Asepsie Noire ! de René Maran : l’envers critique d’un discours

Hervé Sanson

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Hervé Sanson, « Asepsie Noire ! de René Maran : l’envers critique d’un discours », Archipélies [Online], 14 | 2022, Online since , connection on 19 April 2024. URL : https://www.archipelies.org/1303

L’essai intitulé Asepsie noire !, fruit d’une commande des laboratoires Martinet, paru en 1931, n’est pas un simple plaidoyer en faveur de la médecine coloniale, ni un état des lieux objectif, volontairement neutre, des rituels prophylactiques ou thérapeutiques à l’œuvre en Afrique : pour qui sait lire entre les lignes, le texte de Maran se veut positionnement discret mais bien réel quant à l’attitude à adopter vis-à-vis des coutumes de l’Autre, celui que l’on prétend coloniser, extraire des « ténèbres de l’ignorance ». Leçon de savoir-vivre, viatique d’un véritable respect de celui qui apparaît comme différent, Asespie noire ! ménage deux niveaux de lecture par la mise en place d’un double discours qui parcourt les quarante pages du texte, et fait de cet essai peu connu dans l’œuvre de l’auteur de Batouala, un révélateur, un négatif, des positions authentiques de l’intellectuel antillo-guyanais.

The essay entitled Asepsie noire !, published in 1931, is not a simple plea in favour of colonial medicine, nor is it an objective and deliberately neutral inventory of the prophylactic or therapeutic rituals at work in Africa: for those who can read between the lines, Maran’s text is intended to be a discreet but very real positioning of the attitude to be adopted towards the customs of the Other, the one we claim to be colonising, to extract from the “darkness of ignorance”. A lesson in manners, a viaticum of true respect for the one who appears different, Asespie noire ! provides two levels of reading by setting up a double discourse that runs through the forty pages of the text, and makes this little-known essay in the work of the author of Batouala, a revelation, a negative, of the authentic positions of the Caribbean-Guyanese intellectual.

Introduction

« À la base de toute colonisation est un but :
celui du profit. Mais ce profit ne doit pas
être obtenu au détriment de qui que ce soit ;
la race colonisatrice et la race colonisée
doivent en tirer bénéfice. »
Victor Augagneur,
Erreurs et brutalités coloniales, 1927.

En 1931, l’auteur de Batouala publie deux essais liés à l’entreprise coloniale française en Afrique : l’un, Le Tchad de sable et d’or, publié chez Alexis Redier en un volume de cent-cinquante-neuf pages illustré, est le quatrième numéro d’une collection intitulée « Toutes nos colonies » ; le second, Asepsie noire !, comptabilisant quarante-quatre pages, fruit d’une commande de l’éditeur Laboratoires Martinet, aborde les pratiques médicales ayant cours en Afrique, et notamment en Oubangui-Chari, région où Maran a exercé les fonctions d’administrateur colonial. Ce titre apparaît comme la synthèse des observations développées plus longuement dans l’autre ouvrage, Le Tchad de sable et d’or, à tonalité autobiographique. Par ailleurs, Légendes et coutumes nègres en Oubangui-Chari, publié en 1933 chez Arthème Fayard, reprendra la matière d’Asepsie noire en l’enrichissant considérablement1.

Asepsie Noire !, réédité en fac-similé pars les éditions Jean-Michel Place en 2007, comporte un certain nombre d’illustrations, dessins ou photographies, apportant une caution visuelle à l’ensemble des considérations de Maran, égrenées au long des chapitres intitulés successivement : « De la colonisation en général et de la colonisation médicale en particulier » ; « Les sorciers et les sociétés secrètes » ; « Sorciers blancs et sorciers noirs » ; « Les noirs et l’hygiène » ; « De l’accouchement et de la puériculture » ; « Traitement de certaines douleurs locales, de la dysenterie et de la blennorrhagie » ; « À propos de l’excision et de la circoncision. – Aphrodisiaques » ; « Appendicite et fièvre jaune » ; enfin « Conclusions ».

