articulé autour de la danse haute et spectaculaire, et recentré autour de la mise en valeur du danseur virtuose. Comment et pourquoi à travers l’expérience locale de toutes les réalités formelles et sociales du genre contredanse/quadrille, les Martiniquais n’ont-ils conservé et pérennisé que celle de la danse haute et spectaculaire ? Cela relève sans doute d’un choix qui n’a rien d’anodin. Quels critères ont bien pu motiver ce choix ? L’esthétique, la symbolique de la mise en valeur d’un corps dominé dans un contexte sociohistorique de colonisation esclavagiste et post-esclavagiste ? Le rapport à l’exploit du danseur virtuose ? La présence de la commande vocale ? Si l’on devait s’en tenir au seul critère historique, on retiendrait que les dernières expériences à la Martinique de contredanses/quadrilles venant d’Europe nous ramènent au « quadrille marché »4 du milieu du xixe siècle, et à certains quadrilles tardifs comme les « lanciers ». La Haute-Taille ne puise pas ses ressources et encore moins sa réalité formelle au sein de ces derniers quadrilles et/ou contredanses européens du milieu du xixe siècle, loin de là.

1. La créolisation entre filiation collective et signature individuelle, ou l’histoire d’une constante médiation 

Les processus par lesquels s’opère la créolisation sont en permanence tendus entre le singulier et le collectif. Les logiques qui articulent les mécanismes d’élaboration, de réélaboration et de construction d’un modèle type dans la danse et sa musique d’accompagnement, comme c’est le cas avec la Haute-Taille, s’articulent entre filiation collective patrimoniale et signature singulière. La signature singulière d’un danseur et/ou d’un musicien peut avoir un impact sur la structure même de la danse et/ou de sa musique d’accompagnement. Elle ne relève pas de l’esthétique et du style uniquement.

Nous voulons dire par là que la signature individuelle n’a pas attendu que le modèle type local soit fixé pour apporter ensuite sa contribution au renouvellement de l’œuvre collective.

Les acteurs de la tradition innervent sans cesse le processus de créolisation en cours depuis les mécanismes qui ont conduit à élaborer un modèle local de contredanse/quadrille à commande, jusqu’au renouvellement de ce modèle local à travers le temps. La signature individuelle5 est au principe même du processus de créolisation puisqu’elle participe à son élaboration sur certains points qui dépassent les seuls cadres de l’esthétique et du style.

L’individuation6 a joué un rôle essentiel dans la structuration de la commande de la danse7 comme genre de parole et comme pratique vocale. L’apport individuel de certains commandeurs a permis de construire et de structurer un modèle de commande et de lui conférer une identité.

L’apport personnel, la signature performancielle8 font donc partie du processus de créolisation, de la genèse à l’établissement d’un modèle type de Haute-Taille, mais également de la fixation de ce modèle jusqu’à ses reformulations successives dans la société contemporaine. Il existe, certes, des cadres comme l’esthétique ou encore le corpus de pas où la signature est plus manifeste ; des moments dans la trame historique de la Haute-Taille où elle se fait plus présente ; des échelles variables de proportion, mais elle demeure en définitive une des chevilles ouvrières du processus de créolisation. Le danseur et/ou le musicien de Haute-Taille peuvent opérer dans ce processus en tant que passeurs d’une pratique culturelle appartenant au patrimoine collectif en inscrivant son acte de transmission dans le plus grand respect de la tradition et de ce qui est considéré comme la norme. Parallèlement, il peut s’inscrire comme passeur d’expressions et de gestes musicaux et/ou chorégraphiques relevant de son propre langage, de son esthétique singulière.

L’analyse de la créolisation en tant que processus de création dynamique ne peut scotomiser ici cette double articulation et ces divers niveaux opératoires. Elle s’exposerait à une lecture biaisée.

Il demeure tout aussi fondamental de considérer le fait que la transmission du geste chorégraphique et du geste musical dans le cadre de pratiques culturelles comme la Haute-Taille relevant de la tradition gestuelle, artistique et orale, ne peut pas être questionnée sous le seul angle du passage fidèle d’un objet patrimoine d’une génération à une autre, ou encore d’un acteur de la tradition à un élève. La dialectique filiation/innovation est au cœur même des mécanismes qui articulent la transmission entre passeur et récepteur de patrimoine.

Dans la Haute-Taille, l’apport personnel du danseur occupe une place prépondérante, notamment dans la danse haute. Il en est de même pour la latitude à la variation dont dispose le commandeur pour construire et reconstruire la parole de la commande de la danse. La tension permanente entre tradition/innovation se pose de facto comme la cheville ouvrière du processus de créolisation.

Si l’on considère que dans le cadre d’une danse à figures, l’innovation opère davantage dans le cadre des pas de la danse haute, le processus de création dynamique ne s’est jamais pour autant définitivement arrêté à celui de l’agencement des figures élémentaires et/ou d’ensemble. La créolisation opère encore à ces deux niveaux, même si on note une sclérose du cadre des figures de la Haute-Taille depuis au moins le troisième quart du xixe siècle.

L’individuation et la signature individuelle sont aussi présentes dans la musique. Le jeu musical et son esthétique se trouvent tendus en permanence entre filiation collective et signature performancielle9 des acteurs de la musique. Si la musique de Haute-Taille possède une esthétique et une réalité formelle qui la structurent et la rendent particulière, il n’en reste pas moins vrai que la signature individuelle des musiciens ainsi que celle résultant de l’ensemble des traits performanciels et musicaux par le biais desquels chaque instrumentiste de l’orchestre se singularise, participent à la construction du paysage sonore et des principaux paramètres musicaux de ce genre. On observe à ce titre que les logiques qui articulent la production sonore de la musique de Haute-Taille accordent une place fondamentale à l’apport personnel et à la signature performancielle à travers plusieurs paramètres du jeu musical. C’est le cas avec l’accordéon ou anciennement le violon, par la latitude dont dispose l’instrumentiste pour ornementer autour de séquences mélodiques types. Il en est de même pour le tambourinaire, lorsqu’il accompagne la danse haute et notamment la figure de l’avant-deux10. Le contenu narratif de la parole (concept de « poésie ») et les procédés et techniques d’énonciation de la commande (timbres, rythmes) se révèlent aussi comme des lieux topiques où l’individuation est en proue de la formulation du jeu musical et de son esthétique singulière.

1.1. Particularismes esthétiques, signature performancielle et individuation : la question de l’authenticité de l’œuvre collective

La tension permanente entre filiation collective et signature individuelle s’inscrit dans une dialectique tradition/innovation et pose la question de la norme. C’est d’ailleurs davantage la problématique de l’écart eu égard à la norme qui intéresse notre propos, tant elle questionne la nature de l’apport personnel au sein d’un objet éminemment collectif. Il y a là une médiation qui s’instaure entre l’un et l’autre, ainsi que des nuances en matière de rapports d’équilibre, selon les cas de figure.

Il arrive dans certaines situations que l’apport personnel d’un acteur de la tradition peut avoir un impact sur l’ensemble du milieu au point de faire référence et de devenir un signe d’identification dudit collectif. C’est ainsi que le célèbre commandeur-tambourinaire et danseur de Haute-Taille Lucien Rosamond, a été l’initiateur, au milieu du XXe siècle, de ce que l’on appelle encore aujourd’hui « l’école » ou le « style Perriolat ».

L’apport singulier est vecteur de reformulations techniques, d’émergence de nouvelles expressions et de nouvelles esthétiques de la danse et de la musique. Ces nouveaux apports vont se fixer au point de devenir, en l’espace d’une génération, des référentiels, pour ne pas dire des normes, en matière de Haute-Taille à Perriolat. 

