La femme, le sacré et la modernité dans La saison de l’ombre et Crépuscule du tourment de Léonora Miano

Anaïs Metoukson

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Anaïs Metoukson, « La femme, le sacré et la modernité dans La saison de l’ombre et Crépuscule du tourment de Léonora Miano », Archipélies [En ligne], 15 | 2023, mis en ligne le , consulté le 28 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/1489

Cet article examine la relation privilégiée des femmes à la mémoire du sacré – en la croyance en Nyambé – dans les romans La saison de l’ombre et Crépuscule du tourment, de Léonora Miano. La divinité fait l’objet d’un reniement dans les communautés dépeintes, ce qui fragilise le tissu social et le statut des femmes, en particulier. Certaines d’entre elles parviennent néanmoins à comprendre et transmettre la spiritualité, au point qu’elle se révèle encore profitable à leur société. Il en ressort que la figure de Nyambé est propice à un discours en prise sur les enjeux de l’ère contemporaine. Il aspire à déterritorialiser l’identité culturelle et à libérer la diversité des expressions de genre.

This article examines women’s privileged relationship with the sacred – the belief in Nyambé – in Léonora Miano’s novels La saison de l’ombre and Crépuscule du tourment. In these narratives, the people have rejected their sacred memory and this denial had two main consequences: an unbalance in social relationships and the devaluation of women’s status. Nevertheless, some women are able to understand and to teach the sacred belief, which becomes useful for the depicted societies. Indeed, behind the god Nyambé lie the novels’ aspirations and concerns with the modern era: to free humans’ identities from any rigid definition, be it in terms of cultural identity or gender performance.

Introduction

Trois années séparent la parution des romans La saison de l’ombre et Crépuscule du tourment1, écrit par l’autrice franco-camerounaise Léonora Miano. Le premier se centre sur l’enlèvement de douze hommes mulongo, entraînés vers la Traite transatlantique, ainsi que sur l’enquête d’une mère (Eyabe), pour découvrir ce qu’il est advenu d’eux. Dans le second roman, Madame, Amandla, Ixora et Tiki, quatre femmes d’âge et d’origine divers, livrent leur récit de vie, tout en exposant les travers de leur société, de la colonisation à aujourd’hui. Des différentes intrigues émergent une préoccupation : interroger l’évolution des sociétés subsahariennes, au vu de leurs traumas historiques, mais au prisme des vécus féminins.

Les deux romans font montre d’un rapport privilégié entre les personnages féminins et la mémoire du peuple. Comme l’exemplifie Eyabe, les femmes luttent contre l’oubli des victimes de l’Histoire, et contre la disparition des us et coutumes de leur communauté. Amandla, elle, enseigne aux enfants « la nécessité de connaître [la] tradition intellectuelle et spirituelle » (109) africaine. Enfin, Madame espère un jour « la levée de l’ombre » (18), c’est-à-dire voir advenir une réappropriation collective de sa culture locale. Pour autant, les femmes témoignent aussi d’une rupture profonde entre les subsaharien.ne.s et le sacré, que représente leur dieu Nyambé. En effet, la dénaturation voire l’oubli franc de la spiritualité a davantage affecté leur liberté et leur statut social. Néanmoins, certaines femmes restent détentrices et fidèles aux principes de la croyance. La passation de leur savoir à quelques élues favorise l’épanouissement personnel de ces dernières, en plus de soutenir leur responsabilité particulière envers la communauté.

Dans La saison de l’ombre, un reniement du sacré s’observe dans le village précolonial mulongo. Il advient par l’oubli volontaire d’un mythe fondateur, ce qui affecte déjà le rapport des sexes. Crépuscule du tourment atteste d’un autre reniement, cette fois lié à la colonisation et la christianisation. Celui-ci scelle la mort spirituelle et la destitution symbolique et sociale du sexe féminin. Notre étude épouse la continuité historique manifeste entre ces deux œuvres. Elle alterne ainsi entre les deux romans, selon qu’ils abordent différemment des phénomènes similaires. L’analyse se focalise d’abord sur l’abandon de la spiritualité, principalement motivé par la quête d’autorité masculine. Elle se propose ensuite de distinguer les stratégies mises au point par les émules du sacré pour pérenniser la croyance. Le rapport des anciennes et des jeunes femmes est ici essentiel. Les premières puisent dans un réservoir de valeurs culturelles interpersonnelles, comme la médiation et la compassion, pour retisser un puissant lien entre les jeunes femmes et Nyambé. Finalement, nous démontrons que la passation de l’ancienne spiritualité sous-tend des idéaux d’empathie, de tolérance et d’égalité en prise sur le monde moderne. Ils défont toutes formes de dogmatisme identitaire, en ce qui à trait à l’identité culturelle et la performance de genre.

Le potentiel (re)créateur de la spiritualité, par rapport à des enjeux sociétaux tangibles, est au cœur de notre réflexion. La passation du savoir, de femmes à femmes, l’est également. En ce sens, nous tirons parti de quelques acquis des pensées womanistes2 africaine et africaine-américaine3. Laily Phillips définit le womanisme comme suit :

Le womanisme est une perspective de changement social ancré dans les expériences des femmes Noires et d’autres femmes de couleur, ainsi que dans leurs modes de résolution des problèmes de tous les jours. Ces modes de résolution sont étendus au combat pour mettre fin à toutes formes d’oppression des peuples, restaurer l’équilibre entre les peuples et l’environnement/la nature et réconcilier la vie humaine avec la dimension spirituelle4. (Phillips 2004 : xx)

Garantir la survie et le bien-être de tous mobilise des qualités particulières chez la personne dite womaniste. Alice Walker la définit comme « audacieuse », « insolente », « [engagée] pour la survie de tous, hommes et femmes », « sérieuse » et aimante envers d’autres femmes (Walker 1983 : 1). Mais Chikwenye Okonjo Ogunyemi, critique nigériane, la rejoint lorsqu’elle décrit la womaniste du continent africain comme possédant « de la flexibilité, de la maturité, une disposition maternelle, un but constant et la volonté d’être inclusive […]. » (Ogunyemi 1996 : 119) Les womanistes de Walker et d’Okonjo Ogunyemi se recoupent aussi dans leur éthique et leur praxis – praxis ancrée dans la culture vernaculaire africaine – puisqu’elles privilégient le récit et la passation des expériences de vie, le soin, l’amour, la « conciliation, la collaboration, le consensus et la complémentarité entre femmes et hommes » (Ogunyemi 1996 : 126), qui ne sont pas le refus d’une franche palabre lorsqu’il y a injustices. Finalement, ces penseuses considèrent que l’équilibre d’une communauté dépend aussi de sa relation à « l’Esprit » (Walker), d’autant « que la spiritualité reste un facteur qui influence et façonne le bien-être de nombreuses femmes africaines. » (Kaunda 2021 : 1) Les théologiennes womanistes (qui peuvent être animistes, chrétiennes, musulmanes) précisent que même la religion doit être soumise à l’examen « selon une perspective de genre » (Phiri 17 : 2004). « D’une part », dit la théologienne, « les pratiques culturelles qui promeuvent une vie épanouie pour les hommes et les femmes devraient être encouragées, cependant, les pratiques culturelles qui heurtent un groupe doivent être supprimées ou modifiées. » (Phiri 17 : 2004) En d’autres termes, le sacré ne peut se donner pour un instrument de contrôle et d’inégalité entre êtres. Plus encore, il peut être envisagé en dépassant un raisonnement de type binaire, où passé, présent et futur s’opposent; où humanité et transcendance sont disjointes. Sensibles à la spécificité cultuelle et à l’harmonie du collectif, par l’usage déterminant d’une (bonne) transmission, les deux romans font écho aux méthodes womanistes de transformation sociale. Par ces prémisses, l’on pénètre dans La saison de l’ombre, où « [l’absence de] reconnaissance publique de la place de la femme dans le mythe et l’histoire » (Ogunyemi 1996 : 124) est source de déséquilibre social.