Un essai tel qu’Asepsie Noire ! ne surgit pas dans le paysage éditorial tel un hapax ; il s’inscrit dans un contexte bien spécifique que Delphine Peiretti-Courtis dans son excellent Corps noirs et médecins blancs a brossé dans le chapitre douze de la troisième partie, « “Faire du Noir” ou la peur de la dépopulation africaine2 ». La dépopulation en France engendrée par l’hécatombe de la Première Guerre Mondiale, et le constat d’une dépopulation parallèle en Afrique, sont dues à une conjonction de facteurs : ainsi, « la mobilisation et le départ de nombreux médecins, la sécheresse des régions soudano-sahéliennes et les épidémies de grippe et de typhus »3 observés notamment en AOF, ont entraîné une mortalité à laquelle les politiques européens entendent remédier. Ainsi, une politique nataliste est mise en place en France tandis que le souci de préserver les populations de l’Empire, réserve de forces vives pour une nation en quête de régénération, se fait jour. Le médecin de brousse apparaît alors comme le principal vecteur de cette lutte. Peiretti-Courtis écrit ainsi : « Le médecin de brousse constitue donc un allié incontournable de la colonisation. En développant des recherches sur les populations indigènes et en mettant en place des programmes de lutte contre les endémies tropicales, le praticien colonial est présenté comme un protecteur de la race noire4 ». Elle ajoute : « Le médecin est l’indispensable auxiliaire des diverses administrations coloniales. C’est de plus un merveilleux agent de pénétration dans le milieu indigène. » René Maran s’inscrit donc dans cette grille de lecture lorsqu’il fait l’éloge de la colonisation médicale dès le premier chapitre.

1. Un hiatus entre le projet de colonisation et la colonisation réelle

Cet essai ne se présente pas comme un seul traité médical, mais élargit considérablement la perspective : le regard ethnologique que jette Maran lui permet de questionner, à nouveaux frais, le bien-fondé de l’entreprise de colonisation et le processus de civilisation engagé. Le texte que propose Maran outrepasse les limites du genre qui lui était assigné et les attentes de l’institution à l’origine du projet. D’emblée, le titre interpelle, dérange, mine le terrain : René Hénane, auteur d’une préface à la réédition chez Place, le formule ainsi : « L’énoncé du titre sonne comme un éclat de rire – L’asepsie noire ? Voyons donc ! Vous voulez plaisanter ! Dérision dans le titre à laquelle répond une dérision dans le texte5. » Au-delà du constat judicieux d’Hénane, il convient de notifier que le point d’exclamation réserve une part d’indécidabilité au propos : sont-ce la surprise, le rire railleur, l’admiration, la simple exclamation mettant l’accent, qui se voient ainsi exprimés ? Cette indécidabilité répondrait par conséquent à « l’attente indécise » que relevait Hénane en s’appuyant sur les derniers mots de l’essai : « On n’a qu’à attendre. /Attendons6. » Cette attente indécise que le préfacier a distinguée dans les derniers mots d’Asepsie Noire ! ferait écho, selon lui, au « suspens interrogatif » qu’un Starobinski a élaboré dans son œuvre critique7, suspens qui parcourt les pages de Maran.