L’apport singulier invite ici à questionner la dialectique tradition/innovation dans une double perspective : synchronique et diachronique.

Il convient toutefois de ne pas amalgamer les notions de style et de répertoire. Il existe en Martinique deux répertoires : celui en usage à Perriolat et celui pratiqué au Morne-Pitault, à Chopotte ou encore à Bonnie11. Ce n’est pas ce que l’on nomme aujourd’hui « le style Perriolat » qui suffit à distinguer la Haute-Taille de Perriolat de celle pratiquée ailleurs à la Martinique. Si le style Perriolat, à travers son esthétique chorégraphique et musicale, se démarque de ceux pratiqués dans les autres enclaves rurales de la commune du François, c’est surtout à travers son corpus de figures et son cycle de danse qu’il se distingue.

Voilà qui ne manque pas d’interpeler la notion d’authenticité. Celle-ci s’impose souvent comme l’indicateur suprême de la valeur de l’acte performanciel. L’authenticité induit l’idée d’un écart supposé d’avec une norme, en même temps qu’elle discute des modalités d’inscription de l’acte performanciel dans le champ identitaire. Or l’authenticité est une construction sociale fluctuante qui relève de choix humains à partir de critères et référents recevables puisque validés par un ensemble d’acteurs sociaux. L’authenticité renvoie également à l’image et à la représentation de soi, et, de manière incidente, à celle des critères de catégorisation des actes performanciels des acteurs d’une pratique culturelle, en référence à une norme supposée du genre auquel ils appartiennent ou sont censés appartenir.

La performance nous renvoie également à la transmission et au renouvellement de véritables langages, au sens anthropologique du terme. Il ne s’agit pas seulement d’esthétique musicale ou chorégraphique, mais bien de techniques du corps et de scénographies qui participent à l’efficacité symbolique et/ou réelle du geste. Les techniques du corps, les partitions gestuelles, les techniques de jeu représentent des paramètres indissociables de l’identité singulière d’une pratique culturelle.

Mais alors, comment associer ces procédés performanciels singuliers, ceux qui mettent en valeur le talent et la créativité de l’artiste, avec ceux qui renvoient à leur filiation collective patrimoniale ? Le dialogue entre ces deux instances est-il possible ?
Si oui, l’acte performanciel peut alors s’inscrire dans un continuum et entend ainsi participer à une certaine continuité historique. Il est possible d’enrichir cette dernière à travers l’apport personnel de l’actant.

1.2. Créolisation historique versus créolisation dynamique ? La question des temps et des expériences de créolisation

Certaines pratiques culturelles créoles se sont construites dans un espace-temps court, et donc avec grande intensité. D’autres supposent des temps d’élaboration plus longs. Dans le cas de la Haute-Taille, cette construction s’étale sur plus d’un siècle de période esclavagiste et post-esclavagiste. En outre, certains éléments de son contenu se renouvellent en permanence. C’est qu’ici, le fait de créolisation met en œuvre deux processus différents qui ne relèvent pas de la même logique opératoire et ne renvoient pas aux mêmes modalités et finalités (structure, esthétique). Il convient en effet de faire la distinction entre le processus qui conduit à l’élaboration d’un modèle type local qui se fixe à un moment donné, et le processus de création dynamique qui innerve sans cesse la pratique. Si le processus créatif dynamique est en exergue dès le départ, il n’en reste pas moins qu’une fois le modèle stabilisé, il opère désormais dans un rapport entre tradition et innovation. Le modèle type local se perpétue alors sur plusieurs générations sans pour autant se scléroser, c’est d’ailleurs en partie pour cela qu’il relève de la tradition. Même s’il y a ici continuité, force est de constater qu’elle ne s’opère plus dans le même cadre, ni dans les mêmes proportions, et encore moins sur les mêmes échelles12.

Il nous semble donc fondamental de distinguer un processus historique dont l’élaboration du modèle type représente l’aboutissement, et un autre processus dynamique qui ne s’arrête jamais. L’innovation s’opère dans le cadre structuré du modèle type, en cohérence avec les principaux schémas, logiques, principes et règles qui ont permis d’élaborer ce dernier. Cette innovation est censée ne jamais mettre en péril les fondements du modèle type. C’est ainsi qu’un danseur, lorsqu’il invente un pas de composition dans la danse haute, doit tenir compte des règles qui régissent le pied de départ et celui de retombée, l’enchaînement chorégraphique, les durées temporelles assignées à la danse, la relation musique/danse, les injonctions du commandeur de la danse…

1.3. La créolisation comme point d’ancrage des discours identitaire, patrimonial et mémoriel

La Haute-Taille est instrumentalisée depuis quelques années à l’intérieur d’actions qui cristallisent des enjeux sociaux, politiques, culturels et symboliques notables. Les acteurs de cette tradition, ainsi que les acteurs politiques, revendiquent dans leur discours identitaire la construction d’un modèle local de contredanse/quadrille nommée Haute-Taille. Ils demeurent pleinement conscients du fait que la Haute-Taille résulte de mécanismes d’élaboration et de réélaborations locales opérés sur les bases d’une longue expérience martiniquaise du genre contredanse/quadrille. La filiation européenne de la Haute-Taille ne se trouve pas remise en cause dans cette construction identitaire. Ce qui démontre bien qu’une certaine assimilation est au principe même du processus de créolisation, quelles que soient ses conditions d’effectuation. Cela n’empêche pas pour autant les mécanismes de réappropriation et de transformation de s’articuler. Il s’agit là d’une donnée irréfutable, et plutôt que de la considérer comme un trait dévalorisant, les acteurs de la Haute-Taille et les politiques opèrent un renversement dialectique. Ils valorisent les mécanismes par le biais desquels ils se sont approprié le genre contredanse/quadrille jusqu’à le transformer en un modèle singulier. Certains de ces mécanismes sont localisables d’un point de vue formel. C’est d’ailleurs sur cela que vont s’appuyer les artisans du discours sur l’identité régionale de la Haute-Taille, avec l’appui de cautions scientifiques.

L’inscription des schèmes du discours identitaire autour de la question de la genèse permet la rupture dialectique et le glissement symbolique vers une représentation valorisante d’un genre musicochorégraphique souvent stigmatisé du fait de son origine européenne. La question de l’origine est ici évacuée au profit de celle de la genèse. Plutôt que de recentrer le discours autour de la filiation européenne de la danse, il est davantage question de mettre en lumière les processus qui ont permis aux locaux de construire un modèle original, ainsi que ceux par lesquels les nouveaux libres ont assigné à la Haute-Taille de nouveaux sens et fonctions au sein d’avancées collectives. La représentation identitaire prend de fait comme point d’ancrage le cadre sociohistorique des socialités paysannes post-abolition. Ce procès mémoriel permet ainsi de modifier les schèmes de la représentation de soi, du soi collectif, à travers un genre musicochorégraphique appartenant au patrimoine vivant martiniquais.

La réhabilitation des acteurs sociaux porteurs de cette tradition de musique et de danse représente un enjeu majeur du discours identitaire. Il est question de restituer leur dignité humaine à des acteurs de la tradition trop souvent stigmatisés d’insuffisance nègre dans les discours dominants de la représentation identitaire. L’ancrage du discours réhabilitatoire dans la problématique de la genèse de la Haute-Taille impose de fait le processus de créolisation comme donnée fondamentale. Le glissement symbolique est possible parce que ces socialités paysannes post-1848 sont perçues comme des conquêtes collectives de nouveaux libres vis-à-vis de l’économie de plantation. Les fondements de la revendication identitaire ne se limitent pas pour autant au seul caractère réhabilitatoire. Il est, entre autres, également question de revitaliser les mémoires minorées de descendants d’esclaves noirs des mornes du centre-sud de la Martinique.

