Introduction
L’on considère généralement que « le père » du réalisme magique est Arturo Uslar Pietri1 et que celui du réel merveilleux est Alejo Carpentier. Entre ces deux auteurs, un point commun : le Venezuela, pays d’origine du premier et en quelque sorte pays des origines de l’Amérique pour le second qui présente le Venezuela comme un résumé tellurique du monde américain2.
On s’attachera dans cette étude à souligner l’importance de l’apport vénézuélien à cette révolution scripturale du réalisme magique et du réel merveilleux dont les origines et les réceptions méritent encore d’être questionnées entre Europe et Amérique, à partir notamment de la présentation d’un auteur vénézuélien : Enrique Bernardo Núñez que l’historiographie littéraire a occulté, alors que cet auteur a œuvré, tout au long de ses multiples carrières, pour la remise en cause des hégémonies stérilisantes, des « vérités » d’une histoire officielle euro-centrée, en utilisant entre autres le mythe pour problématiser l’Histoire et ainsi la décoloniser.
On se demandera donc si les démiurges officiels du réalisme magique et du réel merveilleux n’occultent pas un père putatif : Enrique Bernardo Núñez dont on montrera l’importance matricielle3, notamment en ce qui concerne son ouvrage Cubagua, publié en 1931, qui se prête à une relecture possible tant des origines américaines, que de la réception du réalisme magique et du réel merveilleux entre mythes, mythifications et mystifications.
Le projet idéologique d’Enrique Bernardo Núñez, exprimé sur le mode d’une réécriture de l’histoire qui permettrait de rompre avec les répétitions coloniales entre la Conquête espagnole et l’impérialisme nord-américain, ne s’accompagne-t-il pas d’une recherche d’une nouvelle forme scripturale qui s’enracine dans la nature américaine et qui, par une coexistence du passé, du présent et de l’avenir, invite à prendre conscience de la porosité des frontières entre réel et merveilleux dont Alejo Carpentier comprit la dimension « architexturale » – si l’on peut dire – pour une écriture (et une pensée) américano-centrée(s) ? En somme, en quoi Enrique Bernardo Núñez peut-il être considéré comme un pionnier à la fécondité oubliée, pour cette nouvelle littérature hispano-américaine reconnue avec le boom ? En quoi les écrits de cet auteur ont-ils plus spécifiquement nourri l’écriture d’Alejo Carpentier ?
1. Enrique Bernardo Núñez ou le choix affiché de réécrire l’Histoire de l’Amérique
Étant donné que Núñez est un auteur qui reste assez méconnu, on ne saurait initier cette étude sans en proposer une présentation biographique et bibliographique succincte, d’autant que ces éléments permettent d’éclairer les positionnements idéologiques de ce Vénézuélien (1895-1963) qui affirme que la meilleure biographie est l’œuvre elle-même4.
Auteur d’une vingtaine d’œuvres, publiées entre 1918 et 1963, deux périodes sont toutefois à distinguer dans ses écrits avec une première période, avant les années 40, où Núñez écrit des romans (plutôt de type historique) et, à partir des années 40, une seconde période où, suite à l’insuccès de ses récits fictionnels, cet auteur choisit de se consacrer au journalisme. Il écrit en effet dans les principaux journaux de son époque (dont El Nacional où Alejo Carpentier publie son manifeste du réel merveilleux en 1948), étant même élu à deux reprises premier chroniqueur de la ville de Caracas, en 1945 et 1953.
Orlando Araujo le présente d’ailleurs comme l’un des meilleurs journalistes5 qu’ait connu le Venezuela, vantant la profondeur de son écriture totalisante qui unit Histoire et littérature6. Fort intéressé par l’Histoire et notamment l’Histoire de la Conquête et de la colonisation, Núñez participe à la construction de l’Histoire contemporaine de son pays en occupant également des fonctions de diplomate (en Colombie, à Cuba, à Panama et aux États-Unis). Il est de surcroît reconnu par les historiens vénézuéliens qui le reçoivent à l’Académie Nationale d’Histoire. Son très beau discours d’entrée dans cette Académie a pour titre : « L’Histoire, c’est la passion de l’actualité ». Les positionnements de Núñez y sont condensés à partir d’un dialogue entre passé, présent et futur, lequel l’amène à affirmer : « Un peuple sans annales, sans mémoire du passé, est déjà comme mort »7. Obsédé par la thématique des origines, Núñez s’intéresse aux forces endogènes du Venezuela et de l’Amérique en invitant à échapper à l’impérialisme nord-américain qu’il présente comme une sorte de répétition de la colonisation espagnole, et ce à l’heure où la politique de Juan Vicente Gómez8 favorise (depuis 1922) les intérêts nord-américains pour l’exploitation du pétrole vénézuélien.
Núñez explique clairement dans son discours d’entrée à l’Académie Nationale d’Histoire que « La Conquête ne s’arrête pas au XVIIe siècle et que la Colonie proprement dite ne se termine pas avec l’Indépendance », soit une « permanente actualité » : « Conquête, Colonisation et Indépendance sont trois étapes qui se prolongent jusqu’à aujourd’hui ; autrement dit, c’est comme si tout notre passé est notre présent »9. Cette référence à une répétition de l’histoire, que souligne de façon récurrente Núñez, annonce en quelque sorte l’image de « l’île qui se répète » que développera Antonio Benítez Rojo10 (né à La Havane en 1931, l’année de la parution de Cubagua, et décédé en 2005) pour décrire la situation d’une zone américano-caraïbe enferrée dans le moule du système plantationnaire.