Le propos introductif à l’essai, interrogeant la nature et la visée même du processus de colonisation, entre en résonance avec la célèbre préface à Batouala, rédigée dix ans plus tôt, qui dénonçait les abus et errements de l’administration coloniale. Le hiatus entre les intentions et les pratiques concrètes de l’entreprise coloniale est épinglé dès les premières pages, depuis la prise en compte des obstacles nombreux que rencontre la « colonisation médicale ». Maran écrit à son sujet : « On la considère en ennemie du peuple, parce qu’il lui arrive, parfois, de gêner momentanément, contre son gré, certains intérêts particuliers qui s’ingénient à primer l’intérêt général. Elle est l’intruse, celle dont la fonction est de s’opposer à ce que l’on réalise, au détriment de l’indigène, qui n’en peut mais, le maximum de profits dans le minimum de temps8. » Et regrettant les nombreux obstacles que la médecine coloniale rencontre dans les colonies, Maran convoque différentes figures de médecins coloniaux – les Docteurs Ouzilleau, Doreau, Bouilliez, Clapier, Jamot – afin de défendre le bilan déjà atteint par ces praticiens de terrain et encourager leur œuvre. Un véritable panégyrique du Dr Jamot, qualifié d’« apôtre de la colonisation médicale », clôt ce premier chapitre9. Rappelons que le Docteur Jamot fut, entre autres, l’un des principaux promoteurs de la lutte contre la trypanosomiase, plus connue antérieurement sous le nom de « maladie du sommeil », et l’inventeur de la méthode dite « Jamot » : mise en place en brousse d’équipes mobiles de prospection composées de médecins français, d’infirmiers et d’auxiliaires locaux ; dépistage précoce de la maladie par des prélèvements sanguins ; administration d’un traitement médical. À l’orée des années trente, son œuvre est alors louée par le corps médical et les autorités politiques. Maran conclut ce premier chapitre en ces termes : « La colonisation ainsi comprise est un véritable printemps humain10 ». On perçoit dans cette expression l’influence de Michelet, défenseur du « message universel de la France », à diffuser et exporter partout ailleurs, y compris par la colonisation.

2. Une remise en cause par Maran des savoirs médicaux dominants de l’époque

Adolphe Cureau avait publié en 1912 un ouvrage intitulé Les Sociétés primitives de l’Afrique Équatoriale11 dans lequel il établissait une distinction entre les tribus africaines « propres » et celles considérées comme « sales »12. Maran remet en cause dans le quatrième chapitre intitulé « Les Noirs et l’hygiène » la hiérarchie implicite qu’opère le Dr Cureau, laquelle tend à suggérer que les populations européennes maîtrisent globalement davantage les règles d’hygiène. Aussitôt après avoir cité le Dr Cureau, Maran remet radicalement en cause le postulat largement partagé alors par les médecins européens : « Il serait néanmoins injuste d’accepter leurs allégations comme paroles d’évangile, et de croire, comme on a volontiers accoutumé de le faire un peu partout, que la race nègre a le monopole de la malpropreté sordide13. » Abordant la question de l’hygiène dans les sociétés européennes, Maran inverse en fait la hiérarchie confortée par le préjugé ambiant entériné par le Dr Cureau : les populations noires sont « sans parti pris, dans leur ensemble, beaucoup plus soignées au seul point de vue de propreté corporelle, que les populations européennes les plus civilisées, car la température l’y poussant, le noir a pour habitude, qu’il soit riverain des grands fleuves, des petites rivières ou de la mer, de se baigner au moins trois fois par jour14. » Et Maran de dresser un tableau de l’hygiène des populations européennes, encore en ce début du XXe siècle, loin d’être gratifiant pour ces dernières !

Dans les deux pages qui suivent, l’auteur de Batouala remet non seulement le savoir scientifique de l’époque en cause, mais déplace en fait les postures épistémologiques adoptées par le milieu scientifique, intellectuel et politique européen : il reproche au Docteur Cureau ainsi qu’à ses comparses de ne pas chercher à comprendre les populations qui leur font face, de ne pas s’efforcer de pénétrer les ressorts qui les meuvent, de ne pas avoir saisi finalement la spécificité de leur culture. Ce faisant, il met à mal le credo du colonisateur : le devoir des races supérieures de coloniser et de civiliser les races inférieures, et son corollaire : l’obligation d’imposer la culture du colonisateur sans prendre aucunement en compte la culture du colonisé, négligeable. Maran revalorise de façon significative la culture, les mœurs, l’être-au-monde des peuples colonisés : « Le tort du Dr Cureau et de ses pareils n’est pas d’avoir trop hâtivement généralisé, mais de ne pas avoir essayé de pénétrer, peu à peu, habitudes et coutumes, les raisons profondes de façons d’être qui juraient avec leurs disciplines européennes15 ». C’est à une remise en cause radicale de l’ethnocentrisme européen (nommé dans son essai « égocentrisme ») qu’en appelle Maran.