1. Le rejet du sacré

Le clan mulongo a pour devise « je suis parce que nous sommes », « depuis les temps où la reine Emene […] conduisit les siens pour fonder un peuple nouveau. » (110) Holiste et communautaire, l’adage se livre à double sens. Le groupe est uni car l’individu est épanoui et l’individu est épanoui car le groupe est uni. Cela étant, dans cet espace subsaharien, la relation entre l’identité individuelle, le « je suis », et l’identité collective, le « nous sommes », ne relève pas seulement du rapport entre les vivants. Les mulongos ont à cœur de se souvenir et de se situer en regard de leur ancestralité. Leurs usages le démontrent : l’on nomme « son premier-né en le présentant aux ancêtres » (129); l’on accomplit les rites funèbres pour que l’âme d’une personne n’erre pas hors de sa terre; pour faciliter le retour des trépassés chez les vivants, l’on « chante leur nom, raconte leur histoire, [se souvient] de leurs goûts, des sonorités de leur rire » (208). Les mulongos se définissent, en d’autres termes, « dans une triple dimension horizontale de co-vivant, verticale de profondeur diachronique et générationnelle, et oblique d’insertion dans l’historicité. » (Le Prince Dika-Akwa nya Bonambela 1985 : 2003). C’est dire que les identités individuelle et collective se construisent en tenant compte des pairs vivants, des ascendants familiaux et des figures de l’Histoire et du sacré. Elle doivent maintenir « une conscience radicale d’un sens de la vie plus large, au-delà des principes physiques, qui touche au domaine de l’esprit. » (Kaunda 2021 : 1) Pourtant, dans la société mulongo, le rapport des sexes dément la vision du monde véhiculée par la maxime. Il convient de revenir sur la création du clan pour expliciter ce paradoxe.

Le clan a été fondé par une princesse déchue nommée Emene. Emene est la première née de sa mère et, à ce titre, elle doit hériter du bâton d’autorité. Toutefois, à la mort du roi, son cadet lui dispute le pouvoir et menace de déclencher une guerre. Emene est une valeureuse guerrière mais, visitée par l’esprit de son père, elle préfère quitter le pays avec ses partisans, « plutôt que de faire couler le sang ». (43) La marche d’Emene et ses sujets est très longue, de pongo à mikondo, où le clan vit maintenant. Mais, ni pongo, ni mikondo, n’ont de représentation géographique concrète pour les mulongos. De plus, la distance entre les deux lieux est telle qu’ils semblent être les pôles opposés du monde. Pongo serait le pôle d’en haut, l’univers dont on ne peut tracer les contours, et mikondo le pôle d’en bas, l’espace terrestre. Alors, la reine et ses partisans marchent « jusqu’à ce que la plante de leurs pieds épouse la terre. Jusqu’à ce qu’il soit devenu impossible de faire un pas de plus. » (43) Ce récit se positionne sur deux durées, à la fois calculable et incalculable, réduisant « […] la frontière entre mythe et légende par le temps historique et anhistorique. » (Cakpo 2018 : 7) D’une part, il suggère l’épuisement réel dû aux grandes migrations, ainsi que les premiers contacts avec le sol d’accueil. D’un autre côté, la permutation d’une dimension vers une autre est tout autant envisageable. La matérialité d’Emene est donc sujette au doute car elle peut être ancêtre divine ou historique. Quoi qu’il en soit, elle s’érige en protagoniste principale du mythe fondateur mulongo, sachant que « […] les mythes relatent non seulement l’origine du Monde, des animaux des plantes et de l’homme, mais aussi tous les évènements primordiaux à la suite desquels l’homme est devenu ce qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire un être mortel, sexué, organisé en société […] » (Eliade 1988 : 23) Sachant également, ajoute Aguessy, que « le mythe [n’est] pas le discours faux ou soutenu par l'intention de tromper autrui, mais le discours fondamental fondant toutes les justifications de l'ordre et du contre-ordre sociaux […]. » (Aguessy 1981 : 139)

Malgré le poids de ce récit, et les présupposés de la devise mulongo, la souveraineté d’Emene a été reniée de plusieurs façons. En premier lieu, les mulongo ont rejeté la raison d’être de son départ, en modifiant l’organisation de la société. À son décès, son fils décide « […] que le tabouret et le bâton d’autorité se transmettraient de mère en fils. Les hommes pourraient prendre plusieurs épouses, si tel était leur souhait. » (44) La régence politique n’est plus un don équitable de la mère au premier né. De fait, aucune fille ne peut plus prétendre à la sphère du pouvoir. De plus, la règle instaure la dépendance d’un sexe envers un autre, pour ses besoins uniques. Autrement dit, « [par] leur sexe, les hommes ne sont plus de simples membres d’une société ; ils sont “La Société”, ses représentants absolus à qui incombe la fonction d’attribution d’identités [et de fonctions] aux autres, femmes et enfants. » (Djombe 2012 : 24) En effet, si les hommes s’attribuent le pouvoir décisionnaire, ils relèguent les femmes dans le domaine exclusif des activités nourricières, qu’ils méconsidèrent. Il n’est donc pas non plus question de complémentarité dans les tâches nécessaires à la vie. Par exemple, le janea (chef) et sa garde se rendent en cité Bwele, afin d’interroger leur reine sur le sort des disparus. Pour être plus rapide, le janea a ordonné que nul ne chasse. Tout au long du chemin, les guerriers mulongos se sentent impuissants. Ils prédisent l’échec de leur quête, car ils arborent « la silhouette gibbeuse de femmes en plein travail champêtre ». (152) Sans l’avouer, ils dévaluent le fait de plier sous le port de sacs de nourriture et le travail de la terre. Par contre, ils estiment l’allure décidée qui sied à la chasse. Le frère rival du janea fait montre du même état d’esprit lorsqu’il se rend chez les Bwele : « [la] plante de ses énormes pieds s’étale, écrase des tiges de muko iyo, insensible à tout ce qui peut recouvrir le sol ou s’y dissimuler. » (70) Il s’instaure en fin de compte un rapport de cause à effet : l’ascendance sociale suppose la domination de l’environnement, traduite ici par l’activité de la chasse et l’insensibilité aux vies les plus minuscules.

La parole des femmes a aussi été circonscrite par les hommes. La femme qui parle doit être ménopausée. Elle est aussi davantage écoutée si elle assure une continuité au clan. Ainsi, les deux femmes qui ont droit de parole sont les anciennes Eleke (la guérisseuse) et Ebeise (l’accoucheuse). Par contre, il est seulement question « [d’un] pouvoir d’influence, [d’un] pouvoir consultatif. » (Braun 1987 : 47) En effet, aucune de ces femmes ne peut prendre de décisions arrêtées sur les affaires du village. Hors du cadre discursif, la parole féminine est de l’ordre de la plainte — « les femmes crient à tout propos » dit le chef (67) — ou de l’insolence. Musima, le fils d’Ebeise, se dit être « beaucoup dérangé » (34) par l’attitude d’Eyabe. Alors que les mères des dix enfants enlevés sont mises à l’écart du peuple, une ombre apparaît au-dessus de leur case. Musima leur demande d’expliquer le phénomène inusité mais, l’une d’elle, Eyabe, ose lui retourner l’interrogation. « Et toi, homme, qu’as-tu à dire de Mwititi [l’ombre] ? Crois-tu qu’il suffise que dix femmes soient reléguées dans un coin du village pour que la communauté y échappe ? » (25). Eyabe n’a aucun des prérequis nécessaires au droit de parole, ici droit de joute verbale, puisqu’elle accuse en fait les hommes de se dissocier des femmes et de se dédouaner du drame collectif.