C’est donc à une prise de conscience visant à développer un mode opératoire concret que nous invite dès les années 1930 Núñez qui explique, à maintes reprises, que la méconnaissance de son Histoire empêche un pays de progresser.
Cette mise en pratique d’une prise de conscience est magistralement mise en exergue dans une œuvre – mêlant forme scripturale et concepts originaux– qui porte le nom d’une île, sise près de Margarita : Cubagua, considérée comme liée aux origines de la colonisation espagnole au Venezuela11 et présentée comme une île-synecdoque non seulement du Venezuela, mais également de toute la zone américano-caraïbe et de ses habitants comme le met en exergue le fait que dans cette œuvre le visage d’un personnage lépreux – comme pour mieux transcrire la situation de dégénérescence d’un peuple sans modèles propres reconnus – y soit directement associé : « Toute la physionomie de cette île se retrouvait sur ce visage »12. On croirait la mise en pratique d’une remarque de Luis Leal qui définit le réalisme magique en précisant : « […] l’élément principal, ce n’est pas la création d’êtres ou de mondes imaginés, mais la découverte de la mystérieuse relation qui existe entre l’homme et son environnement »13.
Cubagua14, œuvre conçue dès 1925, rédigée en dehors du Venezuela15 entre 1928 et 1930, est publiée à Paris en 193116, soit la même année que Las lanzas coloradas17 de Arturo Uslar Pietri, et ce après le retentissant succès remporté en 1929 par Doña Bárbara de Rómulo Gallegos18. Ce foisonnement autour des années 1930 peut permettre de comprendre comment cette œuvre de Núñez, à l’écriture de surcroît parfois hermétique, a pu demeurer à l’ombre de celle d’auteurs déjà reconnus, d’autant qu’elle véhiculait un projet (idéologique) autre, très (trop ?) novateur sans doute pour être bien appréhendé.
On retiendra notamment que dans Cubagua le temps paraît se superposer comme les personnages :
Leiziaga se pencha à nouveau sur le plan de Nueva Cádiz. Lui vint alors à l’esprit une idée qui le fit rire. Peut-être, était-il lui-même Lampugnano ? Cálice, Ocampo, Cedeño. C’est bizarre, il se rappela une pancarte sur le chemin de La Asunción à Juan Griego : « Diego Ordaz-Débit de boissons alcoolisées ». Les mêmes noms. Et si c’étaient en effet les mêmes personnes ?19
Avec Cubagua et son protagoniste dédoublé Lampugnano (personnage réel du XVIe siècle)/Leiziaga (personnage fictionnel du XXe siècle) et donc par le recours à une pour le moins double temporalité (XVIe et XXe siècles), nourrie d’un véritable tressage de mythes20 d’origines multiples : amérindienne (Vocchi et Amalivaca…), européenne (Diane chasseresse, Dionysos…) ou orientale, avec une tonalité poétique et ironique, on se voit invité à penser l’hétérogénéité américaine sans se limiter aux éléments de l’héroïcité traditionnelle.
Outre le traitement de l’Histoire non pas comme simple toile de fond, mais comme matière première de la construction de cette œuvre, l’on trouve également une mise en valeur de l’apport indigène dont la valeur est en quelque sorte concentrée chez le personnage féminin de Nila Cálice. Autre facette de la déesse indigène Erocomay. Nila Cálice est en effet présentée comme étant à la fois la fille d’un cacique indien et d’un lépreux esclavagiste, ce qui place d’emblée le récit en dehors de toute réalité rationnelle traditionnelle. Elle est élevée à l’occidentale par le frère Dionisio de la Soledad, religieux défenseur des Indigènes qui va jusqu’à ajouter à son chapelet une dent de caïman. Nila Cálice, que poursuit entre autres Leiziaga de ses assiduités, représente indéniablement une certaine forme de conscience de résistance dynamique, soit une image d’une calibanisation qui dialogue entre culture originelle et contact avec le monde occidental. Son nom est d’ailleurs tout un programme interculturel qui invite à repenser l’histoire américaine dans sa diversalité, entre un prénom homonyme du Nil, fleuve égyptien auquel Núñez fait référence dans son discours pour l’Académie d’histoire21 en le comparant à l’Orénoque pour l’Amérique, et la dimension chrétienne de son patronyme, d’ailleurs lié à l’histoire du Venezuela, car porté par un trafiquant d’esclaves du XVIe siècle, soit une Amérique dont l’espace et le temps sont indéniablement à relire.
On se trouve dès lors face à une claire remise en cause de l’historicisme hégélien (1820)22 et de la hiérarchie attenante qui place l’Europe et son esprit prétendument universel au plus haut niveau de l’Histoire. Núñez participe donc déjà de cet effort de déconstruction de l’hégémonie épistémique de la modernité depuis d’autres lieux d’énonciation non européens comme y inviteront plus tard par exemple Walter D. Mignolo et Édouard Glissant23 qui critiquent également ce positionnement hégélien24, lequel relègue les peuples amérindiens à la Préhistoire et considère même qu’il ne s’est rien passé au plan historique en Afrique noire25... Soit une revendication pour une nouvelle géopolitique et pour une nouvelle épistémologie selon une métaphysique de « l’Un » versus une poétique de « la Relation ».