1.4. Créolisation et construction sociale

La créolisation culturelle, lorsqu’elle s’opère dans des espaces sociaux donnés, fait sens en tant que processus dynamique par le biais duquel des acteurs élaborent une pratique culturelle qui reflète, au moment où elle s’effectue, les représentations qu’ils ont du réel.

C’est ainsi que certaines innovations esthétiques ou encore certains choix instrumentaux dans la Haute-Taille rendent parfaitement compte de la représentation que le milieu et les acteurs de la tradition ont de leur pratique culturelle et des éléments qui la composent. C’est notamment le cas en ce qui concerne la représentation du tambour sur cadre, la place ainsi que l’usage assignés à cet instrument dans le jeu musical. La Haute-Taille s’impose tel un patrimoine vivant au sein des socialités paysannes qui émergent dans le troisième quart du xixe siècle dans la région du centre-sud de la Martinique, au point d’en être un élément structurant de l’organisation sociale. Le fait qu’un genre de danse et de musique d’origine européenne devienne pour des descendants d’esclaves noirs l’un des ressorts des nouvelles constructions sociales post-esclavagistes implique des reformulations et recontextualisations de cette pratique culturelle par ceux-là mêmes qui sont à l’initiative de ces nouvelles socialités.  Il y a donc dans le cas de la Haute-Taille une intrication forte entre construction sociale, élaboration d’un modèle local et redéfinition des sens, usages sociaux et symboliques de la musique et de la danse.

1.5. Le quartier rural comme facteur de distinction stylistique et esthétique ?

Parmi les socialités paysannes qui émergent après l’esclavage, et jusqu’à l’avènement de l’ère post-agricole, la Haute-Taille va occuper une place prépondérante dans la vie sociale des quartiers ruraux de la région centre-sud, notamment de ceux situés sur le territoire de la ville du François. La place, le rôle et les fonctions assignés à cette danse/musique dynamisent les processus de création, stimulent l’innovation, tant d’un point de vue qualitatif que quantitatif, tant d’un point de vue collectif qu’individuel. Le prestige de la Haute-Taille qui régenta la vie culturelle de ces quartiers ruraux s’avère déterminant pour saisir à quel point l’individuation et la signature performancielle vont influencer la pratique de la danse et de la musique. Il en sera ainsi jusqu’à l’effondrement de la société paysanne, peu avant le dernier quart du xxe siècle. Ce n’est sans doute pas un hasard si la plupart des styles et autres grands courants esthétiques qui ont traversé l’histoire de la Haute-Taille émergent durant cet âge d’or de la tradition.

Lorsque l’on évoque les questions de construction d’un genre comme la Haute-Taille, l’appréhension de l’entité sociale et géographique du quartier rural comme vecteur de distinction stylistique s’avère fondamentale. Les différences d’esthétique et de traits formels, que l’on nomme un peu improprement « style », se trouvent le plus souvent associées à certains quartiers ruraux considérés comme des bastions historiques de cette tradition de danse et de musique.

Mais le quartier rural en Martinique ne représente pas un isolat replié sur lui-même au point d’y façonner de l’intérieur un style et une esthétique propres. Il y a eu de tout temps des mouvements de va-et-vient entre les différents quartiers où se pratique la Haute-Taille. De ces flux et reflux découle une dynamique au sein de laquelle les acteurs de la tradition puisent des éléments pour remodeler sans cesse leur danse et/ou leur musique, pour éviter leur sclérose et produire de la distinction. Le quartier rural peut être associé au processus « d’originalisation » sans que soit méconnue l’importance de la circulation de la Haute-Taille dans l’ensemble de ses quartiers, historiques et non historiques.

Les connexions sont au principe même des sociétés humaines. Les quartiers ruraux du centre-sud de la Martinique n’y font pas exception, aussi isolés fussent-ils, comme c’était le cas de Perriolat. Il n’y a jamais eu d’étanchéité entre eux et l’interrelation entre les lieux de la Haute-Taille est un des paramètres de reproduction de cette dernière.

2. La créolisation dans la danse

2.1. Le cadre des figures de la danse

Le cadre des figures de la Haute-Taille demeure celui où la créolisation dynamique opère le moins. Le genre contredanse/quadrille s’est progressivement sclérosé dans les salons parisiens à partir du dernier quart du xviiie siècle, jusqu’à fixer définitivement son répertoire complet de figures à la charnière des xviiie et xixe siècles. Les modèles locaux de contredanse/quadrille en usage dans les mondes créoles ne vont pas faire exception à cette réalité. Seules les danses pour couples fermés n’appartenant pas au genre contredanse/quadrille et postérieures à ce dernier, vont venir s’y greffer au fur et à mesure, en amont et en aval du cycle de danse, comme ce sera le cas ailleurs à la Martinique avec les biguines, mazurkas et autres valses. On note tout de même quelques adaptations locales de ces danses pour couples fermés, comme l’atteste dès la fin du xixe siècle la présence dans le répertoire de Perriolat d’une mazurka créole chorégraphiée sur les bases d’un double avant-quatre.

2.1.1. Le cycle de danse

La présence en amont et en aval du cycle de Haute-Taille de danses pour couples fermés comme la biguine, la valse ou encore la mazurka, dont l’avènement est ultérieur aux danses pour couples ouverts que sont les contredanses/quadrilles, témoigne d’un processus d’élaboration de ce cycle échelonné dans le temps par étapes.

Image 10000000000003BC0000017CD7E657BB703774E8.jpg13

On observe ces mécanismes visant à placer en amont et/ou en aval de la suite de figures de contredanse/quadrille, des danses allogènes au genre en Guadeloupe, à Marie-Galante, mais également en milieu rural français, dans la seconde moitié du xixe siècle. Ils ne sont donc pas propres à la Haute-Taille. Si ces modalités d’assemblage sont observées ailleurs que dans certaines contredanses/quadrilles des mondes créoles, la présence parmi elles d’apports de danses de composition locale comme la biguine, mais également de danses européennes qui ont subi au préalable un premier processus de transformation locale comme c’est le cas de la mazurka créole, rend compte d’un double processus de créolisation. Le fait que ces danses pour couples fermés intègrent progressivement le cycle de Haute-Taille démontre que, jusqu’au début de la seconde moitié du xixe, le cycle complet de Haute-Taille tel que nous le connaissons aujourd’hui n’est pas encore fixé.

2. 1. 2. Enchaînement convenu14 et figures complètes15

L’ensemble des ressources formelles qui compose le corpus de figures élémentaires16 et de figures complètes de la Haute-Taille provient du fonds de danse français dont une très grande majorité est issue du genre contredanse/quadrille. Les logiques et modalités d’organisation qui structurent la toile chorégraphique de la Haute-Taille ne révèlent pas de la singularité locale. Elles sont très proches de l’architecture chorégraphique des contredanses et quadrilles tels qu’on les élabore en Europe à la charnière des xviiie et xixe siècles.

Deux éléments sont tout de même à signaler à ce sujet. On relève la présence au sein de certaines figures de Haute-Taille de séquences qui ressemblent à des rajouts qui se sont opérés in situ. Dans le premier cas, nous avons des séquences finales dans les figures de l’« Été » au sein des deux types de répertoires en vigueur à la Martinique.