En dernier lieu, l’autorité féminine est neutralisée par la censure. Le refus de célébrer publiquement la princesse est symbolique de la nouvelle valeur sociale féminine. Kaunda rappelle à cet effet que « le rituel est une ressource de symboles cruciaux, qui […] font office d’autorité et qui touchent aux valeurs essentielles d’une communauté. Les symboles du rituel révèlent non seulement des valeurs cruciales, mais permettent aussi de transformer les attitudes et les comportements humains. » (Kaunda 2021 : 173). Ici, l’absence de rituel est seule évocatrice. Elle relève plutôt que le changement de valeurs est effectif. Le nom d’Emene n’est plus prononcé et « [la] statue fixée sur la cavité renfermant ses restes n’est pas ointe avec amour, avec respect. » (44) Emene a été, au mieux, oubliée ; au pire, elle est devenue l’ancêtre des femmes hors-normes car, « seules des femmes possédées par une force virile, invoquent en secret la souveraine oubliée, lorsqu’il leur faut affronter une difficulté. » (44) La passivité à laquelle renvoie le prédicat de « possédées » dit la conception d’une faiblesse inhérente aux femmes. Celles qui sont puissantes le deviendraient par un retournement mystique néfaste, puisque la virilité serait contraire à leur nature. Ainsi, les Mulongos se socialisent en prenant pour acquis qu’il existe une différence innée et définitive entre les sexes. La génération mulongo actuelle ne considère pas que la reine Emene a agi par bravoure mais bien parce qu’elle était « habitée par un esprit mâle ». (172) Elle était, elle aussi, sous le joug d’une énergie étrangère à sa nature. De fait, elle a plutôt commis un acte hors de son champ d’action légitime.

Les mulongos ne souhaitent pas briser les règles dont ils se sont prémunis, bien qu’elles ne profitent qu’à une fraction du « nous sommes ». Lorsque le village se trouve privé de janea, le sage Mulengu propose de donner temporairement le commandement à la fille du chef, ce qui est en accord avec « l’histoire de [leur] peuple ». (172) Les autres sages l’accusent alors de « vouloir inverser les choses ». (175) Ils pensent d’ailleurs que le cosmos se révolte contre la proposition de Mulengu, car le clan est de nouveau attaqué. Mais Mulengu attribue plutôt l’assaut à une punition divine dirigée contre tout le clan. Selon lui, « [les mulongo ont] trop tardé à remettre les choses en place » (175). Il sous-entend que c’est plutôt l’oubli volontaire qui a fragilisé la communauté. La vie d’Emene est devenue une Histoire honteuse, de l’ordre du sacré maléfique. Ré-instrumentalisé en légende-épouvantail des femmes, le récit des origines est publiquement inénarrable. De facto, il profite aux hommes mulongos, mais non aux femmes, sous-tendant désormais un ordre social inégalitaire, mais difficile à remettre en cause.

Dans Crépuscule du tourment, le reniement du passé n’est pas mis en scène par le dévoiement d’un acte fondateur, mais par les méfaits du (néo)colonialisme, qui hantent le monologue de Madame. Ce personnage est la plus âgée des femmes du récit, la mère de Tiki et la belle-mère d’Ixora. Cette dernière compare fréquemment Madame à la Grande Royale. La référence à cette figure emblématique des Lettres africaines5 est tout à la fois moqueuse et tragique. Du haut de sa classe sociale et de sa prestance, Madame est une femme brisée par l’abandon de certains usages propres à sa contrée, au profit de la religion occidentale. Selon elle, dès le début de la colonisation, « on s’empressa de jeter au feu masques et objets rituels. On mit de l’ardeur à faire la preuve de son renoncement à l’idolâtrie, cette compromission spirituelle, cette barbarie. C’est de cette façon que nous embrassâmes la duplicité, le langage codé, les stratégies de contournement, le travestissement. » (16) Dans la bouche d’une sans-généalogie, titre par lequel Madame dénigre les origines antillaises d’Ixora, les figures de Grande royale et de Madame fusionnent. Ensemble, elles signalent une transition culturelle à perte de l’Afrique. En conséquence, le continent-mère serait lui-même privé de « généalogie », tout comme les îles tant méprisées par Madame. Se disant « nyctalope » (17), Madame livre une ethnographie de « l’opacité » (17), donc d’une vision du monde perdue. La dégénérescence des hommes l’illustre car, selon elle, « [les] pères s’automutilèrent en se laissant corrompre par la pauvreté de spiritualités pour lesquelles la divinité était masculine, donc incomplète. » (13) Une autre matriarche du récit confirme le propos : « [nous] ne connaissons pas Adam, [dit-elle], ce monsieur n’a jamais existé. […] Notre mythe fondateur disait que Nyambé avait façonné l’être humain, pas qu’il avait créé l’homme, puis la femme. » (262)

Pour les deux femmes, la civilisation du « Père et du Fils » (12) a détruit la civilisation du Père et de la Mère, pourtant déjà mise à mal dans le contexte précolonial de La saison de l’ombre. Pour cause, la civilisation du Père et de la Mère renvoie à la nature du dieu Nyambé, dont les mulongos sont aussi fils et filles. Le Prince Dika-Akwa nya Bonambela affirme que la croyance en Nyambé (et/ou Nyàmè ou Nyámá) est répandue dans toute l’Afrique noire. Elle se nomme par exemple Nyam chez les Baoulé de Côte d’Ivoire, Min dans l’Égypte ancienne ou Nyàm chez les Bassa du Cameroun, du Nigéria et de la République démocratique du Congo. Selon lui, « [il] faut entendre par la notion très importante de Nyàmè une flambée d’énergies qui féconde, donne la vie, et enveloppe souterrainement tout l’univers et tout ce qui s’y affirme comme matière ou comme élément spirituel. » (Le Prince Dika-Akwa nya Bonambela 1985 : 1966) L’œuvre créatrice de Nyàmè opère par

éparpillement […] avant de faire subir à la multitude une opération de « synthèse différenciante » comme dirait Pierre Teilhard de Chardin. C’est-à-dire l’unification des sacrés, énergies et forces énergétiques (baó) en Nyàmè ne se réalise nullement par le biais de leur fusion, ni par celui de leur absorption en Nyàmè. Il s’agit d’une « subsumation » où ces éléments s’affirment d’autant plus eux-mêmes qu’ils tendent davantage vers leur totalité Nyàmè. Comme Dieu Nyambé, Nyàmè est un et multiple. (Dika-Akwa nya Bonambela 1985 : 1964-1966)

Dans l’univers des deux romans, la notion de Nyambé fait du féminin et du masculin des énergies distribués en chaque être, selon des degrés variables. Féminin et masculin sont certes différents, mais ils « s’affirment d’autant plus eux-mêmes » qu’ils tendent à épouser la nature de leur créateur, en tant que puissance qui enveloppe et qui féconde. Nyambé est donc, tout à la fois, la symbiose des deux énergies, leur valeur intrinsèque propre, et au-delà de ces principes. Toute personne qui embrasse le nyambéisme est en harmonie spirituelle. Emene, par exemple, était une véritable disciple du dieu. Décrier sa masculinité témoigne d’un rejet du principe divin. Réfuter son règne de « paix, de prospérité et de gloire [est aussi un rejet du divin. Ce régime incarnant] les aspirations de son peuple et [hypostasiant] Dieu au point d’être un modèle imposant le devoir sacré » (Le Prince Dika-Akwa nya Bonambela 1985 : 1998) Conséquemment, par la hiérarchisation et la séparation radicale des énergies, soit des genres, les sociétés subsahariennes ne sont plus du côté du sacré, de la vie ni de l’authenticité. Dans les mots du théologien James Cone, « une communauté qui n’analyse pas son existence théologique est une communauté qui n’a cure de ce qu’elle dit ou fait. C’est une communauté sans identité. » (Cone cité par Toni C. King 2011 : 89)

Sur l’automutilation des hommes et du sacré, le témoignage de Madame corrobore le propos de La saison de l’ombre. En revanche, il traite aussi de femmes qui ont accepté l’acculturation, refusant de conserver ces « éléments positifs qui donnent aux Africaines leur identité culturelle » (Phiri 1997 : 71) . « Nos aînées, [dit Madame], nous envoyèrent à l’église, au temple. » (14) Les anciennes délaissèrent les pratiques d’initiation nécessaires aux femmes, comme le massage du clitoris ou les danses érotiques. Elles ne leur apprirent pas « que l’équilibre affectif reposerait sur [la] capacité à [s’épanouir] auprès de l’un et l’autre sexe, sans exclusivité. » (12) En réponse à la douleur de leur propre aliénation, les aînées offrirent les armatures des soutiens-gorge, les corsages à bretelles, soit « l’appareillage » (10) de la femme victorienne, elle-même privée d’agentivité. Dans cette société postcoloniale, le « travestissement » est devenu initiation, pratique et legs, indépendamment des sexes.