Dans Cubagua, on retiendra en guise d’exemple de cette mise en cause du postulat hégélien, le traitement proposé pour le Dieu Vocchi, paradigmatique de ce désir d’ébranlement des façons de penser et de dire traditionnelles. Núñez, pour souligner combien l’Amérique existe avant sa « découverte » par l’Europe, réinvente en effet les origines de Vocchi, dieu du panthéon amérindien, en le faisant naître à Lanka, en Asie : clin d’œil à Hegel pour qui l’histoire du genre humain en tant qu’histoire commence en Orient ! Clin d’œil sans nul doute aussi à cette « invention de l’Amérique »26, une Amérique qui naît d’un rêve oriental, celui « de las Indias », marque d’une utopie (u-topos= terre de nulle part…) originale.
Par la fiction, Núñez historicise un héros mythique qu’il déplace de l’Orénoque à la Caraïbe tout en l’associant à l’époque contemporaine puisque Leiziaga le rencontre lors d’une cérémonie indigène comme si le discours historique, revu par la fiction, acquérait la valeur répétitive du mythe.
Ce goût pour les mythes sera extrêmement présent comme chacun sait chez Miguel Ángel Asturias, autre grand nom du réalisme magique et chez tant d’autres. On retrouve de surcroît chez Alejo Carpentier, créateur officiel du réel merveilleux, plus précisément la référence au mythe de Vocchi et d’Amalivaca, déjà développé par Núñez comme on vient de le voir. Dans Razón de ser27, Carpentier souligne l’importance de ce Noé de l’Orénoque et l’on renoue avec ce mythe dans Los pasos perdidos (1953) avec le pouvoir magique du fleuve et sa reprise du déluge universel ainsi que dans son récit « Los advertidos »28. À l’instar de Jung, de Mircea Eliade et de Claude Lévi-Strauss, la confluence des mythologies est au cœur de l’œuvre de Núñez.
Comme le rappelle Michel Foucault29, la culture officielle produit des discours hégémoniques et les modèles attenants. Par ce tressage des mythes, autre façon de lire l’Histoire, et leur valorisation comme fondement d’une nouvelle Histoire, Núñez remet non seulement en cause le modèle euro-centré, mais peut par là même apparaître dès lors comme l’un des véritables fondateurs du nouveau roman historique hispano-américain de par la problématisation du concept même d’Histoire qu’il nous propose en questionnant le poids des chroniques et les héros officiels par le biais de l’affirmation de la valeur de l’oralité, des mythes et des héros oubliés du quotidien. En somme, Núñez conceptualise une Histoire alternative pour l’Amérique. Il remet ainsi en cause, le rationalisme positiviste30 ainsi que la conception d’un temps téléologique31.
Carlos Fuentes dans sa proposition d’explicitation du nouveau roman hispano-américain a justement montré l’importance de la relecture de l’Histoire américaine qui a été plus imaginative que la fiction et a souligné la nécessité de la réinventer32. Mais lorsqu’il cite des exemples d’auteurs représentatifs de ce processus, alors que l’on retrouve bien dans son propos l’importance accordée au travail sur l’historicité et sur le langage – aspect que nous évoquerons dans notre deuxième partie –, le nom de Núñez n’apparaît pas33. Même un compatriote et contemporain comme Arturo Uslar Pietri34 ne cite pas Núñez lorsqu’il propose une liste d’auteurs ayant développé selon lui une nouvelle écriture en Amérique hispanique35.
On s’intéressera à présent de façon plus précise à cette révélation (scripturale) selon Uslar Pietri, ce nouveau sens donné au langage dont parle Fuentes qui permet de mieux comprendre l’Amérique en la réécrivant et dont Núñez, on vient de le souligner, a participé à tracer les lignes de force.
2. Une digenèse avant l’heure ou la mise en route des modalités scripturales du réalisme magique et du réel merveilleux en contexte vénézuélien
Núñez ne remet pas seulement directement en cause l’Histoire officielle36, mais aussi la façon d’écrire depuis la Conquête. Une fois encore, son discours pour l’Académie d’Histoire est très clair à ce sujet : « La Conquête a été funeste parce qu’elle a étouffé dans son berceau le génie américain. Les nouveaux venus reproduisent alors l’organisation de la lointaine patrie. Le monde qui se transfère aux Indes est clairement visible dans les pages réalistes de la littérature espagnole enveloppée dans le pompeux manteau de l’histoire officielle »37. Núñez se tourne donc vers l’expression d’une autre Histoire à une époque qui correspond en Amérique hispanique à une période de mutations littéraires du fait de multiples transformations philosophiques, esthétiques et sociologiques38. Entre criollismo, costumbrismo et mundonovismo, l’heure est alors à l’américanisme, réaction à la fois nationaliste et réaliste, en dialogue avec les avant-gardes.
Où situer le projet de Núñez dans cette effervescence avant-gardiste ? Indéniablement, cet auteur conçoit une écriture qui interroge l’Histoire39. Dans la littérature réaliste, l’histoire est certes au centre et sous-tend la vraisemblance et la création d’illusion référentielle, mais il s’agit de l’Histoire officielle, de celle qui est communément reconnue par tous comme « vraie ». Or, dans Cubagua, le narrateur remarque que : « la réalité, comme la lune, nous montre toujours une seule de ses faces »40 et donc qu’il y a de multiples « réalités », soit la fin d’une conception de la transparence au profit d’une conception de l’opacité. Núñez nous invite en conséquence à voir l’autre face de l’Histoire, d’où dans son œuvre le refus d’une temporalité homogène et linéaire, corrélée à l’affirmation du nécessaire affranchissement de toute tutelle (européenne ou nord-américaine). Núñez affirme en effet de façon catégorique : « Sous l’histoire, il y a l’autre histoire, la vraie »41.