Nous retrouvons également dans la figure du 2e « En-avant sans chaînes » du répertoire de Chopotte/Bonnie/Morne-Pitault, un rajout final. Dans les deux cas, ces séquences finales semblables à des ajouts sont venues se greffer sur une toile chorégraphique jusque-là fidèle au principe de la contrepartie17. En ce qui concerne le rajout de la figure de l’« En-avant sans chaînes », la séquence finale qui comprend plusieurs chaînes fait entorse à l’intitulé même de la figure complète qui est censée ne pas contenir de chaînes. Nous présumons donc que ce rajout est venu se greffer dans un second temps à la toile chorégraphique de la figure d’ensemble.

2.2. Le cadre des pas de la danse

Le corpus de pas de Haute-Taille comprend, d’un côté, des pas sautants spectaculaires, de grande exigence technique, que l’on assimile à la danse haute, et de l’autre, des pas qui s’exécutent près du sol avec un faible degré d’élévation du pied, qui renvoient à la danse basse. Cette dichotomie trouve sa justification dans le milieu local, par l’opposition Haute-Taille ou taille-haute versus taille-basse ou biguine.

2. 2.1. Les pas de la danse haute

Le corpus de pas spectaculaires de la Haute-Taille renvoie en grande partie à l’expérience de la danse de salon telle qu’on la pratique à Paris dans le dernier quart du xviiie jusqu’au premier quart du xixe siècle. C’est à cette période que culmine l’expérience, dans « la danse commune », des pas et sauts spectaculaires d’une grande technicité empruntés au ballet. En dépit du fait qu’il n’y ait pas dans la Haute-Taille une nomenclature de pas spectaculaires aussi riches que celle en usage dans les contredanses et quadrilles français de cette époque, on ne constate pas moins la présence d’un corpus de pas spectaculaires répertoriés sous les noms génériques de « cabriole », de « moucheté » ou encore de « prouesse ». Ces cabrioles et autres mouchetés de la Haute-Taille sont très proches de la réalité formelle des pas de ballet auxquels ils font référence. Pour autant, l’apport personnel à travers une esthétique de la danse et une signature performancielle individuelle témoignent de l’importance de l’individuation dans les pas de danse haute. Sur les bases chorégraphiques de ces pas et sauts répertoriés, les danseurs de Haute-Taille composent des enchaînements qu’ils marquent de leur sceau. C’est ce que l’on nomme « pas de composition ». Ces derniers se singularisent par les signatures des danseurs. Elles consistent en des marquages dessinés avec la pointe de la jambe libre du cavalier, soit au sol, soit à hauteur de la cheville de la jambe d’appui, comme c’est le cas dans l’enchaînement du « in-des-twas » du double mouvement de l’avant-deux dans la figure de l’« Été ». Ces signatures de pas par le biais desquelles un danseur virtuose ponctue son enchaînement ne sont pas sans rappeler des signatures manuscrites.

Les pas de composition18 et les signatures des pas19 sont des marqueurs de l’individuation et de la signature performancielle d’ensemble du danseur virtuose. Ils sont nourris à la fois d’une expérience personnelle de la danse et d’une imprégnation forte du milieu de la tradition en question. Ils participent activement au processus de créolisation du cadre des pas de la Haute-Taille. Il y a une médiation qui s’opère de fait entre signature individuelle du danseur et signature collective (filiation collective patrimoniale).

2. 2. 2. Les pas de la danse basse

Le corpus de pas de la danse basse est essentiellement de composition locale. Il se pose comme un lieu de créolisation. On y trouve des petits pas souples, piétinés, assimilés à ceux de la biguine par le biais desquels les danseurs s’acquittent des principaux trajets de la danse, notamment lors des chaînes. Les tournoiements s’effectuent dans la plupart des cas par le recours aux pas de biguine. Lors de l’exécution des danses pour couples fermés, des pas de valse créole ou encore de mazurka créole sont exécutés par les couples de danseurs. Ces pas de danse basse sont marqués du sceau de la créolisation du fait des transformations qu’ils ont subies sur place. Soulignons que la danse des femmes est exclusivement de composition locale puisqu’elle ne comprend que des pas de danse basse, contrairement à celle des hommes qui, elle, se compose de danse haute (sauts spectaculaires, entrechocs des talons…) et de danse basse.

3. La créolisation dans la musique

La musique de Haute-Taille est le résultat d’un processus de réélaboration des données musicales d’accompagnement des contredanses/quadrilles venues d’Europe et de données appartenant au paysage musical des esclaves et descendants d’esclaves. Les Martiniquais vont modifier certains paramètres musicaux et extramusicaux au point d’en faire un genre créole. Ce processus de réappropriation d’un genre musical pour lui conférer un nouveau profil s’est opéré aussi bien à travers le rythme, le timbre, les modes d’énonciation de la parole, les langues d’énonciation de la commande, les techniques de jeu… Autant de paramètres musicaux sans cesse redéfinis qui participent à l’émergence d’une catégorie de musique. On pourrait appréhender le processus de créolisation dans la musique de Haute-Taille à partir d’une double articulation. Il y a, comme nous l’avons déjà évoqué pour la danse, d’une part ce que l’on pourrait considérer comme une créolisation historique par le biais de laquelle les locaux construisent une musique de danse qui fait système et se fixe à un moment donné ; et d’autre part, une créolisation dynamique qui ne s’est jamais interrompue, par le truchement de laquelle certains paramètres musicaux font sans cesse l’objet de reformulation sur les bases d’une médiation entre filiation collective patrimoniale et signature individuelle. Le processus de création historique a permis de structurer la musique, de valider les termes de sa relation intrinsèque avec la danse, alors que dans le second cas, il est davantage question de modifier certains paramètres expressifs d’un genre musical déjà constitué.

Parmi les mécanismes de réélaboration qui conduisent à la construction d’un genre de musique original, il est important de souligner que les formules rythmiques clefs des « tibwa »20 à 2/4 et à 3/4, appartenant au paysage rythmique créole, sont venues structurer l’ensemble du discours musical pour lui conférer un profil et des sens nouveaux. Par contre, les mélodies jouées au violon ou à l’accordéon conservent les successions harmoniques et les modes de structuration en séquences de huit ou seize mesures musicales telles qu’on pouvait l’observer dans les contredanses/quadrilles françaises des xviiie et xixe siècles.

La structuration de la musique à partir de deux formules rythmiques clefs locales, les tibwa à 2/4 et à 3/4, va modifier significativement les paramètres rythmiques de la musique ainsi que les accents de la danse.

3.1. L’instrumentarium

La structure orchestrale que l’on peut considérer comme caractéristique de la musique de Haute-Taille se compose d’un membranophone, le tambour sur cadre « tanbou dibas », d’un hochet tubulaire « chacha », d’un violon ou d’un accordéon, et dans certains cas, d’un idiophone en bambou nommé « siyak ». Cette configuration orchestrale est en usage depuis au moins l’état connu le plus ancien de la Haute-Taille, c’est-à-dire, quelques décades avant le dernier quart du xixe siècle. Elle résulte de choix locaux qui privilégient un certain type orchestral à travers une équation entre mélodie, rythme et harmonie.

Pour autant, elle va subir, chemin faisant, quelques menus ajustements en rapport le plus souvent avec les modes musicales et les nouveautés instrumentales en vogue. C’est ainsi que vers le milieu du xxe siècle, on note la présence de hochets, comme les maracas, et de flûte traversière au sein de l’ensemble instrumental21. Au tout début des années 2000, une tentative d’adjoindre l’idiophone tibwa à la structure instrumentale avorte après que les acteurs de la tradition se sont rendu compte que les propriétés timbriques et acoustiques de l’instrument ainsi que le jeu instrumental, modifient les paramètres rythmiques de la musique au point de générer des conflits au niveau de certains accents musicaux, notamment sur la première croche du premier temps musical de la première mesure à 2/4. Quoi qu’il en soit, on remarque que des innovations sont constamment apportées à une configuration orchestrale type. Elles impliquent, de fait, des négociations chez les acteurs et dépositaires de la tradition quant à leur légitimité, leur usage, leur fonction et leur sens22.

