René Maran, précurseur de la Négritude ?

Sébastien Heiniger

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Sébastien Heiniger, « René Maran, précurseur de la Négritude ? », Archipélies [En ligne], 14 | 2022, mis en ligne le , consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/1371

Pourquoi Léopold Sédar Senghor intronise-t-il l’auteur de Batouala comme « précurseur de la Négritude » ? L’auteur se penche sur quatre textes : L’Humanisme et nous : René Maran, Vues sur l’Afrique noire, ou assimiler et non être assimilés, Les plus beaux écrits de l’Union française et du Maghreb, et René Maran précurseur de la Négritude. En somme, Senghor cherche à édifier la Négritude comme l’aboutissement indépassable des mouvements anticoloniaux portés par les « hommes noirs ». N’incluant pas Maran dans les « représentants de la poésie néo-nègre de langue française », il le déclare précurseur pour circonscrire le groupe formé par les « militants de la Négritude ». Commentant la postface d’Éthiopiques et le terme « précurseur » qui s’y trouve, l’auteur montre, par une présentation du contexte colonial, pourquoi Senghor estime que Maran est un ouvreur de voie, mais n’est pas un annonciateur de la « Cité de demain » comme le sont les « poètes néo-nègres ».

Why did Léopold Sédar Senghor enthrone the author of Batouala as the “precursor of Négritude”? The author studies four texts: L’Humanisme et nous : René Maran, Vues sur l’Afrique noire, ou assimiler et non être assimilés, Les plus beaux écrits de l’Union française et du Maghreb, and René Maran précurseur de la Négritude. In sum, Senghor seeks to establish Négritude as the ultimate anti-colonial movement carried by “black men”. Excluding Maran from the group of “representatives of neo-negro poetry written in French”, he declares him the precursor to delineate the group formed by the “militants of Négritude”. Commenting on the afterword of Éthiopiques and the term “precursor” which it holds, the author shows, through a presentation of the colonial context, why, from Senghor’s point of view, Maran is a trailblazer, but does not prophesy the “City of Tomorrow” like the “New Negro poets”.

Introduction

En 1961, Lilyan Kesteloot soutient une thèse de doctorat intitulée Les écrivains noirs de langue française : naissance d’une littérature à Bruxelles. Publiée en 1963, elle fait date et reste longtemps un ouvrage de référence. Professeur à l’université Cheikh-Anta-Diop, puis directrice de recherche à l’Institut fondamental d’Afrique noire, cette pionnière de la recherche académique portant sur ladite « littérature négro-africaine de langue française » laissera une trace profonde dans les études francophones (Midiohouan 2003). Pionnière, Kesteloot est aussi passeuse. Au début des années 1930, la Négritude est née dans les conversations des meilleurs élèves des colonies, lesquels, de concours en concours, s’étaient hissés jusqu’aux grandes écoles et universités de la Métropole. Vingt ans plus tard, c’est avec ces mêmes personnes que Kesteloot se lie d’amitié et, sans y prendre garde, elle transpose dans son histoire littéraire et, par conséquent, dans la sphère académique, les mythes forgés pour répondre aux besoins d’autres contextes. Son ouvrage fondateur entre ainsi en résonnance avec la geste des indépendances à l’invention de laquelle participe Léopold Sédar Senghor (Havard 2013), geste dont elle reprend la téléologie. De la « découverte » de la Négritude aux indépendances africaines, dans cette narration rétrospective du processus de décolonisation, tout se suit en une parfaite chaîne de cause à effets.

L’hypothèse peut difficilement être validée, elle mérite cependant d’être émise : c’est Kesteloot qui pérennise l’idée selon laquelle René Maran est le précurseur de la Négritude. Senghor en est à l’origine, le fait est connu, mais c’est elle qui la fait passer dans l’histoire littéraire. En effet, le sixième chapitre de son livre plusieurs fois réédité s’intitule Un précurseur : « Batouala » de René Maran. Le précurseur est-il le livre ou l’auteur ? Le titre est ambigu ; le propos de Kesteloot l’est aussi. En substance, elle avance que Maran est indéniablement un précurseur, parce qu’il a laissé une forte marque chez ses « successeurs » (Kesteloot 1963 : 89). Comme le révèle le choix de ce terme, son histoire littéraire est orientée vers un telos : la naissance de la Négritude, laquelle fait l’objet de la partie suivante de son ouvrage. Maran disparaît de son récit, comme si sa seule mission avait été d’ouvrir la voie au groupe qui se crée autour de l’éphémère revue L’Étudiant noir et du mythique triumvirat Senghor-Césaire-Damas. L’ambiguïté du titre prend ici tout son sens. Alors que le premier paragraphe du chapitre reste descriptif – elle nous apprend que Maran est « considéré par les noirs comme un précurseur de l’actuelle “négritude” » (Kesteloot 1963 : 85) –, le titre est déclaratif. On passe de l’opinion d’autrui à l’idée selon laquelle Maran est effectivement un précurseur. Autrement dit, en élaguant « considéré […] comme » pour ne garder que l’attribut du sujet, Kesteloot fait passer non seulement le terme de « précurseur » dans le discours académique, mais aussi sa performativité. Ainsi, le point d’interrogation qu’arbore le titre de cet article est-il le signe du scepticisme dont n’a pas fait preuve l’illustre pionnière en adhérant aux propos du chef de file de la Négritude. Plutôt que de le croire, il s’agit ici de comprendre pourquoi Senghor intronise Maran comme précurseur de la Négritude et de suggérer qu’il est temps de le relever de cette fonction qu’il s’est vu attribuer malgré lui.

1. Corpus et prolégomènes

Senghor écrit les textes qui portent sur Maran à des moments clés de son parcours. Le premier L’humanisme et Nous : René Maran est publié en mars 1935 dans L’Étudiant noir. Le second est René Maran, précurseur de la Négritude, texte écrit en 1961, soit un an après la mort de l’auteur, mais publié dans Liberté I en 1964 et dans Hommage à René Maran aux éditions Présence Africaine en 1965. À ces textes, j’ajouterai deux extraits plus courts, mais importants. Le premier est tiré de Vues sur l’Afrique noire ou assimiler et non être assimilé, texte rédigé en 1943 et publié dans l’ouvrage collectif intitulé La Communauté impériale française paru en 1945. Le second est extrait de l’anthologie intitulée Les plus beaux écrits de l’Union française et parue dans la maison La Colombe aux éditions du Vieux-Colombier. Publiée en 1947, elle est divisée en quatre sections, dont Afrique noire signée de la plume de Senghor. Ce corpus sera complété par un dernier texte : la fameuse postface du recueil de poèmes Éthiopiques. Publiée en 1956, Comme les lamantins vont boire à la source est communément admise comme l’art poétique de Senghor. Maran n’y est pas nommé, mais le terme de « précurseur » s’y trouve et nous offrira un contraste fécond. À ces textes correspondent quatre contextes d’écriture : (i) 1935 : naissance de la Négritude pendant l’entre-deux-guerres ; (ii) 1943/1947 : aube de la Quatrième République et déclenchement de la décolonisation ; (iii) 1961 : indépendances et construction des États-nations africains ; (iv) 1956 : adoption de la loi-cadre Deferre.

Qu’est-ce la Négritude dont Maran serait le précurseur ? Il est nécessaire de distinguer entre les deux acceptions du terme confondues dans l’expression « précurseur de la Négritude ». La première désigne un mouvement, que Senghor nomme « les militants de la Négritude » dans son texte de 1961. Gary Wilder qualifie la Négritude de cohorte et précise qu’elle n’était pas une organisation formelle, mais un réseau non structuré et tissé de relations interpersonnelles (Wilder 2005 : 151). Force est de constater que le mouvement n’a ni manifeste, ni procédure d’adhésion, ni organe de presse. Roger Toumson soutient que la Négritude est une « pratique sans théorie » (Toumson 1989 : 371), mais il nous faut admettre que Senghor tente de la théoriser et lui consacre de nombreux essais. En 1963, dans l’introduction qu’il écrit pour les tomes de la série Liberté, il en propose une définition devenue canonique : « La Négritude, c’est, comme j’aime à le dire, l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie, les institutions et les œuvres des Noirs »1 (Senghor 1964 : 9) ; elle est aussi, par référence à l’expression « personnalité africaine » utilisée par les anglophones, le « versant noir de cette personnalité, l’autre étant arabo-berbère », autrement dit, elle est « la personnalité collective négro-africaine » (Senghor 1964 : 8)2. Cette « personnalité collective » et les « valeurs culturelles » dont tous les membres du « monde noir » seraient porteurs forment la seconde acception du terme.