Dans le troisième chapitre intitulé « Sorciers blancs et sorciers noirs », Maran rehausse l’ensemble des savoirs et pratiques traditionnels ayant cours en Afrique équatoriale française, et l’illustre d’emblée par le titre adopté : en qualifiant les médecins blancs de « sorciers », il place sur un pied d’égalité les uns et les autres, tout en reconnaissant la supériorité de la médecine européenne dans le traitement de certaines affections. Mais il y a davantage : il reprend en fait la taxinomie utilisée par l’autochtone lui-même ; et ce faisant, il accrédite la cosmogonie des peuples africains. Le chapitre est l’occasion pour Maran de louer à nouveau le rôle fondamental du médecin de brousse, seul agent de liaison véritablement efficace selon lui avec les races dites « attardées », et qui « aurait fait bénéficier sa race tout entière du crédit illimité qu’on lui accorde personnellement16 », si seulement les moyens et la confiance lui avaient été davantage accordés.

Certes, Maran reconduit, à l’appui de cette idée louable et généreuse, le vocabulaire dépréciatif et essentialisant qui avait cours à son époque : ainsi, dans ce même chapitre, il évoque, outre les « races attardées », des « races-enfants », adeptes du « merveilleux », ainsi que leur esprit « puéril et simpliste17 », dont la médecine coloniale aurait pu tirer profit, afin de gagner les populations colonisées à la cause européenne. Cependant, au-delà de préjugés courants du temps de Maran, et de la rédaction de son opuscule, l’écrivain de Batouala clôt ce chapitre par un seul regret : que la barrière de la langue empêche trop souvent une communication entre colonisateurs et colonisés : « À cause de cette barrière, que de richesses perdues, que de trésors cachés et que de folklores en friche 18 ! » Ainsi, Maran, au-delà de la doxa prévalant encore dans les années trente, appelle à prendre en compte les atouts de la culture du colonisé, et remet en cause une certaine vision polygéniste qui proscrit le contact entre « races supérieures » et « races inférieures », et condamne le métissage, stérile et porteur de dégénérescence selon cette conception, alors prégnante dans le champ scientifique.

Dans le cinquième chapitre intitulé « De l’accouchement et de la puériculture », Maran investit ici encore une question qui fait l’objet alors de vifs débats dans le champ médical français confronté aux pratiques ayant cours en Afrique : ainsi que le rappelle Peiretti-Courtis, « tandis que la “nature maternelle” africaine était vantée durant le XIXe siècle, des structures de contrôle et des programmes d’éducation se mettent en place pour lutter contre la mortalité infantile. Une nouvelle vision des mères noires se dessine à cette époque19. » À cette époque : c’est-à-dire au tournant du XXe siècle. La femme africaine, dans sa mission maternelle, est alors progressivement considérée comme défaillante, et l’accompagnement, plus ou moins contraint, qui pèse sur elle s’accompagne d’une certaine infantilisation à son encontre. Maran, tout en reconnaissant le poids des superstitions locales – sorciers consultés afin de soigner les enfants en bas âge, ou matrones aidant aux accouchements – revalorise certaines de leurs pratiques, à travers le choix réfléchi de certaines citations médicales, notamment du Dr Laigret20, qui n’établit pas de franche distinction entre les pratiques traditionnelles africaines et la médecine moderne visant à prévenir les accouchements par le « siège ». Celui-ci conclut ses observations par ce verdict : « tout n’est que dans les mots et dans le sens qu’on leur donne21 ».