3. 2. Le binôme tambour sur cadre « tanbou dibas »/hochet tubulaire « chacha »

L’association de ces deux instruments représente une des caractéristiques majeures du paysage musical antillais. Ce binôme est également très proche des associations que l’on retrouve dans un certain nombre de genres musicochorégraphiques martiniquais et guadeloupéen (bèlè, kalennda, gwoka23). Dans la Haute-Taille, le hochet tubulaire chacha se voit assigner un rôle similaire à celui du tibwa ailleurs, et ce à travers un jeu en ostinato où il soutient l’ensemble de la musique. Le tanbou dibas et le chacha jouent donc un rôle primordial dans la musique de Haute-Taille. Leurs propriétés sonores et leur caractère rythmique structurent les termes du jeu de la musique. L’équilibre de l’orchestre se construit donc autour de la place et du rôle assignés à ces deux instruments rythmiques essentiels. Ils n’assoient pas pour autant une prédominance forte du rythme sur la mélodie puisque la voix humaine et l’accordéon complètent la structure orchestrale pour offrir un savant dosage entre ces deux paramètres musicaux. L’association de ces deux instruments dans l’orchestre de Haute-Taille est à considérer comme un trait de créolisation qui induit des ajustements en fonction de leurs propriétés sonores, timbriques et techniques respectives.

3. 3. Le tambour sur cadre : « tanbou dibas »

La présence du tambour sur cadre n’est pas une spécificité locale tant cet instrument fait partie d’une très grande majorité de structures orchestrales de contredanse/quadrille dans les mondes créoles, en Europe, et de manière générale, partout où a eu lieu l’expansion coloniale européenne, du xve au xixe siècle. Ce qui fait sa spécificité locale, c’est l’importance qu’il a dans la musique, l’usage qui en est fait ainsi que les caractéristiques de son jeu musical.

L’usage qui est fait du tambour sur cadre dans la Haute-Taille se démarque significativement du jeu minimaliste réservé à cet instrument dans la musique de contredanse/quadrille des salons parisiens, tel qu’on nous le décrit de la seconde moitié du XVIIIe jusqu’à la première moitié du xixe siècle. Outre la place prépondérante qu’il occupe dans la Haute-Taille, la grande variété de la technique de jeu du tambour sur cadre permet de modifier la tension de la membrane et de changer ainsi le timbre sonore de l’instrument, ce qui enrichit l’éventail des sonorités et des techniques de frappe.

Le tambour représente un des éléments clefs du jeu musical et de la relation musique/danse. Ce n’est pas un hasard si dans ce qui est considéré comme le moment charnière de la construction dramaturgique de la toile chorégraphique, c’est-à-dire le double avant-deux de la figure de l’« Été », le danseur virtuose, en même temps qu’il traverse deux fois sa dame en vis-à-vis (dénouement de l’intrigue amoureuse), effectue une véritable montée au tambour. C’est au centre de l’espace consacré à la danse que le danseur virtuose va ponctuer son plus bel enchaînement de pas en saluant le tambour. Voilà un nouvel usage, une nouvelle fonction, et par voie de conséquence, un nouveau sens symbolique, que les acteurs de la tradition confèrent au tambour sur cadre dans la Haute-Taille.

3. 4. Le commandeur-tambourinaire

Le commandeur de la Haute-Taille est celui qui annonce les mouvements et déplacements de la danse. Il coordonne également le jeu musical. À l’aide de la voix, le commandeur régule toute la danse et sa musique d’accompagnement. Dans la Haute-Taille, le jeu du commandeur ne se limite pas aux seules fonctions directives (énoncés performatifs). Le commandeur prononce des énoncés qui complimentent les acteurs de la danse et de la musique (énoncés constatatifs), ainsi qu’une certaine catégorie de « paroles » qui n’a rien à voir avec la danse et/ou la musique. La commande de la Haute-Taille relève d’un véritable art vocal. Il n’est pas question ici de mode d’énonciation a minima. Le commandeur de Haute-Taille cumule également la fonction de tambourinaire puisque c’est lui qui assure le jeu du tambour sur cadre. Le fait qu’un même acteur assure simultanément la commande et le jeu d’un instrument de l’orchestre n’est pas en soi une spécificité locale. En revanche, c’est le cumul de deux fonctions instrumentales primordiales de la musique, à travers un jeu très élaboré pour chacune d’entre elles, qui relève de la spécificité locale24. Le jeu tambouriné sert d’accompagnement, mais aussi de marqueur des accents de la danse, à travers des techniques polysémiques de grande technicité. Il en est de même pour la commande de la danse, qui relève d’un art vocal magistral sous-tendu par une parole féconde.

3. 5. La musique d’accompagnement des danses pour couples fermés

La musique qui accompagne les biguines, mazurkas créoles et valses est composée d’airs appartenant aux répertoires respectifs de chacun de ces genres. C’est ainsi que l’on retrouve à l’intérieur du répertoire musical de Haute-Taille, de la musique dite de taille-basse. Cela prouve que ces apports allogènes de composition locale sont venus se greffer chemin faisant dans le paysage musical de la Haute-Taille.

La musique de mazurka créole revêt un intérêt tout particulier du fait de la présence en son sein de commandements. Ces derniers sont énoncés sur les mêmes bases esthétiques que pour les figures de Haute-Taille. Cet emprunt relève de l’apport local.

3. 6. Les formules rythmiques clefs

La structuration de toute la musique se fait, comme nous l’avons vu, à partir des formules rythmiques clef des tibwa à 2/4 et à 3/4. Dans le tibwa à 2/4, deux particularités se détachent ; à savoir, cinq pulsations agencées sur deux temps musicaux avec des marquages rythmiques en dehors du temps, et un effet de syncope provoqué par l’absence de marquage du second temps de la mesure musicale. Ces marquages rythmiques se distinguent des normes accentuelles en vigueur dans les contredanses/quadrilles françaises. L’effet de syncope est d’autant plus accentué que le hochet tubulaire local (chacha) ne marque pas la première attaque du premier temps de la première mesure musicale.

L’articulation à partir de ces deux formules rythmiques clefs confère à la musique et la danse de nouveaux sens rythmiques et de nouvelles esthétiques, en même temps qu’elle redéfinit en profondeur les paramètres du jeu musical et des appuis des danseurs.

Retenons deux choses. La première révèle des modalités de structuration de l’ensemble de la musique d’accompagnement de la danse, à partir de formules rythmiques clefs qui n’existent pas dans la musique de contredanse/quadrille française.

La seconde est que ces mécanismes et processus de transformation par les acteurs locaux s’opèrent dans un cadre formel strict et ordonné, qui n’est pas neutre et malléable à souhait. Entendons par là que la trame musicale est, dès le départ, intrinsèquement liée à la trame chorégraphique.

La segmentation de la structure musicale répond aux durées des déploiements chorégraphiques des figures exécutées. La créolisation ne s’opère donc pas de façon anarchique et/ou fantaisiste, loin de là ! Elle suppose en amont une connaissance analytique doublée d’une culture chorégraphique et musicale du genre contredanse/quadrille, afin de donner du sens et de rendre opératoires les transformations et apports locaux25.

3. 7. Les commandements de la danse comme lieu topique de créolisation

Il s’est construit avant le dernier quart du xixe siècle, un véritable art vocal de la commande de la danse. Une voix humaine, essentiellement masculine, énonce les commandements de la danse.

