Réflexions sur la créolisation et sa production à La Réunion

Christian Ghasarian

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Christian Ghasarian, « Réflexions sur la créolisation et sa production à La Réunion », Archipélies [En ligne], 3-4 | 2012, mis en ligne le , consulté le 29 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/1591

Du « métissage » à la « créolité », en passant par le « groupe ethnique », l’« identité », etc., un certain nombre de concepts explicatifs sont régulièrement mobilisés dans les écrits sur la société réunionnaise. Mais derrière ceux-ci se profilent, explicitement ou implicitement, des modèles de compréhension de la société par les auteurs. Les récits expriment ce que l’on considère avoir compris sur la société, mais aussi souvent, de façon non avouée, comment on voudrait la voir. Il importe de resituer les descriptions et analyses dans leur contexte de production. La responsabilité des anthropologues vis-à-vis de leurs textes est grande. Si l’exercice de décodage de ces aspects hautement subjectifs doit être entrepris avec humilité, il n’en demeure pas moins nécessaire pour évaluer la pertinence ou les limites des explications proposées. Quelques pistes d’analyse critique seront ici exposées pour aiguiser ce nécessaire regard critique, notamment sur les enjeux de la créolisation et de la créolité.

From ‘Interbreeding’ to ‘creolity’, ‘ethnic group’, ‘identity’ and others, several explanatory concepts are regularly mobilized in the writings about Réunion society. But behind these concepts, the models of understanding society, set by these writers are explicitly or implicitly outlined. Writings express what we are supposed to have understood about society, but very often, how, in an implicit way, we would like to see society. It is important to replace descriptions and analyses in their context of production. The intellectual responsibility of anthropologists with respect to their texts is huge. If the work of decoding these highly subjective aspects must be done with humility, it is yet necessary to evaluate the suggested explanations relevancy and limits. Some outlines of critical analysis will be exposed here to sharpen this necessary critical glance, particularly at the issues of creolization and creolity stakes.

Introduction

Petit « laboratoire de la diversité », la société réunionnaise est évoquée de multiples façons dans les écrits qui s’y rapportent. Un certain nombre de thèmes redondants, parfois contradictoires d’ailleurs, sont toutefois facilement repérables (interculturalité, dépendance économique, consommation ostentatoire, malaise identitaire et social, modèle mondial de cohabitation, créolisation, créolité, réunionité, groupe ethnique, communauté, etc.). Une lecture réflexive des travaux en sciences humaines et sociales à La Réunion révèle l’inscription de nombreux auteurs dans des catégorisations prévisibles, dont l’opposition classique « tradition »/« modernité », la notion de « culture » elle-même, et dans le cas réunionnais et antillais, le couple : « créolisation »/« créolité ». Les analyses portées sur la société réunionnaise indiquent que, dans cette société comme ailleurs, des enjeux épistémologiques et idéologiques sont intrinsèques aux recherches et suscitent des stratégies de communication propres, et ceci pas uniquement pour les discours médiatiques et politiques.

Ma contribution aux débats sur le créole, la créolisation et la créolité, n’est pas ici d’expliciter ou de rajouter des définitions, mais de prendre ces catégories comme des objets de recherche plutôt que comme des outils de recherche. Pour éviter tout positivisme, il est en effet heuristiquement utile de s’interroger sur les enjeux et usages de ces notions à différents niveaux institutionnels et personnels, et notamment politiques et touristiques. Je suis pour ma part assez d’accord avec l’idée que les « interférences » de tous ordres constituent un processus sociétal constant, même si le remplacement d’« interférence » par « créolisation » (un concept positif) n’est symboliquement pas anodin. Je ne reprends pas ici les réflexions développées par Édouard Glissant selon qui « la créolisation suppose que les éléments culturels mis en présence doivent obligatoirement être “équivalents en valeur” pour que cette créolisation s’effectue réellement » (1996 : 17), ni les réflexions de Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant sur la créolité comme « attitude intérieure » ou « vigilance » (Bernabé & al., 1989 : 13), etc. Mon point de vue n’est pas de valider ou non une vraie créolisation qui serait exempte de rapports de force ou de domination, ni d’évaluer l’état de créolité, mais de simplement proposer ici un bref décentrement du regard et un petit retour sur les concepts de « créole », « société créole », « créolisation », « créolité » comme participant de productions discursives à La Réunion. Le développement d’un champ large met en jeu la responsabilité des anthropologues qui ne peuvent se permettre de tomber dans l’essentialisme et qui doivent employer les mots pour rendre compte de la réalité avec prudence, ce qui suppose de dire où ils/elles se situent dans leurs analyses.