La saison de l’ombre et Crépuscule du tourment font d’abord état d’une discontinuité entre les peuples subsahariens contemporains aux récits et leurs récits sacrés. Elle affecte la conscience de tous, quoique les femmes en subissent et en réalisent premièrement les effets dévastateurs. Tandis que la geste et la caractérisation d’Emene convie le principe d’équité, sinon de complétude, entre les sexes, le récit de Madame évoque d’anciennes pratiques qui furent propices à la liberté amoureuse et sexuelle féminine. Ces valeurs perdues tirent leur sens d’une croyance fondamentale et ancienne, appelée le nyambéisme, mais visiblement reniée pour assoir un patriarcat interculturel (La saison de l’ombre) et allogène (Crépuscule du tourment). Ils manifestent tous deux « « l’étroitesse d’une virilité ayant pour totem le phallus » (CDT-13) et non la mouvance d’une énergie invisible. Si la disparition du sacré semble définitive, certains personnages suscitent la résurrection de la croyance passée, afin de pallier aux urgences du présent. C’est le cas de l’ancienne Ebeise, par l’aide apportée à Eyabe, et du personnage d’Amandla.

2. Stratégies d’apprentissage spirituel

Nous le relevions dans La saison de l’ombre, l’histoire d’Emene brouille la frontière entre mythe des origines et mythe cosmogonique. Cet entrecroisement laisse libre cours à une filiation entre Emene et Inye. Dans le récit, Inye est la divinité de la fertilité, de l’harmonie et « de la connaissance de ce qui doit advenir ». (159) C’est aussi la manifestation féminine de Nyambé. D’ailleurs, le « Nyàmé des Ngala-Dwala de l’Afrique du Sud-Ouest, [est] la puissance parfois personnifiée sous les traits de la déesse Lune que représente la reine-mère. » (Le Prince Dika-Akwa nya Bonambela 1985 : 1971) Enfin, dans les croyances africaines, Inyí/Nyínyí est Nyambé en tant que vecteur des commencements et des fins. Il en résulte que le lien entre Nyambé/Inye et Emene est polysémique et programmatique. Il incarne simultanément une vision du monde advenue, a priori perdue, mais toujours en germe. Cette vision du monde repose sur la coexistence apaisée des principes masculins et féminins, comme vectrice de reconfiguration sociale.

L’ancienne Ebeise est une auxiliaire privilégiée du divin. Dans le secret de leur initiation, les filles apprennent l’histoire d’Emene. La plupart entendent ce nom sans nécessairement endosser son lignage. Rappelons qu’il faut posséder, et assumer, une force dite virile pour réclamer protection à la reine. Ses héritières manifestent alors ses qualités, comme le leadership, l’inventivité, le courage ou le don de soi. Elles ne sont pas de « celles qui n’attirent pas l’attention, de celles dont rien n’est attendu… » (51) Adolescentes, Ebeise et son amie Eleke s’approprient cet héritage par un acte transgressif. Elles suivent les commerçants de leur clan, qui se rendent en territoire voisin. Elles défient en cela une prescription spatiale imposée aux femmes, mais opposée à la geste migratoire d’Emene. Pour les mulongos du présent, « il n’appartient pas aux femmes d’arpenter les chemins. Les femmes incarnent la permanence des choses. Elles sont le pilier qui soutient la case. » (38) L’acte des amies est d’ailleurs puni par des travaux forcés, au service des garçons de leur âge. Or, pour le lecteur, leur audace et leur désir de connaissance ne sont pas anodins. Les deux filles sont les premières à remarquer l’ingéniosité et la supériorité matérielle du clan avoisinant. Leurs observations sont saturées de comparaisons dépréciatives, car les habitations des bweles apparaissent plus durables que les cases mulongos. Dans l’économie du récit, cette aventure constitue le premier indice sur le sort potentiel des disparus et la nature des opposants.

En l’état du grand bouleversement, Ebeise est celle qui agit véritablement selon « les principes qui […] gouvernent depuis toujours, […] veiller les uns sur les autres », mais en manifestant des attitudes dites masculines ou féminines, sans préconçus. Elle use d’empathie et de pragmatisme, selon les situations. C’est le cas lorsqu’elle propose de confiner les mères, « pour que leur douleur [soit] contenue en un lieu clairement circonscrit, et ne se [répande] pas dans tout le village. » (12) De prime abord, son avis apparaît malvenu, ce qu’elle-même regrette a fortiori. Dans une société qui a renié sa part d’énergie féminine, il semble confirmer l’anathème social et mystique : les mères sont une « coalition de sorcières regroupées pour dévorer leur fils. » (141) Pourtant, Ebeise veut surtout souder ces femmes, qui ont besoin d’exorciser leur peine, coupées du regard social. Sa proposition est un appel à tisser la sororité, véritable marqueur culturel de la subsaharienne, même au sein de la douleur6. Ebeise « [espère que les femmes] se parlent. L’ombre est aussi la forme que peuvent prendre nos silences. » (35) Dans le village, depuis l’incendie, l’évitement, les regards fuyants et même le silence du Ngambi (la mygale-oracle) ont pris le pas sur le dialogue et la solidarité.

Ebeise redouble encore de « bienveillance » (56) avec les mères, quitte à bousculer « l’ordre des choses », (57) puisque son rang interdit aux jeunes d’être familières avec elle. Elle exhorte à la « solidarité » (56), pour ne pas céder aux accusations de sorcellerie. Elle aimerait pouvoir étreindre tous ceux de son clan qu’elle voit souffrir. D’un autre côté, elle aide son fils à manœuvrer devant les ruses du frère rival, qui entend user de la tragédie pour prendre le commandement du clan. Ebeise rappelle aussi au Conseil que « c’est à ceux qui ont [attaqué] qu’il faudrait s’en prendre ». (35) En l’occurrence, les stratégies de l’ancienne s’inscrivent dans une éthique et une pratique de la sollicitude (care). Elle participe à la progression et à la validation du savoir dans le champ de pensée et d’action du womanisme, mais aussi du féminisme noir : [ses] composantes [sont :] la valeur accordée à l’expressivité individuelle, le caractère approprié des émotions et la capacité d’empathie […]. » (Hill Collins 2017 : 401) L’éthique de la sollicitude sous-tend les interactions entre les mères biologiques, supplétives et symboliques des communautés afro descendantes et leur progéniture. Toutefois, dans l’optique de notre propos, il est bon de préciser que le care n’est pas intrinsèquement féminin, ni même seulement interpersonnel, mais « profondément politique dans son intention et dans sa pratique ». (Philips 2006 : 285) Essentiellement, Ebeise se fait arbitre. Ses encouragements à la cogitation, au dialogue et à la lucidité servent à remodeler la réalité, en solidifiant les rapports entre femmes et en pacifiant les rapports femmes/hommes. Une tactique, dit Ogunyemi, qui se nomme aussi « “siddon look”, littéralement “assieds-toi et observe” ou “assieds-toi et cogite”. Elle considère cette tactique comme “une forme de pacifisme belligérant” […] » (Philips 2006 : xxvii), expression qui condense bien la réunion d’énergies opposées.

Par-delà ses propres pratiques, Ebeise pressent toutefois que la survie du clan mulongo repose sur la génération féminine suivante. Elle permet une nouvelle marche fondatrice, en facilitant la quête d’Eyabe, femme à la personnalité dissidente. Parmi les procédés stylistiques7 qui distinguent ce personnage, il faut relever sa participation à un espace moral privilégié, car Eyabe est en tout point alignée au sacré.

