Dans un ouvrage sur la littérature vénézuélienne d’aujourd’hui, Salvador Garmendia (1928-2001) évoquait la vague créatrice colossale des années 1960 en la qualifiant de « década meteórica »2 et observait quant aux enjeux de cette époque :
« La entrada de la nueva década concuerda con una actitud de desafío general. Inventar, crear, imaginar, asumir todos los riesgos aunque el objetivo aún no se percibía claramente »3.
Or, dans ces fulgurances combatives avant-gardistes, la ville occupe indéniablement une position-clé4, notamment au Venezuela, sans doute du fait que dès le milieu du xixe siècle la population y est essentiellement urbaine. Avec le mouvement du « Criollismo », l’on assista à une survalorisation de la campagne – même si elle était perçue comme barbare5 – en tant qu’espace propre à l’âme créole alors que la ville se voyait décrite sous des traits négatifs dévoilant une bureaucratie parasite ainsi qu’une bourgeoisie corrompue et aliénée. La ville apparaît donc très tôt dans la littérature vénézuélienne6, et l’esthétique littéraire – nourrie des influences du Nouveau Roman où le récit est en procès7 – de S. Garmendia conserve cet intérêt développé notamment par Guillermo Meneses8 puisqu’il inscrit ses œuvres dans l’espace urbain qu’il traite en particulier à partir des thématiques de l’inadaptation et de l’échec, via l’évocation de la chute sociale et de diverses marginalités9.
Il s’agira dans cette étude portant sur le second roman de Salvador Garmendia Los habitantes, publié en 1961, de souligner combien le Sujet à l’héroïté affirmée disparaît au profit de personnages multiples et « neutres » ou pour le moins « affaiblis »10, réunis par la désignation globalisante « los habitantes » comme un seul héros massifié – signifiant la désintégration de la conscience personnelle. Ces habitants sont englués dans l’inaction d’un cadre urbain que l’on pourrait qualifier de « peau urbaine » et qui tend à les dominer sans être doté toutefois d’une héroïté véritable. On s’interrogera alors en vue de déterminer dans quelle mesure la ville participe de la néantisation des êtres, se constituant dès lors comme le lieu qui cristallise l’identité et la conscience troublées vénézuéliennes.
1. Un espace-temps fragmenté pour la réfraction d’une action stérilisée
La stratégie narrative retenue dans Los habitantes se fonde sur la désarticulation des repères classiques tant au niveau de la construction des personnages que de l’espace-temps. En développant cette nouvelle esthétique où comme dans le Nouveau Roman la description se détache de la trame narrative, S. Garmendia explore sans concessions les méandres de la capitale vénézuélienne – sans jamais la nommer – et les tourments de ses habitants et propose ainsi une écriture particulière, que Carlos Yusti (2001) qualifie de « lírica decantada de la sucia realidad »11. Les « sales » conditions de la vie urbaine contemporaine perturbent en effet le développement des êtres humains qui ne peuvent d’emblée acquérir une dimension héroïque traditionnelle et occupent les marges socio-économiques et politiques.
Différents verbes indiquant des déplacements : « entrar, salir, subir, bajar », des adverbes de lieu, ainsi que divers éléments propres à la cité confortent l’importance accordée à l’espace dans la capitale, entre centre et faubourgs – dont des bidonvilles : « cerro », « rancho » – ainsi qu’à d’autres villes et régions du Venezuela (Agua Viva, Puerto Cabello, Maracaibo, etc.). À vrai dire, ce sont les allers et retours entre ces espaces qui sont privilégiés, comme la marque d’une impossible progression, d’autant que même dans les quartiers riches, seule la façade n’est pas dégradée12.
Quant à la temporalité, elle est scindée en deux temps : la période d’avant la décadence (« entonces », « aquella época », « la buena época »13) et celle qui la suit (« los días peores »14), laquelle se lit tout particulièrement dans la décadence du personnage de Francisco López : « […] los bigotes que entonces eran largos y duros como cerdas. Entonces él tenía mejor carácter que ahora […] »15. L’introduction constante des souvenirs dans le récit installe également du point de vue temporel un jeu d’allers et de retours qui oblitère la dimension de futur en une circularité stérilisante. L’idée de rupture inexorable est mise en exergue par Francisco López : « Todo se fue acabando, no sé cómo, y aquello también iba cambiando de aspecto […] »16, « aquello está todo muy cambiado »17, « Todo ahora es distinto »18, « todo se ha ido acabando solo »19, mais aussi par son ami d’antan Modesto Infante : « Ahora nadie sabe nada »20, « Y ahora es distinto, muy distinto, Cambiaron los tiempos y los hombres »21 ou par sa femme Engracia : « Todo cambió esa noche »22 ou encore par un vieil homme non nommé qui achève de généraliser cette dichotomie passé/présent : « - No es lo mismo. Ahora todas las cosas han cambiado »23.