On en vient alors à s’intéresser à l’intra-histoire. R. Gutierrez Girardot a justement affirmé que : « L’intrahistoire’ de l’Amérique hispanique, c’est le “réel merveilleusement américain”, la Nature magique, le mythe »42. Núñez aurait bien donc ouvert la voie de ces choix esthétiques qui sous-tendent une nouvelle vision contre les vérités officielles réductrices. Il va même très loin dans ce positionnement puisqu’il propose dans Cubagua de voir ceux qui font et écrivent cette histoire officielle comme des… voleurs. Il invite ainsi métaphoriquement à se débarrasser d’une écriture qui spolie. Le personnage de Tiberio Mendoza, historien officiel – présenté comme positiviste et donc défenseur de la vision traditionnelle d’une histoire linéaire – dans ce récit, vole en effet non seulement les perles déjà dérobées par Leiziaga, mais emporte également le manuscrit du protagoniste, produisant à partir de ce dernier un article qu’il intitule : « Les fantômes de Cubagua ». Ce terme « fantôme » montre combien dans cette île on croit aux éléments relevant du merveilleux43, soit l’introduction d’opacité dans la transparence diégétique réaliste, ce qui laisse planer le doute sur la réalité. Le raisonnement scientifique est alors remis en cause et notamment la pensée positiviste, clairement invalidée dans Cubagua.
Ce choix d’écriture s’inscrit assurément contre l’homogénéisation de la mémoire, laquelle ne tient pas compte de l’hétérogénéité des origines américaines. Aussi, pour éviter que la vision (occidentale) de l’Un ne continue de l’emporter et que ne se répète inlassablement les exploitations de type colonial, quelles que soient les périodes, Núñez propose de s’appuyer non pas sur une connaissance non seulement lacunaire, mais surtout inventée comme l’expliquera si bien l’historien mexicain Edmundo O’Gorman44 par les Occidentaux de l’Histoire, mais sur un nouveau langage, nourri de l’Histoire américaine et de ses multiples origines.
Cet intérêt pour les origines, pour un chronotope en quelque sorte primordial, a été relevé par le critique Douglas Bohórquez Rincón qui a souligné l’originalité de Núñez depuis son roman Después de Ayacucho (1920) et son anti-héros Miguel Franco dans un contexte de Guerre fédérale. Il évoque « un nouvel espace littéraire, une écriture […]45 qui permet d’atteindre « le territoire du non-dit […] »46. Ce critique précise de surcroît que ce que l’on entend dans cette écriture particulière de Núñez, c’est « le battement (du cœur) et le pouls d’un continent à la recherche de son identité à travers la conquête d’un nouveau discours littéraire »47.
À propos de Después de Ayacucho (1920), Bohorquez Rincón retient la dénomination de « réalisme historique » et en ce qui concerne Cubagua, celle de « réalisme poétique », tout en montrant les limites de ce réalisme et l’ouverture à des « mondes possibles »48 qui s’oppose au réalisme (qu’il qualifie de « réalisme monologique »49) développé jusqu’ici. Ne devrait-on pas aller plus loin et considérer que cette distance par rapport au réalisme traditionnel (soit un réalisme hétérologique ?) et l’invitation attenante à multiplier les regards, fonde déjà un mode narratif magico-réaliste, soit le choix dans un récit fictionnel, avec une diégèse réaliste, d’intercaler des faits surnaturels, sans distanciation par le narrateur et donc avec une fiabilité questionnée ?
Si le réalisme est un langage qui ne « dépayse » pas, ce type de narration est autre50. Or, les aspects « surnaturels » foisonnent dans Cubagua même si pendant longtemps la critique s’y est très peu intéressée. On rappellera à cet égard l’importance du chapitre VI intitulé : « El areyto » où guidé par frère Dionysos, Leiziaga entre dans les ruines de Cubagua et assiste à un rituel indigène initiatique. Il se retrouve alors devant le Dieu Vocchi (dont le mythe a été présenté au chapitre antérieur) ! Comme le rappelle Víctor Alarcón51 qui étudie cet épisode, aucune peur – que l’on aurait été pourtant en droit de relever – n’émerge, ce qui ne nous permet pas, entre autres, de retenir la modalité fantastique52. Est alors soulignée l’indignation de Leiziaga en tant que descendant de conquistadores, soit un traitement parodique de cette scène. D’ailleurs, cette cérémonie « del areyto » relève-t-elle du rêve ou de la réalité ? Certes, Leiziaga a ingéré des drogues, mais, au chapitre suivant, il lui semble retrouver la trace du passage sous-terrain. Toutefois, les explications s’arrêtent là… Ce manque de transparence est amplifié par le fait que le protagoniste est parfois traité dans l’ouvrage d’irresponsable ou de fou…
Le narrateur ne nous aide pas vraiment à y voir plus clair. Ce flou quant au narrateur nous rappelle l’affirmation de Chiampi pour ce qui est du « realismo maravilloso » qui évoque « l’occultation de la voix génératrice du texte »53. Les narrateurs s’entremêlent dans Cubagua du fait du recours à un paratexte formé de diverses chroniques coloniales (de Pedro de Aguado, de Bartolomé de las Casas, de Benzoni, etc.), de mythes et de traditions orales. De plus, Núñez écrivit en 1959 en parlant de Cubagua qu’il avait utilisé sa mémoire (son souvenir de sa lecture de la chronique coloniale de Pedro de Aguado54), soit encore l’introduction d’une distance par rapport au texte d’archives. Les limites entre fiction et Histoire sont ainsi à chaque fois plus questionnées, et ce de façon volontaire afin de nous inviter, comme l’explique Núñez dans son discours pour l’Académie d’Histoire, à réécrire l’Histoire : « Il y a une histoire qui reste à réécrire »55.