Les langues d’énonciation des commandements se posent, à un premier niveau d’analyse, comme un paradigme de créolisation, puisqu’elles reflètent le bilinguisme français/créole de la société martiniquaise. Elle rend ainsi compte de la réalité sociolinguistique locale. On note un ancrage profond des commandements dans l’imaginaire créole. Les références aux mondes végétal et animal sont nombreuses. Le flux quotidien de la vie des acteurs de la tradition se pose aussi comme un ancrage à partir duquel s’élabore la parole reconstruite du commandeur de Haute-Taille. Le processus de recréation de la parole s’élabore à l’intérieur d’un cadre référentiel donné, avec ses codes et réquisits comme la connivence avec la segmentation musicale ainsi que le déploiement de la danse. La Haute-Taille est une danse où la trame narrative de la commande et le déploiement chorégraphique sont intrinsèquement liés dans un discours d’entre-deux-langues. Les commandements ne remplissent pas uniquement une fonction d’aide directive de la danse. Parallèlement à celle-ci, on trouve d’autres fonctions à la commande, qui sont peu ou prou liées à la performance des danseurs.

Trois catégories d’énoncés, nous l’avons vu, structurent la commande de la Haute-Taille. Les énoncés performatifs qui sont attachés à la performance de la danse ou à celle de la musique. Les énoncés constatatifs regroupent des commentaires faits instanti quo par le commandeur sur la performance de la danse ou de la musique. Les énoncés périphériques n’ont, eux, rien à voir avec la performance de la danse ou celle de la musique.

Nous disposons de peu de sources historiques sur la réalité formelle de la commande dans les contredanses et quadrilles des xviiie et xixe en France. On y évoque succinctement la fonction directive de la commande. Les iconographies de l’époque révèlent la présence d’un petit tambour sur cadre sur lequel l’annonceur ou le rigaudonnier semble frapper à l’aide d’une baguette. Rien ne nous autorise à établir une analyse comparative entre les réalités formelles et fonctionnelles de la commande des contredanses/quadrilles françaises des xviiie et xixe siècles et celle de la Haute-Taille. Ce qui intéresse notre propos réside dans les mécanismes et processus qui vont permettre aux locaux de construire la parole de la commande et surtout d’élaborer un art vocal de la commande.

Les modalités d’énonciation de cette parole reconstruite oscillent entre langages parlé, psalmodié et chanté. On y relève toute une déclinaison de colorations de timbres très contrastées à l’intérieur d’un même procédé énonciatif ainsi qu’à l’intérieur d’un même registre tonal. Les densités des unités sémantiques se révèlent très disparates. Le registre d’intensité sonore de la commande s’avère éminemment divers. On note enfin des changements dynamiques très prononcés en ce qui concerne le débit de la parole et aussi les marques accentuelles inhabituelles sur certaines syllabes. La conjugaison de l’ensemble de ces paramètres aboutit in fine à un mode d’énonciation de la parole spécifique et inédit, a fortiori lorsque l’on prend en compte le fait que cette parole s’articule en partie sur les marquages, tensions et détentes des formules rythmiques clefs qui structurent la musique.

Le processus de création dynamique demeure permanent au niveau des commandements de la Haute-Taille. La parole n’est pas figée, même si la structure s’est fixée dans la seconde moitié du xixe siècle. L’individuation participe activement à la reformulation discursive, à l’intérieur d’un discours qui s’est déjà structuré dans une forme équilibrée. L’apport personnel de chaque commandeur à travers une catégorie de parole variée, que certains d’entre eux nomment « poésie », se pose comme un lieu de création dynamique où s’exprime le verbe fécond de celui-ci.

Conclusion

La créolisation dans la Haute-Taille s’articule à partir de deux mécanismes qui ne sont en aucun point opposés. Si pour les besoins de notre démonstration nous avons tenté de distinguer la créolisation historique, dont la finalité principale réside dans la fixation d’un modèle type de contredanse/quadrille martiniquaise, du processus permanent de créolisation dynamique à partir duquel le modèle type qu’est la Haute-Taille se renouvelle sans cesse, il ne nous semble pas y avoir de conflits de temporalité entre l’un et l’autre. Nous entendons par là que le processus permanent de créolisation dynamique se superpose à celui de créolisation historique, le temps de l’élaboration et de la fixation du modèle type.

La créolisation dans la Haute-Taille ne peut s’appréhender dans le seul champ de ses mécanismes de construction formelle, tant certains des choix opérés par les locaux trouvent leurs fondements dans la représentation qu’ils se font du réel. À titre d’exemple, le choix de l’instrumentarium et du type orchestral référent de la musique de Haute-Taille tient compte, d’une part, des critères et normes en vigueur dans le genre contredanse/quadrille, mais également dans le paysage sonore créole. Pour autant, la place et les fonctions qui sont assignées au tambour sur cadre ne peuvent s’expliquer par ces seuls critères formels. Il y a là une médiation complexe entre des flux d’ordre formel, social et/ou symbolique qui articulent le processus et qui sont au principe même de la créolisation.

La créolisation ne s’opère pas dans l’anarchie et/ou la fantaisie. Nos illustrations sur les mécanismes qui ont conduit à structurer et fixer un genre de danse et sa musique d’accompagnement visent à démontrer qu’il n’y a pas de bricolage aléatoire de la part des acteurs de ce processus. Sur les bases d’une longue et intense expérience du genre contredanse/quadrille, ces acteurs ont acquis progressivement une véritable culture chorégraphique et musicale ainsi qu’un niveau de connaissance analytique suffisant pour construire un modèle type local. Le fait de placer en amont et en aval du cycle26 de Haute-Taille des danses autres, postérieures au genre contredanse/quadrille, pour ne pas altérer la cohérence de l’architecture globale du cycle et celle de la toile chorégraphique des figures complètes, en est la preuve. Il en est de même pour l’instrumentarium. Les phénomènes de mode n’ont pas eu raison de l’équilibre orchestral fixé par les locaux et encore moins des principaux paramètres du jeu musical. Les acteurs et dépositaires de la tradition ont intégré avec parcimonie certains instruments comme les maracas, la flûte, en leur assignant des fonctions et rôles bien précis, avec le souci de ne pas rompre l’équilibre de l’orchestre et celui de la musique.

La créolisation se trouve sans cesse convoquée dans les discours sur l’identité, la mémoire et la patrimonialisation. C’est ainsi que la Haute-Taille a pu nourrir un temps des discours assimilationnistes eu égard à sa filiation européenne, pour aujourd’hui sous-tendre un discours réhabilitatoire visant à l’associer organiquement et symboliquement aux conquêtes collectives des nouveaux libres après l’abolition de l’esclavage.

1 Nous faisons référence ici aux pas et sauts de grande exigence technique comme la cabriole ou encore le moucheté,qui constituent en grande partie

2 L’anthropologue Jean Benoist évoque dans un article intitulé : « Les mondes créoles comme paradigme de la mondialisation ? » (1999, p. 96), les

3 Nous entendons par modèle type, la construction d’une contredanse/quadrille qui va dorénavant représenter pour les locaux un modèle référent.

4 Granier de Cassagnac A., 1842, vol., 1 p. 220.

5 Nous entendons par là, l’apport personnel des acteurs d’une pratique culturelle qui relève de la tradition.

6 Nous faisons référence ici à l’apport individuel des commandeurs (ceux qui annoncent les mouvements de la danse à travers une pratique vocale entre

7 Dans la pratique de la danse, on distingue les danses où l’ensemble des mouvements et déplacements des danseurs font l’objet d’une annonce vocale

8 Entendons ici la performance individuelle comme lieu où opère également la créolisation culturelle.

9 Il s’agit ici des marques personnelles introduites par le musicien dans sa performance musicale. La musique est également une performance.