Contexte politique et affirmation identitaire

Le passé colonial, le pluralisme culturel de la société réunionnaise, sa dépendance économique et sociale envers l’Hexagone et ses institutions, et tous les aspects liés à la situation présente postcoloniale (ou néocoloniale, selon les interprétations), ont favorisé une production littéraire et anthropologique aussi grande qu’hétéroclite sur la question identitaire dans l’île (réunionité, créolité…). Il est intéressant de noter que les discours identitaires dans la société réunionnaise multiculturelle sont marqués par des interférences entre les catégories employées localement et celles déployées par les chercheurs en sciences sociales. Certaines classifications internes (locales) héritées du passé colonial de l’île et opérant sur la base des phénotypes et des pratiques religieuses (malbar, cafre, petit blanc, etc.) ont été reprises par les chercheurs en sciences sociales et ont souvent contribué à l’analyse de la société en termes de « sous-cultures » distinctes, relativement exclusives les unes des autres. Dans le même temps, des travaux universitaires, notamment ceux des linguistes dans les années 1970, ont également été réappropriés par le sens commun pour faire référence à l’« identité créole » et la « créolité » à La Réunion.

La distinction entre des représentations et des pratiques « de » l’« identité », d’une part, et des discours « sur » (plus souvent que « de ») l’« identité », d’autre part, est tout particulièrement appropriée pour analyser la question du créole comme langue de communication à La Réunion, et ce qui est désormais localement défini comme « l’identité créole ». Une dynamique intéressante a en effet commencé à voir le jour il y a environ deux ou trois décennies dans la société locale : la pratique du créole a fait l’objet d’une formulation en termes d’« identité » par les linguistes de l’Université de La Réunion1. Attentifs à la tension entre la langue créole, maternelle, et la langue française, imposée à l’école, des linguistes ont parlé de diglossie, voire même de « dysglossie » (avec un créole minimisé et dévalorisé), source d’aliénation identitaire.

Partant du principe que « le fait d’être et de vivre réunionnais » est constitutif d’une « identité culturelle », le linguiste Pierre Cellier considère par exemple que « la revendication d’une identité culturelle réunionnaise et d’une langue réunionnaise est un fait politique » (1985 : 79). Il affirme également qu’« à La Réunion, l’identité est […] mise en péril par la situation de minoration dans laquelle se trouve le créole. […] Cette déstabilisation voulue et commencée dès les premiers temps de l’histoire de La Réunion […] continue aujourd’hui… » (op. cit. : 83). Dans une logique politique, l’auteur poursuit son raisonnement avec la question : « Quelle est la place de la parole et de la langue dans cette recherche d’identité ? »… et sa réponse : « Elle devrait être la première dans la mesure où le discours implique la structuration du sujet » (op. cit. : 84). Le discrédit ou l’apologie du créole est ici envisagé comme un acte politique, avec une attitude de la droite locale (le dévalorisant) distincte de celle de la gauche (le valorisant). Dans ces mêmes années 1980, Jacques Nemo, anthropologue qui a étudié le milieu musulman à La Réunion, ira jusqu’à affirmer que « les tenants de la droite (traditionnelle) […] empêcheront par tous les moyens de coercition possible, plus ou moins brutaux ou subtils, l’émergence d’une conscience créole dans les classes sociales dominées » (1984 : 8). À la notion de « conscience créole » s’ajoute celle de « fait créole » (au sens de fait politique) évoqué par Robert Chaudenson, initiateur des premiers travaux en linguistique à l’Université de La Réunion dans les années 1970, qui a évoqué « l’existence et la légitimité des langues créoles » (1984 : 12).

Cette démarche d’intellectuels visant à légitimer le créole (deux dictionnaires français/créole furent d’ailleurs publiés la même année — Baggioni, 1987 ; Armand, 1987) a abouti positivement avec la publication d’un arrêté dans le Journal Officiel en 2001 déclarant les créoles comme étant désormais des langues régionales de France. Du constat d’une diglossie perçue comme problématique (avec une langue maternelle — le créole — dépréciée et minorée) à la reconnaissance politique d’un bilinguisme, un certain chemin a été parcouru… Le bilinguisme suppose en effet la coexistence des langues créole et française, avec des aménagements institutionnels nécessaires (dans les écoles, dans la littérature, dans l’enseignement, etc.). Le rôle de quelques universitaires (linguistes) métropolitains (Robert Chaudenson, Michel Carayol, Pierre Cellier, Martine Mathieu, etc.) et d’intellectuels réunionnais, universitaires ou non (Axel Gauvin, Daniel Honoré, Jean-François Samlong, Jean-Claude Carpanin Marimoutou, Alain Armand, etc.), s’autoqualifiant parfois d’« anciens combattants culturels », avec en jeu la valorisation du créole pour donner explicitement à ses locuteurs une dignité, a été très important.