Eleke la guérisseuse accrédite premièrement la symbolique du personnage en la disant « digne fille d’Emene. Une valeureuse représentante d’Inye8. » (50) Eyabe est semblable à ces deux mères symboliques et, par extension, à la totalité première. Elle possède des qualités que d’aucuns penseraient propres ou impropres à un sexe spécifique. Sa parole est autoritaire et franche. Elle est « savante », « inventive », « douce », adroite de ses mains, agile et « [elle] est restée une femme abritant un esprit mâle. » (119) Eyabe couve son énergie masculine, plutôt que de la subir, si elle en était possédée. À son époux, elle proclame : « Sache […] que moi aussi je suis l’homme. Lorsque la divinité a façonné l’être humain, elle lui a insufflé les deux énergies… » (119) Contrairement aux autres mères, Eyabe se connecte sans mal avec les esprits des disparus. Elle le montre au vu et au su de tous, lorsqu’elle paraît enduite de kaolin, devant Ebeise et son fils : « l’argile blanche, appliquée sur la face, symbolise la figure des trépassés qui viennent visiter les vivants. » (25) Le lien d’Eyabe à la conscience des capturés est essentiel à son rapport avec l’ancienne. Il permet à Ebeise d’accréditer la femme et de sceller sa communion avec les esprits des disparus ainsi que d’Emene et d’Inye. Lorsque Eyabe tombe sous le poids d’une vision, toutes les autres mères prennent peur. Ebeise réorganise plutôt l’évènement en un véritable rite de communion, qu’il faut accueillir et honorer. Elle masse le corps d’Eyabe, jusqu’à ce « [qu’elle] laisse échapper ces mots : Mère, il n’y a que de l’eau. Le chemin du retour s’est effacé, il n’y a plus que de l’eau… » (68) Suivant cette indice sur la finalité de la capture, l’ancienne confie à Eyabe son amulette protectrice et la remet entre les mains des tutrices spirituelles : « Emene, [prie-t-elle], fais descendre ton esprit sur ta fille. Intercède en sa faveur auprès d’Inyi. Donnez-lui le chemin, qu’elle nous revienne saine et sauve. » Dès lors, Eyabe est totalement « […] connectée au monde spirituel et, animée d’une valeureuse foi, elle est guidée par ceux de ce monde. » (Hudson-Weems 2004 : 70) Forte de ses influences, « la femme quitte le village » (111), responsable d’un nouvel acte créateur, lié au devoir de mémoire.

L’élection d’Eyabe manifeste la nécessité de réactualiser une vision passée de l’être. La violence des attaques que subissent les mulongos en appelle à des stratégies de survie novatrices. Pour que les mulongos et leur sagesse du « je suis parce que nous sommes » perdurent, il leur faut être portés par une personne qui est parce qu’elle est réellement tout, c’est-à-dire l’union consentie des deux parts du genre humain, masculin et féminin.

Crépuscule du tourment tend à la même finalité que La saison de l’ombre. Il s’agit de comprendre l’harmonie énergétique de l’Ancêtre primordial, afin de panser le soi et les rapports entre humain.e.s. Amandla l’évoque explicitement : « les [subsaharien.ne. s] ne sont pas faits pour un système à ce point dépourvu de spiritualité. » (86) Dans le roman, cette femme antillaise se débat le plus avec la problématique du lien à l’Histoire et au sacré. Bien qu’elle descende d’une ancêtre « arrachée. Déportée. Inconsolée. Oubliée » (106), elle s’est attachée au kémitisme9 et à la terre africaine, qu’elle est revenue habiter. Au contraire, les personnages de Madame et Tiki se savent loin de leur spiritualité, ce qui les blesse, mais elles ont plutôt atteint le point de non-retour. Pour Tiki, par exemple, « jouer à redevenir ce qu’on sait n’avoir jamais été est une absurdité à laquelle je ne me résous pas. Le pays de nos aïeux est perdu pour nous comme nous sommes perdus pour lui. Nous n’avons pas d’ancêtres. Ni sur le Continent, ni au Nord. » (266) En conséquence, Tiki préfère rester au Nord, emplie d’un « vide intérieur [qui achève de la convaincre qu’elle n’est] pas un sujet spirituel. » (265)

Connaître et faire vivre l’Histoire sont deux choses différentes. Le personnage d’Amandla illustre au mieux cette nuance des discours romanesques, qui distinguent les références statiques et le potentiel d’une mémoire portée par ses descendant. e. s, soit une mémoire qui sert la vie présente. Aligossi, la mère d’Amandla, lui a transmis nombre de données factuelles. Amandla connaît les « guerrières kémites d’autrefois [et sa mère] se voulait agbo du Danxomè. Membre du corps des agoodjie. Elle aurait aimé abriter en elle l’esprit de Sekhmet. » (102) La petite fille en apprend aussi sur le kémitisme, à partir de ce que sa mère étudie. Pour autant, l’enseignement manque d’amour et d’applicabilité. Aligossi est « tout pour [Amandla] » (105) mais, hormis pour l’apprentissage, les deux femmes ne se parlent pas. Elles ne sont que « deux présences se frôlant à peine. » (104) La mère est distante et prisonnière de son amour pour le père d’Amandla, qui l’a abandonnée durant sa grossesse. Autrement dit, la reconnaissance et l’affiliation intellectuelle à des femmes puissantes ne lui permettent pas vraiment de s’envisager hors de la douleur. Le regret et l’échec que traduisent les verbes pronominaux et hypothétiques « se voulait » ou « aurait aimé » contredisent la portée concrète du lignage réclamé. Aligossi semble plutôt déconnectée d’une « […] philosophie africaine et commune aux femmes [qui] consiste à penser : tu existes en moi ; donc je suis ; et parce que tu existes en moi, toutes les femmes qui ont vécu avant moi vivent en moi et me donnent de la force. » (King et Ferguson 2011 : 69) Ainsi, son savoir n’est pas nécessairement bénéfique à sa fille. Il en résulte qu’Amandla est une femme emplie de colère. Elle voit le monde en noir et blanc, tant d’un point de vue du rapport femmes/hommes que du rapport noirs/blancs.

Pour mieux s’approprier l’Histoire, Amandla nécessite une initiation, qu’elle expérimente auprès du dénommé Twa Baka. Elle se soumet à l’esapo, un rituel du feu. Il consiste à gravir neuf paliers de la conscience, des « abîmes jusqu’au firmament. » (118) Ce rituel nous replonge aux origines du monde, tel qu’elles se délient dans La saison de l’ombre. Premièrement, dans son organisation, car « les rituels d’importance requièrent la présence d’un représentant des deux sexes. » (116) Twa Baka performe donc le rituel accompagné de sa femme. Deuxièmement, dans la signification qu’il confère à l’histoire familiale d’Amandla. Celle-ci voit ses parents,

[…] l’un avec l’autre. L’une à la place de l’autre. L’un contre l’autre. […] Avant d’être ma mère Aligossi avait plusieurs fois vécu dans un corps masculin. Au cours d’une existence antérieure l’âme qui serait ma mère avait été le père d’une petite fille qu’elle n’avait ni gardée ni regardée. La fillette était devenue l’homme aux embauchoirs [le père d’Amandla]. Non pour se venger. Il fallait poursuivre la conversation. Le voyage. L’apprentissage. (118-119)

Le rituel métamorphose la relation du père et de la mère, au point que victime et bourreau s’accompagnent, s’affrontent et se confondent, selon le passage du temps, et la redistribution des énergies. Ces énergies évoluent en bien ou en mal, voyageant de génération en génération. « Cette énergie non statique », dirait Le Prince Dika-Akwa nya Bonambela, « décrit une courbe ascendante ou descendante : elle croît ou elle diminue selon les cas. » (Dika-Akwa nya Bonambela 1985 : 2067) Partant de là, la douleur n’est pas un enfermement, l’enveloppe physique non plus. Hommes et femmes sont capables du meilleur, comme du pire, sous-couvert de leur empreinte spirituelle. Toutefois, il est aussi question de choisir le bien, à son échelle, pour que tout cycle infernal soit rompu. Connaître son H/histoire, certes, mais « poursuivre la conversation », « le voyage », « l’apprentissage », c’est-à-dire la faire évoluer à des fins subjectives, pour ne pas en être prisonnier.