Certes, le point de rupture n’est pas le même pour tous, mais il constitue à chaque fois un passage vers l’immobilisme. La vente non planifiée du camion de Francisco correspond à l’un de ces clivages. Alors qu’auparavant il conduisait son camion, action que l’on peut lire symboliquement comme le fait de se diriger sur la route de la vie, désormais c’est lui qui est « conduit » par celle-ci. Il en découle une perte de choix directionnels qui touche l’ensemble des personnages de Los habitantes : « Mientras se dejaban conducir por el empuje lento de la multitud, le habló (à Modesto) del matrimonio, los hijos, la casa »24. Cette perte de décision, d’action, corrode même les souvenirs. Ainsi, Francisco ne sait plus comment se termina sa relation avec Teresa : « La tuve algún tiempo conmigo y no te miento si ahora te digo que no sé cómo acabó aquello. Uno se va olvidando de ciertas cosas con los años y las preocupaciones y también con el cambio de vida »25 et Modesto Infante ne se souvient plus des personnes rencontrées à cette époque.
Il appert de surcroît que quels que soient les lieux évoqués, leur description repose sur des éléments connotés négativement, notamment pour les lieux les plus modernes. L’adjectivation est sans appel et la construction binaire récurrente de ces descriptions : « […] los papeles y las latas volaban alocados y rabiosos »26, agit tel un martèlement de l’aspect dégradé et sale de cet espace urbain comme si la cité engluait tant les hommes que la Nature.
Il en ressort une impression d’enchâssement de divers éléments fragmentés dont le « montage » est souvent difficile à percevoir du premier coup. En effet, mis à part le choix d’aller à la ligne ou plus rarement le recours aux points de suspension afin de permettre de visualiser le passage à une thématique distincte, aucun autre élément n’explicite clairement cet entremêlement et ainsi la structure de l’œuvre concourt à mêler les éléments du chronotope. Il convient de noter à cet égard que plus il y a ouverture de l’espace (soit éloignement de l’appartement de la famille López), plus la temporalité s’avère rétroactive. Ainsi, les deux premiers chapitres centrés sur l’appartement de cette famille modeste assurent le relais avec une temporalité proche, tandis qu’à partir du moment (chapitre 3) où le père de famille Francisco sort de l’appartement, le lecteur est mis en contact avec des souvenirs d’avant le mariage de celui-ci. L’écart se creuse avec l’évocation de l’époque où il travaillait comme camionneur dans la zone pétrolifère27 ou celle de ses retrouvailles avec son ancien patron d’apprentissage Alfredo Ruthman dans le magasin duquel il rencontre, à Puerto Cabello, sa future épouse. Et comme les personnages sont amenés à s’éloigner chaque fois plus de leur foyer, les ouvertures sur le passé font tache d’huile et le chronotope s’élargit tout en se fragmentant chaque fois plus ; comme divers éléments d’une mosaïque ou autant de photos mises bout à bout. Et justement, Aurelia, la plus jeune fille de Francisco, cherche à établir un lien entre ces éléments fragmentés qu’elle réunit avec photos et coupures de revues dans un « journal de bord » de la mosaïque familiale.
Les photos regardées et commentées par Aurelia participent de cette recréation, comme l’ouverture d’un espace-pont. En fait, entre les diverses scènes et personnages des liens finissent toujours par s’établir, comme une sorte d’unification progressive dans un processus commun de dégradation économique et/ou moral. L’importance accordée aux discours intérieurs, sorte de flux des consciences, participe également de cet entremêlement. Alors que l’on croit suivre les pensées d’un premier personnage, on finit à chaque fois par se rendre compte que la voix narrative a varié, comme s’il y avait passage de relais entre divers personnages, différents espaces et plusieurs temporalités28. Le narrateur participe d’ailleurs de ce « jeu » qui trouble les identités et le chronotope en s’immisçant dans les dialogues des personnages, réunis par la même stérilité.
Cette fragmentation assemblée réfracte alors l’action rendue stérile, quasiment absurde, des personnages. Le seul effort réalisé contre la décadence familiale se révèle infructueux, car Engracia ne parvient même pas à expliciter sa requête financière auprès de l’ancien ami de son mari, Modesto, devenu riche en travaillant dans la zone pétrolifère. Cette scène est placée symboliquement au cœur de l’œuvre29 et le déplacement de Engracia se déploie dans les quartiers résidentiels. À partir de ce moment, dans l’attente du retour de la mère, c’est l’ensemble cette famille - au nom si courant (López) et donc pour le moins emblématique en quelque sorte de toute une frange de la société vénézuélienne (celle des couches moyennes et populaires) – qui semble en état d’abandon. Mais la routine ne s’en verra pas pour autant vaincue, chacun finissant par rentrer et perpétuer la stérilité familiale (et nationale).
Les personnages semblent de plus en plus perdus dans ce chronotope, sans projet (ni conscience) véritable(s) ou pour le moins amorphes, incapables d’agir pour y parvenir, tel le père Francisco qui n’arrive pas à écrire la lettre pourtant si capitale pour son hypothèque à la banque ou à forcer son fils à le faire pour lui, telle Matilde qui se « frotte » sans fin contre Raúl s’en vouloir envisager de passer à quelque chose de plus concret, tant sexuellement que socialement (mariage) ou encore tel Luis qui ne parvient pas à parler à son père de la liaison de sa sœur Matilde.
