Créolisation et trajectoires musicales en Martinique

Monique Desroches

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Monique Desroches, « Créolisation et trajectoires musicales en Martinique », Archipélies [En ligne], 3-4 | 2012, mis en ligne le 15 décembre 2012, consulté le 02 mai 2024. URL : https://www.archipelies.org/1614

Cet article tente de positionner le concept de créolisation en musique et d’en mesurer la fécondité pour la compréhension du phénomène musical. Les stratégies de production comme celles des conduites d’écoute sont complexes et procurent au phénomène musical une épaisseur sémantique et polysémique. La créolisation suffit-elle alors pour éclairer les processus de construction identitaire à travers les pratiques musicales ? L’article examine, dans cette foulée, certaines musiques de la Martinique. Souhaitant mettre en exergue la relation dynamique entre la musique et le processus de construction identitaire, il cherche à montrer la fécondité de concepts autres que celui de la créolisation, comme ceux de territorialité musicale, de signature singulière et de procédés performanciels.

This paper attempts to position the concept of creolization among musical studies and to assess its relevance and fruitfulness in understanding local musical practices. Music is performed and listened to along varied and complex ways, thus leading to semantic thickness. Therefore, is it relevant to look at this musical complexity through the creolization paradigm? Is it sufficient to highlight the issues of identity that are involved in musical practices which trajectories are far from simple? In that perspective, this paper examines some musical practices in Martinique. Considering the dynamic relationship between musical practices and the process of constructing identity, it aims to show the fecundity of other concepts such as musical territoriality, own signature and performative processes.

Introduction

La créolisation est souvent évoquée par les linguistes et littéraires. On la présente comme un processus de mise en contact ou de mise en relation de peuples, et le plus souvent, de cultures. Le concept a, dans cette optique, été très prisé par les chercheurs des milieux créoles. Si la créolisation a eu et a encore une certaine fécondité en recherche, l’heure est peut-être venue de porter un regard critique sur son utilisation et ses limites. Ainsi, la créolisation est-elle pertinente, voire efficace, dans les recherches ethnomusicologiques ? Les stratégies de production musicale comme celles des conduites d’écoute sont complexes et procurent au phénomène une épaisseur sémantique et polysémique. La créolisation suffit-elle alors pour éclairer les processus et enjeux des pratiques musicales des milieux créoles ? Est-elle, en d’autres termes, opératoire dans l’analyse et la compréhension du phénomène musical ? Car qui dit mélange ou métissage, dit aussi sélection, combinatoire, rencontre et surtout, hiérarchie de traits expressifs dans les trajectoires sélectives. Au nom de quoi et de qui s’opèrent ces choix ?

À mes yeux, la créolisation renvoie non seulement aux modalités de production d’un objet (ici, de l’objet musical), mais aussi à des événements qui les actualisent, à des enjeux esthétiques, politiques, sociaux qui guident ou s’inscrivent dans cette actualisation. Les lignes qui suivent tentent, dans cette foulée, de positionner le concept de créolisation à travers un examen de certaines pratiques musicales de la Martinique. Elles visent aussi à montrer la fécondité de son association à d’autres concepts comme ceux de territorialité musicale, de procédé performanciel et de signature singulière.

1. La créolisation comme processus

Dans des articles antérieurs (Desroches 1981, 1990), j’ai tenté de mettre en exergue les processus de transformation, de substitution, de conservation du matériau d’origine, émanant soit de l’Afrique ou de l’Europe. Cette approche m’amenait à comprendre la pratique musicale martiniquaise à partir d’une source originelle dominante. Quelle part de l’objet musical, par exemple, renvoyait à une origine africaine ou européenne, et comment révéler dans l’expression musicale cette trace originelle en milieu insulaire ? Il s’agissait alors de dégager les principales stratégies de réappropriation d’une tradition originelle, d’identifier des modifications, notamment au chapitre de la fabrication des tambours, de la gestuelle des danses ou de certains mouvements ou positions du corps qui rappelleraient l’une ou l’autre des sources originelles, etc.