La parole de Maran prenant la relève de ces divers extraits de traités médicaux, ne fait rien moins que défendre l’honneur de la mère africaine, jusqu’à la fin de ce chapitre, en rappelant l’importance de l’allaitement dans sa culture – tardif bien souvent, au-delà des deux ans du nouveau-né. Il y voit là l’une des justifications de la polygamie dans ces sociétés, et rappelle l’ensemble des attentions que la mère porte à son enfant, alors que nombre de praticiens contemporains de Maran fustigent bien plutôt l’indifférence de ces mères vis-à-vis de leur descendance. Maran nuance donc – à nouveau – le constat dépréciatif porté sur les pratiques africaines en matière médicale, sanitaire, et appelle implicitement le praticien européen à changer de focale, à « penser l’altérité autrement », depuis la leçon d’un relativisme culturel de plus en plus prégnant. Claude Maran dans sa postface à la réédition chez Place l’affirmait : « La citation devient alors prétexte à la remise en cause du communément admis. Maran assume complètement la fonction de compilateur qui agence les propos d’autres auteurs dans une visée non pas encyclopédique mais polémique. Il cite pour mieux argumenter, voire contre-argumenter22 ».

3. Des références littéraires au service d’une relativisation de la toute-puissance de la médecine occidentale

Dans l’ultime chapitre nommé « Conclusions », Maran, tout en reconnaissant bien évidemment l’état d’avancement de la médecine européenne par rapport aux pratiques médicales traditionnelles africaines, en appelle à davantage de nuance : il dénonce le regard méprisant et systématisant jeté par les médecins et les colons européens sur ces pratiques. « Mais le médecin européen a-t-il vraiment le droit de se montrer si méprisant et si sévère ? Y a-t-il vraiment si longtemps de cela qu’il a hérité des méthodes pasteuriennes et mis à profit les enseignements de l’auto-suggestion 23 ? » Et Maran de s’inscrire encore dans un certain relativisme en invoquant la « Ballade des langues ennuyeuses » de Villon – et en usant d’un argument d’autorité, lequel lui permet de s’inscrire dans une tradition culturelle riche et considérée dont il se revendique. Il cite plusieurs vers de celle-ci et déporte le sens initial de l’œuvre de Villon, laquelle faisait partie prenante de son Testament, et vouait aux gémonies « ces langues envieuses » ! C’est l’inventaire des onguents et médecines alors en usage au XVe siècle qui retient ici l’attention de Maran et lui permet de prendre à témoin le lecteur en remettant en cause la pseudo désuétude  de telles médecines : « Croit-il que la fameuse ballade de Villon (…) ne tiendrait pas encore lieu de “Codex” dans certaines localités métropolitaines et dans nombre de régions civilisées de l’Europe centrale 24 ? »

De même, dans le chapitre intitulé « Traitement de certaines douleurs locales, de la dysenterie et de la blennorrhagie », Maran fait appel à une autre référence littéraire importante, Brantôme. Le second tome des Dames galantes, diptyque que Brantôme a consacré aux dames de la cour des derniers Valois, se veut un véritable éloge des femmes et de leur pouvoir civilisateur : la liberté sexuelle qu’il leur reconnaît, très en avance sur son temps, et dans laquelle il semble trouver son compte, anticipe la notion d’« instinct sexuel » que Maran mettra en avant dans son œuvre lorsqu’il évoque les femmes (que ce soit dans sa correspondance à Gahisto25, ou dans Un homme pareil aux autres), ce qui rapproche celles-ci quelque peu d’une certaine animalité ou a minima d’une certaine corporalité. Maran cite Brantôme lorsqu’il évoque la blennorrhagie contractée par un fonctionnaire colonial : une dame espagnole demandait justice au roi Alphonse d’Aragon de ce que son mari la sollicitait trop souvent pour les devoirs conjugaux ; le roi ayant intimé au mari des restrictions quant à ceux-ci, Brantôme concluait en évoquant « le naturel » des autres femmes qui demandent à leur époux de leur réserver ce qu’ils accordent à d’autres.