L’errance de Luis, avec ses tentatives de « se conduire » seul, paraît paradigmatique du message que semble vouloir nous transmettre l’auteur. Le fait que Luis souffre de nausées fonctionne, outre la description d’un monde sale et dégradé aux êtres sans volonté, comme un indice intertextuel30. En effet, dans La Nausée (1938) de Jean-Paul Sartre, le protagoniste Antoine Roquentin écrit un journal (ici c’est Aurelia qui compose un journal-catalogue) afin de tenter de comprendre la sensation de nausée qui l’assaille. Il découvre alors que la principale qualité des choses est la contingence, c’est-à-dire qu’elles sont soumises à diverses forces. Sa nausée acquiert dès lors un sens métaphysique. Dans L’être et le néant (1943), Sartre distingue l’en-soi qui caractérise les objets du monde, soit tout ce qui n’a aucune prise sur lui-même (et ne peut donc varier), ce qui est contingent, du pour-soi, cette faculté humaine d’avoir conscience de ses actes et de son être. S’il n’y a pas conscience, il ne peut y avoir action et donc encore moins liberté. Cette liberté de conscience constituerait en effet la caractéristique la plus importante de la condition humaine. Toutefois, Sartre précise que la conscience (de son être et de sa liberté) débouche sur une angoisse.
Serait-ce cette angoisse qui paralyserait ces habitants décrits par Salvador Garmendia ? Ils habitent un espace, mais ne le construisent pas et dès lors ne sont pas capables d’y trouver leur liberté, laquelle passerait par le travail auquel ils ne se consacrent pas. La portée philosophique et métaphysique du message (et du « compromiso ») garmendien, lisible(s) au travers du modèle sartrien, revient à dire que l’homme est seul (sans Dieu) face aux maux qui l’entoure et que s’il ne s’engage pas dans son existence, s’il n’agit pas selon un idéal, il se verra dans l’impossibilité de prendre en main le cours de sa vie. Les héros de Los Habitantes s’engluent ainsi dans leur inaction qui les enferme dans une répétitivité stérile.
Étant donné que le surgissement de la sensation de nausée accompagne chez J.-P. Sartre le sentiment de l’existence et de la conscience du corps, le lecteur imagine qu’un changement sera finalement possible avec le personnage de Luis : « Lo hacía a conciencia »31 ; « Sus miembros se aligeraron. En realidad, todo estaba empezando ahora »32. Mais ce dernier agit sous l’effet, non durable de l’alcool (donné d’ailleurs par un illusionniste !). Il se met au centre de la petite pièce où vit le Mexicain, mais n’arrive pas à s’orienter tandis que des changements interviennent dans son corps : « El sudor de su cuerpo se había enfriado y la náusea le subía a la boca »33 sans qu’il puisse les maîtriser. Luis est attiré par l’air pur pour… vomir et « otra vez tuvo náuseas »34. Aussi ne libère-t-il que ses larmes : « Las lágrimas sucias corrían libremente por sus mejillas » et il perd à nouveau son individualité : « […] cuando el acceso fue debilitándose, los dos se sentaron en silencio (perte totale dynamique) al borde de la acera. El sol se les pegaba a las espaldas como una lámina caliente »35.
Il s’ensuit que le mélange constant du présent et du passé qui entrave tout possibilité de futur met en exergue la chute interne, la néantisation des personnages de la marge garmendiens dont les incursions-refuges dans le passé traduisent leur aliénation. Se noue alors la tragédie de leur affaiblissement qui ne peut en faire des héros solaires, élément clé pour la définition du héros dans le sens traditionnel du terme. D’ailleurs, nous relevons dans cet ouvrage de constantes allusions à la gêne que cause le soleil à ces personnages, tant par sa clarté que par sa chaleur, preuve d’une essence différente. Le texte garmendien finit alors par apparaître tel un enchâssement d’analepses. En somme, cette fragmentation met en évidence le mal-être existentiel des personnages de ce récit, aux marges tant de l’existence que des critères traditionnels de l’héroïté.
2. Aux marges de l’existence et de la conscience : des habitants « englués »
Nous l’avons dit, le titre de cette œuvre : Los habitantes, par le recours au pluriel souligne la multiplicité fragmentée de ces héros ainsi que leur insertion dans un lieu sous-entendu, mais non précisé. On se sent en effet invité à attendre une suite : il s’agit d’« habitants », certes, mais les lieux demeurent imprécis. La neutralité de ce terme par rapport à ceux d’« âmes » ou encore d’« individus », renvoie plutôt à une unité de compte, pour le moins floue ici.