10 L’avant-deux est un mouvement d’avance-recul par lequel un danseur et sa dame en vis-à-vis traversent verticalement l’espace consacré à la danse

11 Le fait qu’il y ait deux modèles de Haute-Taille à la Martinique ne signifie pas qu’il n’ait pas existé et/ou qu’il n’existe pas de différences « 

12 On consultera dans ce même numéro d’Archipélies, le texte de l’écrivain et chercheur Raphaël Confiant qui met en lumière le processus de

13 La chaîne est un mouvement de danse où les danseurs se touchent, soit tout le long du mouvement, soit ponctuellement.

14 « L’enchaînement convenu » est une suite de figures élémentaires. C’est généralement par cette suite de mouvements qu’on identifie une figure

15 « La figure complète », ou « figure d’ensemble », est une entité chorégraphique qui regroupe un ensemble de mouvements qui vont lui conférer une

16 « La figure élémentaire » ou « figure simple » est un mouvement de danse identifié. Dans les contredanses et/ou quadrilles, elle s’insère dans une

17 Répétition du même enchaînement par des danseurs (ses) qui n’étaient pas actifs lors de l’enchaînement précédent.

18 La Haute-Taille est un genre de danse où les danseurs peuvent créer des enchaînements de pas qui leur sont propres. Ces pas de composition sont

19 Nous faisons ici référence aux petits marquages que font les danseurs virtuoses à l’aide de la jambe libre, au sol ou en extension, lors de

20 Le terme « tibwa » renvoie à la fois à des formules rythmiques clefs qui structurent la musique antillaise, mais également à l’instrument à l’aide

21 On pourrait expliquer cet emprunt par un certain engouement pour la musique afro-cubaine.

22 L’intronisation ponctuelle des maracas dans la musique de Haute-Taille se limita à la musique jouée pendant les danses pour couples fermées (

23 Le bèlè et le kalennda sont deux genres musicochorégraphiques martiniquais d’origine africaine que les esclaves noirs et leurs descendants ont

24 Le cumul voix humaine/tambour est attesté chez le rigaudonnier des salons parisiens de la seconde moitié du xviiie siècle, même si la technique

25 C’est là que prend tout son sens l’expérience longue et intense des contredanses et quadrilles à la Martinique.

26 Le cycle de Haute-Taille que l’on nomme in situ « an séri » (une série) correspond à une suite de pièces chorégraphiques (des figures d’ensemble ou

Amselle, Jean-Loup, 2001, Branchements, Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion.

Bastide, Roger, 1996, Les Amériques noires, Paris, L’Harmattan (réédition).

Benoist, Jean, 1999, ‘les mondes créoles comme paradigme de la mondialisation ?’, in Sélim Abou & Katia Haddad (éds.), Universalisation et différenciation des modèles culturels, Beyrouth, Aupelf-Uref/Université Saint-Joseph, p. 96-104. En ligne :

http://classiques.uqac.ca/contemporains/benoist_jean/mondes_creoles_paradigmes/mondes_creoles.html (consulté le 20 mars 2012).

Bourdieu, Pierre, 2001, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil (réédition).

Chivallon, Christine, 1998, Espace et identité à la Martinique, paysannerie des mornes et reconquête collective 1840-1960, Paris, Éditions du CNRS.

Desroches, Monique, 1989, Les instruments de musique traditionnelle, Fort-de-France, Bureau du patrimoine du conseil régional de la Martinique.

Entiope, Gabriel, 1996, Nègre, danse et résistance, Paris, L’Harmattan.

Gasnault, François, 1986, Guinguettes et lorettes : bals publics à Paris au XIXe siècle, Paris, Aubier.

Granier de Cassagnac, Adolphe, 1842, voyages aux Antilles françaises, anglaises, danoises, espagnoles, à Saint-Domingue et aux États-Unis d’Amérique, 2 volumes, première partie : « les Antilles françaises », Paris, Dauvin & Fontaines librairie.

Guilcher, Jean-Michel, 1969, La contredanse et les renouvellements de la danse française, Paris, Éditions Mouton.

Guilcher, Yves, 1998, La danse traditionnelle en France, d’une ancienne civilisation paysanne à un loisir revivaliste, Paris, Librairie de la danse.

Herskovits, Meville, 1966, L’héritage du noir, mythe et réalité, Paris, Présence Africaine.

Lafontaine, Marie-Céline, 1988, « unité et diversité des musiques traditionnelles guadeloupéennes », in Les musiques guadeloupéennes, p.71 à 92, Paris, Éditions caribéennes.

Lortat-Jacob, Bernard, 1998, « Prononcer en chantant, Analyse musicale d’un texte parlé », L’Homme revue française d’anthropologie n° 171-172 p.83 à 102, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales.

Mercier, L.S., 1862, Paris pendant la Révolution, 1789/1798, Paris, Éditions Poulet-Malassis, tome I.

Mesnil (de), Félicien, 1905, Histoire de la danse à travers les âges, Paris, Librairie de l’éducation nationale aux Éditions Acide Picard & Kaan.

Moreau de Saint-Méry, 1803, De la danse, Parme, Éditions Bodoni.

Raviart, Naïk, 1998, « Le bal français, du début du règne de Louis XIV à l’aube de la Révolution », in Histoire de bals, Actes du colloque de la Villette, Paris, Cité de la musique.

Rey-Hulman, Diana, 1988, « Faiseur de musique à Marie-Galante », in Les musiques guadeloupéennes, Paris, Éditions caribéennes, p. 115-139.

Rosemain, Jacqueline, 1986, La musique dans la société antillaise, 1635-1902, Paris, L’Harmattan.

1 Nous faisons référence ici aux pas et sauts de grande exigence technique comme la cabriole ou encore le moucheté, qui constituent en grande partie le corpus de pas en usage dans le ballet classique de l’époque.

2 L’anthropologue Jean Benoist évoque dans un article intitulé : « Les mondes créoles comme paradigme de la mondialisation ? » (1999, p. 96), les glissements sémantiques autour du paradigme créole : « il est devenu courant d’entendre désigner comme “créolisation” les processus culturels et sociaux que provoquent les rencontres accélérées entre peuples et traditions dans le monde actuel. Ce concept est d’un usage courant chez les tenants du courant de la postmodernité. Il apporte un modèle explicatif de l’érosion des peuples et des cultures lors de ces rencontres et il valorise les changements porteurs de nouvelles émergences et de nouvelles valeurs ». Mais Benoist rappelle aussi « l’autre part des entrecroisements de civilisations qui ont été engendrés par les transplantations de population du xviie et au xixe siècles. Bien qu’exercées dans le cadre d’une violence sociale, ces rencontres ont préludé à l’édification de sociétés qui ont atteint, à partir de leurs tensions anciennes, des équilibres et des échanges rarement aussi bien aboutis ailleurs ». C’est à cette « autre part », à ce processus vécu dans ces sociétés de l’espace américain et de l’océan Indien issues de l’expérience esclavagiste, que nous faisons référence lorsque nous évoquons la créolisation culturelle. La créolisation dont il est question ici concerne donc l’ensemble des processus par le biais desquels des individus, évoluant à l’intérieur de sociétés esclavagistes plantationnaires ou issues de ces dernières, construisent in situ une pratique culturelle particulière. Ces processus s’articulent à partir d’adaptations et de réélaborations locales qui s’opèrent par étapes. Ces mécanismes permettent la transformation d’une ou de plusieurs pratiques culturelles, ou encore d’un ensemble d’éléments d’origines diverses, pour donner naissance à un modèle local inédit. La créolisation n’est pas une simple juxtaposition d’éléments permettant la construction d’un modèle local, mais une création dynamique où les acteurs reformulent et reconfigurent la pratique culturelle, tant du point de vue de sa structure formelle que de celui de ses sens et fonctions sociales. Il en résulte un modèle singulier, doué de sens sociaux et performatifs.