Le tableau qui suit tente d’illustrer de façon schématique la vision musicale bipolaire issue de cette approche. Il montre plus particulièrement ici, la différence entre une bidjin bèlè, fortement influencée par une stylistique africaine, et une biguine orchestrée, influencée par des éléments de stylistique musicale issus de l’Europe.

Tableau 1 : Vision bipolaire de la tradition musicale

Tableau 1 : Vision bipolaire de la tradition musicale

Ce tableau, en mettant en évidence les influences stylistiques dominantes, fait ressortir la créolisation comme un processus ou une modalité d’adaptation d’un élément d’origine africaine ou européenne. Cette conception était d’ailleurs celle qui était privilégiée par la littérature musicale locale des années 1950 et 1960. Qu’on pense ici à la pionnière dans ce domaine, Anca Bertrand, et à ses écrits dans la revue Parallèle, à Alice Éda-Pierre, ou encore à Loulou Boislaville, dans sa conception des prestations touristiques des Grands Ballets de la Martinique. Tous ces auteurs situaient néanmoins la pratique musicale martiniquaise dans une sorte d’entre-deux qui n’était ni l’Afrique ni l’Europe. Cette autre chose lui procurait un caractère créole insulaire, que j’appellerai plus tard dans cet article, une signature singulière. Cette approche de la créolisation, tout intéressante soit-elle, conduit à la conception de la pratique insulaire comme un avatar d’une source-mère ; elle la ramène par surcroît à un produit dérivé, voire à une sous-culture d’une culture dominante. Cette conception n’est pas celle privilégiée par les Martiniquais, qui se définissent comme des Créoles à part entière.

2. La créolisation comme point de départ

Partant de ce constat, un virage dans l’approche analytique de la musique s’imposait : aborder celle-ci non comme une culture résultant de multiples influences externes (avec des ajustements expressifs), mais comme une culture de départ, celle qui assume le mélange et le métissage en tant que donnée de base et qui autorise une construction culturelle sur une base synchronique. Cette acception de la créolisation place la culture insulaire à un point de départ, sans nier toutefois le passé. Sur le plan de l’analyse, il revient au chercheur de se pencher sur cette culture en train de se faire et de dégager les critères qui président aux processus d’autodéfinition de cette culture synchronique. On verra plus loin la fécondité de cette approche autour des musiques interprétées dans les milieux touristiques.

Cela suppose un inventaire des instruments, des costumes, des lieux ; la démarche implique aussi de détailler les modalités de mise en acte du matériau musical, comme la gestuelle des danseurs et les modalités de techniques vocales. Les techniques de jeu instrumentales, les relations entre musiciens, chanteurs et danseurs, ainsi que celles avec l’auditoire font également partie de cette ethnographie. Toutefois, les éléments inventoriés ne sont pas placés dans une filiation historique à caractère ethnique dominant. Face à la pratique musicale, l’analyse intègre ici autant les éléments de l’objet musical mis en acte, de façon synchronique, que des données sur ceux et celles qui le produisent et le transmettent, tout comme sur ceux et celles qui l’écoutent, l’apprécient, l’évaluent. C’est cet ensemble dynamique que je désigne « performance ».

Parler de créolisation musicale avec cette grille d’analyse suppose donc de passer d’un regard diachronique à une observation in situ, synchronique. Elle suppose aussi d’aborder le niveau des pratiques, non seulement sous un angle collectif, celui qui les associe à leur identité culturelle martiniquaise, mais également sous celui des modalités régionales, communales et individuelles d’interprétation musicale : pour chacun de ces niveaux existe une signature. L’interprétation de certaines danses, comme le bèlè ou la kalenda, illustre bien cette signature régionale, ces deux danses étant interprétées différemment dans le sud ou dans le nord de la Martinique. La créolisation musicale révèle, comme on peut déjà le pressentir, des trajectoires sinueuses, non linéaires et complexes au sein desquelles les stratégies de production, les conduites d’écoute et les critères esthétiques procurent au genre musical une signature régionale particulière. La créolisation est ainsi intimement liée aux procédés performanciels de la tradition musicale. Donc, ce qui caractérisera une pratique et lui donnera une identité stylistique concernera les modalités de mise en acte du matériau musical (façon de chanter, d’exécuter une danse, par exemple), et ce, tant sur le plan individuel que collectif.