À partir de la racine « habere », soit « avoir », l’on trouve diverses déclinaisons comme « habitant, habitation, habitat, habitus ». Mais qu’en est-il de leur « être » ? Pour mieux l’appréhender, il convient de s’attarder sur la structure et la forme de l’habitat de ces personnages qui comme tout groupe vit dans un espace donné, lequel nous en dit long sur la société qui l’a produit. Or, ce qui domine dans l’image que propose S. Garmendia de la ville vénézuélienne36, c’est la saleté qui semble encrasser tout ce qui y vit, habitants y compris (et par là même nuit à toute démarche dynamique). D’où des descriptions récurrentes d’un monde dégradé, de cheveux crasseux, de vêtements maculés et usés à l’instar des murs décrépis et tachés d’humidité des maisons. Il convient de préciser qu’il s’agit d’un positionnement générationnel comme le met en exergue le Second Manifeste de El Techo de la Ballena dont les auteurs considèrent
« que si la vida es pestilencia, largos cuerpos hambrientos bajo inmensos basureros y la ciudad en sí se vierte en un trago de basura, el artista debe sumergirse allí y desde allí hacer que su obra retorne enfurecida. En nombre de la ley del caos y la verdad de la ilusión « El Techo de la Ballena reo de putrefacción, se declara incontaminable, o mejor, su propia putrefacción es el antídoto que se requiere para repeler el asalto de tantos gérmenes que lesionan el derecho a gritar y ponerse panza al sol en los 912. 050 kilómetros cuadrados venezolanos »37.
L’influence du courant littéraire existentialiste qui souligne le sordide et le visqueux est alors indéniable38.
Déjà dans les souvenirs de Francisco est décrite la saleté de Agua Viva avec toutefois encore des éléments positifs liés à la nature environnante que commence à détruire la modernité industrielle :
« […] iba dejando atrás la agitación y el rugido de motores de la única calle manchada de aceite, repleta a ambos lados de ventorrillos y posadas construidas de cinc y de madera. Al paso del puente, con el palmoteo de los tablones flojos, entraba a la cabina el viento fresco de las orillas cargadas de bambúes y bijaos. Aquel rumor de la arboleda del río, oloroso a raíces y a tierra mojada, ocultaba el ronquido del motor y acariciaba la cara y los brazos. Pero en seguida volvía aquel denso calor, cargado de vaho de petróleo fresco y el aire detenido que no parecía llegar a los pulmones, la carga crujía y se bamboleaba al compás de las ruedas en el piso »39.
Dans la temporalité du présent, même les fruits et légumes du marché ne peuvent conserver leur « intégrité », comme contaminés par la ville, ce que transcrit une odeur nauséabonde :
« Olía a tierra abonada y agua corriente al pasar cerca de los cajones de lechugas y los pretiles de zanahorias y repollos y después parecía que abrieran de golpe una alacena y brotara el tufo recargado de los quesos y los embutidos y en seguida se pasaba a otro aire, contaminado por las frutas corrompidas y el olor a mortuorio de las flores, y otro, agrio y fuerte, como el que expelen las jaulas del zoológico y el de los huesos amontonados y sangrantes y la carne fibrosa, recién cortada »40.
Seule reste la lumière du soleil, décrite, nous l’avons dit, comme violente pour ces morts-vivants. Car, la pourriture s’exhale même des corps humains apparemment vivants, mais déjà morts d’une certaine façon comme cela est clairement visible dans le cas de la folle Isidra : « El olor podrido de Isidra se le metió [a Luis] por las narices provocándole una vaharada de asco »41. Le temps passant, l’espace urbain n’est plus qu’un amoncellement de détritus. Cette idée récurrente d’entassement, d’amoncellement semble alors renvoyer à la thématique de la multitude où disparaît l’individualité humaine.
La base de l’habitat est indéniablement la maison : lieu du sommeil et de l’intimité familiale. Et le récit de Salvador Garmendia est justement encadré par des scènes se déroulant à l’intérieur de l’appartement d’une modeste famille de Caracas en situation de grande pénurie financière. Une parmi tant d’autres… Il y a alors une succession d’entrées et de sorties de cet appartement, lequel est à lire comme une sorte de doublon de tant d’autres foyers, comme celui de Raúl et Irene, d’ailleurs explicitement présenté comme étant du même type. Le personnage de Aurelia qui ouvre et ferme le récit et sert paradoxalement, vu son immobilisme, de lien entre les espaces et les temporalités, n’en sort d’ailleurs pas. Cet appartement, et plus exactement la chambre d’Aurelia, se retrouve au centre du récit et permet ainsi de mieux en dévoiler les marges. C’est par l’intermédiaire de ce personnage que nous découvrons les espaces connexes, ceux de l’appartement et de la maison voisine où vit Raúl, qui courtise sa sœur Matilde.
Si l’on considère que l’habitat constitue l’une des formes majeures de l’appropriation de l’espace et qu’il contribue à former la mémoire d’un peuple, l’œuvre de S. Garmendia acquiert une dimension supérieure et invite dès lors à proposer une lecture « vénézuélienne » de ce texte. Ses héros crasseux et encrassés, englués dans leur inaction deviennent les symboles d’un mode d’exister, d’un état de crise de la société vénézuélienne. L’inactivité des personnages conforte leur ruine. « Mi único capital ha sido siempre el trabajo. Llevo treinta años detrás de un volante »42 observe Francisco. L’emploi du présent et du passé composé semble actualiser cette remarque. Or, comme l’affirme ce même personnage, cette inactivité relève d’une injustice sociale : « Quien tiene la culpa de todo es la Compañía. No había derecho a despedirme en esa forma y mucho menos a negarme lo que me correspondía por varios años de trabajo »43.