Ainsi Maran, par l’anecdote de ce fonctionnaire colonial, qui lui a raconté en personne sa mésaventure, démontre l’efficacité de certains remèdes indigènes. Ayant contracté une blennorrhagie, car il se montrait particulièrement ardent dans la pratique des plaisirs charnels, et ayant confessé son mal à ses multiples maîtresses, celles-ci le prennent alors en charge et le soignent au moyen de plantes : « Trois jours après, il était sain comme devant26. » Le télescopage des deux anecdotes certes ne peut manquer de résonner comme un contrepoint ironique de la part de Maran, d’autant que la filiation établie de Brantôme à ce fonctionnaire colonial permet aussi de battre quelque peu en brèche le discours sur l’insatiabilité des femmes et des hommes noirs, montrant que les hommes – et blancs de surcroît – ne le cèdent en rien sur ce plan.

4. Une attente indécise, vraiment ?

Maran condamne dès lors dans le chapitre final le jugement hâtif et sans mesure porté par les médecins européens, commandé par une attitude « hautaine, et si facile »27 : s’il reconnaît les conditions d’hygiène parfois déplorables dans lesquelles ces médecines sont appliquées, il pose néanmoins la question suivante : « Mais sont-elles vraiment dépourvues de toute propriété cicatrisante, les feuilles macérées dans des eaux septiques ou simplement pilonnées dans de crasseux mortiers en bois, qu’ils appliquent à même la chair des clients qui ont recours à leurs lumières ? //On n’en sait rien. Et tout donne à croire qu’on n’a jamais cherché à le savoir28. » Le manque de curiosité des Européens, assurés de leur savoir et de leur supériorité, à l’égard des populations qu’ils viennent coloniser et « civiliser », est une nouvelle et dernière fois vilipendé par Maran. Ce dernier constat permet à l’écrivain antillano-guyanais de faire la promotion des méthodes antiseptiques « exigées par la science européenne29 », tout en accordant une certaine efficacité à de nombreux remèdes indigènes.

Ainsi Maran observe-t-il un double mouvement au cours de son essai : un renversement d’une part dès le deuxième chapitre par rapport à la hiérarchie communément admise à cette époque, mais aussi une revalorisation de plus en plus marquée des pratiques sociales et médicales africaines. Après avoir fait l’éloge de la médecine coloniale dont il célèbre les vertus d’entrée et évoque certains représentants dans le chapitre introductif – et dont il considère qu’elle devrait être le fer de lance de toute entreprise de colonisation, l’écrivain condamne dès le deuxième chapitre, « Les sorciers et les sociétés secrètes », l’Europe qui n’a pas « eu la sagesse de chercher à se concilier leurs faveurs » et qui a donc commis la bêtise de battre en brèche les puissances sociales locales plutôt que de collaborer avec elles. Les sept chapitres suivants30 réévalueront les usages médicaux et prophylactiques africains, et seront pour l’écrivain l’occasion de fustiger la cécité des Européens, ceux-ci convaincus de leur supériorité sans réserve, et peu curieux des usages différents des leurs. La conclusion se voulait par conséquent une sévère mise en garde à l’adresse des Occidentaux, et des médecins en particulier, contre une non-prise en compte des us et coutumes de celui à qui l’on prétendait apporter la civilisation et le progrès.

René Maran inaugurait son propos dès le chapitre introductif en citant Victor Augagneur, qui fut le premier gouverneur civil de Madagascar de 1905 à 1910, mandat durant lequel celui-ci lutta contre les cercles militaires, auteurs d’abus regrettables, et contre les offices du travail, fournissant de la main-d’œuvre gratuite, mais auteur surtout d’un ouvrage intitulé Erreurs et brutalités coloniales, publié en 1927, faisant écho et corroborant les mêmes dérives dénoncées dès 1921 par Maran dans sa préface à Batouala, et constatées par lui-même en AEF. Au-delà de son attachement à une France idéelle, généreuse, qu’il a épousée très tôt et aimée profondément, de son message prétendument universel, et de sa défense d’une conquête respectueuse de l’altérité de l’indigène, qu’il honora jusqu’au bout, notamment avec sa collection de biographies des Pionniers de l’Empire, René Maran y croyait-il encore vraiment, lorsqu’il concluait : « On n’a qu’à attendre. //Attendons. » ?