3. La créolisation comme création d’une territorialité musicale

Autre considération : les pratiques musicales sont certes produites par les locaux qui résident sur le territoire ; mais elles sont aussi influencées par les hommes qui traversent ce territoire. Des phénomènes comme la migration, l’arrivée de travailleurs d’autres îles, les apports touristiques, influencent et alimentent à leur tour le profil expressif des musiques locales. Si la biguine et la mazurka étaient notamment, aux côtés de la suite bèlè et des quadrilles, des genres endogènes prisés par la population locale depuis l’époque coloniale, le paysage musical va se modifier à la suite des contacts croissants entre les îles, après la départementalisation de 1946, et lors de l’arrivée, dans les années 70, de travailleurs haïtiens qui fuyaient le gouvernement totalitaire de Duvalier. C’est le début de l’ère de la kadans (kadans ranpa) et du konpa, deux genres qui seront rapidement prisés du public1. Cet engouement est tel que les ondes radiophoniques diffusent quasi sans arrêt des « morceaux » en provenance d’Haïti. Ces musiques se retrouvent ensuite sur scène, interprétées par les musiciens martiniquais qui l’adoptent massivement. La kadans ranpa se transformera alors en une nouvelle musique, qu’on appellera à la Martinique , kadans. L’origine de cette dernière est donc à la fois la kadans ranpa et le konpa, dans la mesure où les stylistiques de ces deux dernières sont très proches.

La kadans se caractérise à la Martinique par un ensemble instrumental qui place au premier chef, les cuivres des orchestres appelés mini-jazz, aux côtés des guitares rythmiques et solo, de la basse, de la cloche et de la batterie. Au plan expressif, elle se démarque des pratiques martiniquaises traditionnelles par le recours à la syncope et les déplacements d’accents, des modalités vocales particulières du soliste qui rappellent la technique du bel canto, avec notamment ses envolées lyriques importantes et de longues tenues sur une seule note. Enfin, une structure formelle composée de segments mélodiques constitue, par des répétitions successives de chacun d’entre eux, l’ensemble du « morceau ». Le rythme cyclique caractéristique de la kadans est tenu par la cloche et se lit ainsi :

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Progressivement, et à partir des années 1970, le genre marque le paysage musical en changeant non seulement les conduites d’écoute, mais aussi de production musicale locale. (Le tableau 2 livré plus loin tente de livrer les éléments principaux de cette kadans venue d’Haïti, ainsi que le bouleversement significatif au chapitre des référents identitaires.).

La popularité de la kadans s’est imposée ainsi depuis les années 1970, et même si elle ne connaît plus autant qu’auparavant la faveur des Martiniquais, elle est toujours prisée par un grand nombre de mélomanes et de musiciens.

Traditionnellement, les Martiniquais privilégiaient la sonorité des tambours bèlè et gro ka (de la Guadeloupe), les tibwa (baguettes de rythme) et l’orchestre de type dixieband décrit au tableau 1. Avec l’adoption de la kadans, une nouvelle territorialité musicale voit le jour. La filiation identitaire se profile en effet dans une autre culture insulaire de la Caraïbe qui partage certes la même histoire de l’esclavage et la langue créole, mais qui élargit en même temps le cadre de référence identitaire en l’ouvrant à une culture créole régionale caribéenne. De plus, une autre transformation s’opère au niveau du statut des musiciens. La plupart des groupes haïtiens entendus sur les ondes avaient déjà produit des disques commerciaux et cette situation a incité bon nombre de musiciens martiniquais à faire de même : on a vu croître en quelques années la production de disques commerciaux avec des groupes professionnels ou semi-professionnels qui jouaient en grande partie de la kadans. Enfin, à cette même période (début des années 80), naît un important mouvement identitaire créole qui sera couronné par la création de la « Journée internationale du créole » (chaque 28 octobre). La musique, au cœur de ce processus, a ainsi permis l’éclosion d’une nouvelle territorialité créole.