3 Nous entendons par modèle type, la construction d’une contredanse/quadrille qui va dorénavant représenter pour les locaux un modèle référent.

4 Granier de Cassagnac A., 1842, vol., 1 p. 220.

5 Nous entendons par là, l’apport personnel des acteurs d’une pratique culturelle qui relève de la tradition.

6 Nous faisons référence ici à l’apport individuel des commandeurs (ceux qui annoncent les mouvements de la danse à travers une pratique vocale entre chant et déclamation).

7 Dans la pratique de la danse, on distingue les danses où l’ensemble des mouvements et déplacements des danseurs font l’objet d’une annonce vocale par une personne à qui il incombe d’ordonnancer et de régenter le déroulement de la danse, et des danses sans annonce préalable des mouvements et déplacements des danseurs. La Haute-Taille est une danse où les mouvements et déplacements que l’on nomme « figures » sont annoncés. On parle ainsi de commande, d’annonce, ou encore de commandements de la danse. Ceux à qui incombe cette tâche sont appelés annonceur, commandeur, rigaudonnier ou encore gavotteur, selon les lieux et les époques.

8 Entendons ici la performance individuelle comme lieu où opère également la créolisation culturelle.

9 Il s’agit ici des marques personnelles introduites par le musicien dans sa performance musicale. La musique est également une performance.

10 L’avant-deux est un mouvement d’avance-recul par lequel un danseur et sa dame en vis-à-vis traversent verticalement l’espace consacré à la danse pour atteindre à mi-parcours la place d’en face et regagner à terme celle de départ. Cette figure fut inventée en France par Jullien en 1761.

11 Le fait qu’il y ait deux modèles de Haute-Taille à la Martinique ne signifie pas qu’il n’ait pas existé et/ou qu’il n’existe pas de différences « stylistiques » et d’esthétique musicale et dansée entre certaines enclaves rurales comme le Morne-Pitault et Bonnie par exemple. L’unicité relève ici davantage de la structure formelle de la danse, du cadre des figures de celle-ci, de l’ordonnancement des figures à l’intérieur du cycle de danse et moins de l’esthétique.

12 On consultera dans ce même numéro d’Archipélies, le texte de l’écrivain et chercheur Raphaël Confiant qui met en lumière le processus de créolisation à la Martinique d’une autre pratique culturelle en provenance de France : le charivari.

13 La chaîne est un mouvement de danse où les danseurs se touchent, soit tout le long du mouvement, soit ponctuellement.

14 « L’enchaînement convenu » est une suite de figures élémentaires. C’est généralement par cette suite de mouvements qu’on identifie une figure complète. L’enchaînement convenu est généralement répété quatre fois avec des danseurs actifs différents. C’est ce que l’on nomme le principe de la contrepartie.

15 « La figure complète », ou « figure d’ensemble », est une entité chorégraphique qui regroupe un ensemble de mouvements qui vont lui conférer une architecture globale identifiée. La figure complète est en soi une pièce de danse et de musique, et de ce fait, connaît un début et une fin. Sa trame chorégraphique comprend une introduction générale, un ou plusieurs enchaînements convenus qui seront répétés un certain nombre de fois, et une conclusion ponctuée le plus souvent par des révérences et salutations. Les couples de danseurs occupent au départ et à la conclusion de la figure d’ensemble les mêmes positions et places.

16 « La figure élémentaire » ou « figure simple » est un mouvement de danse identifié. Dans les contredanses et/ou quadrilles, elle s’insère dans une suite qui est généralement appelée « enchaînement convenu » ou « enchaînement type ». Elle peut aussi s’insérer dans une suite introductive ou conclusive.

17 Répétition du même enchaînement par des danseurs (ses) qui n’étaient pas actifs lors de l’enchaînement précédent.

18 La Haute-Taille est un genre de danse où les danseurs peuvent créer des enchaînements de pas qui leur sont propres. Ces pas de composition sont soumis à des règles strictes en ce qui concerne le moment où ils ont cours, la relation musique/danse, les pieds de départ et de retombée du danseur… Les pas de composition constituent l’expression privilégiée de l’apport personnel du danseur.

19 Nous faisons ici référence aux petits marquages que font les danseurs virtuoses à l’aide de la jambe libre, au sol ou en extension, lors de certains sauts spectaculaires (cabriole, moucheté…). La métaphore avec la signature manuscrite tient également du fait que c’est à l’aide de la pointe du pied libre (en opposition avec le pied ou la jambe d’appui) que le danseur exécute des marquages au sol ou en l’air.

20 Le terme « tibwa » renvoie à la fois à des formules rythmiques clefs qui structurent la musique antillaise, mais également à l’instrument à l’aide duquel leur son est généralement produit. Il s’agit en l’occurrence d’un idiophone en bambou et de deux tiges végétales qui font office de bâtons. Le son est produit par frappement. Nous faisons référence ici aux formules rythmiques, pas à l’instrument.

21 On pourrait expliquer cet emprunt par un certain engouement pour la musique afro-cubaine.

22 L’intronisation ponctuelle des maracas dans la musique de Haute-Taille se limita à la musique jouée pendant les danses pour couples fermées (biguine, mazurka et autre valse), et dans les figures de Haute-Taille, à la musique jouée pendant les chaînes. Lucien Rosamont nous indique à ce sujet que la présence des maracas n’était pas appropriée pendant la danse haute. L’équilibre orchestral, et surtout l’équilibre sonore, s’en trouvaient modifiés au point de gêner l’évolution des danseurs.

23 Le bèlè et le kalennda sont deux genres musicochorégraphiques martiniquais d’origine africaine que les esclaves noirs et leurs descendants ont élaboré localement. Il en est de même pour le gwoka à la Guadeloupe.

24 Le cumul voix humaine/tambour est attesté chez le rigaudonnier des salons parisiens de la seconde moitié du xviiie siècle, même si la technique instrumentale s’avère rudimentaire et même si l’usage du tambour reste minimaliste. Certains témoignages oraux de chercheurs seychellois attestent de la présence d’un commandeur-tambourinaire dans les contredanses/quadrilles avant le milieu du xxe. Dans le quadrille marie-galantais, le commandeur peut accessoirement jouer du petit tambour d’accompagnement « boula », ou encore du hochet. Enfin, le gavotteur breton, en même temps qu’il annonce les figures, marque les temps musicaux avec son pied à l’aide d’un petit morceau de fer placé sous sa chaussure.

25 C’est là que prend tout son sens l’expérience longue et intense des contredanses et quadrilles à la Martinique.

26 Le cycle de Haute-Taille que l’on nomme in situ « an séri » (une série) correspond à une suite de pièces chorégraphiques (des figures d’ensemble ou figures complètes) et musicales. En amont de ces figures d’ensemble qui appartiennent au genre contredanse/quadrille, on retrouve des danses postérieures au genre contredanse/quadrille, comme la biguine, la mazurka créole, la valse. Le cycle de Haute-Taille comprend donc une suite de figures d’ensemble et des danses provenant d’autres genres, placées en amont et en aval des figures d’ensemble.

David Khatile

Université des Antilles et de la Guyanedavidkhatile@yahoo.fr

licence CC BY-NC 4.0