La convention graphique pour l’écriture du créole a donc fait très vite l’objet de positions plus ou moins radicales, allant d’une graphie étymologisante, proche du français (avec des apostrophes), à une graphie phonétisante, qui s’en éloigne le plus. Il est significatif que les deux dictionnaires créole réunionnais/français, publiés la même année par deux intellectuels, l’un métropolitain, enseignant la linguistique à l’Université de La Réunion (Baggioni, 1987), l’autre réunionnais, étudiant dans la même université et militant politique (Armand, 1987), ont pris le parti de l’engagement identitaire en présentant une graphie créole phonétisante (que les créolophones ont eux-mêmes du mal à lire, mais que le symbolisme distinctif exige). Cette démarche consistant à bien marquer la spécificité de la langue créole participe à la fois d’un engagement politique et d’un désir d’exotisation de cette langue. Le choix de cette graphie phonétisante n’est donc pas anodin, tout comme celui de la graphie étymologisante.

Pour certains auteurs, la valorisation de la graphie créole phonétisante relève du véritable plaidoyer. Ainsi, les propos du linguiste métropolitain à l’Université de La Réunion déjà cité plus haut : « L’identité visuelle du créole devient réellement le langage de l’identité » (Cellier, 1989 : 144). Ces travaux universitaires relativement récents sur le créole comme langue et la généralisation du terme « créole » dans l’île, ont été accompagnés de théorisations sur l’« identité créole » (au singulier), synonyme de l’« identité réunionnaise », mais distincte de l’« identité française », et ceci malgré que la notion d’« identité » soit de plus en plus problématisée par les anthropologues parce que trop essentialisante (Ghasarian, 2008a). Ce glissement est fondé sur le présupposé naïf que langue et « identité » sont étroitement liées. Peu à peu, l’idée qu’il existe une façon d’être Créole (la créolité ou réunionité dans le discours intellectuel local) s’est institutionnalisée au point de faire partie du sens commun à La Réunion.

Sens de l’Histoire et essentialisation identitaire

Indéniablement, la légitimation linguistique du créole constitue un moment social et culturel nécessaire et inévitable. Elle va dans le sens de l’Histoire, qui consiste à re-connaître et re-valoriser les spécificités culturelles, même si le processus n’a pas été sans difficulté, car les auteurs se sont parfois vus (dis) qualifiés d’« ambassadeurs de l’anti-France ». Au même titre que les écrivains réunionnais (comme Axel Gauvin, Daniel Honoré et Jean-François Samlong) dont ils ont analysé les œuvres en créole, des chercheurs ont donc été, à leur façon, des acteurs du changement culturel à travers leur glose sur « l’identité créole » et/ou « l’identité réunionnaise » ; une pensée analogique négligeant les nuances analytiques. Plus tard, dans la même logique essentialisante, d’autres auteurs vont évoquer l’« identité réunionnaise métisse et collective » (Nicole, 1996 : 19), le « Réunionnais » (Labache, 2005), « l’homme réunionnais » (Live, 1999 : 190 et 192) ou l’« être réunionnais » (Chérubini, 1996 : 277).

Un fait sociologique remarquable et qui mérite attention, est que le discours légitimateur de chercheurs a progressivement pénétré la culture locale au point de s’inscrire aujourd’hui dans le sens commun d’une bonne partie de la population, à commencer par les Métis, qui y ont vu un créneau pour un « rattrapage » symbolique. Du Sang-mêlé au Créole, le capital symbolique est en effet considérablement accru. Désormais, la « créolité », l’« être créole », font partie du champ (et du chant !) identitaire local et participent de fait d’une réalité énoncée comme vécue par beaucoup.