4. Le zouk, un phénomène musical et social

La kadans a dominé la scène musicale jusqu’au milieu des années 1980. Cette période voit l’arrivée d’un nouveau genre, le zouk. Bien plus qu’un nouveau concept musical ou une mode, le zouk occupera la popularité des milieux non seulement antillais, mais aussi africains, européens et nord-américains. Ses principales caractéristiques expressives émanent des traditions musicales des Antilles françaises, avec le recours aux tambours bèlè de la Martinique ou encore boula ou makè de la Guadeloupe, au hochet chacha, au rythme cyclique des tibwa dont la cellule rythmique est issue de la bidjin bèlè. À cette formule gagnante, Pierre-Édouard Décimus et Jacob Devarieux, les fondateurs du groupe Kassav (ceux qui ont popularisé le zouk), ont ajouté l’esprit de festivité et la spontanéité des vidés de carnavals. Le zouk a poursuivi sa créolisation créatrice par l’ajout de syncopes comme il en est dans le calypso, par l’insistance sur un ostinato de basse rythmique comme on l’entend dans le reggae, la mise en vedette des solos de guitare avec des staccatos aux cuivres, et l’insertion des ostinatos au tambour — ensemble d’éléments qui ne sont pas sans rappeler les musiques contemporaines du Congo (ancien Zaïre). Le synthétiseur place enfin cette musique dans la modernité. Ainsi, en empruntant aux éléments traditionnels locaux, en ajoutant ceux d’autres îles et de l’Afrique de l’Ouest, en incorporant par ailleurs de nouveaux éléments expressifs, le zouk se transforme en un genre fédérateur d’une nouvelle créolité musicale. Plus encore, le zouk est venu donner un nouveau souffle à la musique locale, en créant un espace communautaire par la danse où tous participent. Il importe aussi de mentionner, parmi les éléments novateurs du genre, l’importance donnée à la scénographie, à l’éclairage, aux costumes, à la dimension visuelle en général. Le grand spectacle sur scène voit aussi le jour. Enfin, les textes, toujours en créole, dénoncent souvent la situation difficile des femmes antillaises (mères monoparentales) et évoquent les problèmes contemporains liés à la migration et au chômage. Dans cette foulée, il n’est pas étonnant que le zouk soit devenu, et l’est encore, un ambassadeur de l’identité culturelle antillaise. Par le zouk, la Martinique se révèle ainsi comme une île créole moderne, ouverte sur le monde et inscrite dans le courant de la mondialisation.

5. Le mouvement du « retour aux sources »

Par sa popularité et sa reconnaissance mondiale, le zouk a permis une sorte d’autovalorisation de l’identité martiniquaise, mais aussi, et paradoxalement, il a favorisé la venue du mouvement de « retour aux sources » : fierté d’être reconnu, fierté d’être martiniquais. Deux noms méritent ici d’être mentionnés.