Pour lier les divers essais de théorisation et les pratiques de la cohorte, Yala Nadia Kisukidi présente ainsi la Négritude dans l’introduction du numéro Négritude et philosophie de Rue Descartes :

Ces reprises, ces précisions et déplacements constants du terme « Négritude » forment le cœur des questionnements critiques, qu’on retrouve chez les écrivains et penseurs de ce mouvement. Qu’elle soit objective, désignant précisément « l’ensemble des valeurs de civilisation du monde noir », ou subjective, renvoyant à une expérience vécue, à une « des formes historiques de la condition faite à l’homme », la « Négritude » est traversée par de multiples généalogies intellectuelles, qui expliquent qu’au-delà des points de convergences qui forment une certaine unité de son concept, ses traductions sur le plan pratique, politique, littéraire et théorique ne se recoupent pas de façon nécessaire (Kisukidi 2014 : 4).

Je préciserai donc que je n’aborderai pas la Négritude dans toute sa complexité. Celle dont il s’agit ici est celle de Senghor. Ce sont tant son récit de la création du mouvement que sa version du concept qui sont convoqués pour discuter de la pertinence de la formule qui fit de Maran un « précurseur de la Négritude ».

2. L’humanisme et Nous : René Maran

En mars 1935, la Négritude n’existe pas encore. Il faut attendre le troisième numéro de la revue L’Étudiant noir pour que Césaire forge le mot dans l’article Nègreries – Conscience raciale et révolution sociale, qu’il écrit dans le contexte du Congrès international des écrivains pour la défense de la culture (Véron 2021). La première publication du néologisme n’est cependant que l’origine symbolique du mouvement, dont l’instant de genèse n’est pas identifiable. Martin Steins, Gary Wilder, Brent Hayes Edwards, Philippe Dewitte, entre autres, nous offrent un excellent panorama de ce que ce dernier nomme « les mouvements nègres en France ». Wilder présente le patriotisme noir, le républicanisme noir, l’humanisme noir et l’internationalisme noir de l’entre-deux-guerres. Ce ne sont là que les généalogies intellectuelles noires des multiples sources d’inspiration de la Négritude, mais Wilder est convaincant quand il démontre que Damas, Senghor et Césaire ont développé leurs idées sur l’identité raciale, la culture africaine et la politique républicaine par leur engagement dans ces mouvements africains et antillais. Dans ce « monde noir » parisien, ils sont effectivement précédés par Maran. Intellectuel public, animateur de revue, hôte de soirée, c’est aussi grâce à lui qu’ils sont introduits tant aux idées qu’au réseau panafricain des années 19303.

S’il manque encore l’Histoire de la civilisation africaine de Leo Frobenius pour que les diverses lectures, conversations et réflexions puissent commencer à se cristalliser chez Senghor (Heiniger 2022)4, Césaire et ce dernier cherchent déjà à tisser des liens entre étudiants africains et antillais, en particulier entre l’association des étudiants ouest-africains et l’association des étudiants martiniquais, dont ils sont respectivement les présidents. Des multiples organisations estudiantines organisées chacune selon leur colonie d’origine, il s’agissait de faire une seule communauté estudiantine noire. L’Étudiant noir est né de ces rencontres. Anciennement nommé L’Étudiant martiniquais, ce journal de l’association des étudiants martiniquais renaît de ses cendres sous ce nouveau nom en 1935. Senghor y publie L’Humanisme et nous : René Maran5. Si son « nous » est un groupe « racisé », le futur penseur de la Négritude contrebalance déjà le poids de la race avec l’idée selon laquelle aucune race n’est pure : « Je ne suis pas nègre pur-sang », écrit-il. Nous avons là l’embryon de la pensée du métissage qu’il développera par la suite, bien que le réseau métaphorique soit encore celui du racisme biologique.

Comme l’identification à une race n’est pas incompatible avec l’humanisme pour Senghor, il introduit son article avec des phrases qu’il pense être l’énoncé d’évidences :

Il est donc vrai que nous devons dépouiller l’humanisme de tout ce qui n’est pas lui, non pour faire mourir le « vieil homme » en nous, mais pour le ressusciter. Il est donc vrai que l’humanisme doit aboutir à la découverte et à la connaissance de soi, à l’humanisme noir dans notre cas.

Nous avons ici, dans l’expression « humanisme noir », un des prototypes du terme Négritude et une de ses premières définitions : « un mouvement culturel qui a l’homme noir comme but, la raison occidentale et l’âme nègre comme instruments de recherches ; car il y faut raison et intuition ». Mais l’« humanisme noir » est-il un humanisme ? Dès l’adjonction de l’épithète, n’il y a-t-il pas oxymore ? Non, explique Senghor dans la pirouette rhétorique qui clôt son incipit : « Car être nègre c’est retrouver l’humain sous la rouille de l’artificiel et des “conventions inhumaines”, ou plutôt c’est être humain, car l’homme noir est resté homme ». Autrement dit, quand l’homme noir se découvre et se connaît, il redécouvre l’homme. Senghor ne donne pas la référence de sa citation, mais cette phrase est tout imprégnée de ce que Kisukidi englobe dans « les réflexions relatives à la constitution d’un humanisme concret, traversant tout autant le monde intellectuel catholique que les courants philosophiques matérialistes et athées » (Kisukidi 2014 : 4). Elle hérite aussi du renversement des valences évolutionnistes opéré par le primitivisme et prend appui sur ce que Isaiah Berlin nomme les contre-Lumières (Berlin 1988). Senghor nous demande en effet d’accepter une prémisse dont le corollaire est que la « Civilisation » déshumanise. Pour ne pas être accusé de colporter une « plaisante chimère », il avance deux preuves : l’art nègre et René Maran. Devenu sous sa plume « un brillant illustrateur de l’humanisme noir », Maran est donc convoqué pour prouver la validité de ces premiers jets de la théorie senghorienne.

Senghor fait alors glisser le qualificatif « noir » de l’humanisme à Maran. Les paragraphes dans lesquels il dresse son portrait en deviennent un exercice d’équilibrisme. Que Maran soit un humaniste, cela relève presque de l’évidence, mais Senghor ne fait pas référence à ses engagements contre les abus de la colonisation. Son Maran est humaniste au sens premier du terme : par ses études et ses lectures, il s’est acquis une « solide culture classique », une « culture humaniste », que le rédacteur semble assimiler à une « culture européenne »6. Il en voit la manifestation dans certaines qualités comme l’objectivité, l’esprit méthodique et la méticulosité. En un mot, pour reprendre le fameux aphorisme de 1939, Maran a assimilé la « raison hellène » (Senghor 1964 : 24). Il s’agit alors de montrer qu’il n’est pas simplement un « Français à peau noire », un produit de l’assimilation, mais bien un « homme noir ». Or, déjà dans ce texte de 1935, ce n’est pas le phénotype qui justifie le qualificatif, mais la « sensibilité nègre » et « l’âme nègre ». Celles-ci ne sont pas acquises, mais héritées : « Le génie de la brousse, à travers les générations d’exilés, l’a marqué de son tatouage ». En un mot, c’est par atavisme que Maran est « nègre ». Il n’est donc pas question de couleur de peau, mais de ce que Senghor nommera plus tard « psycho-physiologie du Noir » (Senghor 1964 : 53), laquelle se révélerait dans le style de l’auteur. Présenté comme « floraison naturelle », le style de Maran serait la manifestation de ses racines raciales. La description que Senghor en donne reste cependant fort succincte : « Maran a le ton grave et sentencieux de l’homme à peau noire » ; « il use des allitérations, onomatopées, redoublements et reprises de mots, de tous les procédés chers à ces artistes “primitifs” ». On le voit, la démonstration a cédé la place à la pétition de principe.