De façon significative, Gilbert Aubry (1978), évêque culturellement engagé à La Réunion, et Jean-François Samlong (1996), écrivain réunionnais, parlent aussi de « créolie » à propos du « mouvement créoliste » à La Réunion : « À La Réunion, on vit de Créolie comme d’autres vivent ailleurs de Négritude ou d’Occitanie » (Samlong, 1996 : 292). Des artistes, comme le populaire chanteur de maloya Danyèl Waro ou l’écrivain Daniel Honoré (2001), vont encore plus loin en évoquant avec fierté une « batarsité » à reconnaître et valoriser. Cette notion, qui reprend le terme péjoratif de « bâtard », aussi diffus que péjoratif à La Réunion, veut souligner une position subalterne, imposée par l’histoire et des conditions de vie inégalitaires, mais assumée. Elle se démarque de celle de « métissage », aux connotations plus esthétiques (hybridité) et renvoie à un mélange culturel plus ou moins voulu, mais désormais valorisé (Danyèl Waro se revendique à ce titre comme « fier batar »). Involontaire et subie, la « batarsité » est envisagée avec la fierté d’être ce que l’on est : Métis, mais avec le désir de vivre et de communiquer ensemble à travers le créole. C’est aussi en ce sens (mais de façon moins criante) qu’est évoquée la « réunionnité » et « l’unité réunionnaise »2.

Témoignage de la fluidité des cultures, de la polysémie possible des mots et significations, la construction symbolique de ces notions unifiantes, fondées sur le créole comme patrimoine linguistique commun, a clairement eu un impact sur l’imaginaire local avec l’émergence de la notion de « créolité ». Pourtant, les représentations et pratiques ne concordent pas toujours. Il faut rappeler (quitte à entrer en dissonance avec le chœur de la créolie…) que les catégories usuelles peuvent aussi faire l’objet d’un glissement sémantique qui opère une transformation radicale dans leur(s) signification(s) primordiale(s) (mais par définition, le primordial n’est pas figé). Pour les Réunionnais à l’origine ethnique évidente et aux pratiques culturelles ancestrales relativement maintenues — bien qu’adaptées —, « parler créole » ne signifie par exemple aucunement « être Créole ». Ces Réunionnais à l’ascendance ethnique (strictement ou relativement) endogame, non ou très peu métissés comme les originaires de l’Inde, ont en effet ordinairement utilisé le terme « créole » pour désigner la langue, bien sûr, mais aussi, en termes identitaires, les Réunionnais blancs de peau… uniquement. Pour eux, en la matière, représentations, discours et pratiques concordent car en aucun cas ils ne se désignent (et ceci encore aujourd’hui) comme « Créoles ». Une notion fondamentale — créole — s’est ainsi vue redéfinir et légitimée par le discours intellectuel, par delà les usages locaux.

Objet d’une revalorisation symbolique, le métissage fut associé à la notion de créolité. À l’origine de cette reformulation, nous l’avons vu, se trouvent des universitaires métropolitains installés dans l’île et des intellectuels réunionnais qui se sont penchés sur la langue orale locale, le créole, et, ce faisant, lui ont donné une légitimité qui aboutit à la constitution d’un créole écrit (Carayol, 1976 ; Gauvin, 1977 ; Chaudenson, 1985 ; Lauret, 1985 ; Cellier, 1987). Nous avons ici l’exemple d’une élaboration (dans un haut lieu du pouvoir symbolique : l’université) d’un concept réapproprié ensuite par une partie de la population, en l’occurrence, la plus métissée, qui y trouve le moyen d’une redéfinition de soi valorisante. Or, l’anthropologie des pratiques quotidiennes et des usages linguistiques montre que l’association entre langue et culture est à nuancer, surtout en contexte multiculturel. Ma recherche sur les originaires de l’Inde à La Réunion (1991) m’a par exemple permis de mettre au jour des modes de pensées sud-indiens persistant à travers une langue de communication non indienne, en l’occurrence, le créole (mais aussi, le cas échéant, le français), sous forme de maximes, dictons… La pratique du créole ne débouche donc pas nécessairement sur une représentation ni une pratique généralisée de la « créolité », mais tout le monde doit désormais composer avec les significations en vogue de ce moment historique. L’avenir dira si les représentations, discours et pratiques à propos du créole et de la créolité seront un jour unifiés…

Il est important de se rappeler que les catégories qui relèvent du sens commun à La Réunion aujourd’hui ont émergé dans un contexte sociohistorique précis : une relation structurale hiérarchisée de l’île vis-à-vis de la France qui occupe une position symbolique et institutionnelle centrale. Ceci explique pourquoi la question du créole (comme langue de communication) est beaucoup moins exacerbée à l’île Maurice. Seule une analyse réflexive des productions identitaires peut mettre en perspective les discours publics sur l’« identité » et les pratiques quotidiennes des insulaires, pratiques le plus souvent marquées par des ajustements contextuels qui peuvent être définis en termes de « champ des possibles » et de « ressources » individuelles. L’apport d’une anthropologie critique sur les questions identitaires est notamment de rappeler la primauté de la compréhension des vécus quotidiens de personnes différentes, plutôt que de gloser théoriquement sur ce qu’est ou n’est pas leur « identité » ou « créolité ».