D’abord, « Kali », qui dans les années 1990 produit un CD du même nom auquel il ajoute en sous-titre « Retour aux sources ». Le succès de la production est fulgurant. Toutefois, et c’est là la démarcation avec le zouk qui précédait, l’esthétique et les éléments expressifs ne s’inscrivent nullement dans la popularité du zouk. L’esprit recherché est ici celui de la Martinique d’antan, et plus particulièrement, celui de l’époque de Saint-Pierre avant l’éruption du volcan en 1902, date qui marque la destruction quasi totale de la capitale économique et culturelle, Saint-Pierre. L’esthétique et les éléments expressifs de cette musique sont quasi à l’opposé du zouk. Plus intimiste, elle présente des biguines, valses et mazurkas de milieu urbain, avec l’orchestration de type dixieband illustrée au tableau 1 de cet article, à laquelle Kali a greffé un synthétiseur. Un autre musicien s’inscrit dans ce courant : Mario Canonge. Grand pianiste formé à l’école martiniquaise du pianiste de jazz Marius Cultier, Canonge puise à son tour dans le répertoire traditionnel (biguines et mazurkas, surtout), mais en y ajoutant des harmonies de jazz inspirées de son maître, de même que des éléments importants d’improvisation. Le piano sort ainsi de son rôle traditionnel d’accompagnement, celui du support harmonique d’accords simples (i.e., une suite harmonique l, ll, lV, V, l, par exemple), pour se profiler dans la complexité d’un langage créatif avec des harmonies complexes.

Ces deux musiciens ont ainsi revisité la tradition musicale en la créolisant à leur façon, par des orchestrations et des harmonies plus riches et par des procédés performanciels singuliers.

6. Les voies plus récentes

Les adeptes du rap et du raggamuffin, deux autres genres qui méritent d’être soulignés au chapitre de la construction identitaire, mettent en exergue la fierté d’appartenir à la grande famille noire en général (et non seulement noire créole).

Cette fierté d’appartenance passe, là, par des textes engagés, notamment par des dénonciations au plan social et économique. Les jeunes Noirs vivant dans les grandes banlieues françaises occupent ici la scène. Ces musiques, par la force parfois virulente des textes, dénoncent le malaise social autour de la ghettoïsation des Noirs dans les banlieues françaises, l’urbanisation mal contrôlée et soutiennent globalement un discours autour d’une communauté noire « laissée pour compte » dans les sociétés occidentales contemporaines. La filiation identitaire des rappeurs s’inscrit dans la continuité d’une grande communauté noire, qu’elle soit créole ou non.

Le tableau qui suit concentre les principales caractéristiques de ces trois grandes phases, soit celle de la kadans, du zouk, du retour aux sources et des modes plus récents d’expression.

Tableau 2 : Synthèse des principaux courants musicaux et des appartenances identitaires

Tableau 2 : Synthèse des principaux courants musicaux et des appartenances identitaires

Ce tableau illustre clairement la mobilité du pôle référentiel. Il montre aussi que construire une identité culturelle à travers les pratiques musicales ne signifie pas nécessairement la reconduction intégrale d’un ensemble de traits et de paramètres d’une pratique musicale, d’une génération à l’autre. Cette démarche induit une sélection de paramètres expressifs et stylistiques en fonction des goûts et des attentes des musiciens et du public en général. Le passage de la kadans au zouk puis au « retour aux sources », est indicatif de ce cheminement sélectif. À un niveau global, il révèle que les traits expressifs n’ont pas tous la même valeur symbolique. Il existe en effet une hiérarchie entre les traits, et c’est souvent cette hiérarchie qui préside à la sélection opérée par les acteurs culturels.

7. La musique touristique comme passerelle entre le passé et le présent

L’espace touristique est intéressant en ethnomusicologie, car il vient illustrer plusieurs processus et enjeux, dont la revitalisation des traditions ancestrales et la créativité. C’est de ce processus dynamique de la créolisation dont il sera maintenant question.