Durant le rituel, Amandla entend aussi une voix au timbre féminin. Celle-ci invite le personnage à désapprendre la colère, pour avoir « la conscience de l’unité du genre humain. La compassion. Le pardon. » (122) Tout comme dans La saison de l’ombre, la voix interpelle sur la nature de l’humain, à la fois homme et femme. La voix approuve aussi des pratiques et des valeurs, déjà observées chez Ebeise, comme la compassion et la méditation. En outre, la diégèse contemporaine du récit invite à considérer « l’unité du genre humain » en termes de races et de cultures : des enjeux qui affectent particulièrement Amandla. De la sorte, la voix elle-même opère une médiation entre des éléments en apparence irréconciliables. La compassion serait alors la capacité de s’ouvrir à l’autre, mais sans nécessairement se dépouiller de sa culture, sans faire fi des différences. Une scène d’entraide entre Amandla et Abysinia en est l’exemple probant. Abysinia est une chrétienne subsaharienne qui condamne fermement la spiritualité d’Amandla. Lorsque Ixora est battue par le fils de Madame, et laissée pour morte sur la route, Abysinia vient tout de même en aide à Amandla, qui tente de sauver la blessée. Amandla pense alors ceci :

Nous portons Ixora sous la pluie. Celle qui prit le nom d’Abysinia pour restituer aux siennes leur part des Écritures et moi. Nous soutenons l’inconnue qui n’est pas une étrangère. Comment serions-nous étrangères les unes aux autres. Nous, femmes kémites dans ce monde. Abysinia et moi bravons la pluie. […] Het-Hru fait naître en moi une mélopée. Je chante. Abysinia me répond. Nous allons prendre soin du corps endolori d’Ixora. Et ce faisant soigner nos âmes meurtries. Abolir entre nous les distances. Faire taire les incompréhensions. Trouver en nous douceur et empathie. Être des sœurs. Au moins l’espace d’une nuit. (137-38)

Ce passage alterne dissociation et jonction entre femmes, en opposant les scripts (« des Écritures ») kémite (d’une Afrique préinvasion) et judéo-chrétien (d’une Afrique post-invasion). Abysinia est étrangère à Amandla, puisqu’elle s’est volontairement éjectée de la mémoire subsaharienne en se rebaptisant. Elle est aussi l’incarnation d’autres femmes, les « siennes », en quête de repères auxquels s’arrimer, pour exister socialement. Cependant, le « nous » domine et neutralise la séparation féminine. La cinquième phrase l’illustre ; en antéposition, le pronom dit qu’une similitude domine toutes différences : Abysinia et Amandla sont des femmes noires. L’acte du sauvetage et du soin d’Ixora permet un dépassement des conflits discursifs entre chacune. La scénographie pluvieuse est d’ailleurs significative. L’eau est un symbole de purification, de communion et de renaissance pour les deux spiritualités. Elle figure également les océans et mers qui séparent les communautés afrodescendantes. Compte tenu du fait que les trois femmes présentes sont antillaises et subsaharienne, il s’opère, a fortiori, une reconnexion féminine transnationale. En cet instant de sauvetage, Amandla témoigne d’une mémoire bien exercée. Elle n’est pas mue par la colère, mais par la re-connaissance et l’acceptation d’Abysinia. Au-delà de leurs choix, elle leur reconnaît une similitude de l’expérience, elles, « femmes kémites » aux « âmes meurtries ». Ici, la compréhension et l’application de son apprentissage démontrent que le passé peut renforcer les relations entre afrodescendant.e.s contemporain.e.s.

3.3 La modernité à l’aune du passé

Les initiations, les rituels et les valeurs distillés au sein des deux romans s’enracinent dans un fond culturel ancien. L’écriture en sublime la valeur, tout en la pliant à sa vision d’un monde idéel. Le télos des romans épouse la nature de leur point de départ spirituel. Nyambé est une personnification discursive, qui manifeste un désir de régénération sociale, en prônant la multiplicité dans et entre les humains.

En nyàmè, il y a coexistence de deux paradoxes : Nyà, puissance qui engendre la pluralité et mè : le soi ou véritable flux de personnalisation où les choses subsistent en UN, porte en lui, d’une part, la Matière capable de s’atomiser en plusieurs phénomènes, de s’organiser et de s’affirmer selon des constructions de plus en plus complexes ; et d’autre part, l’Esprit doué d’une capacité d’unification graduelle des éléments, de synthèse et de concentration qui érige le singulier en totalité et le « vide » en plénitude génératrices l’une et l’autre de sacré. (Dika-Akwa nya Bonambela 1985 : 1971).

3.1. L’identité culturelle plurielle dans La saison de l’ombre

Pour Eyabe, quitter le village revient à « [dessiner] une voie qui n’appartient qu’à elle » (111), conceptualisée par une convergence spatio-temporelle : « [s’engouffrer] dans l’interstice qui sépare la nuit de l’aurore » (111) et, plus tard, « [se jeter] dans l’océan » (224). L’entrelacement du temps suspendu et du lieu de la mort douloureuse, mais régénératrice, dessine les contours d’un espace fantasmé, aux frontières labiles. La rhétorique sur la mémoire se confond avec cet espace, nommé Bebayedi. Du clan mulongo, il ne reste que les mères Ebeise, Ebusi et Eyabe, ainsi que le fils d’Ebusi et l’époux d’Eyabe. Tous les cinq vivront désormais dans ce village sur pilotis, bordé par les mangroves et une rivière. Bebayedi est le « pays que se sont donné ceux qui ont échappé à la capture. Ici, les souvenirs des uns se mêlent à ceux des autres, pour tisser une histoire. » (226) La divinisation d’Eyabe en Inye, d’une part, et son historicisation, en Emene, d’autre part, atteint sa complétude par un acte verbal. Eyabe n’a pas créé le village de Bebayedi, certes, mais son témoignage appose une fin à ce lieu des recommencements. La femme nous apprend que « [les] ancêtres sont là, et ils ne sont pas un enfermement. Ils ont conçu un monde. Tel est leur legs le plus précieux : l’obligation d’inventer pour survivre. » (228) Les Histoires des afrodescendants doivent d’abord être réclamées et apprises, car les ancêtres vivent encore. Ils sont « dans le roulement des tambours, dans la manière d’accommoder les mets, dans les croyances qui perdurent, se transmettent. » (227) Ils sont aussi dans « les sagaies, les amulettes des soldats mulongo ; le mpondo du chef, […] ses mbondi, […] son ekongo et son bâton d’autorité. » (228) Les ancêtres sont dans l’héritage du savoir, des rites et des reliques que souligne, à l’échelle de l’énoncé, l’utilisation du douala. Cependant, chaque Histoire constitue autant d’atomes qui, en se conglomérant, sont capables de former une matière nouvelle. Il s’agit d’une substance identitaire traversée de multiples énergies, de multiples cultures et de multiples mémoires. La langue, par exemple, « sera transformée au contact d’autres langages qu’elle imprégnera autant qu’ils la rempliront. » (227) Tout au long de l’exposé d’Eyabe, les frontières temporelles s’abolissent : le passé, le présent et le futur se révèlent en connexion dynamique. En revanche, les ancêtres « [résident] là où se trouve leur descendance » (227), c’est-à-dire que leur empreinte s’ajoute à celle d’autres ancêtres, natifs du lieu où leurs héritiers et héritières sont à présent localisées. Ainsi, dans ce roman, Eyabe performe une identité de genre fluide, héritée du sacré, pour qu’advienne aussi « une autre méthodologie existentielle » (Mbégane Ndour 2015: 101), libre du déterminant unique de la frontière géographique. Cette méthodologie « est signe », selon le critique, « […] d’une nouvelle lecture du passé africain qui exprime l’urgence de la renaissance d’une mémoire collective et d’une « identité de l’altérité ». (Mbégane Ndour 2015: 101)

En regard de sa proximité avec l’eau, la tourbe et les mangroves, Bebayedi s’enracine dans une terre riche, mais imprévisible. L’écosystème maritime connote la géographie et l’imaginaire intellectuel des Caraïbes. Ce réseau de sens fonde un lieu d’origine commune, mais libéré du trauma de l’Histoire. Bebayedi est une localité du rêve : celui qui envisage la réunion des subsahariens du continent et de la diaspora, à travers le monde, malgré leur parcours historique distinct. Le terreau spirituel du roman se globalise et devient la puissance fécondante et englobante de tous les afrodescendants. En conséquence, Nyambé se révèle point de départ, propice, ou en résonnance, c’est selon, avec la créolisation. Édouard Glissant la définit ainsi : « [la] créolisation emporte […] dans l’aventure du multilinguisme et dans l’éclatement inouï des cultures. Mais l’éclatement n’est pas leur éparpillement, ni leur dilution mutuelle. Il est le signe violent de leur partage consenti, non imposé. » (Glissant 1997 : 46-47) Rêver un monde qui accueille, entrecroise et crée à partir de différentes expériences de vies, conjure l’écueil de nombre de sociétés modernes dans lesquelles, au contraire, l’autre et son bagage identitaire sont une atteinte à l’authenticité culturelle. La vision d’un monde où l’humaine.e est multiple, et libre de se construire sur la base de ce fait, est aussi présente dans Crépuscule du tourment, au sein d’un quartier nommé Vieux Pays.