Carlos Fuentes le dira également, mais bien après Núñez : « ce qui manque à la littérature hispano-américaine, c’est un langage qui puisse sauver de l’anonymat ce que l’histoire a tu »56. Edouard Glissant prendra également conscience de cette nécessité dans sa quête d’un dire antillais, à partir notamment d’un matériau philosophique important57.
Si l’univers spatio-temporel désigné par le récit dans la fiction narrative est appelé « diégèse »58 par Gérard Genette, Édouard Glissant en donnant à la littérature qui redessine mythes et personnages un rôle mytho-moteur indéniable59 invite dans le même temps à conceptualiser l’Amérique et propose le terme de « digenèse »60 pour désigner une façon particulière de fictionnaliser dans les « sociétés composites »61. Autrement dit, en réponse au concept de genèse, qui induit une idée de filiation unique, Edouard Glissant oppose le concept de « digenèse » associé à une pensée du Divers et de la Relation.
La diégèse de Cubagua s’inscrit dans le présent de 1925 (l’année de la publication de l’essai sur le réalisme magique de l’historien et théoricien de l’art Franz Roh62…) et il nous semble que l’on pourrait considérer que Núñez y développe déjà une écriture digénétique, c’est-à-dire non seulement porteuse d’une esthétique non euro-centrée, mais qui revendique de surcroît la reconnaissance de l’hétérogénéité des origines en Amérique.
Núñez utilise pour sa part l’expression, quelque peu mystérieuse, de « secret de la terre »63. Au « fruit de la terre », soit le pétrole pour Gómez qui facilite l’exploitation des richesses américaines par des étrangers, Núñez oppose le « secret de la terre », c’est-à-dire la conscience d’une autochtonie originale. Ne serait-ce pas, avec une formulation différente, ce qu’Alejo Carpentier essaye de nous faire percevoir et ce qu’il a transcrit de la réalité magique américaine lors de son « illumination » à Sans-Souci, en Haïti64 ?
Le secret de la terre ou l’essence vénézuélienne et par extension hispano-américaine et américano-caraïbe sous-tend une recherche d’une forme de narration qui interroge constamment l’Histoire, à partir d’une écriture palimpseste qui réinterprète – en établissant des interrelations65, soit le choix du mythe (avec ses multiples versions) versus la mystification (de la vérité officielle). Autrement dit, entre omissions et manque d’informations, le lecteur n’a pas toutes les informations nécessaires pour distinguer ce qui est réel de ce qui ne l’est pas, avec notamment une rupture de la logique temporelle linéaire. Assurément, Núñez théorise ses pratiques à la recherche d’un nouveau langage en se détachant du modernisme – mis à part par exemple son traitement chromatique – en privilégiant la coexistence des temps et des espaces entre l’île de Cubagua et les personnages. S’établit alors une communication mystérieuse, magique :
D’immenses murmures, des reflets merveilleux filtraient à travers les forêts. Autour de Nila flottaient les chansons apprises dans les palmeraies de moriche66 des vieilles qui protégèrent son enfance. Les rameurs répétaient les mots qui guérissent et rendent dociles les serpents et qui influent sur les propriétés d’une pierre dans le cœur. Des mots brillants et mystérieux, des lucioles67.
N’est-ce pas la voie (poétique) que nous propose Núñez pour « donner une voix à ces quatre siècles de langage séquestré, marginal, inconnu » comme le dira plus tard Carlos Fuentes68, alors qu’il achève Cubagua par l’affirmation : « Tout était comme il y a quatre cents ans »69. On considère de ce fait que l’écriture de Núñez (à l’instar de celle de type fantastique70 relevée à cette époque), convoque de façon récurrente le thème du double. En guise d’exemple, on retiendra le cas de frère Dionysos présenté soit en chair et en os et racontant alors une partie de l’histoire, soit comme une tête momifiée. Cette différence/ressemblance lui permet de passer d’un moment historique à un autre… à quatre cents ans près.
Núñez propose en effet dans Cubagua différentes modalités d’écriture se fondant principalement sur des jeux sur le multiple (duplication, dédoublement, dialogisme, hétérologie…) qui effacent la transparence de l’Un. Toutes les duplications et porosités de l’opacité sont ainsi sollicitées comme autant d’équivoques volontaires pour dire et transcrire le rejet de l’ordre officiel et des centres établis, avec par exemple de nouveaux héros pour une nouvelle histoire. Dans ces moments d’ambivalence, la magie paraît réelle et se voient neutralisés les codes antinomiques à l’instar des formules oxymores de « réalisme magique » et « réel merveilleux ».
Núñez développe tout particulièrement un traitement du temps qui n’est plus téléologique en privilégiant les ambiguïtés temporelles passé/présent/futur, confortées par le recours à des images doubles (Leiziaga/Lampugnano ou deux facettes d’un même personnage) comme autant de métamorphoses baroques.