Le choix du titre, en apparence « anodin », pose en conséquence le problème de la désintégration du Sujet individuel dans la société vénézuélienne en crise ; thème déjà évoqué dans le premier roman de Salvador Garmendia Los pequeños seres (1959). La démarche proposée dans ce roman passe dans un premier temps par le recours à un espace et à un temps fragmentés et est complétée par la description de corps non conscientisés, décrits en alternance avec les lieux et de façon fragmentée. Ces corps semblent même pouvoir se dédoubler comme le soulignent les détails du réveil de Aurora au début de l’œuvre :
« Pero aquella figura avanza sobre un suelo falso que parece inclinarse y seguir hacia un rumbo que no es el suyo. Pasará muy lejos de la cama, sin tocarla. […] Le parece que tuviera dos cuerpos diferentes, uno de ellos flexible y sinuoso, más liviano que el aire y vuelve a remontarse »44.
On retrouve la même alternance entre les éléments de la pièce et ceux du corps au second chapitre dans la présentation du lever de Luis, le grand frère de Aurelia. Et ces personnages souffrent dans leur chair sans que la cause relève d’actes glorieux : la maladie de Francisco López en est sans doute le meilleur exemple :
« Acababa aquellas jornadas mortalmente cansado y agobiado por el dolor de los riñones. ¿Cómo podía pretender un trabajo fijo en semejantes condiciones. Por otra parte existía el expediente levantado en la Compañía, donde se le declara inhábil por incapacidad física y se le dejaba cesante »45.
Il s’agit indéniablement de personnages aux corps fragiles, à l’instar des cheveux et des poils de Aurelia, comme des êtres déjà morts d’une certaine façon : « Es un vello de apariencia frágil… -Si paso la mano encima, con fuerza, se desprende todo, vuela, se hace polvo »46. Même la robe de chambre de celle-ci, trop petite comme pour un corps ancien, antérieur, est en mauvais état et contribue à vieillir son corps alors qu’il s’agit du membre le plus jeune de la famille :
« La bata tiene una rotura ancha, un desgarramiento encima del hilván. Los bordes gruesos de las mangas están también deshilachados.-Hace tanto tiempo…-Ella ha crecido mucho desde entonces. Ahora apenas le llega sobre las rodillas. Allí la piel es seca, estéril […] »47.
L’on retiendra de ce fait l’importance accordée aux personnages âgés dans ce récit. Comme un autre recours (ou effet) tautologique, l’aspect décadent de la ville et de ses habitants se voit renforcé par le choix d’y présenter divers « viejos » (ce n’est pas le terme « ancianos » – directement lié aux êtres humains – qui est privilégié), présentés à l’écart, comme non participant de la vie « commune » à l’instar du père de Irene et de Raúl dont personne ne s’occupe vraiment et qui n’est plus à même de se mouvoir seul (et même pour ainsi dire plus du tout). Sa chair semble d’ailleurs se néantiser comme nous invite à le penser la disparition de ses poils : « […] ese trozo de carne gorda y blanquecina desprovista de vello »48). Être immobilisé, inactif et sans conscience, il paraît converti en un en-soi. Cette mise à l’écart des personnes âgées peut s’interpréter également comme l’oubli des origines de la part des habitants de ce récit, lequel fragilise un peu plus leur humanité de moins en moins vivifiée. Remarquons dans le même temps que les enfants sont rares et que leur présence ne contribue pas à dynamiser les autres personnages. Ainsi, la fille des Ruthman se retrouve progressivement paralysée après la mort de don Alfredo. Sa prostration (décadence physique) accompagne la faillite familiale comme cela est bien mis en exergue dans la citation suivante où dans une même phrase les deux éléments sont réunis comme s’il n’y avait pas de séparation entre les corps et les choses matérielles : « Ludmila seguía postrada en la cama y los médicos ignoraban hasta el nombre de su enfermedad ; el proceso de la quiebra continuaba y era inminente la liquidación del almacén »49. Quant à la petite Marina, la fille de María, l’amie des sorties vénales de Irene, ses pleurs fragilisent sa mère. L’espoir demeure lointain, à l’instar de ce cri d’enfant que Luis entend alors qu’il essaye de « sortir » seul, d’être en somme libre : « Oyó el llanto lejano de una criatura ».