La conclusion de l’article porte sur l’homme, qui est « semblable à l’œuvre » :

Le peu que nous savons de sa vie intérieure si riche et si complexe a été « drame, duel entre Raison et Imagination, Esprit et Âme, Blanc et Noir » pour parler comme A. Césaire. Pourtant, Maran est arrivé à les concilier, car il n’y a pas là antinomie.

Nous pourrions ajouter « pour parler comme Senghor », tant il est surprenant de voir déjà énoncé, dans ce court texte de 1935, les leitmotive que nous trouverons jusque dans Ce que je crois publié en 1988, en particulier l’idée selon laquelle le « Nègre Nouveau » concilie en lui les deux pôles opposés et complémentaires que sont la « raison occidentale » et l’« âme nègre ».

3. Vues sur l’Afrique noire, ou assimiler et non être assimilés

Senghor mentionne Maran dans un de ses plus importants essais, Vues sur l’Afrique noire, ou assimiler et non être assimilés, écrit en 1943 et publié en 1945. Ce dernier apparaît dans la troisième partie, laquelle est dédiée à sa critique des méthodes coloniales de la IIIe République et à « l’exposé d’un programme fondé sur la réalité négro-africaine » (Senghor 1964 : 54). De nombreux paragraphes sont consacrés à la question de l’enseignement en AOF. Senghor est en quête d’un système éducatif qui éviterait deux écueils : l’un est l’assimilation culturelle (l’assimilation passive du titre, l’éducation qui crée des « Français à peau noire » au détriment de leur négritude) ; l’autre est la ségrégation culturelle qui maintiendrait l’indigène dans son statut de subordonné.

Avant la guerre, Senghor était proche de Marcel de Coppet, qui sera gouverneur-général de l’Afrique Occidentale Française (AOF) entre 1936 et 1938. On lui proposa le poste d’inspecteur général de l’enseignement en AOF, le poste autrefois occupé par Georges Hardy, qui avait instauré un enseignement différencié dans cette fédération de colonies7. Senghor, qui visait l’École nationale de la France d’outre-mer, a décliné, tout en acceptant d’être responsable d’un sondage qui portait sur l’éducation primaire en 1937. Il en est ressorti un rapport et deux conférences données respectivement à Dakar et à Paris (Wilder 2005). À Dakar, à la grande frustration des élites locales qui militent pour que l’enseignement donné soit le même qu’en métropole, il propose un projet de réforme scolaire qui n’est pas sans analogie avec l’école différenciée des humanistes coloniaux qui craignent le « déracinement » des populations administrées8. À Paris, il révèle qu’il n’est pas plus que ces mêmes élites naïf sur le fait que l’école est utilisée comme instrument de contrôle par l’administration coloniale, laquelle craint de créer plus d’« évolués » que le fonctionnariat peut absorber. L’enseignement différencié, en somme, est calibré pour créer des sujets et non des citoyens.

Un des biais majeurs de l’interprétation de la Négritude senghorienne est l’idée selon laquelle le mouvement se forme pour résister aux politiques assimilationnistes françaises et promouvoir la civilisation négro-africaine. Or les assimilationnistes ne sont pas les autorités coloniales, mais les élites dites « de couleur ». Bien que la mission que s’est attribuée la France reste « civilisatrice », l’administration met en œuvre des politiques associationnistes censées permettre aux colonisés d’« évoluer » dans le cadre de leurs civilisations respectives (Conklin 1997). Senghor est tout à fait conscient des enjeux. En substance, ce dernier distingue dans cet essai entre l’assimilation juridico-politique (l’accession à la citoyenneté) et l’assimilation culturelle (devenu le sens usuel du terme aujourd’hui), pour conclure en affirmant que l’accession à la citoyenneté est la condition de l’association des civilisations française et négro-africaine. Telles sont les conditions de réalisation de la Communauté impériale française qui doit remplacer l’Empire.

C’est dans ce cadre qu’il se réfère à Maran, dans des propos portant sur l’Enseignement supérieur, assuré à cette époque par l’école normale William Ponty. Comme Senghor l’indique, c’est elle qui forme les « futurs fonctionnaires » et les « futurs instituteurs indigènes », qu’il qualifie d’« agents les plus actifs de la Civilisation française en A.O.F. » (Senghor 1964 : 65). L’enseignement du français prodigué par cette école poursuit deux buts : le premier est l’acquisition d’idées et la formation de l’esprit ; le second est l’apprentissage de la langue française et la formation du style. Les écrivains français étudiés sont donc à la fois des « maîtres à penser » et des « maîtres à écrire » (Senghor 1964 : 65). Toutefois, selon Senghor, les professeurs ne savent pas discerner entre ce qu’ils appellent les « défauts noirs » (qui ne sont que des défauts d’élèves, qu’il trouve chez ses propres étudiants en métropole) et les qualités du style négro-africain (qui ne sont des défauts que par rapport à une norme française). Par conséquent, arrachant « le bon grain avec l’ivraie », ils forment des instituteurs dont la langue est correcte, mais sans style. Il met alors en question le choix des auteurs du programme et s’indigne du fait que Maran n’y figure pas : « Que ne fait-on lire René Maran aux élèves. Mais on continue de bouder Maran – pour la préface de Batouala » (Senghor 1964 : 66). En somme, Senghor présente Maran comme le maître à écrire par excellence, celui dont la prose comporte tant les qualités les plus essentiellement françaises, que les qualités du style négro-africain. S’agit-il seulement de littérature ? Batouala est censuré en Afrique française et, bien que Senghor ne le reprécise pas, un auteur au programme est aussi un maître à penser.

4. Afrique noire

Jusqu’en 1947, il n’existait aucune anthologie de textes d’écrivains issus de l’Empire français constituée et préfacée par un écrivain des colonies. Parues la même année que le lancement de la revue Présence Africaine, les deux premières sont Latitudes françaises : poètes d’expression française 1900-1945 (qui est dirigée par Damas) et les Plus beaux écrits de l’Union française et du Maghreb (Debaene 2013). Si l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française parue en 1948 est communément admise comme le manifeste de la Négritude (Ranaivoson 2010), le commanditaire, Charles-André Julien, en a confié la préface à Jean-Paul Sartre, qui offre son parrainage propice et encombrant9. Ces anthologies, accompagnées des revues dédiées à la promotion de la littérature noire, ont joué un rôle de premier plan dans l’invention et l’institutionnalisation de cette littérature (Mangeon 2009 : 41). Effectivement, non seulement Senghor laisse entrevoir sa conception de la « poésie nègre » par le choix de ses textes10, mais son anthologie publiée aux Presses universitaires de France n’a cessé d’être rééditée depuis.

Pour l’anthologie de 1947, Senghor écrit une longue introduction ethnographique et anthropologique intitulée La civilisation négro-africaine. Il la construit avec deux types de sources. La première est le folklore transcrit et édité par les lettrés africains. La seconde est l’africaniste allemand Leo Frobenius et les ethnologues coloniaux français que sont Delafosse, Delavignette et Labouret (Debaene 2013 : 290). Pourquoi l’anthologiste pense-t-il devoir dégager les traits de la civilisation négro-africaine pour son lecteur ? Premièrement, en accord avec sa critique des professeurs de William Ponty, il s’agit de lui proposer un décentrement esthétique, de se défaire de la norme française pour découvrir le « style nègre ». Senghor estime en effet que la « littérature nègre » est un produit de la « civilisation négro-africaine », au même titre que les artéfacts et contes que récoltent les ethnographes. Par sa présentation, il pense donc donner une grille herméneutique à son lecteur, afin d’éviter à celui-ci des erreurs d’interprétation et de jugement. Deuxièmement, un anthologiste ne fait pas que sélectionner des textes, il doit aussi justifier son choix. S’inspirant du modèle des littératures nationales européennes, mais sans langue commune pour unifier son corpus, Senghor adopte un modèle « civilisationnel ». Subdivisée en littérature écrite (en arabe), orale (en langues vernaculaires) et nouvelle (en français), cette littérature n’est pas celle d’une « nation », mais celle de la « civilisation négro-africaine ».