L’île de Cubagua est alors convoquée comme métaphore d’une réalité secrète, originelle, à déchiffrer. Ce n’est plus un roman sur la terre proprement dite comme Doña Bárbara ou encore La Vorágine, mais une œuvre tournée vers la mer, élément liquide, non stabilisé à la différence de l’Histoire officielle, pour des origines multiples réunies par cette même mer. Cubagua est alors érigée en « omphalos »71, en centre du Nouveau Monde à voir de façon renouvelée, comme synecdoque de l’origine américaine, à la fois paradis futur et paradis perdu ; lequel prendra chez Alejo Carpentier le nom de Santa Mónica de los Venados, dans la forêt-Eden. L’Orénoque et la forêt de Alejo Carpentier remplaceraient-ils en conséquence l’île72 et la mer de Núñez ? En fait, il importe de préciser que chez Núñez, l’Orénoque et l’île de Cubagua sont liées comme deux paradigmes de l’origine américaine comme le met en exergue l’hésitation de Núñez quant au choix de la fin de Cubagua. Dans une version, l’on assiste au retour du protagoniste Leiziaga à Cubagua ; dans l’autre, Leiziaga choisit l’Orénoque. Étant donné que c’est cette version qui a été diffusée au départ, c’est donc celle qui aura pu inspirer Alejo Carpentier73…
Bohórquez Rincón, sans parler de réalisme magique ou de réel merveilleux, a relevé chez Núñez ce traitement particulier du temps propre aux auteurs du boom74. Et Alejandro Bruzual de confirmer ce choix d’une écriture qui introduit du désordre dans la continuité, comme un archipel en tension75.
Autrement dit, ne sommes-nous pas déjà en plein réalisme magique ou réel merveilleux avant la lettre, soit chez Núñez une écriture qui recourt aux éléments que reprendront les auteurs « officiels » du boom hispano-américain, notamment Alejo Carpentier ?
3. Des traces de la fécondité de Núñez chez Alejo Carpentier
Alejo Carpentier pouvait-il ne pas connaître Núñez et son œuvre si novatrice ? En somme, ne doit-on pas considérer l’œuvre de Alejo Carpentier comme un ensemble de textes-seconds et non comme des textes-premiers du réel merveilleux ? En tous les cas, ne serait-il pas licite, vu ce qui a été démontré précédemment, de questionner leur qualité de « modèles » officiels mythifiés ? On l’aura compris, on interrogera la réception du réalisme magique et du réel merveilleux en invitant à déplacer leurs modèles plus avant dans le temps, et ce jusqu’à l’œuvre de Núñez, ce qui place de surcroît le Venezuela encore plus au cœur de ce creuset littéraire renouvelé76.
Comment en effet aborder la question de la réception d’Alejo Carpentier dans la littérature caribéenne sans se demander comment cette littérature caribéenne a laissé des traces chez Alejo Carpentier, nourri également par la littérature européenne, comme avec le poids d’Anatole France, auteur si cher à son père ? En effet, les théories de la Réception développées par l’École de Constance soulignent l’importance à accorder à la participation active du lecteur, nouvel auteur du sens et futur auteur, tout auteur étant avant tout un lecteur77.
Selon les théories de la réception, la compréhension des textes-seconds (ici l’œuvre de Carpentier) favorise celle des textes-premiers (l’œuvre de Núñez). En somme, l’œuvre si connue d’Alejo Carpentier devrait permettre de faire reconnaître l’un de ses modèles, à savoir : Núñez, car comprendre requiert de faire fusionner des horizons présents et passés (ce que fait toujours Núñez…) prétendument indépendants les uns des autres. On en vient alors à se demander comment le potentiel d’un texte de départ influe sur la poétique du texte d’arrivée. Autrement dit, pour reprendre une expression de Michel de Certeau, ne convient-il pas de se demander : où a « braconné »78 Alejo Carpentier ?
En effet, tout texte s’analyse comme discours et il y a dans tout discours des traces de « pré-construit », des discours antérieurs reformulés qui fonctionnent comme une sorte de matière première. Gérard Genette l’affirme : un texte peut en cacher un autre. Alors, ne peut-on voir Núñez comme un « Ancien » dont l’autorité reste à réhabiliter, ne serait-ce que par la mise en exergue de ses apports et par là même de sa réception chez des auteurs postérieurs ? Il ne s’agit en aucune façon de remettre en cause l’apport capital d’Alejo Carpentier, mais de déplacer, ou plutôt replacer son œuvre (surtout celle liée directement à l’étape d’émergence du réel merveilleux) dans une chaîne de réceptions, certes fort riche chez un auteur aussi grand lecteur qu’Alejo Carpentier, mais dont l’un des maillons n’a pas, semble-t-il, été relevé jusqu’ici.
On ne peut en effet oublier l’érudition79 d’Alejo Carpentier. C’est pourquoi sa conceptualisation du réel merveilleux80 ne saurait être issue de la seule révélation par la nature américaine, mais aussi par la lecture de prédécesseurs, d’autant qu’il a indiqué : « Il y a une matière que je dois apprendre et cette matière, ce sera l’étude systématique de l’Amérique »81.