Il est symptomatique que ces héros soient présentés comme peinant à se lever, et ce dès le premier chapitre. L’ouvrage s’ouvre en effet avec le lever, très lent, de Aurelia et est clôturé par son coucher : « Aurelia se levantó y dijo : – Hasta mañana, mamá »50. Le verbe « levantarse » peut apparaître employé ici de façon ironique puisqu’il s’agit d’un mouvement pour aller au lit. Un jeu est d’ailleurs établi dès l’incipit qui se développe en deux paragraphes séparés par un espace typographique qui met en quelque sorte en parallèle tout en montrant combien ils ne sont pas en phase le réveil de Aurora et le lever du soleil. Dans l’excipit, son père dort ; Matilde est déjà dans sa chambre et Luis est également rentré. En somme, personne n’a réussi ni n’a vraiment cherché à quitter cet espace routinier. À vrai dire, l’évocation au quatrième chapitre de fourmis qui : « siempre están allí haciendo el mismo recorrido, al parecer inútil »51 semble paradigmatique du fonctionnement de ces héros en creux, dépourvus d’individualité et de conscience politique. C’est sans nul doute pourquoi ces habitants se font écho, comme le soulignent par exemple les scènes de lever de Aurelia et de Irene où toutes les deux sont décrites portant des vêtements usés, évocateurs d’une mort prématurée. Manifestement, il y a une telle « uniformisation » que les personnages finissent par se « chevaucher », s’enchâsser. Ainsi Engracia est appelée par le narrateur Aurelia, lors de son arrêt sur un banc de la demeure de qualité où elle est entrée. L’on note la même attention pour les ongles chez Matilde et Irene et cette dernière est toujours vue accompagnée de María qui lui parle d’une amie appelée Aurora… Que d’individualités floues !
Comme on peut en juger, ces personnages ne sont pas à même de « sécréter un néant qui [les] isole » de l’existant, de l’en-soi. Ils ne sont donc pas libres et leur humanité en ressort affaiblie. Il s’agit en conséquence d’habitants de la marge « englués »52 de par leur manque de conscience, laquelle pourrait pourtant leur permettre d’aspirer au centre. Aussi, c’est la ville – conjonction d’éléments de l’en-soi – qui occupe celui-ci.
3. La ville comme lieu d’extériorisation (peau) d’une identité et d’une humanité troublées
La ville – laquelle est appréhendée dans la majeure partie de l’œuvre au travers de l’évocation de quartiers populaires qui fonctionnent comme une sorte de synecdoque de toute la cité – est assurément insérée au cœur de la présentation des personnages et de leurs dialogues et pensées. La description associée des personnages et de leur lieu de vie concourt dès lors à mettre en exergue la pauvreté (matérielle, morale, psychique,…) qui gagne inexorablement leur foyer comme les taches d’humidité sur les murs. L’individualité de ces habitants tend d’ailleurs à être effacée au regard de l’importance accordée à la multitude : « La multitud formaba una masa que se retorcía frente a la puerta de acceso al patio principal »53. Celle-ci réapparaît tout au long de l’œuvre, quels que soient les personnages et les circonstances évoqués. Retenons en guise d’exemple cette procession où l’emploi du pluriel « las mujeres » et l’introduction du terme qui annonce l’idée de groupe « coro » renforcent la perte de l’individualité, laquelle va même jusqu’à la perte de l’humanité par la chosification des êtres :
« En las noches en que había procesión en el barrio ese himno lo cantaban las mujeres, mientras la multitud oscura iba pasando semejante a una mancha que flotara lentamente como empujada a pulso por su propio ruido »54.
D’autres exemples soulignent parallèlement l’animalisation des pièces mécaniques : « una multitud de insectos monstruosos »55, l’animalisation des voitures : « el zumbido sordo y continuo de los automóviles que cruzaban el puente » ou encore la personnification de l’air de la ville : « un aire noctámbulo, fatigado, se desprendía de las botellas [..] »56, soit la perception progressive des éléments d’une ville qui tendent à capter la vie propre aux êtres vivants. On retiendra dans le même ordre d’idée l’étroitesse de certains espaces qui contribue à enfermer les personnages dans leur médiocrité, ne serait-ce que parce qu’elle ne leur demande pas d’efforts : « El cuarto de baño era un espacio angosto donde apenas era necesario moverse pues todo estaba al alcance del brazo »57.
Il ressort également que ces héros perdent certains traits de leur humanité, comme la capacité à s’aimer. La description des rencontres entre Matilde et Raúl que l’on pouvait penser fort épris l’un de l’autre souligne combien le romantisme semble disparu comme si rien, même l’amour, ne pouvait être « beau », non entaché, ici de violence, car sans échange véritable, ni même des paroles, tout étant dominé par des actes mécaniques, figés dans la répétitivité58.
Il importe de relever que les murs de cette ville semblent chez chacun des héros prendre vie. Et c’est de leur décrépitude que naît cette métamorphose, plus dynamique (comme l’indique le verbe d’action : « llegan a ») que chez les personnages humains qui ne semblent pas trouver la force ni de se lever vraiment ni d’échapper à leur routine, même un jour si emblématique du réveil du peuple vénézuélien que ce 5 juillet-l’année n’est pas précisée –, unité de temps centrale de ce récit qui correspond à la date où le Congrès, réuni à Caracas, se prononce pour l’indépendance en 1811, sous l’action notamment de Francisco59 de Miranda et Simon Bolivar. Retenons cet exemple du lever de Aurelia :
« Empieza a pensar con una lucidez tranquila, con una lentitud armoniosa, como si las cosas resbalaran alrededor de ella, que si abre los ojos verá el techo con su color blanco mate, rayado por vetas arenosas y unos dibujos pardos e informes que crecen hacia las paredes : son manchas de humedad que el tiempo ha resecado y que llegan a simular, por momentos, panoramas de montañas coronadas por cabezas monstruosas de gigantes y pájaros »60.