Dans La littérature nouvelle et sa sous-partie De l’ethnographie au roman, après Paul Hazoumé et Birago Diop, nous avons la surprise de trouver René Maran. « Le célèbre écrivain noir est Antillais », précise Senghor avant de justifier sa présence dans la partie Afrique noire de l’anthologie : « Cependant, il est négro-africain par les ouvrages qui ont fait sa réputation, car il n’a pu les écrire que parce qu’il était de lointaine descendance négro-africaine et que c’est l’Afrique qui lui en a donné conscience » (Senghor 1947 : 247). Le propos est similaire à celui énoncé dans L’Étudiant noir. On retrouve tant l’idée selon laquelle Maran a redécouvert son identité négro-africaine fondamentale en Afrique, que le recours à l’atavisme pour qualifier son style. Senghor clôt ce premier paragraphe en distinguant clairement entre les métiers de la plume, pour préciser que « [p]oète, essayiste et critique, Maran est, avant tout, romancier » (Senghor 1947 : 247). Son objet lui demandait néanmoins de « se faire poète » :

Sans doute le romancier a-t-il choisi dans Batouala ce qu’il y avait de plus primitif dans l’âme nègre. Cependant, c’était la première fois qu’un écrivain voyait le Négro-africain de l’intérieur. Dès lors, le romancier naturaliste devait se faire poète. Ce qu’il y a de remarquable en effet, est que Maran a voulu respecter le génie de la langue française – il a fait de solides études classiques à Bordeaux – tout en lui insufflant une couleur, un mouvement et comme une âme nègre. Et il y a réussi singulièrement dans Le Livre de la Brousse, son chef-d’œuvre. Nous en extrayons la page suivante qui est, plus qu’une description, un poème d’un lyrisme panique (Senghor 1947 : 247-248).

Nous avons donc deux définitions du poète dans cette courte présentation. La première repose sur les genres littéraires. Maran est poète parce qu’il écrit des textes reconnus comme poèmes. La seconde est beaucoup plus polysémique. Forgée à partir de poíêsis (« création »), elle s’oppose chez Senghor à la langue sans style des instituteurs susmentionnés. Poète (dans le premier sens du terme), mais avant tout romancier, Maran s’est fait poète (dans le second sens du terme). Nous touchons ici à la frontière qui distingue le précurseur des « poètes négro-africains de langue française » (Senghor 1947 : 253), lesquels sont présentés quelques pages plus loin dans la partie La poésie noire.

Cette partie comporte cinq poètes. Le premier est Maximilien Quénum, un néophyte du Dahomey qui a écrit une ode à la Vierge Marie11. Les quatre autres poètes sont Senghor, Damas, Césaire et René Maran. Pour justifier ce choix, Senghor explique que les poètes sont rares parmi « les écrivains négro-français » (Senghor 1947 : 253)12. Premièrement, la formation suivie à l’école normale William Ponty est avant tout scientifique et peu propice à l’émergence de poètes13. Deuxièmement, la nature même de la poésie française résiste à la création d’une « poésie néo-nègre de langue française » (Senghor 1947 : 256). Senghor se réfère à Thierry Maulnier pour étayer cette deuxième explication. Dans son Introduction à la poésie française, parue en 1939, Maulnier présente la poésie française comme une tradition ultra-littéraire qui ne repose pas sur les sentiments populaires, mais sur la raison et le travail du style. Ainsi, dans le choix de textes qui accompagne et exemplifie ses propos, il substitue le XVIe siècle au romantisme jusqu’alors considéré comme âge d’or de la poésie française (Debaene 2013 : 299). Senghor a-t-il expressément choisi Maulnier, qui porte les couleurs de l’Action française ? Voulait-il indiquer que, « dans un pays où la littérature est l’objet d’un culte pour ainsi dire national » (Senghor 1947 : 253) – c’est l’extrait qu’il cite –, celui qui veut créer une « littérature nègre d’expression française » (Senghor 1947 : 257) porte atteinte à la nation ?

Parce que les poètes d’expression française sont rares en Afrique, Senghor a décidé d’insérer des poètes antillais dans son anthologie, tout en annonçant qu’ils sont, comme Quénum et lui-même, des « représentants de la poésie néo-nègre de langue française » (Senghor 1947 : 256). Ledit précurseur se trouve ici à nouveau convoqué :

Ce n’est qu’avec René Maran que les écrivains antillais se sont affranchis de l’imitation docile de la Métropole et de la peur de leur négritude. Mais René Maran est un « classique ». Il ne chante le Nègre et l’Afrique que dans ses romans et d’une façon impersonnelle. Disons plus justement qu’il n’avait pas découvert sa négritude avant que l’Afrique la lui ait révélée (Senghor 1947 : 256).

Il produit ensuite un extrait d’À mon enfance, poème du recueil Les Belles Images. Il s’agit de huit alexandrins, dans lesquels Senghor discerne une note plus personnelle, mais qui ne sont toutefois pas représentatifs de la « poésie néo-nègre », parce que « le poète répugne à exprimer tout sentiment ou trait trop particulier » (Senghor 1947 : 256). Écrivain nègre parce que l’Afrique lui a révélé sa négritude, poète quand il est romancier naturaliste, Maran est poète français quand il est poète, parce que sa versification est française et ne porte pas les marques du « style nègre »14. Damas et Césaire, en revanche, sont des poètes « néo-nègres ». Présentés comme « les représentants les plus autorisés » de la jeune génération antillaise, ils sont « la minorité marchante et agissante » qui veut « aller plus loin » que Maran :

[Cette minorité] a pris conscience de sa personnalité sous l’influence de la renaissance négro-américaine et de la découverte de l’Afrique noire, au Quartier latin. Je me rappelle les longues soirées passées à la recherche d’une littérature nègre d’expression française, Afrique et Antilles fraternellement ensemble ! Les jeunes considèrent Maran comme un précurseur, mais ils veulent aller plus loin, particulièrement en poésie, et réaliser dans ce domaine ce qu’il a fait en prose. Dans le monde français, ils veulent exprimer leur négritude et, ainsi leur humanité la plus authentiquement humaine. Cultivés, nourris de Claudel et des surréalistes aussi bien que des classiques, ils veulent oublier leurs auteurs pour se retrouver. (Senghor 1947 : 257)

La nouvelle génération, en prenant conscience de sa personnalité, prend aussi conscience que la versification française ne lui permet pas d’exprimer sa négritude. C’est pour cela qu’elle rejette tant les classiques, que Claudel et les surréalistes. Or, si l’alexandrin des premiers ne survit pas aux retrouvailles, Senghor écrit sa poésie en versets comme le second et Césaire en vers libres comme les derniers, sans toutefois s’adonner à « l’imitation docile ». Aucune explication n’est donnée ici, et il faudra attendre des textes ultérieurs comme Langage et poésie négro-africaine ou L’esthétique négro-africaine pour que Senghor développe plus amplement sa théorie du « style nègre » pour justifier sa particularisation de cette poésie d’expression française. Pour l’instant, c’est la frontière entre ledit précurseur et les poètes « néo-nègres » qui est intéressante. La métaphore est spatiale : les jeunes « veulent aller plus loin ». Maran les a portés jusque-là, mais dès leur premier pas dans le domaine de la poésie, « la plus littéraire de toutes les activités littéraires », dit Maulnier cité par Senghor, le précurseur n’est plus à l’avant-garde.

5. René Maran précurseur de la Négritude

En 1961, un processus de décolonisation et des indépendances plus tard, le président-poète essaie d’établir la Négritude comme idéologie hégémonique, contre divers prétendants au titre, comme le panafricanisme et le marxisme, et contre des voix qui disent que la Négritude a servi son temps, quand elles sont généreuses, ou qu’elle est une dangereuse mystification, quand elles sont critiques. À la demande de Présence Africaine, Senghor rédige René Maran précurseur de la Négritude pour un ouvrage collectif publié en hommage à cet écrivain. Dans le texte de 1947, les jeunes considèrent Maran comme leur précurseur. Dans ce texte, Senghor déclare qu’il l’est effectivement, ce qui revient aussi à certifier que les poètes de la Négritude ont relevé leur défi avec succès.