Loin de n’être que des expressions superficielles et factices, les pratiques musicales interprétées dans l’espace touristique se caractérisent par une part importante de créativité, notamment au chapitre des chorégraphies réalisées autour des musiques traditionnelles. Par sa dimension visuelle, ses costumes colorés, ses chorégraphies singulières, cette musique interprétée sur scène met en lumière une forme de négociation entre la part patrimoniale de la tradition et la part créatrice émanant des artistes. Trois niveaux de signature sont ici en jeu. Un premier concerne la représentativité insulaire des genres sélectionnés. Les spectacles ont généralement ce souci de présenter un échantillon des genres, vivants ou passés, de l’île. Ceux-ci vont de la biguine orchestrée à la bidjin bèlè, à la kalenda, à la mazurka et au mazouk, en passant par la haute-taille, les valses et les polkas. L’accent expressif est alors mis sur le respect de la tradition ancestrale. Un autre niveau de signature renvoie à l’association des troupes de danse aux communes (bourgs) ou aux principaux bailleurs de fonds qui les soutiennent. Sur la base de cette filiation communale, chacune des troupes cherche à se démarquer des autres par des prestations scéniques qui lui sont propres. Ce processus peut être désigné signature communale.

Troupe Tchè Kréyol, de Rivière-Pilote, (Desroches, 2008)

Troupe Tchè Kréyol, de Rivière-Pilote, (Desroches, 2008)

Enfin, un troisième niveau de signature se profile dans la créativité et l’innovation qui, tout en respectant le contour expressif des pratiques ancestrales, tente de s’en démarquer par de nouveaux langages gestuels, des créations chorégraphiques individuelles originales.

Troupe Pom K’Nel, de Basse-Pointe, en répétition (Desroches, 2008)

Troupe Pom K’Nel, de Basse-Pointe, en répétition (Desroches, 2008)

Tout se passe comme si la musique se situait entre une activité à caractère mythique et une activité à caractère artistique. La première, la musique comme mythe, insiste sur la répétition et le respect du geste ancestral, une vision collective qui prône une vision patrimoniale de la pratique musicale ; et l’autre, la musique comme art, cherche à souligner la dimension créatrice qui met en exergue le talent singulier de l’artiste créateur.

Un tableau synthèse des trois signatures se lirait ainsi :(Desroches, 2011)

(Desroches, 2011)

Conclusion

Comme les pages précédentes ont tenté de le démontrer, se pencher sur la performance
des pratiques musicales à travers la lorgnette des processus de créolisation suppose un examen systématique des modalités d’appropriation des comportements musicaux.

Ce parcours n’est pas à sens unique. La performance musicale en tant que marqueur d’identités trace les contours d’une « culture empirique » (Baggioni, 1997, 1985), d’une culture vivante qui se crée et recrée sur une base incessante. Dans cette foulée, la créolisation ne peut être seulement un processus, elle est aussi un enjeu dont la portée est à la fois de nature musicale, sociale, politique et esthétique. Puis, comme l’ont illustré les pratiques en milieu touristique, la créolisation n’est pas non plus que collective, elle est aussi singulière. C’est pourquoi j’ai ajouté ici la notion de « signature performancielle » à celle de créolisation musicale, la signature émanant d’une volonté expresse, singulière de se distinguer au sein d’un ensemble. Les façons d’interpréter un bèlè par exemple, sont indicatives du genre bèlè « du sud », ou du bèlè « du nord », même si les deux partagent un même instrumentarium, une même rythmie ou pulsation de base. La performance devient dans ce sens un marqueur d’identité régionale et individuelle. Alors que la créolisation renvoie à un processus, à une rencontre où se profilent, certes, des réappropriations, mais où on ne cherche pas nécessairement à se démarquer les uns des autres. L’enjeu de la signature performancielle apporte justement ce niveau intéressant d’un positionnement individuel dans un ensemble d’acteurs.

En mai 2011, se tenait à Sherbrooke, au Québec, le congrès annuel de l’Association canadienne française pour l’avancement de la science (ACFAS). Une des tables rondes portait sur la gastronomie « québécoise ». Cherchant à savoir s’il y avait vraiment une gastronomie qui caractérise le Québec et si on pouvait parler d’un réel patrimoine à ce sujet, la chercheuse de l’Université Concordia, Geneviève Sicotte, considérait que le patrimoine (qu’il soit gastronomique ou autre) ne renvoie pas qu’à une histoire du passé. « Le mouvement actuel de redécouverte et de valorisation du terroir, disait-elle, la réinterprétation de certains “classiques”, participent aussi à son évolution et à sa construction » (Le Devoir, 14 mai 2011, entretien avec Ève Dumas). Cette conclusion de la chercheuse pourrait très bien s’appliquer ici à la démarche créatrice de certains artistes martiniquais autour du patrimoine musical.