Alors que les hommes sont agis (comme nous invitent à le comprendre les formules d’obligation des exemples suivants), les éléments d’une ville remplie de détritus s’animent face à la détérioration des objets utilisés par l’homme :
« El golpe de las hojas lo obligó a saltar el escalón, cayendo bruscamente a la acera, a pleno sol. La luz corrosiva le abrasó los ojos. Tuvo que llevarse una mano a la frente. La calle continuaba sola, inmóvil. Desde aquella altura se dominaba un panorama amplio de azoteas carcomidas, patios interiores desnudos y muchos espacios, comprimidos entre paredes bajas, donde se amontonan objetos en ruinas, restos de muebles y colchones podridos »61 ; « Engracia se dejó conducir por el camino […] »62.
Le sort de ces personnages est pour le moins indéniablement lié comme l’annonce symboliquement le grand tableau appartenant au « compadre » de Francisco, telle une mise en abîme de la néantisation en marche :
« Se entreveía la perspectiva de alguna calle, desleída bajo capas chorreantes de color. Numerosas figuras borrosas, mutiladas, flotaban sobre las aceras. Los muros, corroídos, parecían derretirse, como fundiéndose en la humedad del aire »63.
Et dans le bus, sur le chemin du retour, Engracia reformule à sa façon, dans son imaginaire, cette vision urbaine de ruines et de personnages flous :
« […] se puso a imaginar, vagamente, a la manera de quien recuerda cosas soñadas o leídas hace largo tiempo, que todos aquellos caserones estaban vacíos, pero no precisamente desocupados y en ruinas sino más bien abandonados un momento por sus ocupantes o, mejor todavía, como si éstos, señores, niños y sirvientes, se hubiesen borrado de las habitaciones y las galerías y todo lo demás permaneciera intacto, limpio y en orden […]64.
Les habitants et la ville partagent donc la même saleté, comme s’il s’agissait d’une peau commune, mais les premiers tendent à s’engluer, à s’arrêter, alors que la seconde conserve une certaine vie. L’on ne peut manquer de remarquer en effet les innombrables répétitions quant aux odeurs de la ville. La ville sent. Est-ce à dire qu’elle respire ? Il s’agit en tous les cas d’une façon de lui donner vie, chaque endroit ayant sa propre odeur, laquelle est perçue par ses habitants. La présence d’odeurs donne vie, même aux objets qui acquièrent ainsi une dimension de pour-soi, comme ce vieux livre de Engracia65 ou le catalogue constitué par Aurelia dont son père dit « que era como ver a don Alfredo, porque olía a lo mismo que el almacén y como todas sus cosas »66. Et les éléments de la ville prennent effectivement vie comme le bus qui grogne : « Gruñendo suavemente, el autobús atravesaba la nueva avenida »67.
On ne saurait clore cette partie sans noter combien cette ville remplie de détritus et aux habitants sans grande moralité, salis tant par la prostitution, l’alcool que la cigarette semblent annoncer la fin d’un monde. À vrai dire, c’est déjà une sorte de tour de Babel68 avec la présence de diverses nationalités : italienne, turque69, chinoise, française, allemande, mexicaine, etc., conséquence notamment de l’immigration suscitée par l’exploitation du pétrole. Et l’ami de Luis : Emilio réclame justement une sorte de déluge (au chapitre 14), en souhaitant qu’il pleuve sans arrêt et en demandant également un incendie que le soleil offrira en quelque sorte par la suite :
« A poco salió el sol y la calle comenzó a cubrirse de una tinta amarilla que fue extiéndose en grandes manchones vivos sobre la humedad. Dondequiera que caía, la mancha salpicada, propagando reflejos alargados por los frentes de los edificios, en los bordes de metal y aún más intensamente en los cristales […] Al fondo de la avenida, los automóviles parecían incendiados y se acercaban lanzando reflejos »70.
La scène de la prédication où est évoquée une humanité qui vit dans l’obscurité du matérialisme71 et qui se verra soumise à la colère divine (« esa guerra se llamará Almagedón »72) semble compléter cette approche parodique, qui ne laisse point présager de nouveau monde, « désenglué », nettoyé. Il se met certes à pleuvoir, mais au lieu d’un déluge purificateur et annonciateur d’un autre monde possible, c’est de l’eau « pantanosa »73 qui tombe. Certes, à ce moment tout bouge dans la ville (hormis Aurelia qui ne veut pas sortir), comme si le mouvement pouvait révéler un autre monde, mais c’est plutôt la capacité (créatrice) de la nature à faire bouger les éléments de la ville face à l’immobilisme des habitants, inactifs, qui est soulignée : « Abajo, los jugadores diminutos seguían paralizados en sus posiciones. Acababa de crearse un nuevo remolino y los papeles y las latas vacían volaban alocados y rabiosos »74. D’ailleurs, même la voix de ces habitants est « oxidada »75.