3.2. L’identité de genre plurielle dans Crépuscule du tourment

Dans Crépuscule du tourment, il existe un chronotope semblable à Bebayedi : il se nomme Vieux Pays. Ce quartier n’a d’ancien que son rapport à Nyambé, qui dicte sa vision du sexe et du genre. Amandla le décrit comme un « quartier mythique […]. Une enclave et une frontière. » (111) La « frontière » et le « mythe » charrient la notion d’instabilité géographique et temporelle, ce qui pointe le dialogisme du passé et du présent, ainsi que de la société d’alors et d’aujourd’hui, au sein du quartier. À l’échelle du discours, « mythe » et « enclave » sont des termes qui situent le lieu au cœur de l’exceptionnel, en tant que fait idéal mais aussi marginal. De fait, le quartier représente ce vers quoi tend le discours, tout en lui reconnaissant une part d’impossible. L’organisation et les valeurs prônées à Vieux Pays ont des résonnances avec un village bien réel, du nom d’Umoja, situé au Kenya. Umoja a été fondé par un regroupement de femmes Samburu, dans les années 1990. Elles avaient subi les exactions de soldats britanniques et leur époux les avait répudiées. Seules des femmes vivent à Umoja, quoiqu’il leur soit permit de connaître des hommes de l’extérieur. Tout garçon qui naît de ces unions doit quitter le village à l’âge adulte. Quant au Vieux Pays du roman, il « abrite des marginales, des réprouvées. [Ces] règles strictes [permettent] de préserver leur sécurité dans une ville en proie à tous les désordres. » (199) Des garçons peuvent y naître, rester, ou s’en aller, puisque rien n’y est fixe. Finalement, les enfants vont dans le plus simple apparat ou, le temps venu, dans le vêtement qui sied à leur fantaisie. Vieux Pays recouvre ainsi deux modalités premières : la protection des femmes désavouées par les dérives du patriarcat et une a-socialisation du sexe, en tant que déterminant du genre et du pouvoir social. Ces deux modalités peuvent sembler paradoxales mais elles demeurent en fait congruentes. Dans l’économie des discours mianoniens, être femme et/ou homme relève d’énergies mais, il n’en demeure pas moins que les civilisations subsaharienne et nordiste ont codifié ces énergies pour la domination d’un sexe sur un autre. Comme le rappelle Maurice Godelier, « [les] différences entres [sic.] les corps qui naissent de leur sexe, sont constamment sollicités de témoigner des rapports sociaux et de réalités qui n’ont rien à voir avec la sexualité. Non seulement témoigner de, mais témoigner pour – c’est-à-dire légitimer. » (Scott citant Godelier 2000 : 58)

Les dévoyées sont légitimes à se retirer du collectif, en tant que mesure de protection. Par contre, il leur est impossible de s’enfermer dans les étiquettes du « genre féminin, du sexe féminin, de l’être femme. » (204) Autrement dit, elles ne peuvent penser leur subjectivité, ni envisager la société, en faisant fi de la notion de masculinité. Les trois étiquettes citées signalent une prise de position énonciative, qui concerne les débats sur l’identité sexuelle et les rapports de sexes dans le milieu académique. La voix d’Ixora et de l’énonciatrice se rejoignent. Elles ne sont « toujours pas [persuadées] que l’essentiel soit là, que les limites de ces définitions [leur] conviennent. » (204) En filigrane, elles confient leur méfiance envers tout concept identitaire, susceptible de se transformer en dogme. C’est d’autant plus vrai, dans le cas des subsahariennes et/ou des femmes noires, si l’on considère que les théories féministes occidentales ont pu être critiquées pour leurs biais essentialiste, impérialiste, classiste et/ou raciste.

Les habitantes de Vieux Pays sont soutenues et initiées par des matriarches respectueuses de l’ancienne spiritualité. En conséquence, les femmes comprennent et adhèrent à la pensée Nyambéiste ; elles ne peuvent pas reconduire la hiérarchisation des sexes dans leur micro-société. À ce titre, l’une des doyennes de Vieux Pays, nommée Sita Toko, est de sexe masculin. Face à ce qui lui semble contradictoire, Tiki s’interroge. Dans « cette instance » qu’est Vieux Pays, demande-t-elle, « le féminin l’emportait-il en raison d’un faible nombre [d’hommes] — ce qui ne rendait pas moins troublant leur statut de matriarches ? » (261) La réflexion de Tiki marque le plurilinguisme à l’œuvre et, dans le même temps, l’acculturation du personnage. Tiki emploie un langage de type universitaire, qui résonne avec des problématiques actuelles des études féministes et/ou de genre10. Sisako, la matriarche de sexe féminin, récuse les termes de la question, en évoquant la nature de Nyambé. En cela, « Vieux Pays [s’honore] de ne pas être une société boiteuse » (262), ou encore une civilisation divisée par la mécompréhension de la nature humaine. Ainsi, les prérogatives du quartier réfutent toute lecture d’un matriarcat à l’œuvre, d’une pure inversion du patriarcat. Dans les faits, le matriarcat n’est pas avéré mais

L’attrait de ce mythe réside dans la simplification qu’il opère sur le réel et dans la vision manichéenne qu’il donne des rapports de sexe : il détermine la cause première mais toujours actuelle de l’oppression des femmes, il désigne clairement l’ennemi : les hommes (et plus spécifiquement les pères) qui, pour contrôler les enfants, se sont appropriés les femmes/mères ; il définit ce qu’est « la » femme : elle est une mère. Finalement, la thèse matriarcale propose implicitement une stratégie de libération : reprendre le pouvoir en tant que mère. Bref, il rend intelligible l’oppression des femmes, en lui donnant une origine, une histoire et potentiellement une fin. (Braun 1987 : 50)

Vieux Pays est le lieu où s’épanouit le discours sur l’identité, en tant que totalité. Ceux/celles qui y président ont trouvé « en soi, l’harmonie des deux énergies. » (262) Ils sont père et mère, ne performant plus selon les codes culturels, restructurant la division sociale. Le cheminement que propose Sisako à Tiki n’est pas simple. Il témoigne du prix à payer pour passer d’une existence toute faite, contre laquelle Tiki se bat, à une vie apaisée et autodéterminée. Sisako propose des fumigations, des inhalations, des massages à l’huile sacrée, un voyage « dans la mémoire silencieuse [des] ascendantes les plus proches » (259) et une invitation à se défaire de la haine aveugle des hommes. Au-delà de la problématique d’être femme, et de l’antagonisme avec l’homme, il est question du sens donné à sa vie. Alors, la guérisseuse demande à Tiki : « Qu’attends-tu de la vie ? Qu’offres-tu à la vie ? » (252)

Chaque personnage de Crépuscule du tourment découvre Vieux Pays et en parle avec plus ou moins de détails. Madame connaît ce lieu car Sisako est sa guide spirituelle. Ixora tombe amoureuse d’une native du quartier. Amandla approche Vieux Pays indirectement, car Abysinia est la fille de Sisako, bien qu’elle ait répudié les pratiques de sa mère. Auprès de l’ancienne, Tiki cherche à comprendre son histoire familiale, particulièrement l’enfance de sa mère. Ultimement, elle est incapable de vivre l’initiation proposée par Sisako. Selon Tiki, ceux/celles qui vivent à Vieux Pays sont « les habitants d’une autre dimension. [Vieux Pays est] un rêve approché, un fruit défendu. » (266) Point de chute temporaire, il n’en demeure pas moins un passage obligé ; un carrefour narratif, au tournant duquel chaque femme prend conscience de ses contradictions, de ses douleurs et de d’autres possibilités identitaires. À plus forte raison, il révèle que les expressions de genre les plus libres et les plus modernes sont déjà contenues, et tolérées, là où l’ancienne croyance est pleinement embrassée et laissée vivre.