1 Sans doute Maran a-t-il souhaité proposer à Fayard une reprise augmentée de cette matière et donc un ouvrage plus conséquent, car plus rémunérateur

2 Peiretti-Courtis, Delphine, Corps noirs et médecins blancs, La fabrique du préjugé racial XIXe-XXe siècles, Paris, La Découverte, 2021, p. 234-252.

3 Ibid., p. 235.

4 Ibid., p. 236.

5  Hénane, René, « Préface », Asepsie noire !, Paris, J.-M. Place, 2007, p. VII.

6  Ibid., p. 46.

7 Starobinski, Jean, « Le suspens du sens. Entretien avec Sarah Al-Matary », sur le site laviedesidees.fr, 27 novembre 2012, http://www.laviedesidees.

8 Ibid., p. 4.

9 René Maran a rendu encore hommage au Dr Jamot, quelques années plus tard, dans un article intitulé « Le docteur Eugène Jamot et la lutte contre la

10 Ibid., p. 6.

11 Cureau, Adolphe, Les Sociétés primitives de l’Afrique équatoriale, Paris, Armand Colin, 1912.

12 Asepsie Noire !, op. cit., p. 21. Ce sont les mots mêmes de Cureau que cite Maran.

13 Ibid., p. 21.

14 Ibid., p. 20. Ce quatrième chapitre accuse, accentue le mouvement de réhabilitation déjà présent dans le chapitre trois « Sorciers blancs et

15  Ibid., p. 21.

16  Ibid., p. 13.

17  Ibid., p. 14.

18  Ibid., p. 17.

19  Peiretti-Courtis, op. cit., p. 246.

20 Dr Laigret, Bulletin de la société des recherches congolaises, n° 6, cité par Maran, op. cit., p. 26-29.

21 Maran, op. cit., p. 29.

22 Maran, Claude, « René Maran et l’éclipse Batouala », postface à Asepsie noire !, op. cit., p. LXII.

23 Ibid., p. 45.

24 Ibidem.

25 Maran, René, Correspondance Maran-Gahisto, Paris, Présence africaine, 2021, lettre 45 de Maran à Gahisto du 11 janvier 1916, pp. 271-274.

26 Ibid., p. 35.

27 Ibid., p. 46.

28  Ibid., p. 46.

29  Ibidem.

30  Cf le début de cet article qui énumère les différents chapitres d’Asepsie noire !

Augagneur, Victor, Erreurs et brutalités coloniales, Paris, éditions Montaigne, 1927.

Cureau, Adolphe, Les Sociétés primitives de l’Afrique équatoriale, Paris, Armand Colin, 1912.

Hénane, René, « Préface », in Maran, Asepsie Noire ! [1931], Paris, Jean-Michel Place, 2007, p. V-IX.

Interculturel Francophonies, n° 33, « René Maran : une conscience intranquille », R. Little (éd.), Alliance française Lecce (Italie), 2018.

Lesueur, Boris, « Le Tchad de sable et d’or : une colonisation heureuse ? », in Interculturel Francophonies, op. cit., p. 57-80.

Maran, René, Correspondance Maran-Gahisto, Introduction, notes et commentaires de Romuald Fonkoua, Paris, Présence africaine, 2021.

Maran, René, Un homme pareil aux autres [1947], Marseille, Éditions du Typhon, 2021.

Maran, René, Asepsie Noire ! [1931], Paris, Jean-Michel Place, 2007.

Maran, René, Le Tchad de sable et d’or, Paris, Alexis Redier, coll. Toutes nos colonies n° 4, 1931.

Maran, René, Légendes et coutumes nègres de l’Oubangui-Chari, choses vues, Paris, Arthème Fayard & Cie, coll. Les Œuvres libres n° 147, 1933.