En conséquence, plutôt qu’une lecture religieuse possible pour certains passages, ne faudrait-il pas retenir une approche sociopolitique ? La ville, communément synonyme de progrès, englue ses habitants dans sa crasse. Alors que l’on espère en règle générale que la ville en se transformant change également les êtres qui l’habitent, ce récit garmendien dissocie ces deux processus. La ville vue comme progrès et source de développement économique selon l’orientation proposée notamment par Sarmiento est un concept qui apparaît clairement révolu. S. Garmendia exprimerait donc une « panne » sociétale pour cause d’identité et de conscience troublée.
Doit-on considérer qu’il s’agit d’un questionnement quant à l’effet dévastateur de la modernité ? La ville accompagne la néantisation des personnages de l’œuvre de Salvador Garmendia comme symptomatique d’un processus qui ronge l’être latino-américain des années 60. Plus particulièrement, c’est l’histoire des relations de la ville et de la campagne qui demande à être interrogée pour bien comprendre la rupture que représente ce texte de S. Garmendia qui invite à chercher une solution non plus dans la ville ou dans la campagne, mais dans la conscience de chacun des Vénézuéliens.
En somme, la fragmentation des espaces et des temporalités ne nuit pas à la représentation de la ville, à son existence en tant que Sujet. En revanche, ses personnages ne parviennent pas à développer de véritables itinéraires personnels à l’instar de Engracia qui descend du bus sans comprendre pourquoi et n’arrive même pas à marcher ensuite tant ses pieds sont douloureux. Dans ce monde en décomposition, la ville est a priori ce qui résiste le mieux, telle la seule héroïne, ou plutôt « peau », enveloppe d’héroïne. La cité, fruit du travail des hommes, semble dominer ces habitants inactifs, effet pervers d’une humanité sans vitalité ni idéal.
Salvador Garmendia a la conscience précise de l’action possible de la Littérature. Co-fondateur du mouvement (et de la revue du même nom) : Sardio, puis du groupe El Techo de la Ballena, il est imprégné des idées de Jean-Paul Sartre qui réclame la prise de responsabilité de l’intellectuel76. Salvador Garmendia fait de l’espace urbain un protagoniste clé de ses œuvres en accompagnant ce choix d’un projet sous-jacent de conception identitaire, nourri d’éléments de l’anthropologie sartrienne77 et de l’engagement politique propre à son époque78. Ainsi voit-on dans cet ouvrage comment l’angoisse existentielle des personnages les néantise alors que la ville conserve un certain dynamisme (animal). Ces habitants sans motivation héroïque (voire humaine), plus vécus par l’espace que vivant (dans) celui-ci, relèvent dès lors plus de l’ordre de l’en-soi que du pour-soi. Ce roman sur la ville vénézuélienne s’enracine dans le contexte sociopolitique et économique du Venezuela de la fin des années 50 dont le développement s’est construit à partir des bénéfices tirés de l’exploitation du pétrole ; développement dichotomique entre ceux qui en tirèrent un réel profit tel Modesto Infante qui participe de la construction d’une nouvelle intelligentsia (un nouveau centre) et ceux qui ne connaissent que l’enlisement, à l’instar de Francisco López et de sa famille dont la situation dégradée et l’inactivité révèlent un malaise social ainsi qu’un manque de conscience de ceux qui ne parviennent pas à réagir face à l’injustice.
Divers jeux de construction et de déconstruction au sein de la narration, différents enchâssements qui visent à remplir de souvenirs le vide d’un présent stérile, transcrivent l’impossibilité d’agir des personnages, laquelle oblitère toute construction future. En associant ces espaces et ces temporalités, le lecteur peut reconstruire un chronotope fragmenté, mais les personnages en ressortent sans étoffe. Ils sont incapables de choisir, d’agir et ne sont pas en conséquence des artisans d’eux-mêmes alors que Jean-Paul Sartre retenait comme premier principe de l’existentialisme l’idée que l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait79. Ces êtres (de papier, mais à la dimension sans nul doute symbolique quant à l’ensemble de la société vénézuélienne) ne se forgent pas eux-mêmes au fur et à mesure de décisions volontaires et s’enferment dans un processus de non-relation, de communication impossible. Cette geste héroïque d’une tonalité particulière, questionnée depuis l’engluement dans l’espace urbain, présente dès lors une société vénézuélienne en état d’oubli de son obligation (en premier lieu humaine) d’agir.
En définitive, comme l’indique le titre programmatique, ce roman présente des « habitantes », mais pas des « ciudadanos », soit au sens premier des citadins, mais aussi au sens second des citoyens, dotés d’une conscience nationale. L’identité urbaine rejoint ainsi l’identité nationale et le mal-être existentiel de ces personnages garmendiens gagnés par l’absurde synthétiserait la perte de confiance quant à l’avenir. Entre maisons et personnages lépreux, la solution ne se trouverait pas dans la ville (ce « centre de substitution » ne serait qu’un leurre), mais dans les hommes si tant est qu’ils soient capables de trouver en eux la force d’agir et la liberté qu’elle induit, de se réveiller en cette époque de transition entre tradition et modernité.