Conclusion

Selon Édouard Glissant, « la pensée de l’errance conçoit la totalité, mais renonce volontiers à la prétention de la sommer ou de la posséder. » (Glissant 1997 : 33) L’errant est celui qui répudie les modèles et le dogmatisme. Il accueille plutôt l’hétérogénéité et la complexité du monde. La saison de l’ombre et Crépuscule du tourment privilégient cette posture. Les romans thématisent l’hétérogénéité et la complexité en tant que problématique historique, puis, par retournement, en tant qu’une vision du monde.

Dans les romans à l’étude, « une mémoire souterraine […] habite » (CDT-137) les subsaharienn.e.s mais celle-ci n’est pas mise en pratique. Le reniement tient de la promotion d’un patriarcat qui dénote avec la nature même de la croyance. Nyambé symbolise la « perfection d’un état primordial, non conditionné » (Eliade 1989 : 215), c’est-à-dire la coexistence harmonieuse du masculin et du féminin. L’état de rupture apparent conduit à la dysphorie sociale : l’on observe la dévaluation du féminin et la division des hommes et des femmes dans La saison de l’ombre, fragilisant davantage le clan vis-à-vis d’attaques étrangères. Dans Crépuscule du tourment, les femmes, en particulier, couvent un certain vide spirituel, qu’elles identifient aussi chez leurs hommes.

En l’état des choses, une résurgence du sacré dans le présent est portée par le personnage d’Eyabe, ainsi que par l’apprentissage d’Amandla. Toutes deux bénéficient de l’aide de gardiennes du passé, des personnes qui comprennent et respectent la mémoire spirituelle. Le sacré favorise la quête d’Eyabe, en charge de l’avenir du clan mulongo, et elle libère Amandla d’une vive colère liée à son passif familial, ainsi qu’à celui des afrodescendants..

En regard des discours romanesques, il existe un lien fécond entre la femme, le sacré (re)connu et les identités contemporaines. Nyambé est un modèle issu d’un temps immémorial. Cependant, sa nature fait éclater « un sens et une finalité présupposés » (Glissant 1997 : 33) de l’identité culturelle et de la performance de genre. Comme l’énonce Amandla, il faut réinventer « des ancêtres ignorés », « [donner] corps à ce qui nous parvient d’elles. Forgeronnes du présent c’est déjà demain que nous tentons de façonner. » (137) Tout bien considéré, pour peu qu’on leur transmette la mémoire du sacré, les générations contemporaines ne sont pas impuissantes face aux défis de la rencontre des cultures, ni même menacées par une libre expression de genre et de sexualité. Les romans, eux, utilisent cette mémoire pour rêver un monde libre de tous dogmatismes identitaires, donc d’intolérance. Gilles Danroc est ici à propos, qui interroge : « écrire n’est-ce pas alors débusquer le Sacré-vie, ou la vie elle-même comme signe du sacré ? (Danroc 2002 : 243)

1 Dans le corps du texte, il est fait référence à ces romans par la seule mention du numéro de page.

2 La femme womanist est pour la première fois décrite par l’écrivaine africaine-américaine Alice Walker dans son essai In search of our mothers’

3 Il existe des différences certaines entre ces courants de pensée, et elles sont liées au contexte culturel et géographique de chaque femme. De même

4 En l’absence d’une mention spécifique, toutes les références critiques sont de notre traduction.

5 La Grande Royale est un personnage de L’aventure ambiguë, écrit par l’auteur sénégalais Cheikh Hamidou Kane. L’œuvre est emblématique d’une

6 « Rien ne peut se substituer à la sororité. Même si la famille traditionnelle est de prime importance pour la womaniste africaine, elle ressent le

7 Il s’agit « d’un problème d’emphase, de focalisation, de modalisation de l’énoncé par des facteurs particuliers qui mettent l’accent sur tel ou tel

8 Les anciennes considèrent qu’Eyabe est une représentante d’Inye. Pour les consciences des disparus, matérialisées en un petit garçon qui chemine

9 L’adhésion à la religion de l’Égypte antique.

10 Sur la question de l’écriture inclusive. Par exemple, l’on se demande s’il faut accorder un adjectif ou utiliser un terme d’adresse en fonction du

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1 Dans le corps du texte, il est fait référence à ces romans par la seule mention du numéro de page.

2 La femme womanist est pour la première fois décrite par l’écrivaine africaine-américaine Alice Walker dans son essai In search of our mothers’ gardens (1983). Le womanism devient courant de pensée car plusieurs intellectuelles, à travers le globe, s’approprient le terme. Elles veulent ainsi marquer leur prise de distance idéologique avec le féminisme. Par rapport à ce dernier, le womanisme ne « met pas l’accent ou ne privilégie pas la question du genre ou du sexisme; il est concerné et agit contre toutes les formes d’oppression, qu’elles soient basées sur des catégories comme le genre, la race, la classe. […] Puisque les femmes noires expérimentent le sexisme, et que le womanisme se préoccupe du sexisme, le féminisme rejoint ici le womanisme, mais les deux ne peuvent être confondus, pas plus que l’on ne peut dire que le womanisme est une ‘version’ du féminisme. » Layli Phillips [dir.], The womanist reader, op.cit., p.xx-xxi.

3 Il existe des différences certaines entre ces courants de pensée, et elles sont liées au contexte culturel et géographique de chaque femme. De même, les réflexions sur lesquelles nous nous appuyons ne sont pas étrangères à la pensée féministe noire, telle qu’a pu l’expliciter Patricia Hill Collins dans La pensée féministe noire, par exemple. En revanche, ces divergences ne font pas l’objet du présent article. Il n’y est pas non plus question d’affilier les romans ou l’autrice à un courant de pensée en particulier.

4 En l’absence d’une mention spécifique, toutes les références critiques sont de notre traduction.

5 La Grande Royale est un personnage de L’aventure ambiguë, écrit par l’auteur sénégalais Cheikh Hamidou Kane. L’œuvre est emblématique d’une génération d’intellectuels africains confrontée à des systèmes de valeur opposés. Le roman aborde le parcours complexe d’un jeune homme nommé Samba Diallo, tiraillé entre son enseignement traditionnel coranique (basée sur la foi) et ses acquis à l’école et l’université françaises (basés sur la raison). La Grande Royale est celle qui prend la décision d’inscrire son neveu Samba Diallo à l’école, persuadée qu’il est préférable de connaître ces autres cultures, plutôt que d’ignorer leur existence et leur pouvoir d’incorporation.

6 « Rien ne peut se substituer à la sororité. Même si la famille traditionnelle est de prime importance pour la womaniste africaine, elle ressent le besoin d’avoir une vraie connexion entre femmes ; une connexion qui la soutient et la réconforte en cas de besoin, et lui offre des conseils lorsqu’elle est confuse. » Clenora Hudson-Weems, Africana womanism: reclaiming ourselves, Michigan, Bedford Press, 2004, p.65. (Notre traduction)

7 Il s’agit « d’un problème d’emphase, de focalisation, de modalisation de l’énoncé par des facteurs particuliers qui mettent l’accent sur tel ou tel personnage à l’aide de divers procédés. […] Ces procédés peuvent être tactiques (antéposition du C.O.D.), quantitatifs (répétition du nom propre), [etc.]. » Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », dans Littérature, VI, n° 2 (1972), p.89.

8 Les anciennes considèrent qu’Eyabe est une représentante d’Inye. Pour les consciences des disparus, matérialisées en un petit garçon qui chemine auprès d’Eyabe, la femme est Inye.

9 L’adhésion à la religion de l’Égypte antique.

10 Sur la question de l’écriture inclusive. Par exemple, l’on se demande s’il faut accorder un adjectif ou utiliser un terme d’adresse en fonction du nombre de personnes de sexe masculin ou féminin. Toutefois, la question de la non-binarité tend à complexifier davantage le débat.

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