Constatant le peu de lignes que la presse lui consacra à sa mort, Senghor écrit que, à part sa veuve et quelques vieux amis, « nous seuls, les militants de la Négritude, l’avons pleuré ». Pourquoi ? Parce que « nous sentions en lui, l’Ami, l’Aîné, je dis : le Précurseur de la Négritude » (Senghor 1964 : 407). L’ami, il l’a été : Maran prêtait attention aux générations d’écrivains noirs qui sont venus à la plume après lui. L’aîné, cela reste à voir, parce que la métaphore introduit l’idée selon laquelle il existe une famille d’écrivains noirs. Pour Senghor, c’est un fait et il conclut ainsi son texte : « Ce n’est que justice si, au jour anniversaire de sa mort, nous lui rendons un hommage filial » (Senghor 1964 : 411). Se déclarant fils, le « nous » établit Maran comme père, ce qui revient à forger une famille de toutes pièces. L’enjeu, en 1961, est de pérenniser la Négritude et cela se fait par la nomination de patriarches.

Toujours est-il que ce sont les fils qui servent de modèles pour dessiner le portrait du père : Maran, comme les « métisses culturels » des autres essais de Senghor, est à la fois « fils spirituel de la France » et « nègre ». « Écrivain français », parce qu’il a su donner à sa prose les qualités de la prose française, il est aussi « écrivain nègre », parce que son écriture affiche les deux caractéristiques du « style nègre » que sont « la force des images et la force du rythme » (Senghor 1964 : 409). L’argument est à nouveau circulaire, et cela s’explique certainement par le fait que l’enjeu n’est pas de faire l’étude stylistique de son œuvre. L’enjeu se perçoit dans l’esquisse de la réception de Maran proposée par le préfacier : « il fut en Francophonie, le premier que l’on somma de choisir entre l’“Écrivain français” et l’“Homme noir” » (Senghor 1964 : 409)15. Au-delà de l’évident anachronisme, c’est la non-homologie entre les termes qui est frappante. Senghor doit « négrifier » Maran pour lui décerner le titre de Précurseur de la Négritude et, comme en 1935, c’est l’« âme » manifestée par le style et non le phénotype qui justifie le qualificatif « noir ». Senghor partage donc les présupposés ethno-culturalistes du  « on » qu’il met en scène : les textes littéraires arborent nécessairement les traits stylistiques propres au groupe humain auquel appartient l’auteur. Il s’en distingue néanmoins par sa conviction que les traits sont cumulables et non mutuellement exclusifs, dessinant ainsi une Francophonie à la fois unie par la langue française et diversifiée par les styles particuliers aux groupes humains qui la forment. Quant au Maran devenu personnage de ce récit, il s’aligne à la pensée de Senghor. Refusant de se plier aux sommations, il parvient à démontrer qu’il est possible d’« exprim[er] “l’âme noire”, avec le style nègre, en français » et devient ainsi le premier « Écrivain nègre de langue française » (Senghor 1964 : 410).

Cependant, Senghor trace à nouveau la ligne de démarcation que nous trouvons dans les textes susmentionnés : « C’est dans cette Préface [de Batouala] que l’Écrivain attaque, de front, le système colonial. Au nom des Droits de l’Homme – pas encore de la Négritude » (Senghor 1964 : 408). La ligne de démarcation, nous l’avons dans « pas encore », qui révèle tant le caractère téléologique de l’interprétation de Senghor, que son but, qui est d’établir la Négritude comme l’aboutissement indépassable des mouvements anticoloniaux portés par les « hommes noirs ». En somme, d’un côté, il dote Maran d’une « âme nègre » pour l’établir comme père de la Négritude ; de l’autre, il limite la portée de son militantisme pour faire de son propre mouvement le fer de lance du combat pour l’émancipation des colonisés.

Aujourd’hui, Batouala est considéré comme « un jalon incontournable des littératures francophones » (Mangeon 2022 : 72), ce qu’atteste sa présence dans les histoires littéraires (Hage 2009 : 82). C’est aussi dans cette préface que Senghor écrit que « [t]out le “roman nègre” en Francophonie procède de René Maran » (Senghor 1964 : 408), phrase qui est tant descriptive que prescriptive. Mais comme l’écrit Loïc Céry, ce qui distingue Maran est le fait qu’il est l’un des premiers à incarner la « figure intellectuelle particulière de l’écrivain noir au sein de la société française » (Céry 2018 : 186). Ce qu’il aura inauguré, peut-être moins par ses romans que par ses prises de positions militantes dans des journaux et son implication dans le comité de rédaction de revues comme Les Continents et La Revue du monde noir, c’est le débat au sujet de la « question noire » en France. Or ce qu’il dit au sujet de ses amis américains vaut aussi pour Senghor. Dans Présence Africaine, il déplore « l’anthroponégrisme maladif » des premiers, qui ramènent tout à leur race (Maran 1949 : 137). On le sait par Kesteloot, Maran « avait tendance à voir [dans la Négritude] un racisme plus qu’une nouvelle forme d’humanisme » (Kesteloot 2001 : 57) et, comme le montre Geneste, Maran ne peut pas souscrire à la définition senghorienne du « Nègre ». En effet, pour lui, l’identité « nègre » n’est pas une détermination sociale ou historique, elle est « tout au plus une construction sociale hétéro-racisante, expression du racisme colonial » (Geneste 2010 : § 41). En le « négrifiant » pour l’inscrire en amont de la Négritude, Senghor va donc à rebours des convictions de Maran, mais ce faisant participe, dans le domaine francophone du moins, à sa canonisation.

6. L’annonciateur de la Cité de demain

6.1. Précurseur, mais pas prophète

Qu’elle soit celle d’une course ou celle d’une quête, Senghor file une métaphore qui s’appuie sur l’étymologie du terme « précurseur ». Entre la description de 1947 et la rétrospective de 1961, celui qui court devant le groupe pour lui ouvrir la voie devient celui qui l’a précédé. En somme, c’est au moment où il se fait dépasser que Maran reçoit son titre. Écrivain nègre, mais poète français, le Maran de Senghor est nommé précurseur pour délimiter le groupe qui est désormais en tête de course. Ce « nous » est celui qui a créé, dans une langue et une tradition poétique qui résistait à l’expression de sa personnalité, la « poésie nègre de langue française ».

Senghor est catholique. Il ne s’agit pas ici de montrer la part des penseurs chrétiens dans sa théorisation de la Négritude, mais de rappeler que Saint-Jean-Baptiste, chargé d’annoncer la venue du Christ, est nommé le Précurseur. Considéré comme le plus grand des prophètes de la première alliance par Jésus, il en est le dernier, car l’arrivée du Christ marque l’avènement d’une nouvelle alliance et du nouveau régime qu’est le Royaume des Cieux16. Je laisse la glose aux exégètes, pour paraphraser Senghor. S’il est le plus grand des « Aînés », Maran le précurseur, n’est pas poète de la Négritude. Jean le Baptiste ouvre la voie au Christ, Maran ouvre la voie à la Négritude. Leur mission accomplie, les précurseurs sont décapités. Cette mise en regard est certes un peu cavalière, mais je suis d’avis que la commémoration d’alors explique en partie l’oubli d’aujourd’hui. Devenu maillon dans l’histoire littéraire forgée par Senghor et reprise par les universitaires, Maran est assigné à son rôle de précurseur de la Négritude et son œuvre réduite à ses romans, quand elle n’est pas limitée à Batouala17.