Guiseppe Bellini a démontré comment Alejo Carpentier s’est nourri de l’influence du Vénézuélien Rufino Blanco Fombona (1874-1944) dont la relation de voyage Viaje al alto Orinoco (1905) n’avait jamais été citée auparavant comme source de Los pasos perdidos (1953). R. Blanco Fombona propose de magnifiques descriptions de la nature qu’il qualifie d’ailleurs de… « merveilleuse »82… On souhaite compléter cet apport vénézuélien en invitant à prendre en compte l’impact de l’œuvre et des concepts de Núñez. Est-il besoin de rappeler à cet égard que Los pasos perdidos et El siglo de las luces furent écrits au Venezuela où Alejo Carpentier était arrivé en 1945, invité par son ami Carlos Eduardo Frías ? Alejo Carpentier vécut en effet au Venezuela de 1945 à 1959 et fréquenta pendant quatorze ans le milieu journalistique vénézuélien à l’époque même où Núñez était un chroniqueur reconnu à Caracas83.
Ne doit-on pas prendre en compte chez un lecteur aussi avide qu’Alejo Carpentier les représentations littéraires de l’Orénoque ? Or, Núñez publia en 1945 un essai intitulé Orinoco84 où il s’intéresse à l’avance britannique de Raleigh en Amérique hispanique et à la recherche de l’Eldorado85. Le parallèle entre l’île de Cubagua et l’Orénoque peut se retrouver dans divers textes de Núñez et plus particulièrement dans cet essai Orinoco. De plus, l’axe central de Cubagua est un voyage qui permet, quelle que soit la fin choisie, de se trouver soi-même et qui semble dès lors annoncer la « désaliénation » du héros de Carpentier dans Los pasos perdidos où le thème du voyage est lui aussi central86. De plus, dans ces deux œuvres, la rencontre-clé avec une femme au nom lié aux pratiques chrétiennes (Nila Cálice chez Núñez/Rosario chez Carpentier), métisse biologique ou culturelle, permet de toucher du doigt la réalité, magique, des Autochtones.
En somme, seront aussi décisifs pour l’écriture de Carpentier ses voyages en Haïti et dans le Haut Orénoque87 en 1947-48. Au cœur de la forêt amazonienne vénézuélienne, A. Carpentier reconnaît avoir eu aussi une révélation de la magie américaine et choisit alors la difficile tâche de faire connaître l’« essence américaine »88. Cette idée d’essence(s) américaine(s) n’est pas sans rappeler le « secret de la terre » de Núñez, pour qui il s’agit, comme l’affirme frère Dionysos, d’interpréter le silence89 et de « provoquer la révélation merveilleuse depuis le profond mystère des côtes et des zones montagneuses (et boisées de l’intérieur) »90. Núñez précise :
Mais il y a le silence et la solitude. Les zones montagneuses et boisées existent et se dépassent toujours ainsi que les horizons. Dans tout cela, il y a des images. On croit percevoir des choses qui existent ou qui ont existé. Quelque chose qui échappe à nos sens. En somme, ce que les conquistadors, quand ils sentaient leur âme se troubler au milieu des solitudes, appelaient le secret de la terre. […] Ainsi, ce cadre que nous contemplons nous offre plus que de simples reliefs de leur aspect physique et nous nous trouvons face à une intelligence ; une pensée abandonnée à la terre91.
Parmi les multiples connexions entre l’œuvre de Carpentier et Cubagua, il est essentiel de souligner combien la conception du temps de Carpentier se révèle fort proche de celle proposée par Núñez. Carpentier évoque en effet des « synchronismes possibles […] au-dessus du temps, reliant […] hier avec le présent »92 et voit dans l’Orénoque à la fois le temps passé, présent et futur93. Ainsi, dans Los pasos perdidos est attribuée à la réalité américaine le privilège d’héberger simultanément différentes périodes94. Carpentier précise d’ailleurs que l’Amérique est le seul continent où différentes époques coexistent »95. Or, ce retour possible aux origines et à ses mythes, accompagné d’un traitement renouvelé du temps est déjà, on l’a montré, l’un des axes majeurs de l’œuvre de Núñez et notamment de son roman Cubagua qui s’oppose à la vision téléologique de l’histoire. On le citera encore : « Trois jours, cinq cents ans, des secondes peut-être qui s’éloignent et reviennent et hésitent, dans la lumière immémoriale (immémorielle ?). L’écume »96. Et dire que c’est souvent ce travail sur le temps qui est présenté comme novateur chez Carpentier et qui est perçu comme l’un des meilleurs apports à la littérature latino-américaine97.
On terminera cette mise en valeur de l’œuvre de Núñez comme modèle et donc de celle de Carpentier comme réécriture d’un réel merveilleux déjà conceptualisé chez Núñez en soulignant les étranges similitudes d’une scène de métamorphose, relayée de diverses façons. Dans Cubagua, au XVIe siècle, une Indigène prénommée Cuciú, prostituée par les Espagnols, est finalement brûlée sur un bûcher. Cuciú est alors, entre autres, présentée comme échappant au feu sous la forme d’un héron rouge. Cette scène rappelle une fameuse scène où Mackandal disparaît… en diverses versions... Núñez avait donc déjà fait une proposition concrète quant à une nouvelle écriture de la métamorphose, laquelle n’a pas été, semble-t-il, oubliée par Alejo Carpentier. Comme dans Cubagua, où circulent plusieurs versions qui ne s’invalident pas quant au sort de l’Indienne Cuciú, morte ou vivante sous la forme d’un héron rouge98, comme la couleur des flammes, les versions varient dans El reino de este mundo, soit plusieurs niveaux de « vérité » : celle des Noirs qui affirment : « Makandal sauvé », celle des Blancs créoles qui n’y comprennent rien et, enfin, celle du narrateur dont on attendrait qu’il fasse voir la réalité des choses, mais qui minore son positionnement99.