Les associations culturelles qui dispensent des cours ou des ateliers d’initiation aux musiques locales ont très bien saisi le sens de ces parcours, car l’un des enjeux qui président à leur existence est le maintien et la revitalisation des traditions. Mais le danger est grand d’imposer par leur transmission institutionnalisée, des cadres fixes de référence et de normaliser ainsi des traits musicaux dynamiques et interchangeants du patrimoine vivant. Les associations dont le but louable est de dynamiser la tradition risquent ainsi de la figer selon des normes expressives établies par elles. Mais comment éviter le piège ? La question est posée et demeure à ce jour sans réponse.

Sur le plan ethnomusicologique, les phénomènes décrits dans cet article montrent enfin que la performance, la pragmatique du genre, doit être partie intégrante de la définition stylistique. Comprendre une performance musicale suppose des regards à plusieurs niveaux qui vont de l’analyse du matériau musical à la syntaxe corporelle (gestuelle, chorégraphie), à la communication intra et extramusicale, aux discours sur la pratique, aux valeurs esthétiques, sociales, politiques qui animent les performances dans leurs contextes de réalisation et qui leur donnent sens.

1 Les deux musiques sont intimement liées. Le konpa est une invention du saxophoniste et chef d’orchestre haïtien Nemours Jean-Baptiste, qui a recyclé

Baggioni, Daniel, 1985, « Le corps et sa langue », in Daniel Baggioni & Martine Mathieu (éds), Culture(s) empiriques(s) et identité(s) culturelle(s) à La Réunion, Saint-Denis, Université de La Réunion, p. 19-38.

Baggioni, Daniel, 1997, Langues et nations en Europe, Paris, Payot.

Desroches, Monique, 1981, « Les pratiques musicales, image de l’histoire, reflet d’un contexte » , in Jean-Luc Bonniol (éd.), Historial Antillais, Pointe-à-Pitre, Dajani, p. 491-500.

Desroches, Monique, 1990, « La musique aux Antilles », La Grande Encyclopédie de la Caraïbe, Fort-de-France p. 178-193.

Desroches, Monique, 2011, « Musique touristique et patrimoine à la Martinique », in Monique Desroches, Marie-Hélène Pichette, Claude Dauphin & Gordon E. Smith (éds.), Territoires musicaux mis en scène, Montréal, Presses de l’Université de Montréal.

Dumas, Ève, 2011, Journal Le Devoir, entretien avec Geneviève Sicotte, Montréal, 14 mai.

1 Les deux musiques sont intimement liées. Le konpa est une invention du saxophoniste et chef d’orchestre haïtien Nemours Jean-Baptiste, qui a recyclé des rythmes haïtiens antérieurs au konpa (ceux de la merengue, par exemple), en y apportant des innovations. On doit à Webert Sicot, musicien qui s’est produit plusieurs fois à la Martinique, la popularité de la kadans ranpa dans l’île.

Tableau 1 : Vision bipolaire de la tradition musicale

Tableau 1 : Vision bipolaire de la tradition musicale

Tableau 2 : Synthèse des principaux courants musicaux et des appartenances identitaires

Tableau 2 : Synthèse des principaux courants musicaux et des appartenances identitaires

Troupe Tchè Kréyol, de Rivière-Pilote, (Desroches, 2008)

Troupe Pom K’Nel, de Basse-Pointe, en répétition (Desroches, 2008)

(Desroches, 2011)

Monique Desroches

Laboratoire d'ethnomusicologie et d'organologie, Université de Montréalmonique.c.desroches@umontreal.ca

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