Toutefois, la comparaison avec Jean le Baptiste cesse dès qu’il est question de prévoir l’avenir, car le précurseur est aussi celui qui annonce le Royaume des Cieux qui advient. Le terme de « précurseur » est en effet porteur de sèmes latents qui l’insèrent dans le réseau sémantique du prophétisme, mais Senghor ne les active pas quand il fait de Maran l’ouvreur de voie. S’il trace une frontière si nette entre Maran et les « militants de la Négritude », c’est parce que seuls les « poètes néo-nègres » sont prophètes, dont Césaire présenté ici dans Les plus beaux écrits :

Il est surtout connu pour son Cahier d’un retour au pays natal. Dans ce poème […] le poète chante l’ancien esclavage et prophétise la Cité nouvelle qui sera belle et libre, d’une liberté intellectuelle et morale, la vraie liberté. (Senghor 1947 : 258)

Césaire prophétise « la Cité nouvelle ». Quelle est-elle ? Pour les lecteurs catholiques de la Colombe, la référence à la Jérusalem des derniers temps est évidente. Elle l’est aussi pour les lecteurs du Seuil, chez qui Senghor publie son recueil Éthiopiques en 1956, recueil dont la postface comporte un propos tout à fait similaire :

Il m’a donc suffi de nommer les choses [du Royaume d’Enfance], les éléments de mon univers enfantin, pour prophétiser la Cité de demain, qui renaîtra des cendres de l’ancienne, ce qui est la mission du Poète. (Senghor 1964 : 221)

Image d’un monde réconcilié et de l’Unité retrouvée, la « Cité de demain » de Senghor n’est toutefois pas la nouvelle Jérusalem révélée à Jean de Patmos. Effectivement, il ne s’agit pas d’attendre son avènement dans l’ère eschatologique, mais de construire cette Cité « dans l’égalité des peuples fraternels »18 dans le « monde nouveau »19 qui mettra fin à l’ère coloniale. Aujourd’hui, l’idée selon laquelle la Négritude est une défense et illustration du « Royaume d’Enfance » a fait tomber dans l’oubli la « Cité de demain » prophétisée. Il n’est effectivement pas uniquement question de poésie dans les textes de Senghor. Plus précisément, comme je le montrerai rapidement dans ce qui suit, dans la France coloniale au sein de laquelle il théorise la Négritude, les questions culturelles ne peuvent pas être séparées des questions politiques. Cela nous permettra de comprendre ce qui singularise l’anticolonialisme de ceux qui affrontent le système colonial au nom « de la Négritude ».

6.2. Comme les lamantins vont boire à la source

En 1956, Senghor est secrétaire d’État à la présidence du Conseil du cabinet Edgar Faure et mène de front plusieurs combats pour défendre les intérêts des Français d’outre-mer. Le contexte est densément chargé. Sur le plan politique, la conférence de Bandung s’est tenue en avril 1955, où le colonialisme est déclaré intrinsèquement inique et irrachetable par des réformes. En Algérie française, le Front de libération nationale mène son insurrection. À Paris, le ministre de la France d’outre-mer Gaston Deferre rédige la loi-cadre qui porte son nom, s’assurant les services de Félix Houphouët-Boigny, grand rival de Senghor, et dont le parti, le Rassemblement Démocratique Africain vient de remporter un écrasant succès aux élections. Sur un plan plus culturel et littéraire, alors que les travaux préparatoires du premier Congrès des écrivains et artistes noirs sont en cours, deux débats se déclenchent dans les pages de la revue Présence africaine. Selon Romuald Fonkoua, ces débats politico-littéraires vont poser le cadre à l’intérieur duquel vont être pensées les « littératures nègres » et les « poésies nègres » pendant les décennies qui vont suivre (Fonkoua 2011). Le premier est lancé par Césaire, qui reprochait à René Depestre de s’être engagé dans la ligne fixée par Louis Aragon dans ses articles publiés dans Les Lettres françaises sur la « poésie nationale » et d’avoir négligé la « spécificité nègre »20 ; le second, par Mongo Béti, qui prescrit de créer un roman africain engagé et anticolonial (Dia : 2003).

Intitulée Comme les lamantins vont boire à la source, la postface que Senghor adjoint à Éthiopiques21 n’est pas une présentation du recueil, mais une réponse aux critiques adressées aux « poètes nègres » à la suite de la publication de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française en 1948. Les reproches sont de deux ordres : « [les critiques] somment22 les poètes nègres, parce qu’ils écrivent en français, de sentir en français, quand ils ne les accusent pas d’imiter les grands poètes nationaux » (Senghor 1964 : 218). Incarnant chacun de façon emblématique ces poètes, Senghor imiterait Saint-John Perse et Césaire lasserait « par son rythme de tam-tam » (Senghor 1964 : 218). Autrement dit, l’injonction est contradictoire : ce qui ressemble est taxé de mimétisme, ce qui diffère est rappelé à l’ordre. En réponse, l’anthologiste explique les traits stylistiques de Césaire en adoptant une perspective culturaliste : « comme si le propre du zèbre n’était pas de porter des zébrures » (Senghor 1964 : 218). La métaphore est indubitablement racialiste, mais Senghor amende ensuite son propos : « En vérité, nous sommes des lamantins, qui, selon le mythe africain, vont boire à la source, comme jadis, lorsqu’ils étaient quadrupèdes – ou hommes » (Senghor 1964 : 218). Comme dans René Maran : l’humanisme noir et nous, le postulat est que « l’homme noir est resté homme ». Corollairement, toute personne déshumanisée par la Civilisation qui « se fait nègre avec les nègres »23 peut retrouver les sources de son humanité.

Ces éléments exposés, il peut en venir à son point :

Il n’est pas question de comparer les poètes de l’Anthologie aux grands poètes nationaux, encore qu’un Gaétan Picon, un Jean-Paul Sartre, un André Breton n’hésitent pas à hausser Césaire au niveau des plus grands. Notre ambition est modeste : elle est d’être des précurseurs, d’ouvrir la voie à une authentique poésie nègre, qui ne renonce pas, pour autant, à être française. […] Reprocher, à Césaire et aux autres, leur rythme, leur « monotonie », en un mot leur style, c’est leur reprocher d’être nés « nègres », antillais ou africains et non pas « français » sinon chrétiens ; c’est leur reprocher d’être restés eux-mêmes, irréductiblement sincères. (Senghor 1964 : 224)

Bien que Senghor développe des propos fort similaires dès 1962 pour faire l’apologie de la Francophonie, ces lignes doivent être lues à la lumière de leur contexte d’écriture. En 1948 comme en 1956, à l’exception des Haïtiens, les poètes de l’Anthologie sont des poètes de nationalité française. La comparaison n’est donc pas entre poètes nationaux et poètes étrangers, mais entre membres de la nation française. Autrement dit, Senghor met en scène des détracteurs de la « poésie nègre de langue française » qui semblent moins mus par des questions esthétiques que par des inquiétudes ethnonationalistes. Qu’un art puisse être « nègre » et apprécié, la vogue primitiviste l’avait déjà montré, mais déclarer qu’une « authentique poésie nègre » est « française » (et pas simplement « en français »), revient à s’attaquer à la putative homogénéité culturelle de la nation française. À la question, qui aura la vie longue, « Pourquoi alors écrivez-vous en français ? » (Senghor 1964 : 225), Senghor répond avec une métaphore biologique tissée de culturalisme : « Parce que nous sommes des métis culturels, parce que, si nous sentons en nègres, nous nous exprimons en français » (Senghor 1964 : 225). L’atavisme explique pourquoi les « poètes nègres » ne peuvent pas sentir « en français » ; le fait que la langue française est « à vocation universelle » explique qu’ils aient pu l’assimiler et faire de ces « grandes orgues qui se prêtent à tous les timbres » (Senghor 1964 : 226) leur instrument de prédilection. En un mot, dans cette mise en scène d’un conflit entre les critiques littéraires qui somment les « poètes nègres » de « sentir en français » et des « métis culturels » qui « sent[ent] en nègres », Senghor laisse aussi entrevoir son projet politique.