D’autres connexions sont indéniables100, comme la création d’un certain type de baroque, soit une écriture poétique baroquisée chez Núñez où la duplication (via notamment le thème du double) se révèle omniprésente et annonce le langage accumulatif pour une réalité qui reste à nommer selon Carpentier101. Comme Núñez, Carpentier duplique, par interrelations, diverses époques102. Peut-on encore douter que Carpentier ait lu Cubagua103 ? On croirait retrouver la technique d’écriture de Núñez… et la nouvelle attitude face au réel qu’il développe, pour un réel perçu déjà comme « utopie de la transparence » comme l’indiquera Foucault, et qui sera transcrit en tant qu’« opacité » chez Edouard Glissant. Soit Núñez comme auteur post-moderne et décolonial avant l’heure…
On comprend mieux avec Núñez et son travail sur l’Histoire colonisée pourquoi comme l’affirme Charles Scheel : « le réalisme magique constitue un courant important dans la fiction mondiale contemporaine et [pourquoi] l’on parle dorénavant de world literature comme on parle de world music »104. En somme, le réalisme magique correspond à une forme d’écriture qui permet les remises en cause des dogmatismes, quel que soit en fin de compte le pays où l’on se trouve ; le rapport Dominant/Dominé étant universel. Soit un refus de l’hégémonie de l’imaginaire occidental et en quelque sorte une calibanisation de ce Modèle, laquelle nous est proposée chez Núñez dès le début des années 1930.
En guise de conclusion
Il ressort par conséquent que les années 1930 constituent au Venezuela une période foisonnante. Enrique Bernardo Núñez fut un pionnier qui s’intéressa aux creux de l’Histoire des peuples « sans annales » du monde américano-caraïbe et, ce faisant, proposa une forme d’écriture digénétique, réécriture et dépassement des modèles euro-centrés, notamment pour ce qui est des traitements traditionnels du temps et de l’espace105 par une mise en interrelation des notions de réel et de merveilleux. L’œuvre de Núñez et ses concepts s’imposent dès lors comme un substrat matriciel au réalisme magique et au réel merveilleux, sans réelle distinction encore entre ces deux mouvements, car en germe, comme une racine rhizomique commune et interrelationnelle, que leurs pères « officiels » feront fleurir et reconnaître entre ressemblances et variations.
À la différence de ceux qui n’ont vu en Núñez qu’un journaliste expérimentateur, on considère qu’il s’agit d’un écrivain-historien pionnier qui a théorisé des aspects essentiels du renouveau littéraire hispano-américain, à partir notamment de la réécriture de l’Histoire via le mythe, d’un traitement du temps non linéaire et de la nécessité d’une écriture adaptée comme autant de prémices du réalisme magique et du réel merveilleux. José Balza, Vénézuélien lui aussi, a relevé cette étape en quelque sorte matricielle de Núñez pour le développement de ces nouvelles esthétiques en affirmant à propos de Cubagua qu’il s’agit d’une : « annonce de ce que Irlemar Chiampi reconnaîtra comme “réalisme merveilleux” »106.
Núñez propose en fin de compte une sorte de maïeutique pour ce sous-continent américain, « accouché » jusqu’ici avec des forceps rouillés, présentés comme issus de l’ancien monde dans Cubagua, et dont il convient de faire (re)naître autrement la littérature. Ainsi est annoncée la naissance des faux jumeaux que sont le réalisme magique et le réel merveilleux avec un ouvrage : Cubagua où naissent justement des jumeaux, caractéristique de cette île pauvre et riche à la fois107 où se répètent les dominations…
Núñez semble prophétiser un profond renouvellement : « le monde se fait et se défait à nouveau. Les villes s’érigent sur les forêts et celles-ci recouvrent après les villes »108. Alejo Carpentier, on l’a démontré, a lu Núñez et notamment Cubagua, œuvre qui mérite désormais d’être reconnue comme l’un des textes-premiers109 de ce chef de file officiel du réel merveilleux qui pourra dès lors inverser le rapport ville-forêt dans Los pasos perdidos et faire de celle-ci –jusqu’ici liée à la Barbarie–, à l’instar de ce que proposera Wifredo Lam dans les arts plastiques avec la Jungle (1943), un nouveau centre, le creuset d’une approche renouvelée pour une nouvelle mytho-géologie et généalogie de l’Amérique.
En définitive, non seulement Núñez apparaît comme un auteur déjà post-moderne, mais surtout, il ressort qu’il a influencé directement le boom comme on l’a montré pour Alejo Carpentier sans que personne ou presque ne daigne le citer… Pour une démystification de l’historiographie littéraire, il serait désormais opportun d’associer Núñez à cette rénovation scripturale et conceptuelle majeure comme un père putatif ou un père « naturel » – c’est-à-dire comme père « logique », mais aussi un père qui à l’instar d’un enfant naturel n’aurait pas été reconnu jusqu’ici et serait désormais à officialiser.
Alejo Carpentier affirme : « […] nous, romanciers de l’Amérique latine, témoins, chroniqueurs et interprètes de notre grande réalité latino-américaine […] nous serons les auteurs classiques d’un énorme monde baroque qui nous réserve encore et réserve au monde les plus extraordinaires surprises »110. Enrique Bernardo Núñez, vu la merveilleuse richesse novatrice de son écriture, mérite en effet de faire partie de ces auteurs « classiques »111, références incontournables de la littérature hispano-américaine.