Conclusion

Les complexes dynamiques identitaires qui ont lieu aujourd’hui dans l’île — avec des identifications et affirmations aussi diverses que multiples, tant au niveau collectif qu’individuel — s’expliquent à la lumière de leurs enjeux politiques, psychologiques et économiques. Face à ce moment culturel majeur, les analyses ont tendance à osciller entre, d’une part, la stigmatisation (le plus souvent par les non-natifs) des évolutions observées, car elles s’opèrent dans un contexte social (un « espace de manœuvre ») problématique où les stratégies individuelles, de partis et de groupements d’intérêts se conjuguent facilement avec les idées exprimées et le rappel du douloureux passé ; et d’autre part, une idéalisation (le plus souvent par les natifs) d’une image de la multiculturalité passablement décalée des réalités vécues. Il y a donc un réel danger de réification de la créolité (une idéologie) qui peut entrer en contradiction avec la créolisation (un processus constant). De façon significative, des travaux récents pointent le caractère artificiel de la dichotomie langues créoles/langues non créoles, avec l’argument selon lequel toutes les langues sont métissées ou créoles, c’est-à-dire issues de contacts. L’exceptionnalisme créole est dans cette logique une idéologie (Ansaldo & al, 2007).

Il reste que rien ne vaut la description des faits (tels qu’ils sont) pour faire avancer l’Histoire. Les discours contemporains sur le « pluralisme harmonieux » de la société réunionnaise répondent aussi à des aspirations politiques compréhensibles — et à mon sens, nécessaires — (et ceci au-delà du « créneau identitaire » qu’ils peuvent constituer pour des promotions personnelles, notamment au niveau professionnel et économique, sous forme de postes de « spécialistes culturels »…). Au-delà des prêts-à-penser qui « font carrière », des positions médianes sont possibles. Ces dernières peuvent allier humanisme et analyses critiques, c’est-à-dire compréhension emphatique des mécanismes en jeu et lucidité sur les tenants et aboutissants des actions entreprises, parmi lesquelles la production narrative sur La Réunion.

À travers la réflexion sur les questions de créolisation, de créolité et d’identité à La Réunion, nous voyons pleinement la complexité du sujet dans lequel les chercheurs peuvent participer à l’institutionnalisation de significations qui sont idéologiquement marquées. D’une façon générale, il revient à ces derniers de bien positionner leur perspective (leur angle d’approche des faits sociaux et le filtre analytique conscient et inconscient qui peut être le leur) et celles des acteurs sociaux étudiés (avec leurs enjeux manifestes ou latents). La question reste de savoir quelle dose (j’emploie le terme « dose » à dessein) de réflexivité et de théorisation cela nécessite…

1 Deux variations de l’« identité linguistique » ont par ailleurs été proposées. Le créole des hauts de l’île, proche du français (dit acrolectal) et

2 Voir le nom donné à une institution aux forts enjeux symboliques et politiques dans l’île : la Maison des Civilisations et de l’Unité Réunionnaise (

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1 Deux variations de l’« identité linguistique » ont par ailleurs été proposées. Le créole des hauts de l’île, proche du français (dit acrolectal) et celui des bas, plus éloigné du français et souvent désigné comme un « créole cafre » (dit basilectal). Pour dépasser le dilemme associé au fait de choisir une variation de créole plus qu’une autre comme étant « le » créole officiel, le collectif d’écrivains réunionnais travaillant depuis plusieurs décennies sur la graphie créole a récemment proposé d’adopter une graphie dite « supralectale », c’est-à-dire permettant de rendre compte des divers usages du créole dans l’île (Gauvin, 2001).

2 Voir le nom donné à une institution aux forts enjeux symboliques et politiques dans l’île : la Maison des Civilisations et de l’Unité Réunionnaise (MCUR), initiée par le Conseil Régional de La Réunion avec le projet explicite de « cultiver l’unité réunionnaise dans le respect de sa diversité interne ». Les notions de « civilisation » (en référence à l’Inde et à la Chine notamment) et d’« unité » englobent des dynamiques culturelles et sociales diverses — et parfois contradictoires — dans l’île. Après avoir été élaboré pendant dix ans, ce projet a été abandonné en 2010, suite à un changement du rapport de force politique au Conseil Régional de La Réunion.

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