6.3. L’égalité et l’unité dans la diversité

Quelques éléments de contexte sont encore nécessaires pour comprendre l’affirmation selon laquelle les « poètes nègres » prophétisent la « Cité de demain » (Senghor 1964 : 221). À la différence de leurs homologues américains et britanniques, ces poètes n’évoluent pas dans un État qui construit la différenciation inégalitaire de ses ressortissants sur le concept de race, lequel n’apparaît ni dans les textes du droit commun ni dans le droit colonial (Lochak 1992). Certes, le fait que la race n’est pas une catégorie juridique en France ne l’empêche pas d’être le référent implicite des catégories juridico-politiques coloniales (Falconieri 2011). Cette absence n’endigue pas non plus le racisme subi au quotidien, que celui-ci soit le racisme ordinaire ou sa variante spécifiquement coloniale décrite par Maran. Toutefois, le concept de « race » peut être mobilisé de manière distincte en France, et Senghor, qui accuse plus d’une fois ses codéputés de racisme à l’Assemblée nationale, ne manque pas de le faire. On peut tout à fait critiquer le fait qu’il puise à pleines mains dans la « bibliothèque coloniale » (Mudimbe 2021) pour construire sa « race nègre », mais il faut aussi remarquer qu’il l’utilise comme levier pour revendiquer des droits pour les citoyens d’outre-mer. En effet, dire que la ségrégation n’était pas raciale en France n’est pas dire que le système colonial pouvait se maintenir sans différenciation inégalitaire : dans les Républiques que Senghor a connues, les Français étaient différenciés entre Français optimo jure (citoyens de statut civil français) et Français minuto jure (sujet indigène, remplacé par citoyen de statut civil de droit local en 1946). Le grand partage entre ces deux catégories se justifiait par le droit privé auquel la personne était soumise, et par extension, par la différence des mœurs et coutumes24. Senghor, qui a accédé à la citoyenneté française en 1932, sait que le Français minuto jure qui se porte candidat au changement de statut doit avoir démontré qu’il s’est « rapproché de notre civilisation »25. Pour reprendre les termes des détracteurs, pour accéder au droit de cité dans la République, il était nécessaire de « sentir en français ».

Tant les prises de position de Senghor, que son apologie de la République fédérale française, peuvent se résumer à la citation suivante, laquelle est extraite du second rapport sur la révision du titre VIII qu’il rend à Edgar Faure en 195526 : « la communauté suppose l’égalité et l’unité dans la diversité » (Senghor, 1971, p. 173). Dans une France où l’inégalité est justifiée par la différence culturelle, il ne fait pas que décrire la « Cité de demain » vue à l’horizon, il indique les conditions de réalisation de la communauté utopique. Cet anticolonialisme de Senghor n’est pas si éloigné de celui du Maran qui prend position dans la presse des années 1920, celui que l’historien Philippe Dewitte nomme « le plus important militant nègre de sa génération » (Dewitte 1986 : 70). Ni l’un ni l’autre ne souhaite l’avènement des indépendances et l’un comme l’autre cible la différenciation inégalitaire sur laquelle repose le système colonial. Maran, qui ne s’est jamais attaqué au principe même de la colonisation, prônait des réformes pour créer un système en adéquation avec les valeurs républicaines27. Toutefois, sa race noire est formée de ces hommes qu’on garde hors de l’humanité pour bafouer leurs droits. Ce n’est pas la race noire de Senghor, dont on bafoue les droits, mais qui est aussi dépositaire d’une culture. La référence de Maran est l’homme abstrait des Lumières, l’homme abstrait de Schœlcher à la tombe duquel il se rend chaque année pour commémorer l’abolition de l’esclavage. Son utopie est ainsi l’extension de l’isonomie républicaine dans les colonies, c’est-à-dire que tous, noirs ou blancs, soient libres et égaux en droits28. Senghor, en revanche, est conscient du fait que la condition d’accession à la pleine citoyenneté est l’assimilation culturelle. Il sait que l’homme abstrait n’est pas l’homme concret amputé de ses mœurs et coutumes. L’homme abstrait, l’homme universel, est bien plutôt celui qui « sent en français », autrement dit, il est tout aussi concret que celui qui « sent en nègre ». Certes Maran interpelle la société française sur le problème de la colonisation, certes il est une personnalité noire de première importance, mais il ne peut être « militant de la Négritude », parce qu’il n’a pas conscience que l’avenir pour lequel il s’engage ne peut advenir sans la disparition de la « civilisation négro-africaine ». Cela explique pourquoi Senghor fait de Maran le précurseur de la Négritude, mais pas l’annonciateur de la « Cité de demain ».

Conclusion

Pour Senghor, seuls sont prophètes ceux qui créent la « poésie nègre de langue française », qui est « nègre » et « française » à l’image de la « Cité nouvelle ». S’ils sont unis par leur anticolonialisme et par leur défense de la cause noire, les deux intellectuels se distinguent par l’utopie dont ils souhaitent la réalisation. En intronisant Maran comme précurseur de la Négritude, Senghor ne fait pas que forger son « nous », il subordonne le possible entrevu par l’auteur de Batouala à sa propre vision de l’avenir. En effet, la vue divergente n’est pas comprise comme une utopie alternative, mais est présentée comme une étape nécessaire à la prise de conscience des « militants de la Négritude ». Il n’en reste pas moins que, à la publication de l’hommage posthume en 1965, les conditions de réalisation de la Cité entrevue ne peuvent plus être réunies, car les citoyens bénéficiant du statut civil de droit local ont perdu leur nationalité française aux indépendances. Rectifiant sa vision de l’avenir, Senghor a gardé « l’unité dans la diversité » pour présenter une Francophonie, dans laquelle il n’est plus question d’égalité citoyenne, mais d’un « Humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre ». La Négritude devient un « humanisme noir » nécessaire à l’avènement de la « Civilisation de l’Universel » (Senghor 1964 : 363). Quant aux précurseurs, ils ne peuvent plus prophétiser une Cité française, et s’ils peuvent continuer à ouvrir la voie à une poésie « authentiquement nègre », pour la majorité d’entre eux, celle-ci ne sera plus française, mais en langue française.

1 Dans cette citation, comme dans les suivantes, les italiques sont de Senghor.

2 Nous sommes en 1963, la Négritude de Senghor (de même que la Francophonie pour laquelle il milite) est en compétition avec le panafricanisme de

3  Pour Michel Fabre, Maran est « le maillon le plus solide (avec Locke) de la chaîne qui unit les négritudes américaine, antillaise et africaine (

4 Publié en version française chez Gallimard en 1936. Selon Senghor, c’est Césaire qui lui a fait découvrir l’ouvrage.

5 Pour les citations de cette partie, se référer à Senghor, Léopold Sédar, « L’humanisme et Nous : René Maran », L’Étudiant noir, https://gallica.bnf.

6 Sur la « bibliothèque antique » de Maran, voir Mouralis 2013.

7 Georges Hardy est l’auteur d’Une conquête morale. L’enseignement en AOF, Paris, A. Colin, 1917. Pour d’éclairantes pages à son sujet, voir : Canut 

8 Pour une description détaillée du contexte et des enjeux, voir : Labrune-Badiane & Smith 2018.

9  Cf. : Diagne 2007.

10 Mangeon rappelle que ces anthologies sont publiées aux premières heures de la IVRépublique et que Damas et Senghor pouvaient prendre appui sur la

11 Dans sa longue introduction de cette anthologie publiée par une maison d’édition à la tonalité chrétienne affirmée, Senghor avait proposé de

12 Dans son anthologie de 1948, les seuls poètes d’Afrique sont Birago Diop, David Diop et Senghor lui-même, sélection qui réduit la poésie de l’

13 C’est surtout dans le domaine du théâtre que la créativité a été encouragée à Ponty. Voir : Warner 1976.

14  L’année suivante, Senghor introduit L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française avec un propos tout à fait similaire 

15 La sommation de choisir entre deux identités est une fabrication de Senghor. Dans son étude de la réception de Batouala, Ferroudja Allouache met en

16 Cf. : L’Évangile selon Matthieu, chapitre 11.

17 Roger Little qualifie cette méconnaissance d’« injustice » (Little 2005 : 63) et œuvre pour faire connaître la poésie de Maran.

18 Je cite ici un vers du poème Au Guélowâr publié en 1948 dans le recueil Hosties noires.

19 Je cite ici l’introduction de Ce que l’homme noir apporte : « Que le Nègre soit déjà présent dans l’élaboration du monde nouveau, ce ne sont pas

20  Je rappelle que sa lettre de démission à Maurice Thorez date de 1956.

21  Senghor a offert un exemplaire de son recueil à René Maran. Il porte la dédicace suivante ; « À René Maran qui nous ouvris la voie de la Négritude

22 Il n’est pas anodin que Senghor utilise ce même verbe dans René Maran précurseur de la Négritude.

23  Cette expression, que Senghor cite fréquemment, est extraite de la Lettre destinée aux Communautés de Dakar et du Gabon du père François Libermann

24 Depuis 1804, le citoyen français est par définition la personne soumise au Code civil. Cf. Saada 2003, Saada 2006, Urban 2018.