Maran, Claude, « René Maran et l’éclipse Batouala », in Asepsie Noire !, op. cit., p. LIX-LXII.

Onana, Charles, René Maran, le premier Goncourt Noir 1887-1960, Paris, Duboiris, 2007.

Présence africaine [1965], n° 202, « Hommage à René Maran », 2021.

Peiretti-Courtis, Delphine, Corps noirs et médecins blancs, La fabrique du préjugé racial XIXe-XXe siècles, Paris, La Découverte, 2021.

1 Sans doute Maran a-t-il souhaité proposer à Fayard une reprise augmentée de cette matière et donc un ouvrage plus conséquent, car plus rémunérateur que l’édition des laboratoires Martinet, à plus faible tirage. Cette hypothèse est confirmée par Bernard Michel, petit-fils de l’écrivain, que je remercie.

2 Peiretti-Courtis, Delphine, Corps noirs et médecins blancs, La fabrique du préjugé racial XIXe-XXe siècles, Paris, La Découverte, 2021, p. 234-252.

3 Ibid., p. 235.

4 Ibid., p. 236.

5  Hénane, René, « Préface », Asepsie noire !, Paris, J.-M. Place, 2007, p. VII.

6  Ibid., p. 46.

7 Starobinski, Jean, « Le suspens du sens. Entretien avec Sarah Al-Matary », sur le site laviedesidees.fr, 27 novembre 2012, http://www.laviedesidees.fr/Le-suspens-du-sens.html

8 Ibid., p. 4.

9 René Maran a rendu encore hommage au Dr Jamot, quelques années plus tard, dans un article intitulé « Le docteur Eugène Jamot et la lutte contre la maladie du sommeil », article vraisemblablement publié en 1936 qui nous a été communiqué par le Centre de ressources en Information Scientifique (CeRIS) de l’Institut Pasteur, mais dont la source reste pour l’heure inconnue. Il faut ajouter que Jamot était un ami proche de Maran. Celui-ci l’avait rencontré en Afrique Équatoriale française alors qu’il officiait en tant qu’administrateur colonial. Jamot apparaît à huit reprises dans la correspondance de Maran avec son ami Paul Manoël Gahisto. (Cf Correspondance Maran-Gahisto, introduite, commentée et annotée par Romuald Fonkoua, Paris, Présence africaine, 2021).

10 Ibid., p. 6.

11 Cureau, Adolphe, Les Sociétés primitives de l’Afrique équatoriale, Paris, Armand Colin, 1912.

12 Asepsie Noire !, op. cit., p. 21. Ce sont les mots mêmes de Cureau que cite Maran.

13 Ibid., p. 21.

14 Ibid., p. 20. Ce quatrième chapitre accuse, accentue le mouvement de réhabilitation déjà présent dans le chapitre trois « Sorciers blancs et sorciers noirs », chapitre que nous appréhendons ci-après.

15  Ibid., p. 21.

16  Ibid., p. 13.

17  Ibid., p. 14.

18  Ibid., p. 17.

19  Peiretti-Courtis, op. cit., p. 246.

20 Dr Laigret, Bulletin de la société des recherches congolaises, n° 6, cité par Maran, op. cit., p. 26-29.

21 Maran, op. cit., p. 29.

22 Maran, Claude, « René Maran et l’éclipse Batouala », postface à Asepsie noire !, op. cit., p. LXII.

23 Ibid., p. 45.

24 Ibidem.

25 Maran, René, Correspondance Maran-Gahisto, Paris, Présence africaine, 2021, lettre 45 de Maran à Gahisto du 11 janvier 1916, pp. 271-274.

26 Ibid., p. 35.

27 Ibid., p. 46.

28  Ibid., p. 46.

29  Ibidem.

30  Cf le début de cet article qui énumère les différents chapitres d’Asepsie noire !

Hervé Sanson

ITEM-CNRS, herve.sanson3@orange.fr

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