25  Je cite ici le décret du 21 août 1932 qui liste les conditions que doit remplir le candidat à la citoyenneté française. Ces conditions restent en

26  Le titre VIII de la Constitution comporte les articles relatifs à l’Outre-mer.

27 Elsa Geneste distingue entre deux types de réponses républicaines à la question noire, exemplifiées respectivement par Maurice Delafosse et René

28  Bernard Mouralis compare Maran à Gaston Monnerville pour montrer qu’ils « ont partagé la même foi dans les valeurs émancipatrices de l’humanisme

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1 Dans cette citation, comme dans les suivantes, les italiques sont de Senghor.

2 Nous sommes en 1963, la Négritude de Senghor (de même que la Francophonie pour laquelle il milite) est en compétition avec le panafricanisme de Kwame Nkrumah.

3  Pour Michel Fabre, Maran est « le maillon le plus solide (avec Locke) de la chaîne qui unit les négritudes américaine, antillaise et africaine (Fabre 1973 : 172). Le rôle crucial joué par Jeanne et Paulette Nardal comme point de contact entre les intelligentsia françaises et américaines est aujourd’hui mieux connu (Boni 2014), mais comme le montre Chidi Ikonne, Maran est très actif dans la promotion des auteurs de la Negro Renaissance en France, et cela déjà dans les années 1920. Ce service lui est rendu outre-Atlantique, notamment par Locke, qui ne parviendra cependant pas à faire publier d’autres de ses œuvres (Ikonne 1979). Anthony Mangeon met en lumière l’entremêlement des motifs littéraires et politiques qui caractérise la réception de Batouala en Amérique Noire. Si Maran fait figure de modèle en rompant avec l’exotisme littéraire de la littérature coloniale, on craint que son tableau des mœurs africaines consolide les stéréotypes racistes. La réception politique de Maran est aussi équivoque : la réussite de ce dernier est mise au service d’un militantisme politique qui dénonce le modèle américain en valorisant stratégiquement le modèle républicain (Mangeon 2005).

4 Publié en version française chez Gallimard en 1936. Selon Senghor, c’est Césaire qui lui a fait découvrir l’ouvrage.

5 Pour les citations de cette partie, se référer à Senghor, Léopold Sédar, « L’humanisme et Nous : René Maran », L’Étudiant noir, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9785762s [consulté le 14/02/2022].

6 Sur la « bibliothèque antique » de Maran, voir Mouralis 2013.

7 Georges Hardy est l’auteur d’Une conquête morale. L’enseignement en AOF, Paris, A. Colin, 1917. Pour d’éclairantes pages à son sujet, voir : Canut 2021.

8 Pour une description détaillée du contexte et des enjeux, voir : Labrune-Badiane & Smith 2018.

9  Cf. : Diagne 2007.

10 Mangeon rappelle que ces anthologies sont publiées aux premières heures de la IVRépublique et que Damas et Senghor pouvaient prendre appui sur la Constitution de 1946 pour exiger une parité dans les champs politiques, culturels et littéraires. Ainsi, écrit-il que « ces trois anthologies participent […] d’un même projet, tout à la fois littéraire et politique : leurs auteurs veulent avant tout manifester l’émergence d’une nouvelle littérature au sein de l’empire français, parallèlement à la profonde mutation des relations entre métropole et colonies qu’instaure la création de l’Union Française » (Mangeon 2103 : 39).

11 Dans sa longue introduction de cette anthologie publiée par une maison d’édition à la tonalité chrétienne affirmée, Senghor avait proposé de comprendre l’animisme comme un « mysticisme nègre ». Cette ode, « où le mysticisme nègre rejoint si heureusement le mysticisme catholique » (Senghor 1947 : 253), sert principalement à exemplifier ce propos.

12 Dans son anthologie de 1948, les seuls poètes d’Afrique sont Birago Diop, David Diop et Senghor lui-même, sélection qui réduit la poésie de l’Afrique noire à celle du Sénégal, et surtout garde dans l’ombre des poètes comme Bernard Dadié et Fodéba Keïta, importants à l’époque, mais dont les poèmes sont parus dans le journal Réveil, l’organe du parti rival qu’est le Rassemblement Démocratique Africain (Mangeon 2013 : 40).

13 C’est surtout dans le domaine du théâtre que la créativité a été encouragée à Ponty. Voir : Warner 1976.

14  L’année suivante, Senghor introduit L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française avec un propos tout à fait similaire : « [Le directeur de cette collection] voulait que je ne retinsse que les noms de quelques-uns parmi ceux qui affirmaient, avec leur talent, leur négritude […]. On ne sera donc pas surpris de n’y pas trouver d’extraits de grands écrivains comme René Maran, qui fut un précurseur plus par ses romans et contes que par ses poèmes » (Senghor 1948 : 2).

15 La sommation de choisir entre deux identités est une fabrication de Senghor. Dans son étude de la réception de Batouala, Ferroudja Allouache met en évidence les deux isotopies – celle de la couleur de peau et celle de la langue – qui saturent le discours des journalistes. La première sert à racialiser Maran et le séparer socialement des Français ; la seconde à l’écarter de l’histoire littéraire en neutralisant la littérarité de l’œuvre (Allouache 2021 : p. 86-89). Elsa Geneste montre que Maran n’a plutôt pas la possibilité d’échapper « à diverses formes d’assignations identitaires » (Geneste 2010 : § 7).

16 Cf. : L’Évangile selon Matthieu, chapitre 11.

17 Roger Little qualifie cette méconnaissance d’« injustice » (Little 2005 : 63) et œuvre pour faire connaître la poésie de Maran.

18 Je cite ici un vers du poème Au Guélowâr publié en 1948 dans le recueil Hosties noires.

19 Je cite ici l’introduction de Ce que l’homme noir apporte : « Que le Nègre soit déjà présent dans l’élaboration du monde nouveau, ce ne sont pas les troupes d’Afrique engagées en Europe qui le prouvent » (Senghor 1964 : 22). Ce qui le prouve est sa « présence actuelle » dans la littérature et l’art. Cette « présence » laisse présager des « présences virtuelles » dans la religion, dans la société et dans le politique, « apports nègres » qui sont nécessaires à « l’élaboration d’un monde plus humain » (Senghor 1964 : 33).

20  Je rappelle que sa lettre de démission à Maurice Thorez date de 1956.

21  Senghor a offert un exemplaire de son recueil à René Maran. Il porte la dédicace suivante ; « À René Maran qui nous ouvris la voie de la Négritude, en hommage amical ». Cf. : Ba, Ousmane, René Maran, critique littéraire, http://bibnum.ucad.sn/viewer.php?c=mmoires&d=desl_603 [consulté le 14/92/2022].

22 Il n’est pas anodin que Senghor utilise ce même verbe dans René Maran précurseur de la Négritude.

23  Cette expression, que Senghor cite fréquemment, est extraite de la Lettre destinée aux Communautés de Dakar et du Gabon du père François Libermann.

24 Depuis 1804, le citoyen français est par définition la personne soumise au Code civil. Cf. Saada 2003, Saada 2006, Urban 2018.

25  Je cite ici le décret du 21 août 1932 qui liste les conditions que doit remplir le candidat à la citoyenneté française. Ces conditions restent en vigueur jusqu’aux indépendances.

26  Le titre VIII de la Constitution comporte les articles relatifs à l’Outre-mer.

27 Elsa Geneste distingue entre deux types de réponses républicaines à la question noire, exemplifiées respectivement par Maurice Delafosse et René Maran. « D’un côté, certains combattent pour le droit des Noirs à affirmer leur différence culturelle et rejettent l’intégration politique. De l’autre, certains défendent une conception individualiste de l’égalité et par conséquent l’extension de la citoyenneté à l’ensemble des indigènes d’Afrique » (Geneste 2016 : §3). Senghor réclame tant l’égalité politique que le droit à la différence culturelle.

28  Bernard Mouralis compare Maran à Gaston Monnerville pour montrer qu’ils « ont partagé la même foi dans les valeurs émancipatrices de l’humanisme républicain auquel ils avaient été formés » (Mouralis 2005 : 119). L’un comme l’autre distingue entre les « valeurs républicaines incarnées par Victor Schœlcher » (Mouralis 2005 : 114) et le comportement des fonctionnaires coloniaux.

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